Chapitre II. Le temps et la providence
p. 65-76
Texte intégral
Le temps long de l’histoire universelle
1Qu’elle soit abordée dans une perspective providentialiste ou d’un point de vue plus positif, l’histoire telle que la conçoit Albert Laponneraye ne devient intelligible qu’à la condition de pouvoir être étudiée sur la « longue durée1 ». Au début du Cours public, nous l’avons vu, en proposant un bref aperçu de l’histoire de France depuis l’invasion des Francs, il éprouve le besoin d’inscrire les événements qu’il s’apprête à décrire dans une temporalité bien plus large, considérée comme indispensable à la compréhension de l’explosion révolutionnaire de 1789. Pour saisir le « principe des choses », un certain recul serait indispensable ; le temps long permettrait, non seulement d’établir de multiples relations de causes et d’effets, de saisir l’histoire dans son déroulement mécanique, mais aussi de mettre en évidence les ressorts fondamentaux de l’action humaine. L’histoire se construirait alors par une juxtaposition d’analyses de natures différentes, voire parfois d’apparences contradictoires. Pour reprendre une formulation d’Emmanuel Fureix : « L’histoire, à l’âge romantique, cultive l’hybridité. Elle entremêle le patient récit érudit et le discours philosophique, l’exemplum hors du temps et l’urgence politique et polémique2. » Providentialiste quant à sa finalité et rationaliste quant à son développement, elle engendre un discours qui cherche à concilier ces deux aspects, en élargissant son angle de vue pour tendre à l’universel ; tout autant dans le fond – montrer que chaque fait obéit à une logique qui le transcende et lui donne tout son sens – que dans la forme – rédiger des ouvrages historiques couvrant des périodes assez vastes pour mettre en évidence des logiques et des enchaînements ; une démarche en plein développement et qui « s’inscrit [dans] la quête idéale d’une version laïcisée de l’“histoire universelle” écrite autrefois par Bossuet », pour le dire comme Nathalie Richard3. Une préoccupation qui appartient d’ailleurs plus à une époque qu’à un courant particulier, et que nous retrouvons chez de nombreux auteurs, notamment libéraux : mentionnons, pour ne parler que des plus célèbres les quinze volumes de l’Histoire de France d’Henri Martin parus entre 1833 et 1836 ; les trente et un volume de l’Histoire des Français de Sismondi publiés entre 1821 et 1844 ; l’Histoire de la civilisation en Europe, depuis la chute de l’Empire romain jusqu’à la Révolution française (1828) et les quatre volumes de l’Histoire de la civilisation en France (1830) de François Guizot ; ou encore les travaux d’Augustin Thierry ou de Michelet qui commence son Histoire de France en 1833 et l’interrompt en 1844 pour rédiger son Histoire de la Révolution française.
2Le but éminemment politique du cours ouvert en novembre 1831, oblige Laponneraye à se concentrer sur le très contemporain, tout en le présentant comme un aboutissement. Rapidement cependant, il entreprend des travaux plus généraux, cherchant dans un passé lointain la confirmation de cette inexorable logique providentialiste. Celui qui est maintenant considéré comme l’historien de référence de la gauche républicaine, peut facilement multiplier ce type d’écrits, d’autant plus que les leçons de la rue Thévenot lui ont valu de lourdes peines de prison – dont il passe la plus grande partie dans une maison de santé – qui lui laissent tout le temps nécessaire pour se consacrer à ses travaux de plume. Nous retrouvons ainsi sa signature dans plusieurs livraisons du quotidien La Tribune, le journal où s’expriment les militants de la Société des droits de l’homme et qui disparaît en mai 1835 à la suite de nombreuses condamnations. Dans des articles, cantonnés dans la rubrique « variétés », consacrée aux chroniques littéraires et artistiques, il polémique avec Félix de Conny, un historien légitimiste4, ou avec Charles Nodier quand celui-ci reproche à la Révolution française d’avoir « comprimé l’élan de la littérature5 ». La position qu’il a acquise au sein du groupe des écrivains du parti républicain, lui permet également de participer à des aventures éditoriales comme Paris révolutionnaire6, un ouvrage en quatre volumes diffusés en 1833 et 1834, où il côtoie tous les leaders républicains, comme Godefroy Cavaignac – qui rédige l’introduction – François-Vincent Raspail, Étienne Arago, Armand Marrast, Ulysse Trélat ou Félix Pyat. Dans ce recueil qui se donne pour objectif, au lendemain de l’échec de l’insurrection républicaine de juin 1832, de présenter la capitale française comme le cœur de la « force révolutionnaire7 », Laponneraye propose un article intitulé : « Une émeute sous Mazarin ou les barricades de 1648 ». Dans le même esprit, il envisage une Description pittoresque et statistique de Paris au xixe siècle, précédé d’un résumé de l’histoire de Paris depuis son origine jusqu’à nos jours, un projet abandonné après la parution du prospectus et d’une première livraison8.
