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Des révoltes aux révolutions

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Serge Bianchi

Quatrième partie. Révoltes et révolutions dans un monde en guerre

Chapitre XVI. L’Europe en guerre (1792-1802)

Texte intégral

1Pendant une décennie, la Révolution française fait basculer l’Europe dans une période de guerre continue. Cette guerre remet en cause les traditions diplomatiques, par la nouveauté des buts et de l’idéologie de guerre. Les anciennes alliances se dissolvent, deux coalitions successives se forment contre la France. L’Europe sort ainsi brutalement d’une période de stabilité relative, garantie par les grandes puissances. La diplomatie française en particulier évolue constamment, de la paix universelle à l’impérialisme, ou au retour à des pratiques traditionnelles. Mais l’équilibre militaire subit des évolutions décisives, tant dans la conduite de la guerre (la stratégie) que dans le recrutement, le statut et la mentalité des citoyens en armes. La place de l’armée dans la société, dans le cadre des révoltes ou des révolutions, connaît des mutations essentielles. Les rapports des civils aux militaires sont profondément repensés sous la Première République à l’époque de la Patrie en danger et au moment de la seconde coalition. Ces deux grands aspects, diplomatiques et militaires, structureront les analyses qui suivent, pour une meilleure compréhension des contextes des révoltes et des révolutions qui secouent l’Europe pendant la décennie de guerre.

Les aspects diplomatiques

L’Europe contre la France

2La fuite du roi, à l’été 1791, est probablement le facteur décisif dans l’hostilité des cours européennes à la Révolution, malgré la fiction de l’enlèvement et le rétablissement du monarque dans ses prérogatives par les feuillants. Elle agit comme un électrochoc, déclenchant des déclarations hostiles et des manifestes de la part des diplomates et préparant des négociations visant à isoler et châtier la France. Georges Lefebvre parle de la constitution d’une «  internationale  » des aristocrates et des hiérarchies ecclésiastiques face aux réformes touchant aux fondements de la monarchie et des ordres privilégiés. La vision apocalyptique donnée par les émigrés est confirmée par la lecture des Réflexions de Burke, qui deviennent la bible des nouveaux croisés. De façon paradoxale, les émigrés jouent un rôle inverse mais comparable à celui des réfugiés politiques en France, dans des directions contraires. Des défections se multiplient alors dans les rangs de ceux qui avaient manifesté leur sympathie pour la cause française, après la prise de la Bastille et la Déclaration des droits de l’homme. L’une des premières conséquences de ce revirement est l’arrêt des expériences, encore en cours, de « despotisme éclairé », à l’exception de la Pologne dont la situation devient dramatique. Joseph II lui-même, puis François II reviennent sur les réformes religieuses, rétablissent la sujétion des Hongrois par l’ancienne constitution, renoncent aux réformes mettant en cause la féodalité. La sociabilité mettant en jeu des options idéologiques fait l’objet de contrôles et d’interdictions, en Italie (même en Toscane), en Espagne, où les loges, les sociétés secrètes et les clubs sont surveillés et interdits. La condamnation de la Constitution civile du clergé par Pie VI (en mars et avril 1791) alimente l’esprit de la croisade prêchée par Grimm comme par Burke, en vue de former ce front commun antirévolutionnaire préalable à l’entrée en guerre. Les buts des adversaires de la France convergent vers le rétablissement de l’Ancien Régime, non sans divergences sur la place que Louis XVI doit occuper dans cette reconquête.

3L’union des monarchies contre-révolutionnaires est freinée par la diplomatie européenne et par la prudence de la Constituante jusqu’à la déclaration de Pillnitz, d’août 1791. La Russie est en guerre contre la Suède (en 1790), contre la Turquie (jusqu’en 1791) et tournée vers l’occupation de la Pologne. L’Angleterre ne pense pas intervenir, pour rétablir le statu quo, dans l’immédiat. Léopold II diffère la solidarité dynastique pour régler les affaires instantes, jusqu’à la fuite de juin 1791, qui « déchire le voile ». L’Autriche et la Prusse mettent un terme à leurs différents en signant une paix conjoncturelle, le 4 août 1791. La déclaration de Pillnitz est une invitation, le 27 août 1791, à rétablir l’ordre en France, comme il l’avait été jusque-là dans tous les espaces troublés par des forces révolutionnaires (Hollande, Brabant). Les formules choisies pour l’intervention commune demeurent vagues : « alors et dans ce cas »… Au moment où la Russie se désengage par l’attaque de la Pologne, la Prusse et l’Autriche s’entendent sur une intervention minimale, de 20 000 hommes pour soutenir le pays attaqué, puis de 50 000 hommes à terme. La mort de Léopold II précipite le dénouement. À partir du 20 avril, la coalition qui se noue est exceptionnelle en Europe. L’exécution du roi est le second électrochoc. Entre janvier et le 30 août 1793 sont signés des traités unissant contre la France la Hollande, l’Angleterre (1er février), la Russie (le 25 mars), la Sardaigne (le 25 avril), Naples (le 12 juillet), la Prusse et l’Autriche naturellement (juillet-août) et le Portugal. En réalité, la coalition ne vit que par les subsides anglais, tant les dissensions des têtes couronnées sont évidentes. Chaque partenaire réclame des aides pour intervenir, en énonçant des motivations et des buts de guerre très différents de ceux des partenaires. C’est l’un des atouts de la France dans ce conflit inédit qui la voit affronter les armées les plus puissantes et les flottes maîtresses des océans. Le continent européen bascule pendant trois ans dans une guerre qui va modifier le recrutement, la stratégie, l’idéologie militaires et engendrer des formes nouvelles de révoltes et de révolutions dans les pays combattants, dans les espaces occupés par les armées de la Révolution.

