Les journalistes dans les cabinets ministériels sous la Quatrième République
p. 35-46
Texte intégral
1L’entrée des communicants sur la scène publique est un phénomène récent, dont l’histoire a fait l’objet du présent ouvrage. Mais il est évident que les personnalités politiques les plus exposées – en particulier les ministres, les aspirants à des fonctions ministérielles, les chefs de partis et de groupements politiques parallèles – ont toujours été plus ou moins attentifs à leur image dans l’opinion et, pour ce faire, ont pris bien souvent appui sur des amis, des affidés ou des collaborateurs. Il y a donc bel et bien une « préhistoire » de la communication politique, qui consisterait notamment à s’interroger sur la composition socioculturelle des équipes de propagandistes travaillant dans des organisations liées, de façon plus ou moins étroite, aux partis constitués ou en voie de constitution ; la Ligue de propagande républicaine et socialiste du début xxe siècle ou le Centre de propagande des Républicains fondé par Henri de Kerillis, directeur politique de L’Écho de Paris, en 1928, par exemple. Autant qu’on puisse en juger, au terme d’un examen un peu rapide, le recrutement s’opère alors principalement dans le milieu des avocats1 (notamment dans la petite « élite » des anciens secrétaires de la Conférence du barreau de Paris2) et dans le monde des « publicistes », un monde très hétérogène dont il est quasiment impossible de proposer une définition un tant soit peu précise. Quelques-uns de ces communicants avant la lettre appartiennent à des cabinets ministériels ou à des « appareils » de partis, dont le poids s’est beaucoup renforcé dans les années trente, à droite comme à gauche. Le cas de Jacques Kayser, dont il sera plus longuement question un peu plus loin, est tout à fait caractéristique.
2On peut, sans trop forcer le trait, constater un passage à une « protohistoire » durant la période couvrant l’extrême fin de la Troisième République et la Quatrième République. Elle est marquée notamment par la présence beaucoup plus importante des journalistes, des « vrais » journalistes, journalistes de profession, ou se destinant prioritairement à l’exercice de cette profession, au sein des cabinets ministériels. Les rédacteurs de revues et de journaux ont été relativement nombreux dans les cabinets ministériels de la seconde moitié de la Troisième République, tout comme d’ailleurs au Parlement3. Mais jusqu’à une date assez tardive, le Journal officiel et les différents annuaires préfèrent parler de « publicistes », voire d’« hommes de lettres », quand ils ne se contentent pas de faire référence au principal diplôme obtenu… ou de s’abstenir de toute précision. En fait, la plupart de ces attachés de cabinets ne peuvent pas être considérés comme des journalistes au sens que revêtira le terme à partir de l’entre-deux-guerres, des années 1930-1939 en particulier. En règle générale, ces publicistes collaborent de façon privilégiée à la petite presse dite d’opinion – quotidienne ou périodique – et beaucoup d’entre eux consacrent une partie importante de leurs activités à l’animation des partis, des groupements parapolitiques en tout genre et des associations liées à des secteurs déterminés de l’espace politique. Certains exercent parallèlement d’autres professions, notamment celle d’avocat ou, c’est plus rare, celle de professeur. Futur député radical et futur secrétaire général du parti valoisien, Albert Milhaud, professeur agrégé d’histoire, est l’un des familiers des entourages ministériels de la période.
3Il va de soi que la documentation disponible fait apparaître un certain nombre de cas prêtant à discussion et la règle générale souffre quelques exceptions. Pour s’en tenir aux belles années de la République radicale – pour lesquelles nous disposons de listes à peu près complètes –, la principale est sans doute celle d’Henry de Jouvenel, dont le parcours tant professionnel que politique est désormais très bien connu grâce à la thèse de Christine Manigand4. En dépit de son côté légèrement touche-à-tout, le futur sénateur de la Corrèze a été en effet un véritable homme de presse, remplissant les fonctions de rédacteur en chef du Matin, l’un des grands quotidiens d’information de la capitale, de 1905 à 1922. Ancien « officieux » du cabinet de Waldeck-Rousseau au tout début du siècle, il a parallèlement exercé des responsabilités importantes au sein des cabinets ministériels, en qualité de chef de cabinet du garde des Sceaux en 1902-1905, de directeur de cabinet du ministre du Commerce et de l’Industrie de 1905 à 1906 et enfin de collaborateur, durant la guerre en 1917, de son ami Henry Lémery. On pourrait faire état de quelques autres exemples, tel celui d’André Honnorat et tels surtout d’un certain nombre de débutants promis à une plus ou moins belle carrière dans la presse des périodes suivantes. On pense notamment à Émile Buré, successivement chef de cabinet adjoint du sous-secrétaire d’État aux Postes et chef de cabinet d’Aristide Briand, à Jérôme Lévy, futur directeur de l’Agence générale de presse, ou encore à François de Tessan, membre durant quelques semaines du cabinet d’Albert Dalimier, sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts dans le gouvernement Viviani.