3C’est toujours pendant la période où il subit la lourde peine cumulée que lui a infligée, à trois reprises, la cour d’assises de la Seine, qu’il publie un ouvrage nettement plus conséquent : un Dictionnaire historique des peuples anciens et modernes ou résumé d’histoire universelle9. Ce livre de 464 pages, reprend dans son introduction les conceptions d’Albert Laponneraye : « La force aux prises avec le droit, le puissant avec le faible, l’exploiteur avec l’opprimé, c’est le résumé de toutes les histoires anciennes et modernes ; c’est le résumé de l’histoire actuelle10. » Cette histoire-processus, combinant la répétition – l’affrontement, sans cesse recommencé, entre le peuple et les puissants – et la progression, lui permet de proposer une version démocratique du déterminisme des historiens libéraux de la Restauration. En même temps, Laponneraye éprouve le besoin de se distancier de ces « historiens fatalistes et bourgeois de notre xixe siècle11 », souvent proches du nouveau pouvoir et dont le matérialisme entre en conflit avec sa sensibilité. Celui qui décide, un peu plus tard, de fonder un journal révolutionnaire appelé L’Intelligence, propose donc de réintroduire, dans un sens démocratique, la Providence divine dans le récit historique, en rappelant que Dieu est « l’agent occulte et vivifiant de cette création [de l’humanité] […] cette intelligence qui a présidé à la régularisation de toutes les choses créées et à leur harmonisation entre elles, c’est l’intelligence divine12 ». À partir de là, il choisit de s’intéresser aux origines, aux mutations et aux migrations des 928 peuples13 qu’il a recensés. La démarche qui relève de l’anthropologie historique, avec une incontestable dimension taxinomique, n’est pas dénuée d’ambiguïtés, en ce qu’elle témoigne d’influences, souvent sourdes mais très diverses : celle de la Société des idéologues de Destutt de Tracy, celle des sciences de l’homme en plein développement, le texte faisant explicitement référence à Cuvier, celle de la Société des observateurs de l’homme, influente dans les dernières années du xviiie siècle14 et celle de lectures très variées présentées en bibliographie : de Thucydide à Buchez et Roux en passant, entre autres, par Anquetil, Bossuet, Denys d’Halicarnasse, Diodore de Sicile, Gibbon, Hérodote, saint Jérôme, Hume, Sismondi, Tite-Live ou Voltaire. Plus qu’une tentative de synthèse entre l’ensemble de ces influences, l’ouvrage propose une sorte de catalogue de peuples, certains n’étant que mentionnés, sans vraiment prétendre participer aux débats académiques suscités par l’anthropologie et les sciences de l’homme.
4À sa sortie de captivité, le 10 mai 1837, conséquence de l’amnistie accordée l’avant-veille aux prisonniers politiques – mais qui intervient moins de deux mois avant la fin de sa peine – Laponneraye publie une Biographie des rois, des empereurs et des papes15, un livre qui met en exergue la sentence prononcée par Grégoire lors de la première réunion de la Convention nationale : « l’histoire des rois est le martyrologue des nations ». En deux volumes et plus de 1 200 pages, cet ouvrage propose un catalogue plus ou moins documenté de 377 souverains occidentaux, mais aussi musulmans. Ce travail de prosopographie témoigne, de la part de son auteur, d’une attention de plus en plus soutenue pour tout ce qui relève de l’évolution, de l’histoire-processus, au détriment des facteurs purement moraux. Louis XI peut ainsi être à la fois un parricide « assez dénaturé » et un réformateur auquel « la France est redevable de plusieurs institutions fort utiles16 » ; Hugues Capet, un usurpateur, ayant « puisé dans le sang » la légitimité dont ses héritiers sont « si fiers17 », et un roi ayant droit « à notre reconnaissance, pour avoir fortifié d’une main puissante l’unité du royaume », etc. Un souverain n’est pas seulement jugé par ses actes, mais aussi au regard du rôle qu’il a joué dans le processus historique, de sa contribution au changement progressif qui prépare le dénouement de l’aventure humaine. De ce point de vue, en bon républicain néojacobin, notre historien fait preuve d’une certaine indulgence pour les souverains centralisateurs18 ; il participe ainsi à l’élaboration de ce « roman national » auquel la IIIe République va donner ses lettres de noblesse, mais qui commence déjà à s’inventer.