La France contre l’Europe

4À partir d’avril 1792, les opérations militaires se greffent sur les réactions des pays touchés par la guerre ou par la conquête. La France, isolée dans le concert européen, tente de « régénérer » les populations des pays traversés. La variété des réponses peut décourager l’analyse. Il importe, dans un premier temps, de connaître les buts de guerre et la politique étrangère de la France ; puis de qualifier les comportements « nationaux » des pays occupés, entre révoltes et révolutions ; enfin, de tenter un bilan du nouveau visage des pays européens au sortir de l’« ère des révolutions ».

Une politique contradictoire

5Pendant la Constituante et la Législative, la politique française a flotté du pacifisme radical à une conception belliqueuse. La première tendance est d’incliner vers le droit des peuples et des gens, l’ouverture des mers. C’est le sens du décret de 1790 qui conclut le premier grand débat de politique étrangère, à propos du respect du Pacte de famille, lors d’une contestation entre l’Espagne et les États-Unis à propos d’une baie californienne. La question est le maintien du Pacte de famille. Robespierre et le duc de Levis font échouer l’intervention française, par une déclaration de principe allant dans le sens d’une paix perpétuelle et universelle : « L’Assemblée nationale répudia solennellement le droit de conquête  ». Selon Georges Lefebvre « L’État territorial et dynastique cédait la place à la nation ». Le terme de Grande Nation figure déjà dans ce texte qui ne légitime que la guerre de défense nationale. La proclamation du 22 mai 1790 prend valeur de serment : la France n’enverrait « jamais ses forces contre la liberté d’aucun peuple » ! Albert Sorel dénoncera l’« utopie périlleuse » d’un texte qui fait fi des traditions et des équilibres passés. Mais cette Déclaration des droits des peuples n’aura pas le retentissement de celle des droits de l’homme ni sa postérité. Les peuples doivent-ils être soutenus dans leur projet de liberté, s’ils sont soumis à une puissance étrangère ? Que faire des peuples « libres » qui désireraient rentrer dans l’État français en reniant leur puissance de tutelle ? La question se pose dès juin 1790, quand Avignon et le Comtat venaissin déclarent vouloir entrer dans la nation française, par vote et par vœu. D’un côté s’expriment ceux qui soutiennent que la force fait le droit et appellent à se soumettre à l’État propriétaire. De l’autre, ceux qui veulent donner satisfaction aux peuples qui se libèrent, quand ils manifestent le désir d’être français, comme les Avignonnais (dès novembre 1790) et les Alsaciens (déboutés en mai 1791, satisfaits en septembre 1791). Les étrangers résidant en France – Belges, Suisses, Savoyards, Corses, Niçois – en conçoivent des espoirs accrus. Les pays qui désirent un pouvoir dégagé de l’absolutisme se réfèrent alors au modèle français dans lequel ils placent leur projet de régénération nationale.

6Les motivations du parti « brissotin » à la Législative ne sont pas aussi claires que celles des constituants, qui avaient voulu éviter la guerre, à tout prix. De leur côté, La Fayette, le comte de Narbonne et la cour favorisent un processus de marche au conflit, dont certains espèrent la restauration des Bourbons dans toutes leurs prérogatives, et d’autres la conduite des affaires de la France. Le processus s’accélère quand Dumouriez reçoit la charge de la Guerre, accordant aux Girondins (Clavière et Roland) des postes importants, au point de parler (à tort) de ministère girondin. Connu pour ses sympathies envers une Pologne en voie de dépècement, tentant une « révolution » impossible face aux appétits de la Prusse et de la Russie, le général est favorable à une guerre courte. Ses déclarations visent à rompre une dynamique de coalition des monarques solidaires de Louis XVI et créant une internationale révolutionnaire. Dans cette montée belliciste, il faudrait mesurer le rôle des réfugiés politiques étrangers, de l’enthousiasme des « légions franches » prêtes à franchir les frontières pour libérer leurs nations respectives : Belges, Liégeois, Germaniques, Hollandais, Savoisiens ou Allobroges. Les historiens divergent dans l’interprétation de cette phase qui conduit à la déclaration de guerre.

7Entre les premières défaites et l’entrée en guerre de l’Angleterre (et des pays formant la coalition), la France affronte l’alliance austro-prussienne. La diplomatie française prend un tour nouveau, sous la direction d’un ministère girondin homogène, que Lefebvre charge sévèrement, en soulignant les contradictions entre les déclarations de principes et les conséquences sur le terrain. En septembre et octobre 1792, la question de l’agrandissement de la France par la satisfaction donnée aux peuples désirant leur liberté sous sa tutelle est différée : « Craignons de ressembler aux rois » s’écrie Camille Desmoulins quelques jours après l’abolition de la monarchie, le 28 septembre. Le droit à l’ingérence dans les affaires des voisins est alors repoussé. Mais le 19 novembre, le vent tourne après Jemmapes. Faut-il favoriser la propagande révolutionnaire en laissant les « patriotes » des espaces créer des clubs, militer pour l’abolition de la féodalité ? ou se lancer dans une croisade contre les monarques, au nom de l’intervention armée de la France révolutionnaire ? Sous l’impulsion de La Revellière-Lepeaux et l’accord des ministres Pache et Monge (à la demande de « patriotes » bataves), la Convention vote « fraternité et secours » à tous les peuples qui veulent recouvrer leur liberté : « Nous ne pouvons être tranquilles que lorsque l’Europe, et toute l’Europe sera en feu » (Brissot). Avec le slogan « guerre aux châteaux » (le 15 décembre 1792) voté par acclamations, on passe du droit des peuples à décider eux-mêmes à une politique d’intérêt national légitimant la réunion de territoires occupés-libérés à la France. Bientôt est invoquée, comme un héritage de la Révolution, l’idée des frontières naturelles, sous la plume de Brissot ou la bouche de Danton : « jusqu’aux limites marquées par la nature » (31 janvier 1793). Les besoins financiers conduisent à mettre en vente les biens des adversaires de la Révolution dans les pays sous domination française. La solution des républiques sœurs autonomes est repoussée au nom des exigences du moment, et la fiction de l’appui sur des administrations locales ne peut dissimuler les réalités d’une politique de réquisition, en Belgique et en Rhénanie. Entre décembre 1792 et mars 1793, les peuples concernés sont appelés à se prononcer sur leur avenir, même si les logiques de la diplomatie française l’emportent sur le vœu réel des populations. Cette politique a de profondes implications pour l’équilibre européen, autant que les retombées de l’exécution du roi, le 21 janvier 1793. Le jeu traditionnel des alliances est bouleversé. Les initiatives et les annexions ont frayé le chemin à une coalition inédite, sans que l’on puisse dissocier les responsabilités de Dumouriez, Danton, Carnot et Brissot (rapporteur de la déclaration de guerre à l’Angleterre, le 1er février).