4Une évolution sensible s’est produite dans les dernières années du régime. Même si la prudence s’impose dans la recherche des facteurs d’explication, on peut raisonnablement penser qu’elle est liée aux profondes transformations en train de survenir dans le monde de l’information : le déclin de la petite presse d’opinion, la montée en puissance de la grande presse (avec notamment le « phénomène » Paris Soir et les contacts de plus en plus étroits noués entre Jean Prouvost et une partie du personnel gouvernemental), le rôle accru des agences de presse (Agence Havas tout spécialement), la place nouvelle occupée par les postes de radiodiffusion, l’essor des agences de publicité commerciale, etc. En raison même de leur familiarité avec le pouvoir, les ministres de sensibilité radicale et leurs collègues du centre droit ont été les premiers à comprendre que les temps avaient changé et qu’ils avaient tout intérêt à faire appel à des journalistes professionnels. Notre sentiment est toutefois que les « modérés » ont su tirer les leçons des changements en cours mieux que d’autres5. La trajectoire, tant politique que professionnelle de Roger Giron offre une excellente illustration de cette attention portée par une frange influente des milieux modérés à la nouvelle génération de journalistes. Né en 1900, Roger Giron avait d’abord été rédacteur à L’Éclair et à L’Avenir, deux quotidiens parisiens dirigés par Émile Buré et faisant figure d’organes officieux des « républicains nationaux », puis il était devenu directeur littéraire de Paris Midi. Il était également très proche de Robert de Saint-Jean, né lui-même en 1901, rédacteur en chef de la Revue hebdomadaire, qui sera un peu plus tard, de 1936 à 1938, le responsable du bureau de Paris Soir à Londres et travaillera, en qualité de directeur adjoint de son cabinet, aux côtés de Jean Prouvost lors du bref passage de celui-ci à la tête du ministère de l’Information en juin 19406. Entré au cabinet de Paul Reynaud en 1931, Roger Giron devait suivre son patron au cours de toute la carrière de celui-ci, durant la Troisième République, en animant en particulier le service de presse de la présidence du Conseil en 1940, et durant la Quatrième République, ces collaborations ayant été accompagnées dans l’intervalle de son intégration au sein de l’équipe constituée par le général de Gaulle durant la période du Gouvernement provisoire. Mais Paul Reynaud est loin d’avoir eu le monopole de ce type de choix. On repère ainsi la présence de deux jeunes journalistes dans l’entourage de Georges Mandel durant les années 1938-1940 : Pierre Lafue, né en 1902, correspondant de presse pour le compte de différents journaux en Allemagne et en Pologne, et Philippe Roques, diplômé de l’École libre des sciences politiques, appelé à jouer un rôle important au sein de la France libre.
L’heure des journalistes ?
5Une nouvelle étape a été franchie à la Libération. L’accélération du processus est d’ailleurs apparue très tôt, en liaison notamment avec l’accumulation des problèmes liés à l’épuration dans le secteur de la presse et la dévolution des biens des organes tombant sous le coup des mesures d’interdiction de réapparutions. Il vaut la peine de noter à ce propos que le secrétaire général du ministre de l’Information des années 1944-1945 avait lui-même antérieurement fréquenté des cabinets. Il s’agit de Johannès Dupraz – né en 1907, toujours le phénomène de génération ! – rédacteur avant la guerre à La Journée industrielle, ancien dirigeant de Radio-Lyon, collaborateur de Léon Baréty, l’un des parlementaires les plus influents de l’Alliance démocratique et éphémère ministre du Commerce et de l’Industrie du gouvernement Paul Reynaud du 18 mai 1940 au 5 juin 1940. Élu député d’Indre-et-Loire à l’automne 1945 sous la bannière du MRP, Johannès Dupraz occupera par la suite différents postes de secrétaire d’État et sera mêlé de très près à la grande crise traversée par Le Monde en 1951, crise consécutive à la démission d’Hubert Beuve-Méry – une démission reprise ultérieurement – de ses fonctions de directeur-gérant.