5À partir de 1842 et jusqu’à l’avènement de la IIe République – après l’échec de plusieurs projets politiques et journalistiques – Albert Laponneraye va consacrer une part de plus en plus importante de son temps à ce type de travaux. Alors qu’il tend à s’éloigner de la vie publique pour se consacrer entièrement à son activité d’historien, il multiplie les ouvrages qui cherchent à trouver une cohérence dans le développement de l’histoire sur la longue, voire la très longue, durée.
6En 1842-1843 c’est une très anglophobe Histoire des rivalités de la France et de l’Angleterre depuis le moyen-âge jusqu’à nos jours19 ; en 1843, le premier volume d’une Histoire des grands capitaines français depuis Clovis jusqu’à Napoléon20, un autre travail de prosopographie dont le but principal est de mettre en valeur le « génie militaire » de la nation française ; à partir de 1845, une Histoire universelle, depuis les temps des premiers âges du monde jusqu’à l’époque actuelle21 qui devait comporter vingt volumes, mais seuls les dix premiers sont sortis, dont deux après le décès de leur auteur ; en 1847 une Histoire des guerres civiles de France, depuis les temps mérovingiens jusqu’à nos jours écrite en collaboration avec Hippolyte Lucas22 ; et, toujours en 1847 une Histoire de France, depuis les temps les plus reculés jusqu’en 1847, d’après MM. de Sismondi, Augustin Thierry, Guizot23. À cette liste, il convient d’ajouter une Histoire des révolutions de l’Europe, depuis l’invasion des barbares jusqu’en 1789, pour servir à toutes les histoires de la Révolution française24, publiée quelques années plus tôt, alors que Laponneraye, encore occupé à faire vivre un périodique révolutionnaire, ne se consacre que partiellement à ses travaux d’historien ; ainsi que le projet inabouti d’une Histoire générale du commerce depuis les temps les plus reculés jusqu’au 1er janvier 184425.
7La lecture de l’ensemble de ces volumes met en évidence de fortes continuités, il est même possible de relever d’un ouvrage à l’autre des passages repris in extenso, mais elle permet aussi de constater une évidente évolution. Plus le temps passe, plus notre auteur privilégie l’approche déterminisme et rationnelle au détriment d’un point de vue plus spirituel et moral. Ainsi, dans l’édition de 1848 de l’Histoire de la Révolution française, il n’est plus fait référence au Christ comme initiateur du mouvement émancipateur aboutissant à cet événement, mais, plus classiquement, à la « philosophie du xviiie siècle, fille de la réformation religieuse. […] La méthode du libre examen […] fut l’arme redoutable au moyen de laquelle la philosophie brisa l’édifice vermoulu des vieilles croyances et des vieux préjugés ». Au fur et à mesure des publications, les événements et les acteurs tendent à n’être jugés qu’à la seule lumière du rôle qu’ils auraient joué dans un processus historique positif, à l’image de Louis XIV salué comme un souverain dont la politique « eut constamment pour objet la grandeur de la France26 ». Pour prendre un exemple parmi tant d’autres, dans la Biographie des rois de 1843, pourtant déjà différente du Cours public, Henri IV est encore considéré comme un traître à la cause protestante dont le destin serait lié au massacre de la Saint-Barthélemy27 ; six ans plus tard, dans son Histoire des grands capitaines, il est devenu un souverain qui « rendit en peu d’années son royaume fleurissant au-dedans, formidable au dehors28 ».
8« Enfant du siècle », Laponneraye reste profondément marqué par la tradition du romantisme français, mais celle-ci prend de moins en moins la forme d’une éthique antimatérialiste, pour se concentrer sur une façon d’écrire, un goût pour l’histoire-narration proche de l’écriture romanesque. L’histoire morale tend alors à s’effacer derrière l’histoire nationale saisie dans l’enchaînement d’événements auxquels elle donne sens. La Restauration elle-même ne peut plus se résumer à un simple retour en arrière pour devenir une « des formes plus ou moins rationnelles qu’a revêtues la révolution29 ».
9Cette évolution n’a rien de vraiment surprenante ; non seulement elle épouse celle de la génération intellectuelle des années 1830, mais elle témoigne aussi de l’influence grandissante d’Augustin Thierry et met en évidence les désillusions d’un révolutionnaire qui, faute de révolution, se concentre sur des travaux d’écriture.