La conquête de la paix

8Après la victoire de Fleurus, la situation géopolitique de l’Europe connaît une évolution favorable à la France révolutionnaire. Les Prussiens cessent de combattre à partir de septembre 1794, pendant une année, mobilisés sur le front polonais. La Catalogne est envahie à l’été 1794. En janvier 1795, Pichegru envahit des Provinces-Unies évacuées par les Anglais. Les Conventionnels hésitent sur le sort des pays « libérés » ou « occupés ». Carnot désire préserver l’équilibre européen et créer un système de républiques sœurs autonomes : « La France ne peut que s’affaiblir en s’agrandissant. » D’où la création de la République batave, soustraite à l’influence britannique. Il s’agit également de redresser le commerce, récupérer les colonies, assurer la sécurité nationale en renonçant à l’idéologie. Mais « l’organisateur de la victoire » n’est pas majoritaire. La recherche des frontières naturelles tend les relations avec l’Espagne. L’autre attitude est de vivre sur les pays conquis, pour la première fois depuis la guerre de Trente Ans ? Les succès permettent de signer les accords de Bâle (avril 1795), La Haye (16 mai 1795, assortis d’une alliance avec la Hollande), Bâle II avec l’Espagne (le 22 juillet 1795), qui concède toute l’île de Saint-Domingue. Une fois la paix signée avec l’Empire, il ne reste plus que l’Angleterre et l’Autriche avant la campagne de 1796 et le début du Directoire.

9Entre juin 1794 et juillet 1795, les armées françaises ont conquis de nombreux territoires, et appliqué une politique spécifique, différente des menées du Directoire. La question qui se pose sera celle des réactions des populations à cette occupation, et des décalages entre les attentes des populations, les principes de l’expansion révolutionnaire et les réalités du terrain.

L’Europe en guerre : aspects militaires

10La guerre, qui a épargné l’ensemble du continent européen depuis 1763 (à l’exception des guerres russo-turques), est le facteur décisif, non seulement pour les relations internationales, la géopolitique et les nouvelles stratégies militaires, mais encore pour le destin des peuples en révolutions ou contre-révolutions. Nous pouvons présenter un état des forces militaires (terrestres, navales et morales) au moment de la déclaration de guerre et de la formation de la première coalition (Corvisier, Béranger, 1985).

Survol des forces en présence

11La France s’engage le 20 avril 1792 dans une décennie de guerres continues. En dehors de quelques États majeurs (du Nord, la Turquie), elle doit combattre la plus grande partie de l’Europe monarchique, même si la Russie ne s’engage vraiment qu’à partir de 1796. L’affrontement majeur, jusqu’en 1795 (traité de Bâle) et 1797 (traité de Campoformio) se fait contre les armées prussienne et autrichienne. L’armée prussienne est souvent citée en modèle, depuis la bataille de Rossbach (1757), qui a sauvé Frédéric II, pour son organisation et sa discipline. Les soldats prussiens sont recrutés selon le système du cantonnement, l’inscription à la naissance sur les registres militaires. Le service dure 22 ans. Dans toute l’Europe, on s’inspire avant 1789 du dressage (drill) ou instruction à la prussienne, et l’on étudie la tactique souple des prussiens : l’ordre mince remplaçant l’ordre profond et l’ordre oblique vanté par Frédéric. L’artillerie à cheval est cependant éclipsée par la mobilité et l’efficacité de l’artillerie française (de Gribeauval). La Prusse peut compter sur près de 200 000 combattants pour une population de moins de 6 millions d’habitants en 1789, alors que la France obtient le même résultat, mais pour 28 millions ! L’Autriche connaît également les mutations de l’art militaire au xviiie siècle, une spécialisation de l’homme de guerre, fondée sur la professionnalisation du métier des armes, un renforcement de la discipline, du cantonnement et un isolement des hommes de troupe et d’officiers formés dans des écoles spécialisées. Elle dispose de près de 200 000 hommes et n’a guère été vaincue pendant les guerres du siècle, la guerre de Sept Ans, et la guerre récente contre la Turquie (en 1789). L’armée autrichienne est un facteur de cohésion dans cet empire éclaté. La Russie, futur adversaire de la France, est au même niveau statistique pour les levées d’hommes, pour une population de 30 millions d’habitants. La réputation de son armée (qui a occupé Berlin en 1760) est flatteuse, décisive dans les annexions successives de la seconde moitié du siècle, dont Odessa, après la paix de Iassy avec les Turcs en janvier 1792. Dans ces armées, le commandement est partout nobiliaire et privé, malgré les efforts pour supprimer la vénalité des charges des officiers (1776 en France, 1781 par l’édit de Ségur sur les quatre quartiers de noblesse). Les officiers sont les soutiens inconditionnels des régimes monarchiques. Le poids de la bourgeoisie, un moment important dans les grades moyens, se réduit à la fin du siècle. La stratégie terrestre combine deux méthodes : la bataille en ligne et le siège des places fortes, encore appliquées pendant la guerre d’Indépendance (Bunker Hill et Yorktown). Sur mer, le rapport des forces s’est quelque peu équilibré depuis la guerre d’Indépendance où la France a disposé de près de 80 navires de ligne (pertes équilibrées d’une vingtaine de navires de guerre entre 1778 et 1783 pour les deux puissances), mais du soutien de l’Espagne (76 navires en 1785) et des Provinces-Unies. La nouveauté est dans la percée de la flotte russe (45 navires en 1785) et dans la progression tactique et technique de la Navy, qui se révélera après 1793. L’Europe est surarmée sur le plan naval avec près de 450 navires de ligne.

