Version classiqueVersion mobile

Des révoltes aux révolutions

 | 
Serge Bianchi

Cinquième partie. Bilans et synthèses

Chapitre XVIII. 1802, fin des révolutions ?

Texte intégral

1Brumaire ou 1802 sont-ils des « péripéties » (Godechot, 1963) dans l’ère des révolutions ou un point d’arrêt dans un processus déclenché à Boston 30 ans auparavant ? Les Révolutions et la Grande nation se terminent en 1799, comme de nombreux ouvrages consacrés à la France. Mais que signifient ces dates pour les autres États de l’Europe, pour les Amériques et les Antilles ? Un tableau en 1802 peut permettre de saisir l’ampleur et la nature des transformations opérées par la génération des « révolutionnaires », si l’on parvient à mettre en parallèle un état analogue pour le début des années 1770. Les changements essentiels seraient d’ordre territorial, dynastique, constitutionnel, intellectuel, en se limitant aux influences des révoltes et des révolutions sur les cadres et les structures des pays touchés ou concernés.

La nouvelle géopolitique

2L’Europe de 1802 ne correspond pas plus aux utopies permanentes de paix perpétuelle et de droit des gens (Kant, 1795) qu’en 1772, au moment du partage de la Pologne. Mais elle a perdu la plupart des traditions et repères diplomatiques qui lui assuraient une certaine stabilité et un équilibre précaire. Dix années de guerre ont considérablement modifié la carte des états sinon des puissances.

3Le premier enseignement est dans l’expansion des grandes puissances du Nord-Est, sorties des tentations du despotisme éclairé. La Russie a poursuivi sa progression vers l’ouest, au point de rencontrer la frontière prussienne, et vers le sud au terme de l’expansion qui a suivi la dernière guerre d’Ancien Régime avec la Turquie. Paul Ier est devenu « protecteur de Malte », allié de la Sardaigne, assurant une présence en Méditerranée. L’ancrage européen d’un pays encore « hors Europe » pour Voltaire s’est poursuivi par le renforcement de l’autocratie. Avec 36 millions d’habitants contre moins de 30 en France, elle est devenue le pays le plus peuplé (intrinsèquement) du continent. L’Empire des Habsbourg a abandonné la diplomatie de recherche d’équilibre sous la conduite de François II et du chancelier Thugut et poursuit son bras de fer diplomatique avec la Prusse. Mais elle a obtenu par des traités successifs des agrandissements sur la Pologne et la Vénétie, concédée par Bonaparte, en échange de la Rhénanie, et de la Belgique. Moins présente au nord et à l’ouest, contestée à la tête du Saint-Empire, elle a supporté l’essentiel des guerres continentales, jusqu’à la paix de Lunéville. La Prusse a pratiquement achevé son expansion au gré des trois partages de la Pologne, obtenant une organisation cohérente de son espace, un accès à la mer et une zone d’influence politique et commerciale sur l’Allemagne du Nord. La Turquie tente d’enrayer son déclin sous la direction de Sélim III (1789-1807), confrontée aux ambitions russes et à la présence française en Égypte. On comprend que l’ère des révolutions n’a pas modifié la hiérarchie des puissances dans cette partie de l’Europe. Les droits des peuples n’ont pas pesé dans la balance, qu’il s’agisse des 8 millions de Polonais, des nationalités de l’empire des Habsbourg ou des habitants de la Vénétie. Il resterait à approcher la poussée du sentiment national chez ces peuples, des capacités de révoltes engendrées par ces spoliations et ces occupations.

Grande et Petites Antilles en 1789. Extrait de Marcel Dorigny, Révoltes et révolutions en Europe et aux Amériques (1773-1802), Paris, Belin, 2004.

4La perspective est encore plus marquée pour l’Europe occidentale, bouleversée par les guerres de la Révolution et du Consulat. La France de 1802 ne correspond pas à celle de 1773 et 1789, qui déclarait imprudemment la paix au monde en 1790. Elle est passée de 83 à 108 départements avec les neuf départements belges, les quatre rhénans, le genevois et les six piémontais (Jessenne, 1993), de 28 à 40 millions d’habitants entre 1792 et 1802. Elle dispose d’un ensemble (glacis) de républiques sous contrôle (batave, ligurienne, cisalpine, helvétique), destinées en partie à protéger les « frontières naturelles ». La Révolution a entraîné une expansion territoriale que les monarchies absolues n’avaient pas envisagée. L’Espagne, le Portugal, à l’abri de frontières préservées, et les États du Nord n’ont pas connu de changements notables pendant la décennie.

Un recul de l’Europe ?