Au commencement était le Christ
10Mais revenons un peu au Cours public de 1831. L’histoire, telle qu’elle y est présentée, est bien déjà un processus, dont chaque événement serait indissolublement lié à ceux qui le précèdent et lui succèdent, comme autant de maillons d’une longue chaîne du temps. Pour autant, ces différents moments n’occupent pas tous une place équivalente. Certains d’entre eux jouent un rôle déterminant pouvant réorienter, toujours dans un sens positif, le cours général de l’histoire. Pour Laponneraye il existe ainsi trois périodes décisives, trois scansions majeures du temps historique : le christianisme qui pose les bases, la réforme protestante qui permet la rénovation morale et, bien sûr, la Révolution française qui entame la rénovation politique et sociale encore inachevée.
11Dans ce cadre, l’histoire étudiée sur une « longue durée », permettrait de partir en quête d’une origine, d’un commencement, de mettre en lumière un point nodal où une promesse providentielle aurait enclenché un processus dont la finalité serait sa réalisation. Dès la première leçon du cours le cadre est fixé : « Jésus est le véritable fondateur de la liberté et de l’égalité30 » et comme « toutes les révolutions qui sont arrivées sur terre ont eu pour cause unique l’amour de la liberté », le christianisme serait ce commencement de l’histoire contemporaine que la Révolution française aurait eu pour tâche d’achever. Là aussi, Laponneraye reprend une idée que nous retrouvons chez de nombreux auteurs en ce début de xixe siècle, chez ces démocrates de la « génération romantique » qui accordent une place particulière au « Jésus révolutionnaire » dont Frank Paul Bowman31 a montré qu’il est plus en accord avec la sensibilité des républicains de cette époque qu’avec ceux de la génération précédente.
12Écoutons de nouveau Michelet s’exprimant quelques mois avant l’ouverture du cours de la rue Thévenot :
« Que devient la cité universelle et divine, dont la charité chrétienne vous avait donné le pressentiment, et que vous aviez promis de réaliser ici-bas ? Si le sens social doit nous ramener à la religion, l’organe de cette révélation nouvelle, l’interprète entre Dieu et l’homme, doit être le peuple social entre tous. Le monde moral eut son verbe dans le christianisme, fils de la Judée et de la Grèce ; la France expliquera le verbe du monde social que nous voyons commencer32. »
13Buchez et Roux, ouvrent leur monumentale Histoire parlementaire de la Révolution française, par ces mots : « La Révolution française est la conséquence dernière et la plus avancée de la civilisation moderne, et la civilisation moderne est sortie tout entière de l’Évangile. » Dans le même esprit, on pourrait citer, entre autres, une brochure de la Société des droits de l’homme, qui par ailleurs multiplie la publication de « catéchismes » et d’« Évangiles » révolutionnaires : « Nous sommes chrétiens selon Jésus de Nazareth, car Jésus n’était autre qu’un républicain vertueux qui fut inspiré par l’Être suprême. […] Eh bien ! Ce que Jésus-Christ a commencé nous l’achèverons33 » ; Étienne Cabet peut écrire : « Les communistes actuels sont donc les Disciples, les Imitateurs et les continuateurs de Jésus-Christ34 » ; et, en 1840, Alphonse Esquiros – qui succède à Laponneraye en 1849 à la tête de La Voix du peuple, le journal des démocrates marseillais – peut lancer dans son Évangile du peuple :
« Voici les avis du Christ, je les crois bons, ce sont ceux qu’il donnait aux apôtres ; ces premiers révolutionnaires ont commencé, par la propagande et la prédiction, une grande mission de délivrance que nous sommes appelés à terminer. Allons donc comme eux, allons pieds nus, sans bâton et sans argent, allons en missionnaires de la liberté. Allons annoncer au peuple, par la parole, par la presse et par l’exemple, que le grand jour est proche et qu’il faut se tenir prêt, car il luira subitement comme l’éclair, car il viendra au moment où l’on s’y attend le moins, comme un voleur35. »