12En 1792, la Révolution française a bouleversé le jeu traditionnel des alliances et des négociations (Pacte de famille, axe franco-autrichien). Mais la guerre reste marquée par des logiques traditionnelles : elle est la continuation de la politique par d’autres moyens (Clausewitz) et doit s’arrêter dès qu’elle est trop coûteuse, ruinant la Prusse en temps de paix (60 % du budget) et la France à l’issue de la guerre d’Indépendance. Les stratèges ont multiplié les essais (Guibert, Gribeauval, Carnot) à propos de la mobilité des troupes, de la concentration du tir, des rôles respectifs de l’ordre mince et des colonnes, de l’intendance et du ravitaillement. L’armée française jouit d’une considération certaine, après Yorktown et la réorganisation profonde (terrestre et navale) de Choiseul à Vergennes. Elle peut compter sur moins de 200 000 hommes en 1792, mais sa cohésion et son efficacité sont brouillées par les effets du cours de la Révolution, pour l’armée de terre comme pour la Royale.

13La guerre entre la France et l’Autriche était prévisible dès juin 1791, la fuite du roi et la question des princes allemands possessionnés. Les émigrés français poussent à la guerre tant dans les cours qu’à la tête de leurs compagnies et légions. La Sardaigne, la Russie et la Suède soutiennent l’Autriche, ainsi que l’Angleterre (financièrement) lorsque ses intérêts et l’équilibre européen sont en jeu. La mobilisation autrichienne est retardée par les réserves de Léopold II jusqu’à sa mort en 1792, et par les problèmes que l’empire connaît sur le front turc (paix de Sistova en août 1791) et dans ses provinces, avec les révolutions brabançonne et liégeoise et les soubresauts hongrois. À partir de la déclaration de Pillnitz (27 août 1791), la guerre est devenue une question de mois. La Prusse et l’Autriche s’engagent à fournir chacune 50 000 hommes et à exiger des buts de guerre communs : statu quo territorial pour les princes allemands et pour le pape, liberté et garanties pour la monarchie française. La mobilisation prussienne est retardée par la précipitation française ! La Législative vote la guerre, le 20 avril, dans un enthousiasme général, à peine tempéré par quelques mises en garde. L’espoir est dans une « guerre aux châteaux » et dans le ralliement des peuples aux idéaux révolutionnaires. La croisade de la liberté se heurte à la croisade contre-révolutionnaire des monarchies absolues, l’avènement de François II (le 1er mars 1792) précipitant l’inévitable. Rarement une entrée en guerre aura connu de tels consensus dans les deux camps !

Armée royale, armée de la nation ?

14La première phase de la guerre est liée à deux mobilisations délicates. Les problèmes les plus graves concernent l’armée royale et la transition difficile en armée de la Révolution, au moment de Valmy et de l’abolition de la monarchie. On ne peut évaluer l’influence de la guerre d’Indépendance sur l’état d’esprit des officiers et des soldats qui se sont battus outre-Atlantique. On a pensé qu’ils pouvaient être gagnés aux idées révolutionnaires. Mais si une partie de la noblesse éclairée se range auprès des « patriotes » et adhère à des doléances « libérales », l’armée vit difficilement les journées révolutionnaires de 1789. La troupe ne fait pas preuve d’un enthousiasme marqué, ni dans la répression des troubles ni dans l’engagement aux côtés des insurgés. Dans les journées de juillet 1789, une partie des gardes françaises (sur 17 000 hommes autour de Paris) a fraternisé avec la foule parisienne et « pris » la Bastille, tandis que l’autre partie a failli rétablir l’ordre. La confusion gagne les hommes et les officiers de la « meilleure armée d’Europe » (Corvisier, 1971) en proie à une crise morale majeure. Les désertions se multiplient entre 1788 (1,87 %) et 1790 (4,88 % de l’effectif dont 9 % dans les cantonnements parisiens). Des mutineries militaires se déclarent au printemps 1790 après le renvoi de 10 000 hommes. De nombreuses opérations du maintien de l’ordre se traduisent par des actes d’indiscipline au moment de l’établissement de la loi martiale (22 octobre 1789). Les militaires sont souvent l’objet de réactions hostiles de la part des populations qu’ils sont censés tranquilliser. Une partie de la troupe est travaillée par un début de politisation, sur fond de tensions hiérarchiques et de remise en cause de la place du militaire dans la nation. Ces tensions se manifestent particulièrement lors de la révolte des soldats de Nancy (mais d’autres se déclenchèrent dans les ports de guerre) en août 1790. Le marquis de Bouillé fait exécuter des insurgés et envoyer les autres aux galères. Les officiers continuaient à pratiquer l’exercice à la prussienne, alors que les soldats, fréquentant les clubs ou ayant participé à la Fédération du 14 juillet demandaient des réformes sous la forme de doléances et de contributions forcées. La Garde nationale a rejoint les rebelles. La bataille entre l’armée de Bouillé et les révoltés cause 300 victimes (morts ou blessés) et une remise au pas des éléments « patriotes » de la ville de Nancy. Le divorce s’accentue entre les cadres anciens et les nouvelles recrues, malgré un assouplissement de la justice militaire (mixte, comprenant des officiers, des hommes de troupe et des juges) et un début de vote des soldats pour les grades de sous-lieutenants (les lieutenants et capitaines sont nommés à l’ancienneté). Le problème central est celui posé par le Constituant Dubois Crancé en décembre 1789 : armée de professionnels ou armée nationale, tout citoyen étant soldat en puissance et tout soldat citoyen ? Les parlementaires de la Révolution vont osciller perpétuellement entre les deux options, finalement complémentaires : le volontariat et l’obligation ; la liberté et l’illiberté. D’un côté, l’armée perd des hommes en 1790 (régiments de 900 contre 1 050 en 1789), mais en gagne en 1791 et 1792 par les engagements volontaires, les régiments atteignant 1 400 hommes à la veille de la guerre. 120 000 hommes sont venus s’ajouter à l’armée royale classique. Quant aux officiers de terre, les défections s’accélèrent après Varennes : 6 % de départ avant, 27 % au 1er janvier 1792 ! La moitié des officiers royaux aura ainsi déserté au 1er janvier 1794, par strates successives et la majorité auront servi dans l’armée des émigrés ! C’est la deuxième grande fracture politique après le serment des prêtres. La désorganisation est un peu moins forte pour l’encadrement de la Royale.