5Les guerres européennes, qui vont se poursuivre jusqu’en 1815 (la guerre de 23 ans !), ont transformé les conditions de la diplomatie et des relations entre les États. En 1772, le partage de la Pologne avait sonné le début du glas d’une conception « cosmopolite » et européenne (Bois, 1999). Le cosmopolite considère comme un « crime » ce qui est « préjudiciable à l’Europe et au genre humain » (Montesquieu, Cahiers). Il ne saurait envisager l’oppression ou l’exploitation d’autres Européens (Wieland). Mais la nation s’impose à Rousseau face au partage : « Ce sont les institutions nationales qui forment le génie, le caractère, les goûts et les mœurs d’un peuple » (Considérations sur le gouvernement de Pologne). Trente ans plus tard, l’idée de nation a envahi une partie de l’Europe. La Grande Nation en est l’exemple le plus systématisé, mais les aspirations à la constitution d’ensembles unissant les habitants autour d’une résultante (langue, constitution, traditions, histoire) de critères communs existent dans une grande partie de l’Europe occidentale, sous influence directe ou indirecte de la France révolutionnaire. Les nations s’imposent aux dynasties des rois. Elles se construisent dans l’opposition aux puissances qui les oppriment. Souvent suscitées par des modèles (français plus qu’américain probablement ?), les aspirations nationales peuvent s’en réclamer un moment, dans un cadre d’aide réciproque et mutuelle (république-sœur), pour s’en détourner après un constat d’échec. Görres, à Coblence, souhaite un moment que la France « républicanise l’Europe » pour fonder la République des peuples, égaux, alliés et amis. En mission à Paris au moment du 18 Brumaire, il rompt avec la France de Bonaparte, qui rétablit à ses yeux le despotisme, conteste les « frontières naturelles » et tire de l’expérience un sentiment de supériorité intellectuelle et morale de l’Allemand (Gilli, 2004). La même évolution conduira Fichte à des développements décisifs à l’égard de la France napoléonienne. Des unitaires italiens, déçus par la politique du Directoire, en viennent aux mêmes conclusions. Il est paradoxal de constater qu’en 1802, la France consulaire est considérée comme un obstacle à la réalisation de certaines unités nationales, par sa volonté de puissance et les formes de sa domination.

6Les guerres européennes de 1792 à 1802 n’ont pas fait seulement près de 400 000 victimes. Elles ont brisé certaines des alliances et solidarités traditionnelles, rompu des équilibres fragiles, stoppé le mode habituel de résolution des crises, de l’étouffement des révoltes et des processus révolutionnaires. L’Europe semble alors scindée en deux blocs : l’un, autour de la France, soumis à une ébauche de blocus continental ; l’autre, autour d’une « Sainte-Alliance » en devenir poursuit le rêve de la croisade contre-révolutionnaire, au-delà des péripéties diplomatiques.

La fin des Lumières

7Les années 1770 avaient représenté l’apogée de la « grande république européenne », selon Voltaire, « ayant les mêmes principes de droit public et de politique, inconnus dans les autres parties du monde ». L’internationale des voyageurs, des philosophes, des ambassadeurs et des citoyens du monde (francs-maçons, agronomes, scientifiques) s’est dissoute face aux guerres et aux révolutions. Le glissement de la notion d’étranger en France est à cet égard symptomatique. Jusqu’à la guerre, la France intègre tous les citoyens qui partagent les idéaux des droits naturels et d’une volonté générale étendue à de larges couches de la population. Après la guerre, la sélection des réfugiés politiques se fait sur critères idéologiques. Mais les « étrangers » deviennent bientôt suspects de contre-révolution ou d’espionnage et marginalisés (Wahnisch). Les révolutions poussent les intellectuels à des choix rendus difficiles par le manichéisme croissant. Les francs-maçons se divisent face à la Révolution, contestant souvent la politique antireligieuse, sinon anticléricale de la Convention. Les partisans de la Révolution doivent s’exiler ou subir une répression à la mesure de la crainte de déstabilisation intérieure, obsession des têtes couronnées. Les opinions publiques se radicalisent au rythme du sort des armes. Les gouvernements subventionnent les pamphlétaires et les caricaturistes (Gillray en Angleterre, le plus fameux) pour gagner la guerre idéologique. Qu’en est-il des deux modèles dominants à la fin de l’Ancien Régime européen : la France des philosophes, des arts et de la langue ; l’Angleterre des libertés et de la croissance « libérale » ? Curieusement, les révolutions posent en des termes nouveaux les questions de l’engagement (national) des artistes et des savants, brisant le mode européen d’échanges et de relations qui avait triomphé 30 ans auparavant. Sans aller jusqu’au serment de haine à la Révolution exigé des fonctionnaires russes, on imagine les ravages de la propagande anti-révolutionnaire sur l’image d’une France « anarchiste », « terroriste », à la mesure de l’image des tyrans européens véhiculée par la caricature et la presse françaises révolutionnaires.