6Il n’est pas facile de mesurer cette présence en prenant appui sur une statistique d’ensemble un tant soit peu rigoureuse. En vertu d’un véritable retournement de situation, la qualité de journaliste, peu fréquente dans le premier quart du siècle, est désormais en effet généreusement attribuée, le souci d’exactitude étant souvent loin d’être au rendez-vous. L’exemple du gouvernement Pleven de 1950-1951, sur lequel nous disposons d’une excellente documentation, est tout à fait instructif à cet égard7. Sur un total de 353 personnes ayant appartenu à des cabinets, on peut recenser une grosse vingtaine de journalistes, le terme de publiciste n’étant plus employé que dans de rares cas. Mais certains de ces conseillers ne semblent pas avoir eu de liens très étroits avec leur profession affichée. Quelques-uns, quelques-unes plus spécialement, sont en fait des collaborateurs attitrés de leur ministre, des personnes de confiance si l’on préfère, pour qui l’univers des cabinets est l’équivalent d’une profession. D’autres sont des cadres politiques travaillant éventuellement dans la presse à caractère proprement militant. L’historien est donc plongé dans un réel embarras et, à défaut d’une étude approfondie au cas par cas, se trouve placé dans l’incapacité de trancher (journaliste ou pas ?). Que dire par exemple de Raymond Aron, directeur de cabinet de son ami André Malraux lors du passage de celui-ci au ministère de l’Information au tournant de l’année 1945 et de l’année 1946 ? Raymond Aron écrit alors beaucoup dans la presse, quotidienne (Combat) et périodique (Les Temps modernes, Point de vue), et son retour à l’« Alma Mater » se produira un peu plus tard. Faut-il pour autant le ranger dans la catégorie des journalistes ?
7Il a donc paru de meilleure méthode de procéder de façon qualitative et de dresser une liste de journalistes dont le gros de la carrière s’est déroulé dans la presse ou dans les agences de presse. Cette liste, d’une petite vingtaine de noms, dont quelques noms prestigieux, figure en annexe, le recensement ne prenant pas en compte les officieux, selon toute vraisemblance assez nombreux, en particulier dans les premières années de la QuatrièmeRépublique.
8L’examen d’une liste sans doute incomplète inspire quatre principaux groupes de réflexions. Mais il faut tout de même ajouter que ces considérations sont loin d’épuiser le sujet. Il y aura lieu en particulier de s’interroger davantage sur la question des relations personnelles – dans le cas, par exemple, de l’entourage de Pierre Mendès France – et surtout sur celle des liens proprement partisans. Il suffira ici de faire état de l’appartenance de Roger Bouzinac à la SFIO et de l’engagement, teinté d’ailleurs de nombreuses réserves, de Claude Mauriac au RPF, l’ancien secrétaire particulier du général de Gaulle ayant accepté de prendre la direction de Liberté de l’Esprit, la « revue d’idées » du Rassemblement, ou encore de Raymond Thévenin, attaché de presse d’Édouard Herriot en 1947, au parti radical-socialiste.
9La première remarque a trait à la place prépondérante occupée par les représentants d’une nouvelle génération de journalistes, des hommes souvent jeunes, dont la carrière a bénéficié d’un phénomène d’accélération lié aux bouleversements consécutifs à la Libération. Alain Guichard est né en 1917, Roger Bouzinac, Roland Faure et Pierre Viansson-Ponté en 1920, Raymond Barillon, Pierre Drouin et Georges Mamy en 1921, Pierre Daix en 1922, Henri Marque, qui fait ici un peu figure de benjamin, en 1926, et on pourrait citer d’autres cas non moins révélateurs. Leur entrée en journalisme est donc contemporaine d’une série de transformations de grande ampleur en train de se produire au sein de la profession, concernant en particulier le statut de la profession et les modalités d’apprentissage, même si l’occasion ne leur a pas encore été donnée de passer par le Centre de formation des journalistes, créé seulement en septembre 1946.
10Quelques représentants de l’ancienne génération sont toutefois également présents. On se contentera de mentionner ici deux exemples, ceux d’hommes aux profils d’ailleurs très différents : Roger Giron, dont il a déjà été question, né en 1900, et Jean Oudinot, né en 1913, ancien de L’Aube et du Petit Journal et de l’Agence Havas, qui aurait travaillé dans une station de radiodiffusion dès 1933. On parlera un peu plus loin de Paul Bodin, né en 1909.
11En deuxième lieu, on constate que quelques-uns de ces journalistes ont été impliqués, à divers titres, dans les processus multiformes de modernisation du secteur de la presse qui ont suivi les ruptures de 1944-1945.
12Plusieurs d’entre eux ont travaillé au sein de la jeune Agence France-Presse. On en a recensé six – sept en comptant le cas un peu particulier de Roger Bouzinac –, la liste n’étant sans doute pas exhaustive. Pierre Viansson-Ponté qui était d’origine lorraine a ainsi fait ses premiers pas dans la carrière comme correspondant de l’AFP à Nancy avant de travailler un temps à la Société générale de presse de Georges Bérard-Quélin. Quant à Jean Marin, un ancien de l’agence Havas, un temps chargé de mission au cabinet de François Mitterrand, un « camarade » de l’UDSR, il est devenu, grâce à l’appui du même François Mitterrand, président-directeur général de l’Agence en septembre 1954, fauteuil qu’il devait occuper jusqu’en 1975. Signalons aussi la présence, à partir de l’année 1949, en qualité de rédacteur en chef, de Paul Bodin à l’Agence parisienne de presse8. Il est utile de préciser que Paul Bodin a été tout au long de la Quatrième République un familier des cabinets des ministres radicaux ou de sensibilité radicale (tel le gaulliste Henri Ulver, proche de Pierre Mendès France) et qu’il a fréquenté, en 1955, la Place de Valois.