15Le recours à la réquisition, quand le volontariat est insuffisant, modifie la composition de l’armée. Le recours à la milice est rejeté par tous. La solution est donc de puiser dans le vivier de la Garde nationale, force auxiliaire de l’armée. Formée dès le printemps et l’été 1789 (Orléans et Paris), la Garde nationale n’est uniformisée, après l’engouement des Fédérations, que par un décret du 14 octobre 1791 : « Comme il n’y a qu’une Nation, il n’y aura qu’une Garde nationale, soumise au même règlement, à la même discipline et au même uniforme. » Le 22 juillet 1791, après les ruptures politiques, la Constituante fait appel à 97 000 volontaires, dépendant des autorités civiles jusqu’à leur affectation, servant pour une campagne théorique, et élisant leurs officiers (1582, dont le tiers a déjà servi). Les campagnes n’ont fourni que 15 % des volontaires. Le 12 juillet 1792, dans une patrie en danger, l’appel concerne 50 000 hommes de ligne et 33 600 volontaires. Les campagnes donnent près de 70 % des volontaires (Bertaud, Corvisier). Au total, plus de 200 000 hommes ont été levés entre 1790 et le début de la guerre, dont 54 compagnies franches. Près de 400 000 hommes peuvent s’opposer aux armées prussienne et autrichienne, sur le papier…

Le temps des défaites

16Un survol des opérations militaires, de 1792 à 1794 dégagerait des étapes assez nettes : un temps des défaites jusqu’à Valmy ; un redressement sensible jusqu’en mars 1793 ; une période délicate face à la coalition jusque janvier 1794 ; une reprise des victoires et de l’expansion.

17Cette approche est destinée à comprendre la façon dont l’armée française est devenue progressivement « nationale » dans le cadre d’une « révolution militaire » du recrutement, de l’encadrement et de l’idéologie. Mais elle doit permettre de mettre en place les cadres des relations de la France avec les pays voisins, touchés par la guerre et par la propagande, voire la conquête révolutionnaire, afin de comprendre la nature de leurs réactions.

18La guerre s’engage par des « fuites » cinglantes dont le massacre du général Dillon, jusqu’à la déroute de 10 000 hommes devant 1 500 cavaliers prussiens le 16 septembre. Les forces engagées sont comparables à Valmy, où les 36 000 soldats de Dumouriez et Kellermann font face à 34 000 Prussiens de Brunswick. À partir de cette « non-bataille » (pour certains) commence l’expérimentation d’une stratégie nouvelle, la guerre « de masse » qui sera systématisée par Carnot en l’an II. Jemmapes, en novembre 1792 est la première application de cette loi du nombre, quand 40 000 Français débordent 13 000 Autrichiens, aux accents de La Marseillaise et de La Carmagnole ; le même rapport de force s’observe à Hondschoote (6 janvier 1793), soit 42 000 Français contre 13 000 Anglo-Hanovriens, à Wattignies (octobre 1793 : 50 000 contre 30 000) et même à Fleurus, la victoire la plus probante (juin 1794) : 73 000 Français de Jourdan contre 52 000 alliés de Cobourg. Depuis le manifeste de Brunswick, la guerre a changé de nature, devenant une guerre « patriotique » de défense nationale, impliquant les forces de tout le pays, voire la levée en masse, alors que les puissances alliées pensent à une simple opération de retour à l’équilibre et à l’ordre ancien. En novembre 1792, la Convention promet fraternité et secours à tous les peuples qui veulent changer leur système ancien, et le 15 décembre à ceux des pays occupés. La guerre « civile » de Vendée sera bien plus « totale » que l’occupation française à l’automne 1792.

19L’expansion française de l’automne 1792 peut s’expliquer en partie par l’obsession prussienne pour un deuxième partage de la Pologne. Le 19 mai 1792, en effet, les troupes de Catherine ont pénétré en Pologne, obligeant Frédéric-Guillaume à signer un traité avec la Russie en janvier 1793 : la Prusse obtiendrait Dantzig et la Poznanie, jusqu’aux abords de Cracovie. C’est la raison pour laquelle les troupes prussiennes interviennent à regret en France, l’essentiel luttant pour vaincre la résistance polonaise. Leur échec aux portes de Varsovie en septembre 1794, ne fait que freiner les appétits du roi et de Catherine, qui s’entendent pour un ultime partage. La Prusse négocie alors la paix de Bâle, du 5 avril 1795 et obtient finalement des territoires qui doublent la superficie totale du royaume en l’espace de deux années !

