Le triomphe des communicants ?
Les « conseillers en communication » dans l’entourage de François Mitterrand (1981-1995)
p. 85-94
Texte intégral
1« Mais qui s’occupe de la communication ? » C’est la question que pose Michel Rocard au soir du premier tour de l’élection présidentielle de 1974. Celui qui est conseiller économique dans l’équipe de campagne de François Mitterrand cherche à renouveler la stratégie pour un second tour qui s’annonce déjà difficile. Son étonnement est grand lorsqu’on lui annonce qu’en fait « personne » n’en est en charge1. La réalité est néanmoins plus complexe puisque le secteur est en fait partagé entre divers groupes concurrents, notamment celui du Parti et un autre autour de Claude Perdriel, le directeur du Nouvel Observateur. Cette anecdote témoigne néanmoins des relations complexes de François Mitterrand à la communication politique. L’institutionnalisation de la communication, comme « mécanisme au cours duquel ce qui n’était pas encore perçu comme existant par des agents sociaux prend peu à peu forme par et en leur présence, au travers de leurs activités mentales, de leurs discours et pratiques, et finit par se voir doté d’une extériorité, d’une force ou d’une consistance suffisantes à leurs yeux pour bénéficier du qualificatif de réalité2 », s’avère des plus complexes au sein du PS et dans l’entourage de son leader. En effet, la propagande qui était jusque-là le qualificatif dominant pour ce mode d’expression des idées politiques dans la société médiatisée et massifiée est devenue au fil du temps un élément identitaire du Parti socialiste. Au début du xxe siècle, dans son Encyclopédie socialiste, Paul Louis résume ce qu’est être socialiste par l’action propagandiste3. Loin de l’idée manipulatrice de la propagande largement répandue aujourd’hui, pour les socialistes, elle apparaît comme un moyen d’éducation des masses qui participe à la démocratisation. C’est donc tout un registre de militantisme qui s’est imposé depuis la xixe siècle basé sur le porte-à-porte, le tractage, les meetings. Mais à partir des années 1960-1970 émerge, d’importation américaine, des techniques de campagne considérées comme plus modernes et inspirées du marketing4. On parle alors de « marketing politique » adaptant le discours et l’image des candidats ou du Parti aux sondages d’opinion, eux aussi en cours d’institutionnalisation dans l’espace public5.
2Ces techniques qui s’institutionnalisent peu à peu dans tout le champ politique français rencontrent néanmoins plus de difficulté à gauche, en particulier au PS où elles sont taxées d’américanisme. Ainsi, Christiane Mora, secrétaire nationale à la communication entre 1979 et 1981, explique en congrès : « La gauche boude ces moyens de communication. À cela une raison logique : le coût. Mais il n’y a pas que cela : à cette raison économique s’ajoute chez nous des réticences d’ordre culturel et moral. Ces méthodes viennent d’outre-Atlantique. Nous avons donc un préjugé défavorable6. » Pour autant, peu à peu, en lien avec la présidentialisation du parti autour de François Mitterrand et l’action de Jean Poperen, le PS se dote d’une commission propagande, puis propagande et communication comprenant plusieurs spécialistes du secteur (Joseph Daniel qui a travaillé pour l’institut de sondages Sofres, ainsi que dans l’agence de publicité Publicis, Jean-Pierre Audour, publicitaire, et un spécialiste en marketing politique : Roger Potel7). Le recours à des publicitaires extérieurs est une pratique qui se répand dans les années 1970, notamment pour la campagne d’affichage de 1976 : « Le socialisme, une idée qui fait son chemin ». Ce processus aboutit à la campagne de 1981 de François Mitterrand, entièrement confiée à une agence de publicité : Euro-RSCG, sous la conduite de Jacques Séguéla. Celui-ci va contribuer des années durant à forger sa propre gloire, soulignant son rôle « décisif » dans la victoire. Par la suite, c’est la figure de Jacques Pilhan qui va cristalliser cette idée d’un triomphe du statut de conseiller en communication à l’Élysée. Certains le décrivent même comme « le sorcier de l’Élysée8 », celui à l’origine de la victoire de 1981, mais aussi de 1988, ainsi que du regain de popularité pour le président François Mitterrand après le « tournant de la rigueur » de 1983. En effet, jusque-là, il n’y a pas de secteur « communication » défini tel quel à l’Élysée. Valéry Giscard d’Estaing, en dépit de son intérêt particulièrement poussé pour ce domaine, suit son propre instinct sur ce sujet9. Il écoute les conseils de Roger Chinaud10, Xavier Gouyou-Beauchamps, ou Bernard Rideau pour les sondages11, mais a au final sa propre conception de sa communication. Au contraire, François Mitterrand, réputé peu à l’aise avec la télévision12, se montre soucieux de s’entourer de communicants.