14Cette référence au Christ comme figure tutélaire de la démocratie, permet non seulement aux républicains de donner une forte connotation morale36 à leur combat, mais elle a aussi l’avantage de les situer dans une « histoire positive ». Le Christ, ici en effet, n’est pas d’abord le Sauveur ou le fils de Dieu, mais plutôt le premier prophète d’une promesse égalitaire. Il ne serait pas essentiellement venu sur terre pour racheter les péchés accomplis avant lui par les hommes, mais plutôt pour ouvrir un processus de civilisation conçu comme le déroulement, aussi lent qu’inéluctable, d’un mouvement vers le progrès. Ce Christ historicisé et humanisé, n’est donc pas étranger à cette « politique de l’histoire37 » que les historiens libéraux avaient entamée pendant la Restauration dans le but de trouver dans le passé la légitimation de leurs combats du présent. Il s’inscrit bien, dans une temporalité de cette histoire linéaire : en abolissant l’esclavage, assure Laponneraye, il a ouvert la marche vers l’égalité que la République doit réaliser. Il est un fondateur, un initiateur, l’alpha plutôt que l’oméga, si l’on veut. En adoptant cette démarche, notre historien, comme ses compagnons du « parti républicain », participe également à une lutte idéologique contre les libéraux qui viennent de s’installer au pouvoir. S’il partage avec ces derniers une vision du temps historique, perçu comme une longue marche progressiste, il diverge avec eux quant à l’objectif de ce vaste mouvement. Pour lui, ce n’est évidemment pas dans une monarchie constitutionnelle, rationnelle et censitaire qu’il faut chercher cette issue, mais dans une république démocratique et sociale. Alors que les orléanistes, comme l’a montré Jean-Claude Caron, s’appuient sur des travaux historiques, et sur une certaine maîtrise des temporalités, pour « rejeter la solution républicaine dans un passé clos comme dans un avenir improbable38 », les démocrates se doivent de trouver également dans le passé une preuve de la légitimité de leur combat. Telle est la fonction qu’ils assignent au Christ dans cette lutte pour la maîtrise du passé. Si l’histoire contemporaine commence avec la parole égalitaire contenue dans les évangiles, elle ne peut certainement pas s’accomplir dans un régime élitiste et inégalitaire. La séquence qui mène à 1789 ne peut donc s’ouvrir, comme le pensent les libéraux, avec la révolution anglaise et la philosophie rationaliste des Lumières, il faut chercher plus loin ses origines, dans la promesse morale de l’égalité entre les hommes. La réforme protestante, à laquelle Laponneraye attache une importance toute particulière – « l’affranchissement des idées en matière de conscience39 » –, s’étant chargée de réhabiliter cette parole que l’Église romaine aurait dénaturée.
15Une telle vision téléologique s’inscrit bien dans le « Credo humanitaire » des jeunes révolutionnaires de l’âge romantique pour lesquels, comme l’a montré Paul Bénichou, le progrès ne peut pas être conçu comme dépendant de la seule action humaine, mais doit, au contraire, être interprété comme la réalisation d’un plan providentiel :
« Ce que l’on appelle, dans le socialisme et la démocratie de ce temps-là, le développement humanitaire est toujours censé réaliser un projet divin ; on ne voit nulle part que le progrès, dans sa direction ni dans sa marche, soit tout entier imputable à l’homme […] Cette foi va souvent de pair avec l’adoption, en tant que fins du progrès, de valeurs voisines de celles du christianisme, voire avec une référence à l’esprit de l’Évangile, qu’on prétend interpréter plus fidèlement que l’Église40. »
16Une perspective qui différencie aussi fondamentalement les républicains de 1830 de ceux de 1793 auxquels ils vouent pourtant une vénération sans bornes. Alors que ces derniers, comme l’a montré Mona Ozouf41, percevaient l’histoire passée comme une longue décadence, les démocrates du début du xixe siècle la conçoivent au contraire comme une marche progressive et progressiste. Alors que ceux-là affichaient un goût de l’Antiquité correspondant à une volonté farouche de faire table rase du passé monarchique, une recherche éperdue d’un âge d’or qu’il conviendrait de retrouver, Laponneraye se pense comme un historien adepte d’une histoire hautement positive, où le progrès est le moteur du cheminement de l’aventure humaine, et adopte ainsi un point de vue partagé par nombre de ses contemporains :
Le beau Progrès vermeil, l’œil sur l’azur fixé,
Marche, et tout en marchant dévore le passé42.
La Révolution française comme aboutissement
17« Je montrerai que notre immortelle Révolution de 1789 […] n’est elle-même qu’une suite nécessaire, qu’une déduction logique et forcée des révolutions accomplies antérieurement43. » Inscrire ainsi la Révolution française dans une continuité, ne signifie pourtant pas qu’elle puisse être banalisée, considérée comme une simple étape parmi les autres dans le cours de l’histoire. Au contraire, nous l’avons vu, elle entame l’ultime phase du cycle ouvert avec le début de christianisme.