13Dans un registre différent, il importe de prendre acte de la participation de deux de ces journalistes, William Lapierre et Georges Mamy, à l’équipe enseignante du Centre de formation des journalistes9, le premier devant rejoindre ultérieurement l’institution universitaire. Enfin, et le point est d’importance, Roger Bouzinac, autre familier des cabinets ministériels s’est assez vite imposé comme une des figures incontournables d’un syndicalisme renforcé. En 1953, à l’âge de 37 ans, il a en effet été porté à la double présidence du Syndicat national de la presse quotidienne régionale et de la Confédération de la presse française. Au terme d’une longue carrière, il sera président-directeur général de l’AFP au cours des années 1978-1980.
14En troisième lieu, la Quatrième République a marqué une étape importante dans le processus de spécialisation des tâches au sein des cabinets ministériels, tout particulièrement pour le petit monde des journalistes. À l’époque des généralistes, dotés de compétences souvent mal définies, a ainsi succédé celle des « attachés de presse » ou, plus rarement, celle des « chargés de mission » responsables du travail d’« information ». Force est toutefois de constater que cette évolution a gardé quelque chose d’inachevé, beaucoup de ces attachés de presse étaient en même temps des « attachés parlementaires », tel Jean Brigouleix, membre du cabinet constitué par Guy Mollet, en 1950, ministre d’État dans le gouvernement Pleven.
15Ce point étant souligné, on peut, au risque de simplifier les choses repérer deux types principaux de cursus.
16Pour beaucoup, les plus nombreux sans doute, le passage par un cabinet a revêtu un caractère ponctuel. Roland Faure ou Pierre Viansson-Ponté n’ont ainsi fréquenté pas plus d’un cabinet, Edgar Faure ayant été, au moins à notre connaissance, l’unique « patron » politique du futur rédacteur en chef de L’Express et du Monde. En règle générale, ces journalistes sont plutôt des débutants et l’entrée dans le cercle des collaborateurs d’un ministre apparaît un peu comme un épisode de nature propédeutique au sein d’un processus global de formation. Mais la règle souffre des exceptions. Quand il intègre, en 1955, le cabinet de Pierre July au ministère des Affaires marocaines et tunisiennes, Maurice Ferro, né en 1907, est déjà riche d’une longue expérience, comme avocat avant la guerre puis comme journaliste, d’abord en tant que correspondant du Monde (au Moyen-Orient puis à Washington) puis en tant que chef du service étranger de Paris-Presse. On pourrait en dire de même de Jean Marin ou de Roger Stéphane.
17D’autres, en revanche, ont assuré ce type de tâche de façon beaucoup plus durable et on retrouve leur nom dans plusieurs équipes. Tel a été ainsi le cas de Paul Bodin, de Roger Bouzinac et de Jean Oudinot, collaborateur de plusieurs ministres MRP et d’Albert Sarraut à la présidence de l’Assemblée de l’Union française. Tel a été aussi le cas de Danièle Breem, collaboratrice successivement d’André Marie et d’Henri Queuille, l’une des très rares femmes de cette série à dominante très fortement masculine10. Le cas de Paul Bodin mérite une attention toute particulière dans la mesure où ce familier des équipes radicales a été par la suite le collaborateur d’André Malraux, ministre délégué à la présidence du Conseil dans le gouvernement dirigé par le général de Gaulle en 1958, et de Louis Terrenoire, ministre de l’Information en 1960-1961.
Une authentique prise de conscience ?
18Un dernier angle d’observation, tout aussi révélateur, est celui qui renvoie à l’identité politique des « patrons », étant entendu qu’une grande prudence s’impose dans l’exploitation des informations disponibles.
19On se contentera de faire état de deux remarques.