3Dès lors, la décennie 1980 est-elle celle du triomphe des professionnels de la communication politique dans l’entourage de François Mitterrand ? L’arrivée au pouvoir se traduit-elle par une institutionnalisation des pratiques de communication politique dites « modernes » ? Pour mener à bien cette étude, nous nous appuierons sur un ensemble de fonds d’archives consultés dans le cadre de notre thèse (« Le complexe de la communication. L’institutionnalisation de la communication politique à travers l’exemple de Michel Rocard ») et de travaux sur la communication de François Mitterrand. Nous utiliserons ainsi le fonds privé 680AP de Michel Rocard déposé aux Archives Nationales, celui de la présidence de la République (5AG4), en particulier les cartons de Jean-Louis Bianco, Élisabeth Guigou, Michel Charasse sous François Mitterrand, et les archives de Gérard Colé, ancien conseiller du président de la République (1984-1991). Nous avons également réalisé dans le cadre de ces recherches une série d’entretiens avec d’anciens conseillers en communication ou des membres des cabinets ministériels : Jean-Louis Bianco (secrétaire général de l’Élysée entre 1982 et 1992), Gérard Colé, Joseph Daniel (responsable de la commission propagande et communication entre 1975 et 1981 puis directeur du Service d’information et de diffusion du Premier ministre de 1981 à 1986), Nathalie Duhamel (responsable du service de presse à l’Élysée de 1981 à 1991), Jacques Séguéla (conseiller en communication de François Mitterrand notamment en 1981 et 1988), Mary Sills (attachée de presse de l’Élysée, de 1981 à 1984).
Le règne éphémère des attachées de presse (1981-1984)
4L’arrivée au pouvoir ne se traduit pas par le triomphe des publicitaires que l’on imagine. Il est vrai que Jacques Séguéla a entrepris peu après l’élection de François Mitterrand la mise en scène de sa victoire et la valorisation de sa fameuse affiche « La Force tranquille13 ». Pour autant, le président nouvellement élu choisit pour sa communication de s’appuyer sur son service de presse et ainsi de garder ceux qui travaillaient déjà auprès de lui au Parti socialiste. Ce sont donc des conseillers marqués par le militantisme et ayant tissé avec le nouveau chef de l’État des liens forts dans l’opposition. Mary Sills, attachée de presse en charge des journalistes internationaux est arrivée dès 1971 auprès de François Mitterrand et Nathalie Duhamel, directrice du service de presse à l’Élysée jusqu’en 1991, l’a rejointe en 1973, à une époque où le service de presse du nouveau Premier secrétaire du PS était balbutiant14. Ils sont ainsi fortement politisés, au contraire des publicitaires comme Jacques Séguéla qui se veut un mercenaire de la politique. Nathalie Duhamel vient d’un milieu très marqué à gauche, étant la fille de Marie-Claire Servan-Schreiber, cousine du directeur de L’Express Jean-Jacques Servan-Schreiber et compagne de Pierre Mendès France.
5Ce service de presse est essentiellement composé de femmes, ayant pour la plupart une expérience journalistique (Nathalie Duhamel à Europe 1). Cela leur permet de jouer de ces contacts pour assurer une bonne image à l’Élysée. Toutefois, que ce secteur de la communication, qui n’est d’ailleurs pas intitulé comme tel, mais plutôt comme « service de presse », soit composé uniquement de femmes ne témoigne pas de son institutionnalisation, mais bien au contraire de sa position subalterne. Les femmes sont encore rares dans les cabinets ministériels et présidentiels de l’époque15. Le statut d’« attachée de presse » est particulièrement démonétisé à l’époque comme le rappelle Jean-Baptiste Legavre. Les journalistes n’hésitent pas à jouer de leurs relations personnelles avec les leaders politiques pour enjamber le service de presse16.