Les nouveaux mondes

8Les transformations sont probablement plus spectaculaires en Amérique du Nord et aux Antilles. Curieusement, le loyalisme l’emporte dans des colonies espagnoles et portugaises où les monarques et leurs conseillers ont su s’adapter aux mouvements de révoltes (brisant les révoltes indiennes, cédant aux révoltes créoles) pour sauver l’essentiel des relations avec les métropoles. La puissance des États-Unis est en devenir. Deux nouveaux États se sont formés à l’ouest, le Kentucky et le Tennessee, plus l’Ohio en voie de constitution, soit moins de 500 000 nouveaux habitants. La rivalité avec l’Espagne pour la navigation sur le Mississippi et la Floride ne débouche sur aucun progrès territorial. Les guerres indiennes n’en sont qu’aux prémisses.

9Les empires des Caraïbes ont été ébranlés par les révolutions des deux rives de l’Atlantique. L’Empire français n’a pu résister à l’hégémonie navale, voire commerciale reconquise par l’Angleterre au long de la décennie. La perte de la Martinique (provisoire), des petites Antilles et (surtout) de Saint-Domingue, a porté de sérieux coups à une puissance qui dominait le commerce des îles à la veille de la Révolution. L’Angleterre a profité de la faiblesse hollandaise pour gagner des colonies.

Les rapports de force

10L’Europe et les empires européens sortent ainsi transformés par les décennies des révolutions. Les rapports de force diplomatiques et militaires ont changé, dans des directions contradictoires. La création d’une armée nationale et d’une stratégie fondée sur la masse des combattants et la rupture frontale a donné l’avantage à la France, à partir de l’automne 1793. Clausewitz (après Goethe) tire les leçons de la perception des soldats de l’an II, de la dizaine d’armées portant au-delà des frontières l’énergie républicaine, au son du canon et du Chant du départ :

« Une force dont personne n’avait eu l’idée fit son apparition en 1793. La guerre était soudain devenue l’affaire d’un peuple et d’un peuple de 30 millions d’habitants qui se considéraient tous (?) comme des citoyens de l’État. La participation d’un peuple à la guerre, à la place d’un cabinet ou d’une armée, faisait entrer une nation entière dans le jeu avec son poids naturel. »

11Remarquons que cette supériorité est menacée par ses principes même : l’érosion de l’esprit national, la réalisation incomplète d’un service militaire obligatoire pour tous les citoyens, la professionnalisation du soldat-citoyen et le culte du chef militaire. Dès lors qu’elle n’est plus « défensive » et « populaire », la guerre change de sens et devient l’art du stratège le plus efficace. La lucidité de Clausewitz donne tout son sens aux succès militaires et idéologiques de la Grande Nation. Toutefois, les adversaires de la France conservent intactes leurs capacités militaires et leurs conquêtes territoriales. La Russie et la Prusse n’ont pas jeté leurs forces vives dans les coalitions contre la France, laissant à l’Angleterre et à l’Autriche l’essentiel d’un effort de guerre d’une dizaine d’années pour la seule Angleterre. Ainsi les guerres sur le continent européen sont la traduction stratégique des bouleversements opérés dans l’ordre idéologique et social. Les guerres révolutionnaires ont créé les conditions de stratégies nouvelles. Elles trouvent une autre application dans les guerres civiles, menées par des fédérations de communautés, menacées dans leurs valeurs et leur culture. La guerre de Vendée est une sorte d’application interne de principe de la guerre défensive et populaire, mais contre une Révolution qui l’illustre sur le plan international ! Et la guerre de libération des esclaves en Haïti est une forme nouvelle de guerre « révolutionnaire », qui se greffe sur les armées de la République, ou les affronte selon le cas, en une guérilla implacable. La supériorité de la Grande Armée impériale se retournera contre Napoléon par un paradoxe de l’histoire, dressant contre la France des pays transcendés par des guerres devenues défensives, nationales et populaires, à l’image des guerres de la république française de l’an II. Ces mutations sont donc en évolution perpétuelle et sécrètent leurs propres contradictions.