20Le désengagement relatif de la Prusse est compensé par l’entrée de l’Angleterre dans la coalition, à la suite de la nouvelle orientation de la politique française, à l’automne 1792. En effet, la victoire de Jemmapes ouvre aux armées de Dumouriez les portes de la Belgique, et de la Rhénanie. Dans la diplomatie de Vergennes, les opérations se seraient soldées sans occupation ni annexion. Mais les buts des Girondins ont changé. En janvier 1793, Danton formule un programme d’accès aux « frontières naturelles » qui se conjugue avec l’exportation de la Révolution par les « missionnaires armés » selon la formule critique de Robespierre. Dès septembre 1792, la Convention se borne à multiplier les clubs en Savoie et autorise une « assemblée nationale des Allobroges ». Les institutions municipales de Nice ou de Mayence sont « révolutionnées » et purgées des éléments aristocrates. La Savoie est annexée, « sur sa demande », le 27 novembre 1792 ; Nice, le 31 janvier 1793 ; l’évêché de Bâle, éphémère République de Rauracie devient département du Mont-Terrible le 23 mars 1793. Une Convention rhénane vote en mars 1793 la réunion à la France. « La Révolution, devenue guerrière, défiait le monde » (Lefebvre, 1963). Cette politique conduit naturellement à la première coalition, comprenant l’Angleterre, les états italiens et même l’Espagne, alliée traditionnelle de la France. Pitt tente de former une « union sacrée » des whigs et des tories autour du conflit contre la France, en agitant la menace de l’ouverture de l’Escaut et d’Anvers, et en soutenant directement les Hollandais sur ce refus. La guerre devient géopolitique et idéologique à la suite des massacres de septembre et de l’exécution de Louis XVI. La Convention déclare la guerre à l’Angleterre le 5 février et à l’Espagne le 7 mars 1793. En Italie, l’assassinat d’un représentant français entraîne la rupture avec Rome, puis Naples, Parme, Modène et Venise. L’empire allemand vote la guerre en mars à la Diète de Ratisbonne. La France se retrouve dans la position de l’Angleterre 15 ans auparavant : isolée, en guerre contre toute l’Europe (moins les états scandinaves, la Suisse et la Turquie) et contre les régions soulevées de… l’intérieur comme la Vendée.

21L’ampleur de la coalition implique normalement l’échec des Français et le rétablissement de l’Ancien Régime. L’exceptionnelle capacité de mobilisation de la Convention (girondine puis montagnarde) n’explique pas la résistance victorieuse à partir de l’été 1794. Les dissensions des Alliés, quant aux buts de guerre et à la coordination des opérations, ont également joué. L’Angleterre devient le bailleur de fond des armées continentales, dépensant de 6 millions à 33 millions de livres entre 1793 et 1802 ! Le rétablissement de l’Ancien Régime par les armées autrichiennes de « libération » leur aliène les populations. La propagande française a su préserver l’idée de « républiques sœurs » alliées sans perdre leur identité. L’adaptation de la France à des adversaires aussi prestigieux sur le continent est encore plus appréciable quand on envisage les aspects stratégiques majeurs de la guerre avec l’Angleterre, cet énième épisode d’une guerre de plus de cent ans pour la maîtrise et l’hégémonie océanique et coloniale.

Les implications de la guerre navale

22Après l’équilibre retrouvé des années 1780, la crise profonde de la marine de guerre française devient patente en 1793-1794, quand l’Angleterre remporte (définitivement ?) la bataille navale. La crise du commandement ne doit pas masquer les autres responsabilités. Certes, les officiers nobles ont abandonné leurs postes, contraints par leur loyalisme ou par l’évolution interne. Certes, la désertion est aussi considérable que pour l’armée de terre. Mais les responsabilités des responsables politiques, avant la guerre de 1793, sont indéniables, en termes de choix techniques et politiques. À partir de la Convention, les responsables de la Marine, le ministre Monge ou le chevalier de Kersaint modifient la stratégie. La guerre de course fut un moment suspendue pour des raisons philosophiques : « La course aigrit les peuples en ruinant les particuliers » (Kersaint). Le débarquement en Irlande (puis plus tard en Égypte) semble la seule issue envisageable après le désastre de Toulon, livré aux Anglais du 24 août au 19 décembre 1793, une partie de la flotte méditerranéenne coulée (12 navires de ligne détruits ou incendiés par Hood, l’incendie et l’explosion du magasin général) et les refus d’obéissance des officiers de Brest, à propos de l’affaire de Quiberon. Les mutineries françaises naissent des rapports difficiles entre les sociétés civiles de Brest et Toulon et des concentrations militaires privilégiées. En réalité, la lumière n’est pas faite sur les résistances et les adhésions de la Marine à la Révolution (Cabantous, 1984). Les jeunes officiers qui ont fait carrière sous la Révolution (et l’Empire) ont commencé leur carrière sous l’Ancien Régime avant de servir les régimes successifs. « Sans Brest, le Léon serait devenu une seconde Vendée » (Meyer, Acerra, 1988). La majorité des officiers émigrés de la Marine se décide bien après les officiers de l’armée de terre !