6La plupart des conseillers masculins sur le secteur communication choisissent d’ailleurs d’être nommés « conseiller spécial » comme Jacques Attali, ou « conseiller en charge des sondages » comme Charles Salzmann. Le service de presse est fortement dévalorisé comme en témoigne le surnom dont il est affublé de « gynécée17 ». Leur rôle est restreint à la gestion des journalistes, d’autres conseillers plus prestigieux s’occupant des sondages, des discours ou de la stratégie plus générale de communication. François Mitterrand qui bénéficie d’un large réseau, déjà ancien dans la presse, n’hésite pas à établir parfois lui-même le contact avec les journalistes.
Le triomphe apparent des « pubards » (1984-1988) ?
7Si ce sont donc avant tout les attachées presse qui jouent le rôle principal après 1981, très rapidement la chute dans les sondages incite à changer d’organisation. Cette évolution est d’autant plus facilitée par les évolutions d’orientation économique depuis 1983. L’institutionnalisation de la communication politique dite « moderne » (inspirée du marketing) a beaucoup à voir avec le rapport au capitalisme. Il n’est guère étonnant de constater que la plupart des pionniers dans l’usage du marketing politique se situent dans un champ libéral ou social-libéral (Jean Lecanuet, Valéry Giscard d’Estaing, Michel Rocard, Laurent Fabius). Si l’on suit d’ailleurs les notes élaborées par ces conseillers en communication, les stratégies proposées sont en outre fortement marquées par l’idéologie libérale.
8Les publicitaires vont prendre une place croissante, d’autant qu’ils apparaissent comme les grands vainqueurs de 1981. Comme Jean-Baptiste Legavre l’avait analysé pour la campagne de Jean Lecanuet en 1965, elle fonctionne comme un « mythe indigène18 ». L’affiche « La Force tranquille » vient ainsi incarner cette victoire. D’autant que Jacques Séguéla en fait la raison même de la victoire du candidat Mitterrand. Chaque leader politique va, dans les années suivantes, chercher à avoir son propre publicitaire. Jacques Chirac fait appel à Jean-Michel Goudard, Michel Rocard à Claude Posternak et Dominique David, Charles Pasqua à Daniel Robert et même Raymond Barre, pourtant guère à l’aise avec la modernité communicationnelle, a recours à Jacques Bille et Michel Bongrand pour sa campagne de 1988.
9C’est en particulier dans l’évolution de l’affichage que se traduit cette invasion publicitaire. À l’affichage militant et faiblement personnalisé des années 1960 succède des posters particulièrement colorés et tapageurs. La campagne de 1986 est sans doute l’apogée de ce phénomène. Comme le rappelle Christian Delporte, la publicité politique connaît alors son heure de gloire, en particulier par le biais de l’affichage19. L’utilisation de spots publicitaires politiques, sur le modèle américain et envisagés depuis le début des années 1980, est interdite par la loi depuis le 13 décembre 1985. C’est donc essentiellement vers l’affichage que va se faire cet investissement publicitaire. En effet, la période se caractérise par des campagnes très coûteuses avec des affiches calquées sur le modèle de l’affichage publicitaire de l’époque, exubérant et multicolore. Déjà l’affiche de Jacques Séguéla, « La force tranquille » en 1981 avait donné le ton. En 1986, ce type de supports se multiplie. Le Parti socialiste opte pour une affiche empruntant au code du dessin animé avec un grand loup, devant incarner la droite, intitulée « Dis-moi jolie droite ». La majorité sortante met également en scène la prétendue crainte à l’égard du retour de la droite par l’affiche « Au secours la droite revient ! » Quant à l’autre bord politique, il montre toute sa jeunesse en accompagnant le candidat Jacques Chirac d’enfants, ou encore en affichant ses leaders cravate au vent avec le slogan « Vivement demain ! »
10Avec la campagne présidentielle de 1988, les dépenses pour la publicité politique vont s’envoler et atteindre des records. Le budget de campagne fait plus que doubler entre 1981 et 1988 (de 47 millions à 114 millions). Pour François Mitterrand, la campagne se traduit par deux affiches importantes conçues par l’équipe de Jacques Séguéla : « Génération Mitterrand » et « La France unie ». La première collée à partir de janvier 1988 représente un bébé dont la main est tenue par celle d’un homme en costume dont on ne voit que l’avant-bras, le tout composant le slogan : « Génération Mitterrand ». Cette affiche énigmatique, et aux inspirations religieuses – elle n’est pas sans s’inspirer de la Création d’Adam, fresque de la chapelle Sixtine peinte par Michel-Ange – a pour but, à une époque où la candidature de François Mitterrand n’est pas encore connue, de préparer sa future campagne tout en laissant la possibilité d’une éventuelle succession20.