18Pour autant, cette révolution qui, pour Laponneraye, donne sens à toute l’histoire humaine est, elle-même, un objet en mouvement, elle ne nous dit pas « la vérité » dès son déclenchement et doit être appréhendée dans ses différentes séquences. Bien évidemment, celles-ci sont considérées comme indissociables, ce qui situe notre historien républicain dans la continuité des travaux de Thiers et Mignet qui publièrent leurs histoires de la Révolution – en 1823 et 1824 – au moment de l’affaire Manuel44 et donnèrent corps à l’idée d’une révolution indivisible dans ses étapes parce qu’irrésistible dans son déroulement. Comme ces deux auteurs libéraux de la Restauration, l’auteur du Cours public discerne des moments distincts sur lesquels il pose un regard différent. Comme eux également, il propose une lecture sociale de la Révolution qui aurait été l’œuvre de la « classe moyenne » – la bourgeoisie – obligée de céder la place au peuple après le 10 août. Les analyses développées dans le Cours public doivent beaucoup à ces deux auteurs. L’orateur de la rue Thévenot n’aurait pas eu grand-chose à redire, par exemple, à ce propos de François-Auguste Mignet qu’il aurait facilement pu signer, à la seule condition de remplacer le mot dépréciatif de « multitude » par celui, plus mélioratif, de « peuple » :
« Placé entre l’aristocratie et la multitude, elle [la Constituante] fut attaquée par l’une et envahie par l’autre. Celle-ci ne serait pas devenue souveraine, si la guerre civile et la coalition étrangère, n’avaient pas exigé son intervention et ses secours. Pour défendre la patrie, il lui fallut la gouverner ; alors elle fit sa révolution comme la classe moyenne avait fait la sienne. Elle eut son 14 juillet qui fut le 10 août ; sa constituante qui fut la convention ; son gouvernement qui fut le Comité de salut public45. »
19Une proximité que cet extrait du Cours public met en évidence :
« Pendant le laps de temps qui s’écoula depuis le 14 juillet 1789 jusqu’au 10 août 1792, la classe bourgeoise, toute puissante, avait été assaillie par les ex-privilégiés d’une part, tandis que de l’autre le peuple la battait en brèche. Quand le peuple eut travaillé pour son compte et qu’il eut pris en main la direction de ses affaires, il eut à soutenir les attaques des trois classes vaincues, savoir : la noblesse, le clergé, et la bourgeoisie46. »
20La différence entre les historiens libéraux et Albert Laponneraye, ne se situe donc pas tant dans la méthode d’analyse des événements ou l’importance accordée à la dimension sociale. Elle relève d’abord d’appréciations politiques, à condition bien sûr d’appréhender le politique comme une morale, une éthique qui permet de donner un sens à ces événements. Pour un républicain comme Laponneraye, la finalité de la Révolution française ne réside pas dans l’instauration du gouvernement de la raison, mais dans celui du peuple, non pas dans une monarchie constitutionnelle mais dans une république démocratique. C’est pour cela qu’il s’acharne à discréditer les « classes moyennes » en les présentant comme la partie la plus immorale et égoïste de la population ; une manière de répondre aux écrivains libéraux qui ne cessent de justifier la prétention de cette nouvelle élite à diriger la nation, au nom du fait qu’elle constituerait une couche ne devant qu’à son seul talent sa position dans la société. Le 10 août, dans cette perspective, ne fut pas une douloureuse nécessité, conséquence d’une situation extraordinaire, mais un moment, marqué du signe de l’absolu, où put enfin se réaliser la promesse d’égalité que le Christ avait annoncée aux hommes. L’importance du 14 juillet – et de tous les événements qui eurent lieu entre cette date et le 10 août 1792 – réside d’abord dans le fait que cette journée a rendu possible la révolution populaire et démocratique. La prise de la Bastille a joué le rôle d’un accélérateur de l’histoire : en renversant l’aristocratie et en mettant face à face la bourgeoisie et le peuple, elle a permis à ce dernier de prendre enfin conscience de sa force. L’heure du jugement semble arrivée, mais celui-ci doit se faire sur terre.