23Le redressement de l’an II est indéniable. Les arsenaux français sont les plus grandes concentrations ouvrières de l’Europe. Jean Bon Saint-André tente de réorganiser le commandement et la promotion des officiers, les arsenaux et parvient à un redressement sensible, alors que la guerre de course reprend, ainsi que la guerre commerciale et les expéditions ciblées. Brest devient alors le grand centre de la course, de la guerre navale nationale. Les objectifs sont la reconquête de la Corse, la défense des vestiges de l’empire colonial (Saint-Domingue et la Guadeloupe, les Mascareignes), la protection des navires de commerce. L’économie de guerre fonctionne à Indret (fabrique de canons confiée à un cousin de Reubell) et à Brest, véritable camp retranché. La coopération des savants et des ingénieurs constructeurs ralliés à la Révolution permet de reprendre un rythme correct de lancement de navires, supérieur à celui du rival anglais. L’inscription maritime et la formation de nouveaux cadres réduisent les handicaps, près de 60 000 marins s’opposant à 100 000 marins britanniques. La journée du 13 prairial an II passe à la postérité, par la légende du navire le Vengeur. Le First of june britannique voit l’escadre anglaise couler le Vengeur et prendre six autres navires de ligne. Les Français subissent de lourdes pertes (5 000 morts ou blessés, de nombreux prisonniers contre 1 100 Anglais). Pourtant, un convoi de 120 navires chargés de sucre, de produits tropicaux et de farine a pu forcer le blocus. La journée devient symbolique de l’héroïsme des marins français dont le sacrifice retentit jusqu’aux voûtes du Panthéon. L’Angleterre, qui domine l’océan Atlantique (la Martinique et les Petites Antilles) doit payer un lourd tribut et subir une guerre de course dommageable, pour son commerce et ses finances. La reprise de Toulon et celle de la Corse (le 1er décembre 1796) tempère le déséquilibre souvent souligné de la lutte pour la maîtrise des mers et les deux échecs des débarquements en Irlande : deux vaisseaux et deux frégates perdues en 1796 pour 1 000 hommes capturés. Les mutineries à bord de la flotte britannique, pendant trois mois en 1797, paralysent l’ensemble de la flotte (l’épisode du Bounty est contemporain). Trente exécutions et le débarquement de certains officiers permettent de conjurer la mutinerie en juin 1797. Les difficultés de recrutement (Irlandais, retards de solde, discipline) rendent la supériorité britannique plus problématique sous le Directoire, d’autant que la France est un moment « aidée » par l’Espagne et les Provinces-Unies, comme au temps de la guerre d’Indépendance. L’isolement de l’Angleterre l’avait conduite à négocier la paix, dès 1794. Mais les victoires de 1797 sur les Espagnols et les Hollandais annoncent le succès des réformes de fond (techniques et stratégiques) tentées depuis 1783. La France joue successivement les deux cartes du camp de Boulogne (une flotte face à l’Angleterre) et de l’expédition d’Égypte : 280 navires de commerce, 55 navires de guerre pour 40 000 hommes ! À Aboukir (1er août 1798), date fatidique, la France paie les incohérences de sa politique navale : onze navires perdus, 1 500 morts et 3 000 prisonniers. En quatre années, la Navy peut liquider les escadres et anéantir ce qu’il reste de l’empire colonial. La moitié du potentiel des marins français est en prison (dans des conditions indescriptibles). La paix d’Amiens sanctionne cette hégémonie retrouvée, après quarante années de contestation, même si elle est également une paix par épuisement réciproque (Meyer, 1985).

L’armée révolutionnaire, armée nationale

24L’armée de l’an II est restée celle du consensus « patriotique », toutes tendances confondues. Malgré les énormes problèmes de recrutement, d’encadrement, d’intendance, elle fut « le symbole de l’unité nationale », auquel les conventionnels ont tout sacrifié. Elle est « nationale » par la composition, l’état d’esprit (Lefebvre). Elle transforme dans une large mesure les manières de combattre et de concevoir la guerre.

25L’armée de l’an II est issue de l’appel aux volontaires de 1791 et 1792, des levées d’hommes des 300 000 (février 1793) et de la levée en masse (d’août 1793). Les assemblées ont toujours hésité entre le volontariat et le service militaire obligatoire, fait par des classes d’âge successives, à partir de recensement et d’inscription comparable à l’inscription maritime. Le problème est de créer une armée nouvelle, en fusionnant l’armée royale et les recrues de la Révolution. Ce sera l’objet de l’amalgame, décrété en principe en février 1793, mais réalisé seulement au printemps de l’an II. Deux bataillons de volontaires sont associés à un bataillon de ligne, présumé mieux formé et discipliné, pour former un régiment (ou une demi-brigade). L’armée devient un corps unique par l’absorption des « bleus » ou « bleuets ». On parvient à l’été 1794 (au moment de Fleurus) à des effectifs proches du million de combattants sous les drapeaux. C’est le résultat de levées échelonnées sur deux années. Valmy est la dernière victoire de l’armée royale, et déjà celle des volontaires. Jemmapes est la première victoire de l’armée de la République, de l’incorporation des volontaires. Fleurus est la victoire d’une armée de volontaires et de conscrits. Les volontaires sont issus du vivier constitué par les millions de gardes nationaux, citoyens en armes, sans être des militaires. Tout citoyen doit être prêt à prendre les armes pour participer à la communauté de devoirs qu’implique la nation, et pour défendre la collectivité civique et collective dont il est membre. Mais du service civique de la Garde au service militaire dans l’armée, le pas est délicat, ainsi que le passage d’une société à l’autre.

26Le 21 juin 1791 (fuite du roi), la Constituante décide de faire appel à des gardes nationaux volontaires, mais fixe un nombre de bataillons à lever par département (un bataillon est de 571 hommes). L’exécution de cette loi dépend des autorités des districts. Le problème est que le départ aux armées ne peut se faire que lorsque les volontaires sont sur le pied de guerre, alors que beaucoup n’étaient ni équipés ni armés. Les levées sont donc inégales et les départs ont lieu à l’automne. Les « bleuets » vont donc rejoindre les culs-blancs, tout en formant des unités distinctes. En janvier 1792, les pouvoirs civils sont chargés de lever des troupes pour l’armée de ligne, au lieu des officiers. L’effort s’intensifie après la déclaration de guerre, et les bataillons de volontaires passent à 800 hommes. Les villes fournissent l’essentiel des volontaires. La patrie en danger et les premières défaites entraînent une mobilisation (22 juillet 1792) pour compléter les anciens, lever de nouveaux bataillons de volontaires et recruter pour la ligne. Cette fois-ci les campagnes ont fourni plus d’hommes que dans les levées antérieures. Pourtant, les volontaires, enrôlés temporairement pour repousser les invasions, ne se regardent pas comme des « militaires ». Au moment de Valmy, le total des forces armées (de terre) s’élève ainsi à près de 380 000 hommes, auxquels vont s’ajouter les contingents des levées nationales, des 300 000 hommes puis de la levée en masse.