11La seconde intitulée « La France unie » prend place en pleine campagne présidentielle. Elle a pour mission de confirmer la « sacralisation » de François Mitterrand entamée depuis 1984, suivant la stratégie de ses conseillers de l’Élysée : Jacques Pilhan et Gérard Colé. Elle met ainsi en valeur, au travers d’un portrait de profil, à l’image des médailles anciennes, le caractère souverain du chef de l’État regardant vers l’avenir21.
12Ce triomphe des publicitaires se traduit dans les faits par leur intervention auprès du chef de l’État de manière ponctuelle ou comme visiteurs du soir. Ainsi, Jacques Séguéla après la victoire de 1981 rend visite régulièrement à François Mitterrand pour évoquer avec lui les sujets d’actualité22. À partir de 1983, la dégradation des sondages incite le président de la République à se tourner vers le publicitaire de Michel Rocard : Claude Marti. Ce dernier participera notamment à la conception de l’émission L’Enjeu, présentée par François de Closets, qui verra, pour la première fois, le chef de l’État se faire pédagogue des thématiques économiques23. Toutefois, celui-ci ne restera pas plus d’un an auprès du chef de l’État, étant écarté par l’arrivée en 1984 du tandem Jacques Pilhan-Gérard Colé dont nous aurons l’occasion de reparler. Si les deux hommes ont exercé le métier de publicitaire, nous verrons aussi qu’ils possèdent des ressources politiques bien plus importantes qui leur permettent de s’installer durablement auprès du chef de l’État.
13Pour la plupart des publicitaires qui interviennent auprès de François Mitterrand, leur action reste essentiellement ponctuelle, il n’y a pas ou peu d’ancrage de ces conseillers publicitaires auprès du chef de l’État. Cela est notamment dû aux incompréhensions de plus en plus visibles entre les deux mondes. Jacques Séguéla décrit ainsi ses dialogues parfois très divergents avec François Mitterrand sur ce que devrait être l’orientation de la politique française24.
14Par ailleurs, leurs conseils et leurs méthodes ont un coût très important, en partie responsable du développement exponentiel des budgets de campagne. Or, dans un climat politique miné par les affaires politico-financières, le financement des partis va être profondément restreint par les lois du 11 mars 1988 et surtout celle du 15 janvier 1990. Désormais, le budget de campagne est plafonné et surveillé par la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP). Les campagnes d’affichage pour défendre le bilan sont en outre interdites six mois avant une élection. L’affiche politique perd ainsi de sa splendeur, ainsi que le recours aux publicitaires.
15Il faut en outre ajouter que les scandales à répétition qui touchent les partis politiques, en lien avec leur mode de financement, remettent en cause l’usage de la publicité politique jugée en partie responsable. Il est ainsi étonnant de constater les mêmes acteurs qui faisaient la promotion des techniques de publicité dans les campagnes se faire désormais les dénonciateurs de la publicité politique à tout va. Jacques Séguéla en vient ainsi à qualifier son affiche de 1981 de « médiocre25 ». Quant à Thierry Saussez, il écrit un pamphlet contre la communication à outrance : Nous sommes ici par la volonté des médias26.
L’institutionnalisation du rôle de conseiller en communication (1988-1995) ?
16Si ce n’est donc ni du côté des attachées de presse, ni des publicitaires que s’institutionnalise la fonction de communication politique, c’est plutôt, à notre avis dans des profils plus hybrides mélangeant ressources « communicationnelles » (c’est-à-dire formation en communication ou activité dans ce secteur, voire simple spécialisation militante) et plus politiques (proximité d’un leader, engagement militant) que cette fonction s’impose. En effet, à partir de 1984, et notamment en lien avec la chute dans les sondages que connaissent le gouvernement et le chef de l’État, ce dernier choisit de recourir à un tandem de communicant : Jacques Pilhan et Gérard Colé. Si le premier continue d’être attaché à une agence, le second officie directement auprès du président, comme « conseiller ».