20La modernité – si ce vocable lourd d’ambiguïtés peut quand même être employé – n’est pas venue de la gauche traditionnelle. Le parti socialiste en particulier a été très peu concerné par l’appel à des talents, à des jeunes talents notamment, issus d’un monde de la presse en pleine transformation. La raison en est simple, les ministres appartenant à la SFIO, souvent membres de ses instances de direction, sont restés largement prisonniers d’une formule consistant à donner la priorité à des journalistes militant au sein du parti et écrivant de manière quasi exclusive dans ses publications, au Populaire, tout spécialement. Il en a résulté que beaucoup de ces collaborateurs ministériels étaient moins des professionnels du journalisme que des politiques préoccupés au premier chef par les affaires du parti et, le cas échéant, par leurs propres ambitions électorales. Un bon exemple est fourni Ici par Gérard Vée, rédacteur au Populaire, ancien secrétaire de la Confédération nationale paysanne, chef du secrétariat particulier de Tanguy-Prigent à la Libération, député de l’Yonne de 1945 à 1951, choisi, en 1958, par Guy Mollet pour diriger son service de presse à l’Hôtel Matignon. Ces pratiques rappellent étrangement celles des ministres radicaux du premier quart de siècle.
21L’impulsion est donc venue pour l’essentiel des formations installées au sein du dispositif politique, le MRP (où les journalistes étaient nombreux, au sein du groupe parlementaire comme au sein des instances de direction), les indépendants et les radicaux, plus spécialement ceux que l’historien Francis de Tarr, biographe d’Henri Queuille, a appelé les « radicaux de gestion », conscients de la nécessité de compenser l’affaiblissement structurel du vieux parti de la place de Valois par le développement de complexes stratégies d’influence au sein de la société. Davantage qu’à Pierre Mendès France à qui ne s’applique pas d’ailleurs l’expression « radical de gestion11 », on pense ici à Edgar Faure, qui a parfaitement compris tout le profit qu’il y avait à tirer de cet appel à des journalistes engagés dans le processus de modernisation de la profession. En dehors de son aptitude, assez exceptionnelle, à détecter les talents prometteurs, l’une des explications réside sans doute dans sa perception précoce de l’importance des enjeux liés aux questions d’opinion et de relations publiques. On aura l’occasion d’y revenir.
22Cette dernière remarque conduit à un second groupe de réflexions, qui renvoient de façon beaucoup plus directe à la problématique générale du colloque. Présentées sous la forme de questions et laissant la part belle aux hypothèses, elles serviront de conclusions à cet exposé.
23Une chose est claire : le recrutement de ces collaborateurs d’un nouveau type en vue de prendre en charge les rapports avec la presse s’explique en grande partie par les évolutions en cours la sociologie des professions et dans l’exercice des activités professionnelles. On pense notamment à ce sujet à la spécialisation du métier de journaliste et à l’alourdissement des contraintes en tout genre pesant sur les professions libérales, alourdissement tenant leurs représentants, les plus jeunes notamment, de plus en plus éloignés à la fois du monde des journaux et du petit milieu des cabinets ministériels, le cas des avocats étant à cet égard exemplaire. Mais il n’est pas interdit de se poser la question, du moins pour quelques-unes des personnalités « consulaires » de la Quatrième République, d’une authentique prise de conscience, c’est-à-dire de l’émergence d’une conception élargie du travail d’information et de la pose des premiers jalons d’une politique de relations publiques. Sans prétendre répondre franchement à la question, on se permettra de faire état de quelques indices de nature à conforter l’hypothèse. L’exemple d’Edgar Faure notamment donne beaucoup à réfléchir, même si cet « Ulysse aux mille tours », comme l’a qualifié beaucoup plus tard Robert Poujade à propos de tout autre chose, ne peut pas être tenu pour la figure la plus représentative du personnel gouvernemental de la Quatrième République si l’on examine les choses sous l’angle des curiosités intellectuelles et de l’imagination prospective. Quoi qu’il en soit, on sait que lors de son passage à la tête du gouvernement en 1955 Edgar Faure a plaidé en faveur de la création d’un centre international de « public relations12 ». Et ce n’est pas un hasard si en 1958, lors de son bref retour au pouvoir en qualité de ministre des finances du gouvernement Pflimlin, il a fait appel à Denis Huisman pour travailler à son cabinet. Choix lourd de signification : ce sociologue, chercheur au CNRS, fin connaisseur de la société américaine, devait être trois ans plus tard le fondateur de l’École française des attachés de presse13.