12Sur le plan maritime, il est de bon ton de parler d’un désastre français, d’un naufrage permettant à l’Angleterre d’obtenir en une décennie ce qu’elle recherchait vainement depuis un siècle : l’hégémonie militaire et commerciale sur les océans. Saintes (1782), Aboukir (1798) en sont les jalons avant Trafalgar. Les choses ne sont pas aussi simples. L’arrêt momentané de la course, pour raisons idéologiques (la paix des mers) et la désorganisation des cadres et des équipages de la Royale ont certes pesé lourd dans la balance. L’effort extraordinaire d’armement et de mobilisation de l’Angleterre (plus de 100 000 marins en 1802 contre 40 000 en France), et des adaptations stratégiques ont également joué dans cette « défaite » maritime (à terme) de la France républicaine. Mais ce serait occulter la mobilisation côtière de la période du Salut public, sous la direction de Jean Bon Saint-André et de Carnot, la reprise des arsenaux et de l’inscription, le relatif équilibre de la course et les difficultés britanniques, illustrées par un certain isolement en 1797 et l’épisode des mutineries à bord des unités de la Navy. L’expédition d’Égypte illustre bien les capacités et les contradictions de la politique navale du Directoire. Mais les conséquences du basculement du rapport de force en faveur de l’Angleterre contrastent avec les mutations de la guerre sur le continent et hypothèquent à terme les équilibres européens.

Les deux Europes

13Les guerres se présentent ainsi comme la focalisation et la traduction des bouleversements politiques et idéologiques introduits par les révolutions dans l’espace européen et américain. En 1802, la distribution ne se fait plus entre « espaces libéraux » (Angleterre, Provinces-Unies) et espaces absolutistes ou autocratiques légitimés par les apparences (et quelques réalités) du despotisme éclairé. Cette notion pour le moins ambiguë n’a pas résisté aux révoltes et réactions des peuples concernés (Pays-Bas) et à l’explosion des révolutions. Deux Europes se font face. L’expansion des idées révolutionnaires – droits de l’homme, souveraineté du peuple, contrat social, représentation fondée sur la séparation des pouvoirs, libertés essentielles d’expression et de l’individu mais aussi liberté des échanges, de la production et du travail et défense de la propriété – unit en partie le quart occidental influencé directement ou indirectement par la Grande Nation, et certains foyers enclavés dans l’autre Europe, comme la Pologne et les cercles interdits ou combattus d’Angleterre et d’Autriche (chapitre suivant). L’Europe contre-révolutionnaire regroupe la majorité des monarchies européennes, et des populations en lutte contre les révolutions, autour de forces (noblesse, clergé) et de valeurs traditionnelles, cohésion dynastique, restauration des Droits de Dieu et défense des solidarités communautaires, dans le cadre d’une éducation et d’une morale chrétiennes. L’ampleur de cette recomposition idéologique est encore à écrire, de même que l’influence sur la pensée européenne des émancipations coloniales blanche et noire, des États-Unis et de Saint-Domingue, de la première abolition de la traite et de l’esclavage.

14En 1802, l’Europe obéit ainsi à la logique de deux mouvements complémentaires et dialectiques. D’une part, l’expansion révolutionnaire concerne un large espace aux expériences et aux pratiques comparables, ainsi que des couches marginalisées dans les pays adverses. De l’autre, elle a suscité une réaction généralisée dans les pays épargnés par la « contagion révolutionnaire », ou dans des populations « résistantes », dans l’émergence et la maturation d’actions et d’une doctrine contre-révolutionnaires. Mais elle est également à un tournant de son histoire. La militarisation croissante de la France et la poursuite d’ambitions dynastiques et nationalistes tournent insensiblement la page des « révolutions européennes » pour d’autres logiques impériales et bellicistes. Le passage se fait peut-être au moment de la création du royaume d’Italie. De nouvelles cartes de l’Europe se dessinent ; celle de 1811, de la plus grande extension de l’Empire, celui des 130 départements, de la domination directe ou indirecte de la moitié du continent et du rêve de recréation d’un nouvel Empire d’Occident par le nouveau Charlemagne ; celle du Congrès européen de Vienne, placée sous le signe de la restauration de l’Europe des rois, où les appétits des grandes puissances l’emportent sur le respect de nationalités émergentes, même si certains nationalismes se rattachent à la puissance et au prestige des dynasties en place. Le rétablissement des règles anciennes de la diplomatie européenne par Metternich ne doit pas abuser. Une Europe des nations s’est esquissée entre 1770 et 1802, imparfaitement incarnée dans les espaces géopolitiques de la Grande Nation directoriale et consulaire. Le réveil des nationalités, incarné par les générations de 1830 et 1848, traduit la vitalité des nouveaux droits proclamés par les unitaires français, bataves, rhénans, italiens, suisses, polonais : le droit des citoyens d’une nation de décider de leur destin par la représentation d’une volonté générale reposant sur une certaine démocratie et la garantie des droits et du contrat social ; le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes face à l’ordre de la Sainte-Alliance des rois et des empereurs.

Table des illustrations

Légende Grande et Petites Antilles en 1789. Extrait de Marcel Dorigny, Révoltes et révolutions en Europe et aux Amériques (1773-1802), Paris, Belin, 2004.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/28071/img-1.png
Fichier image/png, 318k

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search