17Contrairement aux acteurs précédemment décrits, ils apparaissent jouir d’une latitude en la matière bien plus importante. Cette influence repose sur l’alliance de ressources politiques plus notoires et d’un registre d’action alors original et séduisant. Ils s’appuient ainsi sur les sociostyles, cette « science en décalage » selon les termes de Didier Georgakakis27. Ces études entendent remettre en cause les catégories classiques qu’elles soient des classes sociales, ou des analyses statistiques étatiques, comme celles de l’INSEE, en se basant sur l’étude des « styles de vie ». La cofremca dirigée par Alain de Vulpian et le CCA en sont les principaux concepteurs. Ces sociostyles sont particulièrement attractifs pour un milieu de l’entreprise qui recherche alors à mieux comprendre les comportements des individus pour adapter les stratégies de vente. C’est véritablement avec l’élection présidentielle de 1981 que leur utilisation s’institutionnalise en politique. Jacques Pilhan et Gérard Colé tous deux membres de l’équipe de Séguéla vont élaborer la stratégie d’image du Premier secrétaire du PS à partir de ces études. Celles-ci leur permettent de comprendre quelles sont les aspirations des citoyens à l’égard du pouvoir politique. Ils forgent ainsi la campagne « Roosevelt contre Louis XV28 », le Premier secrétaire devant s’inspirer de la figure du trente-deuxième président des États-Unis, contre le style monarchique du président sortant.
18À partir de 1984, le tandem de l’Élysée fait aussi appel à une méthode alors peu répandue en France d’étude de l’opinion : les focus groups. Il s’agit de discussions organisées autour d’un coach – Jacques Alfonsi en l’occurrence – et dont le but est de reconstituer à l’échelle de quelques personnes la cristallisation de l’opinion, ainsi que le débat public. Plus largement ils privilégient les enquêtes dites qualitatives (basées sur un échantillon réduit et donc peu représentatif, mais plus approfondies que les simples sondages) aux études quantitatives, à l’opposé de ce qui se pratique largement dans le champ politique de l’époque. Outre ces « techniques » discriminantes, ils peuvent également s’appuyer sur des ressources politiques et militantes bien plus importantes. Gérard Colé a quitté son agence de communication en 1975 pour intégrer l’équipe du Premier secrétaire François Mitterrand jusqu’à la présidentielle de 1981. Il a ainsi exercé pendant six ans comme permanent du parti, et n’a cessé de soutenir François Mitterrand, y compris aux moments les plus durs de la confrontation avec Michel Rocard à la fin des années 1970 – Jacques Séguéla se montrait pour sa part plutôt séduit par ce dernier, avant qu’il ne se retire29. Jacques Pilhan, sans avoir ce cursus de militant, est attaché à la personne de François Mitterrand et a moins un visage de mercenaire que Jacques Séguéla. Il peut par ailleurs s’appuyer, au moins les premières années sur sa bonne relation avec Gérard Colé. Enfin, contrairement aux publicitaires qui utilisent leur aide aux candidats comme moyen de promouvoir leurs activités commerciales, ces conseillers en communication offrent la plus grande discrétion au politique. Ainsi, les activités de Gérard Colé et Jacques Pilhan seront rarement évoquées dans la presse, au moins jusqu’à la fin des années 1980.
19Ces ressources acquises par les deux hommes leur permettent de jouer un rôle prépondérant par rapport à ce qui était dévolu jusque-là aux spécialistes du secteur à l’Élysée. Ils tentent ainsi de centraliser la prise de décision sur la communication du Président entre leurs mains. Cela passe par « l’élimination » des concurrents internes30. Ils vident ainsi le service de presse d’une partie de son pouvoir, non sans vives tensions avec sa directrice, Nathalie Duhamel31. C’est ainsi qu’ils organisent l’émission Ça nous intéresse M. le Président avec Yves Mourousi sans en tenir informé le service de presse qui n’apprendra la nouvelle que quelques jours avant l’émission32. Ils parviennent également à centraliser la commande des sondages effaçant peu à peu Charles Salzmann33. Contrairement aux autres intervenants dans le secteur, ils ne rendent des comptes qu’au chef de l’État et limitent ainsi les intermédiaires. Seul le secrétaire général de l’Élysée est en rapport avec eux.