24Une seconde interrogation s’impose donc immédiatement à l’esprit : ne risque-t-on pas de surévaluer l’importance du rôle joué par ces journalistes dans le processus appelé à déboucher un peu plus tard sur l’entrée des « communicants » dans les staffs politiques, et par voie de conséquence de négliger celui d’autres professionnels, attachés de presse proprement dits et spécialistes des relations publiques ? Les observations susceptibles d’être présentées à ce sujet invitent à la prudence, en raison notamment du faible nombre de cas indiscutables, mais la question ne saurait être éludée pour autant. Tout d’abord, le profil de quelques-unes des personnes en charge des contacts avec les milieux de l’information durant ces années de transition est plus proche de celui de l’« attaché de presse », au sens en train d’être revêtu par l’expression, que de celui du journaliste de type classique. Collaboratrice de Pierre Mendès France en 1954-1955, Léone Georges-Picot, future épouse de Simon Nora, ne peut pas être considérée comme une journaliste à part entière, même si elle avait été un temps l’adjointe de Pierre Viansson-Ponté à la Société générale de presse. Plus révélateur encore est le cas de Simonne Servais, habituée des cabinets des « caciques » de la Quatrième République (Maurice Petsche, René Mayer, Henri Queuille), qui devait rejoindre le cabinet du général de Gaulle en 1958 après avoir été, à partir de 1951, en charge des relations avec les journalistes à l’OTAN14. On ne résistera pas enfin à la tentation d’évoquer le parcours de Jean-Christian Barbé, successivement cadre dans l’appareil du RPF, directeur des relations publiques de la Société Sud-Aviation, membre du service de presse de la présidence du Conseil en 1958 (sans figurer dans l’organigramme du cabinet), collaborateur d’Albin Chalandon au secrétariat général de l’UNR en 1959 et enfin membre du cabinet de Louis Terrenoire au ministère de l’Information en 196015. Peut-être faut-il ajouter à propos de cette trajectoire qu’elle est assez révélatrice des connexions établies entre certains cercles du Rassemblement gaulliste – au premier rang desquels ce qu’on pourrait appeler les équipes Malraux – et le monde de la publicité. Rappelons notamment que Diomède Catroux, collaborateur de Malraux à la délégation générale à la propagande, député RPF de 1951 à 1956, a travaillé à l’Agence Publicis dans les dernières années de la Quatrième République. Il sera question un peu plus loin de Lucien Rachline, dont l’itinéraire politique et professionnel est aujourd’hui très bien connu16.
25Reste la question difficile des « visiteurs du soir », ou si l’on préfère des conseillers privés, plus ou moins occasionnels. On pense tout de suite à cet égard à Jean-Jacques Servan-Schreiber et à sa complicité – le mot n’est pas trop fort – avec Pierre Mendès France en 1954-1955, étant entendu que, contrairement à ce qui a été écrit parfois, le directeur de L’Express n’a jamais figuré sur la liste des membres du cabinet de son héros. Mais on peut également faire état des cas, tous différents, de Gérard Berard-Quélin, patron de la Société générale de presse, animateur des dîners du Siècle, de Jacques Bloch-Mohrange17, ou encore de l’influent directeur de la revue Réalités Alfred Max, l’un des administrateurs de l’IFOP, proche des milieux socialistes. Le meilleur exemple est sans doute celui de Lazare Rachline (Lucien Rachet), administrateur de Publicis, l’un des hommes forts de l’équipe réunie autour de son ami Marcel Bleustein-Blanchet. Résistant de la première heure, rallié à la France libre, Lucien Rachet avait adhéré au RPF et entretenait de précieux contacts dans le monde gaulliste, parmi les gaullistes de gauche tout spécialement, tout en participant, à partir de 1953, à l’aventure de L’Express18.
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26La prise de conscience de l’importance de ce qu’on désignera un peu plus tard sous le vocable de communication s’est donc opérée par de multiples biais. Tenter de mesurer l’influence respective de ces différents canaux nécessiterait une enquête dépassant le cadre d’un travail tel que celui-ci. Mais on peut quand même penser que la présence assez exceptionnelle des journalistes dans les cabinets ministériels de la période a largement contribué à préparer les esprits à des innovations dont très peu d’acteurs et d’observateurs pouvaient alors prévoir l’impact sur les relations entre les hommes publics et l’opinion.
Annexe
Les journalistes passés par des cabinets ministériels sous la IVe République
Raymond Aron | Combat, Point de vue, Le Figaro, Preuves. |
Raymond Barrillon | Le Parisien libéré, Le Monde. |
Jacques Bloch-Mohrange | Paris-Presse, Information et Conjoncture. |
Paul Bodin | Combat, L’Entreprise. |
Roger Bouzinac | Nice-Matin. |
Danielle Breem | R.T.F. |
Pierre Daix | Lettres françaises, Ce Soir. |
Pierre Drouin | Le Monde. |
Roland Faure | L’Aurore. |
Maurice Ferro | Le Monde, Paris-Presse. |
Roger Giron | Le Figaro. |
Jean Griot | Le Figaro. |
Alain Guichard | L’Aube, Le Monde. |
Georges Mamy | L’Aube, Le Monde, France-Soir. |
Jean Marin | Agence Havas, Les Nouvelles du Matin, AFP. |
Henri Marque | Paris-Presse. |
Claude Mauriac | Liberté de l’Esprit, Le Figaro, Preuves. |
Robert de Montvalon | Témoignage chrétien. |
Jean Oudinot | Le Petit Journal, L’Aube. |
Gaston Papeloux | Dépêche de Paris, Paris-Match. |
Bernard Philipon | Le Figaro. |
Roger Stephane | L’Observateur. |
Raymond Thevenin | Dépêche de Paris, Journal parlé de la Radiodiffusion. |
Pierre Viansson-Ponte | AFP, Société générale de presse, L’Express, Le Monde. |

N. B : On n’a pas fait figurer sur la liste un certain nombre de collaborateurs officieux. On pense en particulier à Jean Daniel.