21Une telle sensibilité favorise la rédaction d’un véritable panégyrique de la Ire République et du gouvernement de salut public. Toute distance avec ce moment exceptionnel est à bannir, puisqu’il incarne l’aboutissement de siècles de lutte entre oppresseurs et opprimés. Le providentialisme de Laponneraye rend nécessaire une apologie sans faille. La culture romantique et anticapitaliste47 dans laquelle il baigne lorsqu’il ouvre son cours d’histoire, prend, de ce point de vue, le pas sur le rationalisme des historiens qui l’influencent. Le parti républicain, essentiellement composé de jeunes gens de son âge, s’identifie à ces grands ancêtres dont il prétend reprendre le flambeau pour achever leur œuvre. En cette journée du 6 novembre 1831, Laponneraye inaugure une tradition, celle de ces républicains de l’âge romantique qui se penchent avec admiration et amour sur la période jacobine de la Révolution française. D’autres ne tardent pas à le suivre dans ce discours jusque-là inconcevable : Barthélemy Hauréau48, Alphonse Esquiros49, Étienne Cabet50, Louis Blanc51 ou même Buchez et Roux52.
Notes de bas de page
1Si l’on m’autorise à reprendre ici un concept forgé, dans une perspective et un contexte forts différents, par Fernand Braudel.
2Emmanuel Fureix, « L’Histoire comme subversion : le cas de Laponneraye au début de la monarchie de Juillet », dans Francis Claudon, André Encrevé et Laurence Richer (dir.), L’Historiographie romantique. Actes du colloque organisé à Créteil les 7 et 8 décembre 2006, Éditions Bière, 2007, p. 129-138.
3Art. cité, p. 70.
4Dans les numéros des 26 novembre 1834 et 2 janvier 1835. Le premier des huit volumes de l’Histoire de la Révolution de France du vicomte Félix de Conny paraît à Paris en 1834 chez Méquignon. Le second article se conclut par ces mots : « l’Histoire de la révolution de France est un livre fort curieux en ce qu’il nous révèle les véritables intentions, les désirs secrets du parti légitimiste, de ce parti qui depuis sa déconfiture de juillet 1830, se pose comme réformiste et crie par-dessus les toits qu’il veut des institutions libérales ». Il reprend ce texte dans les Mélanges, op. cit., vol. 1, p. 296-308.
5Dans le numéro du vendredi 20 février 1835. Laponneraye y répond à un article que Nodier avait publié dans le numéro du 11 janvier de la Revue de Paris. Il reprend ces textes dans les Mélanges de 1835 (vol. 1, p. 153-160 et 178-184).
6Paris, Guillaumin, 1833-1834.
7Godefroy Cavaignac, « La force révolutionnaire. Introduction », dans op. cit., vol. 1.
8Paris, dépôt central, 1836.
9Paris, dépôt central, 1835.
10P. 5-6.
11Albert Laponneraye, « De la nécessité de refaire l’histoire dans un sens démocratique », dans Mélanges, op. cit., vol. 1, p. 18.
12Albert Laponneraye, Dictionnaire historique, op. cit., p. 3.
13869 dans les 456 pages du texte proprement dit, complété par un supplément de 8 pages présentant 59 peuples.
14Jean-Luc Chappey, La Société des Observateurs de l’Homme (1799-1804). Des anthropologues au temps de Bonaparte, Paris, Société des études robespierristes, 2002.
15Paris, dépôt central, 1837, 2 vol.
16Vol. 2, p. 180. Laponneraye reprend ici une invention de quelques auteurs de la légende noire de Louis XI.
17Ibid., p. 321.
18Cf. à ce sujet les remarques de François Furet sur les historiens du xixe siècle qui « aimaient dans la monarchie ce qui préparait 89 » (La Gauche et la Révolution, op. cit., p. 20).
19Paris, chez l’éditeur, 2 tomes en 1 volume. Une seconde édition est imprimée en 1843 et, en 1845, un extrait de ce livre est publié sous le titre de Précis historique des rivalités et des luttes de la France et de l’Angleterre. Précédé d’une lettre à l’auteur par M. Augustin Thierry, Paris, Cajani, 1845.
20Paris, chez l’éditeur, 2 vol., 1843-1844.
21Paris, L. Sébille, puis Deschamps 1845-1850. Les cinq premiers volumes sont consacrés à l’Antiquité, les cinq suivants au Moyen Âge.
22Paris, au bureau de la Société de l’industrie fraternelle, 1847, deux volumes. Cet ouvrage doit beaucoup aux travaux précédents de Laponneraye. Hippolyte Lucas (1807-1878) est un auteur de pièces de théâtre et de vaudevilles (Les baisers, Un mari d’occasion, L’homme sans ennemis), de livrets d’Opéra (La Bouquetière, d’Adolphe Adam) et d’une Correspondance d’Hippolyte Lucas pendant le siège et la Commune (Vannes, Lafolye, 1900). Ce Rennais, bibliothécaire à la bibliothèque de l’Arsenal, fut aussi collaborateur au Charivari.