20Pour autant, il est nécessaire de nuancer cette institutionnalisation apparente du rôle de conseiller en communication. En effet, le terme de « communication » n’est jamais employé en tant que tel, officiellement. Gérard Colé est « conseiller du Président », quant à Jacques Pilhan il n’apparaît pas dans l’organigramme. Si ces deux conseillers occupent une place jusque-là jamais acquise par aucun conseiller en communication, ils sont loin d’être tout-puissants et de monopoliser le secteur. François Mitterrand ne cesse durant toutes ces années de laisser plusieurs membres de son entourage le conseiller pour sa communication. Jacques Attali, Jean-Louis Bianco, Michel Charasse, ou même Ségolène Royal sont autant de conseillers qui produisent également des notes sur les enjeux de communication ou d’image du chef de l’État. Jean-Michel Gaillard, pour sa part, a pour fonction d’utiliser son réseau en province et auprès de la presse quotidienne pour faire remonter des informations sur l’image du président et réfléchir aux thèmes à mobiliser. La relativité de la puissance de Jacques Pilhan et Gérard Colé apparaît dans la nomination d’Édith Cresson. Les deux hommes, après que François Mitterrand leur ai commandé une vaste étude sur les candidats potentiels s’y montrent très défavorables. « C’est pourtant là que j’incline » leur répond le chef de l’État, ce qui entraîne le départ de Gérard Colé se sentant désavoué34. Jacques Pilhan va pour sa part rester aux côtés du chef de l’État tout en élargissant son réseau en conseillant en même temps Michel Rocard ou Bernard Tapie35.
***
21Cette analyse axée sur les deux septennats de François Mitterrand semble donc suggérer une institutionnalisation progressive de la fonction de conseiller en communication au sein des instances de pouvoir et notamment à l’Élysée. En dépit d’une assez grande instabilité de la fonction, voire sa dispersion entre diverses personnes ou services, à partir de 1984, la fonction « communication » se cristallise entre les mains du tandem Gérard Colé-Jacques Pilhan. Toutefois, leur profil est protéiforme comme nous avons pu le voir et leur rôle sans aucun doute à relativiser. Loin d’être manipulé comme une « marionnette », le gouvernant ne cesse d’écouter des voix divergentes au sein de son entourage, et même si François Mitterrand accorde une grande confiance à son tandem de communicant, il ne cesse pas pour autant de demander conseil à d’autres membres de son entourage.
22Le maintien de Jacques Pilhan sous Jacques Chirac semble suggérer que cette fonction de « conseiller en communication » est totalement institutionnalisée à l’Élysée. Quant à savoir si conformément à notre hypothèse, ce sont toujours des acteurs associant compétences en communication et engagement politique qui s’accaparent cette fonction, la nomination de Claude Chirac, fille du Président à la place de Jacques Pilhan à la mort de ce dernier, semble aller dans ce sens. Une étude plus systématique devrait pourtant être menée pour le confirmer ou l’infirmer. Des études que nous avons pu mener sur les campagnes de 2012 et 2014 nous incitent plutôt à confirmer cette hypothèse, les communicants publicitaires semblant encore plus perdre du terrain, au profit de ces profils hybrides de militants usant de compétences en communication36.
Notes de bas de page
1Anecdote relatée par Robert Schneider dans Schneider, R., « Mitterrand-Rocard : je t’aime, moi non plus », L’Express, 18-24 octobre 1980, p. 144-147.
2Fretel J., « L’institutionnalisation », Encyclopedia Universalis, [https://www-universalis--edu-com.accesdistant.sciences-po.fr/encyclopedie/institutionnalisation/], consulté le 20 août 2016.
3Louis P., Le Parti socialiste en France, Paris, Aristide Quillet, 1912.
4Maarek P., Marketing et communication de l’homme politique, Paris, Lexis Nexis, 2014.
5Blondiaux L., La Fabrique de l’opinion. Une histoire sociale des sondages, Paris, Seuil, 1998.
6Archives de la Fondation Jean-Jaurès, Fonds du secrétariat national à la propagande et à la communication, carton no 7, Yvette Roudy : « Introduction à la communication politique », dans le compte rendu de la réunion de Rosporden.