Notes de bas de page
1Le Béguec G., La république des avocats, Paris, A. Colin, 2003.
2Le Béguec G., « L’aristocratie du barreau, vivier pour la République. Les secrétaires de la Conférence du stage », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 30, avril-juin 1991, p. 22-31.
3Il ne saurait être question dans un exposé de ce type de faire état de l’immense bibliographie traitant des cabinets ministériels. La plus récente et la meilleure synthèse à ce sujet est l’ouvrage collectif, publié en 2015, aux Presses de la Fondation nationale de sciences politiques, sous le titre Le règne des entourages. Cabinets et Conseillers de l’exécutif, sous la direction de Eymeri-Douzans J.-M., Bioy X. et Mouton S. L’auteur de la présente communication a rédigé le chapitre consacré aux cabinets ministériels sous la Quatrième République (1944-1958). L’ouvrage contient une bibliographie très étoffée couvrant une cinquantaine de pages.
4Cf. Manigand Ch., Henry de Jouvenel, Limoges, PUL, 2000. Élu sénateur de la Corrèze en 1921, Henry de Jouvenel a continué à s’intéresser de près aux affaires de presse, en fondant en particulier, en 1927, La Revue des Vivants et en l’animant jusqu’à son décès survenu en 1935.
5Ce qui ne veut pas dire que les ministres radicaux n’avaient pas été sensibles à ce mouvement consistant à faire appel à des collaborateurs beaucoup plus impliqués dans le monde du journalisme. On pense notamment à Yvon Delbos – qui recrute à son cabinet aux Affaires étrangères, en 1936, le jeune Joseph Barsalou, alors rédacteur de l’antenne parisienne de La Dépêche de Toulouse – et à Édouard Daladier. On fait allusion ici à la présence aux côtés de ce dernier en 1938-1939 de Jacques Kayser (1900-1963), qui avait été le rédacteur en chef de La République dirigée par Émile Roche et de François Legueu. Mais Jacques Kayser, qui devait plus tard s’intéresser de très près à l’histoire et à l’évolution de la presse, était d’abord à cette époque un militant politique, familier de la petite presse d’opinion des années vingt et du début des années trente, et extrêmement actif dans l’« appareil » du parti radical. Journaliste jouissant d’une réelle notoriété dans le domaine de la presse économique et financière, rédacteur successivement au Rappel et au Figaro, François Legueu a été nommé conseiller technique au cabinet d’Edouard Daladier en novembre 1938. Mais il faut ajouter que cet homme d’influence, proche des milieux modérés, avait longtemps travaillé à la Société d’études et d’informations économiques animée par André François-Poncet et qu’il avait appartenu au cabinet de ce dernier en 1930-1931. On laisse de côté ici le cas de Georges Boris, le patron du périodique La Lumière, directeur de cabinet de Léon Blum en 1938. Boris est en effet également à cette époque un homme d’affaires.
6On se reportera au très intéressant livre de souvenirs de Saint-Jean R. de, Passé pas mort, Grasset, 1983. Voir en particulier le chapitre iv intitulé « Service de presse ». Après la guerre de 1939-1945, Robert de Saint-Jean a travaillé à Paris Matin. On sait que Robert de Saint-Jean a accepté de publier, probablement à la demande de Roger Giron, un article de Charles de Gaulle, préalablement refusé par la Revue des Deux-Mondes. Cf. Revue hebdomadaire, 12 janvier 1935.
7Voir l’Annuaire des cabinets ministériels, paru le 1er février 1951 à l’initiative de l’Office français d’éditions documentaires. Cet annuaire, riche de 260 pages, a l’immense avantage de contenir des notices biographiques, fournissant notamment des indications sur le parcours antérieur et les affiliations politiques. Il faut ajouter que, du point de vue adopté dans la présente communication, le choix du gouvernement Pleven de 1950-1951 tient aussi au fait qu’il réunissait des ministres issus des quatre grandes familles politiques réunies au sein de la majorité dite de « Troisième Force », la famille socialiste, la famille radicale, la famille démocrate-chrétienne (le MRP) et la famille modérée dans ses différentes composantes. La statistique porte exclusivement sur les collaborateurs civils. Elle inclut 5 journalistes travaillant dans les agences de presse, dont l’AFP.