23Paris, au bureau de la Société de l’industrie fraternelle, 1847.
24Paris, au bureau des Révolutions de l’Europe, 1839.
25Cet ouvrage est annoncé comme étant « sous presse » dans L’Histoire des grands capitaines de 1843, mais la BnF n’en a conservé aucune trace et la Bibliographie de France des années 1844 et 1845 n’a pas non plus enregistré sa sortie.
26Albert Laponneraye, Précis historique, op. cit., p. 134.
27Vol. II, p. 120.
28P. 179.
29Albert Laponneraye, Réfutation des idées napoléoniennes, Paris, chez l’éditeur, 1839, p. 13.
30P. 3.
31Le Christ romantique, Genève, Droz, 1973. Cf. également, Edward Berenson, Populist Religion and Left-Wing Politics in France, 1830-1852, Princeton, UPP, 1984, p. 36 sq.
32Jules Michelet, Introduction à l’histoire universelle, Paris, Hachette, avril 1831, p. 71.
33Pourquoi nous sommes républicains et ce que nous voulons, par le citoyen Guérineau, ouvrier, s. l. n. d.
34Étienne Cabet, Voyage en Icarie, Paris, au bureau du Populaire, 1845, p. 567-568.
35Alphonse Esquiros, L’Évangile du peuple, Paris, Le Gallois, 1840, p. 212.
36Cf. Philippe Darriulat, « Morales révolutionnaires et prophètes néojacobins de la monarchie de Juillet », dans Sébastien Hallade (dir.), Morales en révolutions, France, 1789-1940, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015.
37Cf. Loïc Rignol, « Augustin Thierry et la politique de l’histoire. Genèse et principes d’un système de pensée », Revue d’histoire du xixe siècle, no 25, 2002 : 2, p. 87-100.
38Jean-Claude Caron « Être républicain en monarchie (1830-1835) : La gestion des paradoxes », dans Patrick Harismendy (dir.), La France des années 1830 et l’esprit de réforme, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006, p. 31-40.
39Cours public, op. cit,. p. 4 (1re leçon).
40Paul Bénichou, op. cit., p. 805-806.
41Mona Ozouf, La Fête révolutionnaire, Paris, Gallimard, 1976. Notamment le dernier chapitre « La fête révolutionnaire : un transfert de sacralité ». Cf. également Philippe Bourdin, « Introduction. Le passé, le présent, l’avenir », dans Philippe Bourdin (dir.), La Révolution. 1789-1871 écriture d’une histoire immédiate, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2008, p. 9-35
42Victor Hugo, « Abîme-L’Homme », dans La Légende des siècles, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1950, p. 740.
43Albert Laponneraye, Histoire des révolutions, op. cit., p. 6.
44En février 1823, Manuel fut expulsé de la Chambre des députés parce que les ultras avaient vu, dans son discours en défaveur de l’expédition d’Espagne, une justification de l’abolition de la Monarchie en 1792.
45François-Auguste Mignet, Histoire de la Révolution française depuis 1789 jusqu’en 1814, Paris, F. Didot, 1824, I, p. 198. Jacques Grandjonc, note que si l’expression de « classe bourgeoise » est utilisée par Saint-Simon dès 1823, Laponneraye est un des premiers à la réemployer au lendemain des Trois Glorieuses (Communisme/Kommunismus/Communism, origine et développement de la terminologie communautaire prémarxiste des utopies au néo-babouvistes, 1785-1842, Schriften aus Karl-Marx-Haus Trie, 1989, p. 143).
46Albert Laponneraye, Cours public, p. 167 (11e leçon).
47Michael Löwy et Robert Sayre, op. cit.
48La Montagne. Notices historiques et philosophiques sur les principaux membres de la Montagne, avec leurs portraits gravés à l’eau forte par M. Jeanson, Paris, J. Bréauté, 1834.
49Histoire des Montagnards, Paris, Lecou, 1847, 2 vol.
50Histoire populaire de la Révolution française de 1789 à 1830, Paris, Pagnerre, 1839-1840, 4 volumes.
51Histoire de la Révolution française, Paris, Langlois et Leclercq, 1847-1862, 12 volumes.
52Histoire parlementaire, op. cit.

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