7Entretien avec Joseph Daniel, 13 mai 2011.
8Bazin F., Le sorcier de l’Élysée : L’histoire secrète de Jacques Pilhan, Paris, Plon, 2009.
9Entretien avec Jacques Hintzy, 6 mai 2011.
10Chinaud R., De Giscard à Sarkozy. Dans les coulisses de la Ve, Paris, L’Archipel, 2009.
11Rideau B., L’illusion du pouvoir, Paris, Table Ronde, 1985.
12Guigo P.-E., « François Mitterrand et la communication : vocation ou conversion ? », Lettre de l’Institut François Mitterrand, no 43, [http://www.mitterrand.org/Francois-Mitterrand-et-la.html], consulté le 22 septembre 2016.
13Notamment par la publication de plusieurs livres : Seguela J., Hollywood lave plus blanc, Paris, Flammarion, 1982 ; Seguela J., Fils de pub, Paris, Flammarion, 1984 ; Seguela J., Ne dites pas à ma mère que je suis dans la publicité, elle me croit pianiste dans un bordel, Paris, Flammarion, 1985.
14Entretien avec Mary Sills, 18 avril 2014 ; Entretien avec Nathalie Duhamel, 10 novembre 2015.
15Sawicki F. et Mathiot P., « Les membres des cabinets ministériels socialistes en France : recrutement et reconversion. Passage en cabinet et trajectoires professionnelles », Revue française de science politique, 49e année, no 2, 1999, p. 231-264.
16Guigo P-E., Le complexe de la communication. L’institutionnalisation de la communication politique à travers l’exemple de Michel Rocard, thèse de doctorat en histoire sous la direction de Jean-François Sirinelli, Sciences Po, soutenue le 16 novembre 2016.
17Entretien avec Gérard Colé, 7 octobre 2015.
18Legavre J.-B., « La quête des origines. Retour sur la fondation de la communication politique en France », Questions de communication, no 7, 2005, p. 323-344.
19Delporte Ch., La France dans les yeux. Une histoire de la communication politique de 1930 à nos jours, Paris, Flammarion, 2007, p. 345.
20Entretien avec Jacques Séguéla, 18 juillet 2014.
21Entretien avec Gérard Colé, 7 octobre 2015.
22Entretien avec Jacques Séguéla, 18 juillet 2014.
23INA, TF1, L’Enjeu, 15 septembre 1983.
24Voir Seguela J., La parole de Dieu, Paris, Albin Michel, 1995.
25Libération, 5 juin 1990.
26Saussez Th., Nous sommes ici par la volonté des médias, Paris, Robert Laffont, 1990.
27Georgakakis D., « Une science en décalage ? Genèse et usages des socio-styles du CCA (1972-1990) », Genèses, no 29, 1997, p. 56.
28Archives de Gérard Colé, Note « Roosevelt contre Louis XV », Campagne présidentielle de 1981.
29Entretien avec Gérard Colé, 7 octobre 2015.
30Ibid.
31Entretien avec Nathalie Duhamel, 10 novembre 2015.
32Ibid.
33Entretien avec Gérard Colé, 7 octobre 2015.
34Entretien avec Gérard Colé, 7 octobre 2015.
35Bazin F., Le sorcier de l’Élysée : L’histoire secrète de Jacques Pilhan, Paris, Plon, 2009.
36Guigo P.-E., « Des hommes de l’ombre ? Quel professionnalisme des consultants en communication ? », communication au colloque Communication et médias dans la campagne présidentielle de 2012, 24 mai, LCP-CNRS, Paris ; « Conseiller en communication : regard transatlantique sur une institutionnalisation dissymétrique », communication au colloque L’influence des présidentielles françaises et américaines de 2007-2012 ; « Vers un nouveau modèle transnational de campagnes électorales ? », Ceccopop, 14 et 15 juin 2013, Sénat, Paris ; « L’Europe des amateurs ? Professionnalisation de la communication politique dans les élections européennes de 2014 », communication au colloque La communication des élections européennes de 2014, Ceccopop, Sénat, 28-29 juin 2014.
Auteur
-
Pierre-Emmanuel Guigo
Maître de conférences en histoire contemporaine, université Paris-Est Créteil Val-de-Marne, CRHEC

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