8Voir notamment le livre de souvenirs, malheureusement un peu décousus, publié par Jean Marin en 1994, à la Librairie Arthème Fayard sous le titre sibyllin Petit bois pour un grand feu. Voir surtout le chapitre intitulé « Le statut de la liberté ».
9Le Centre de formation des journalistes (CFJ) a vu officiellement le jour en juillet 1946. Il a fusionné en octobre 1947 avec le Centre d’études de la Presse. Jacques Kayser a exercé un temps les fonctions de directeur des études, avant de s’éloigner deux ans plus tard. Il devait par la suite animer l’institut de presse et devenir l’un des meilleurs spécialistes des transformations en cours dans le monde du journalisme. On se reportera au très intéressant ouvrage de réflexion qu’il a publié en 1955, chez Plon, sous le titre évocateur Mort d’une liberté. On puisera de nombreux renseignements dans les mémoires de Philippe Viannay, l’un des fondateurs du CFJ, publiées en 1988, aux Éditions Ramsay, sous le titre Du bon usage de la France. Résistance, Journalisme, Glénans. Voir en particulier les pages 284 et suivantes concernant Jacques Kayser.
10D’autres attachées de cabinet ont été parfois qualifiées de journalistes, mais il est très difficile de retrouver leur passage dans des équipes de rédaction. En fait, il s’agit le plus souvent de collaboratrices politiques polyvalentes. Quelques-unes ont été de véritables « habituées » des cabinets. Un bon exemple est ici fourni par Jeanine Roy, qui a travaillé auprès de plusieurs ministres MRP, en particulier Paul Bacon. Voir plus loin les cas un peu différents de Simonne Servais et de Léone Georges-Picot.
11On repère uniquement deux journalistes, deux femmes, dans l’entourage officiel de Pierre Mendès France en 1954. À l’Hôtel Matignon, et avec le titre d’attachée, Sonia de Wilde, qui avait été durant plusieurs années la collaboratrice de deux autres ministres radicaux René Mayer et Charles Brune. Elle devait également faire partie du cabinet de Pierre Mendès France lors de son rapide passage, en qualité de ministre d’État, dans le gouvernement de Guy Mollet, en 1956. Au Quai d’Orsay, Léone Georges-Picot, avec le titre de chef adjoint de cabinet. Peut-on considérer ces deux collaboratrices comme des journalistes au sens plein du terme ? Rien n’est moins sûr. Il est question de Léone Georges-Picot dans une autre partie de cet exposé. Quant à Sonia de Wilde, nulle trace d’elle n’a été trouvée dans les équipes de rédaction.
12Cf. Saint-Jean R. de, op. cit., p. 313.
13Né en 1929, Denis Huisman était le fils de Georges Huisman, conseiller d’État, qui avait été le collaborateur de Paul Doumer à l’Élysée et de Jules Jeanneney au Palais du Luxembourg. Fondateur en 1961 de l’École française des attachés de presse (EFAP), il a publié de nombreux ouvrages consacrés à ces questions, notamment Les Relations publiques, 1961 et Fonction attaché de presse, 1969. De sensibilité « centre gauche », Denis Huisman a été candidat aux élections législatives de 1973 dans l’Essonne (4e circonscription) sous la bannière du Mouvement réformateur.
14On prend notamment appui ici sur le témoignage donné à la Fondation Charles de Gaulle dans son programme d’archives orales. Entretien réalisé le 20 avril 1994. Simone Servais était en relations avec Georges Pompidou depuis l’année 1947. Elle devait travailler avec lui à l’Hôtel Matignon, puis à l’Élysée, toujours en charge des relations avec la presse.
15À cette date, Jean-Christian Barbé est également le principal dirigeant du Centre d’information civique, voir Pozzi J., Les mouvements gaullistes. Partis, associations et réseaux 1958-1976, Rennes, PUR, 2011, p. 179-180.
16Voir Rachline F., L. R. Les silences d’un résistant, Paris, Albin Michel, 2015.
17Jacques Bloch-Mohrange a appartenu au cabinet d’Henri Longchambon lors du passage de celui-ci à la tête du ministère du Ravitaillement en 1946.
18Lucien Rachet a participé en 1945 à la création d’un hebdomadaire politique, Point de vue, dont le principal animateur, au moins dans les premiers temps, était le général Édouard Corniglion-Molinier, futur sénateur et futur député RPF, très proche d’André Malraux. Raymond Aron, directeur de cabinet de Malraux au ministère de l’Information dans l’hiver 1945-1946, a été un collaborateur régulier de la publication.
Auteur
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Gilles Le Béguec
Professeur émérite en histoire contemporaine, université Paris Ouest La Défense, chercheur associé au Centre d’histoire de Sciences Po, ancien président du Conseil scientifique de la Fondation Charles de Gaulle

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