27Les lois des 21 et 24 février organisent une levée « mixte », fondée sur le volontariat, mais un contingent obligatoire par département d’hommes de 18 à 40 ans. Des députés de la Convention sont chargés de l’exécution du décret. Les départements qui ont le moins fourni sont les plus touchés par la réquisition. Les autorités de cantons et de districts doivent procéder par communes au tirage au sort, mode qui n’exclut pas les exemptions et les fraudes.

28Les résistances sont considérables, pour ne pas tomber sur un billet noir. Des révoltes ont lieu contre le retour de la milice (Vendée, Haute-Marne, Aveyron, Ille-et-Vilaine et Morbihan). Le pire n’est évité que lorsque les remplacements, les collectes et la solidarité rendent les départs acceptables. Le résultat est donc en deçà des espérances, mais les effectifs ont pratiquement doublé, avec 200 000 soldats au lieu des 300 000 espérés.

29Le 23 août 1793 est décidée (sous l’action des sans-culottes et des délégués des 7 000 assemblées primaires ayant adopté la Constitution) la levée en masse, cette foi universelle des jeunes gens, qui doivent se rendre aux districts pour être accueillis, nourris, logés, instruits, entre 18 et 25 ans. Tous les Français sont en état de réquisition matérielle et morale. Au total, les armées de l’an II sont constituées et il n’y aura plus de levée militaire avant la loi Jourdan de 1798. La levée a entraîné des résistances dans les campagnes, malgré son caractère égalitaire. On attendait 483 000 hommes répartis en bataillons de 900 soldats. Insoumission et désertion ramènent le chiffre à 300 000. Mais le remplacement n’est pas autorisé et la durée non précisée.

30Avec les forces navales, on peut ainsi approcher le million d’hommes engagés dans les guerres européennes. Comme il n’y a aucune levée avant la loi Jourdan, les effectifs fondront, de 850 000 à 380 000 au moment de Campoformio, par les effets des désertions, les pertes et des démobilisations.

31Le commandement obéit à des règles nouvelles prenant en compte l’ancienneté, les compétences et le choix des troupes. Aux officiers de ligne sont adjoints des officiers tirés des volontaires, plus jeunes et cultivés en général. Quant aux officiers supérieurs, ils sont élus par les soldats (caporaux uniquement), gradés à l’ancienneté pour un tiers, pris parmi les choix des soldats pour le reste. La Convention se réserve le choix des chefs d’armée.

32L’armée est « nationale » dans la mesure où elle reste, pour une large part, sous le contrôle des autorités civiles. Paris, par exemple, n’accueillera aucun corps militaire entre la prise de la Bastille et les journées de la faim du printemps 1795. La Convention s’est réservée le droit de punir les généraux considérés comme aristocrates (Custine) ou incompétents. Les représentants en mission aux armées, tous des Conventionnels, sont les vecteurs essentiels de cette primauté des autorités civiles. Nombreux sont ceux qui sont considérés comme les artisans des victoires.

33L’armée reste nationale par son esprit (Bertaud, 2000), entretenu par une propagande intense et une acculturation républicaine, dans les clubs, la presse, le théâtre aux armées, les échanges avec le personnel politique civil, la participation aux fêtes révolutionnaires : « Ce n’est point seulement et de la discipline des soldats que vous devez attendre la victoire ; vous ne l’obtiendrez qu’en raison du progrès que l’esprit républicain aura fait dans l’armée » (Saint-Just, représentant dans les armées de l’Est). Les soldats ne sont pas tous républicains et leur mentalité varie au gré des défaites, entre nostalgie et insoumission. Mais beaucoup le deviennent par les liens avec la société civile (familiaux, politiques) et par l’effort exceptionnel que la nation consent pour ses armées, et pour les familles des défenseurs de la patrie (chapitre XIII). Au reste, les tribunaux militaires se montrent aussi impitoyables contre les ennemis de la Révolution que « cléments » envers ceux que les armées peuvent récupérer (insoumis et ennemis). Le rétablissement de la discipline est une obsession partagée par certains généraux et représentants en mission. Les pétitions collectives sont interdites, même si les voix des soldats sont prises en compte dans les ratifications référendaires (mais collectivement). Les clubs ne doivent pas intervenir auprès des armées. Des cours martiales siègent sans jury de citoyens. Mais les liens entre la société militaire et la société civile n’ont jamais été aussi denses. « Pour la première fois depuis l’Antiquité, une armée vraiment nationale marchait au combat ; pour la première fois aussi, une nation parvenait à armer et à nourrir pareil nombre de soldats » (Lefebvre, 1963).

Des guerres « révolutionnaires » ?

34Les guerres de la Révolution sont-elles des guerres révolutionnaires, modifiant la stratégie, voire la tactique ? Les réponses sont forcément nuancées, sur une matière aussi complexe et technique que le métier des armes. D’une part, les experts en stratégie ont multiplié les approches, tant techniques, que stratégiques pour de nouvelles façons de combattre (Guibert, Follard). De l’autre les modifications de la composition « nationale » des armées républicaines et de leur poids numérique ont provoqué des mutations évidentes, mais dans un domaine où les traditions restent contraignantes. Les conditions techniques des combats n’ont guère évolué : l’armement reste celui des troupes royales, des forces respectives des meilleures armées du monde, prussienne et française : le fusil de 1777, l’artillerie de Gribeauval, pour les boulets de 4 livres (portée précise de 400 mètres). La tactique oscille entre l’ordre ancien de l’infanterie (linéaire et mince) et l’utilisation de la masse des hommes moins formés en colonnes d’attaque profondes ou en carrés. Il s’agit de combattre en tirailleurs, puis de charger à la baïonnette pour submerger l’adversaire, comme à Jemmapes. En matière de stratégie, la guerre de siège perd de son prestige, au profit de la mobilité des troupes, et de l’action par masses, divisions théoriquement autonomes de 8 000 à 9 000 hommes, dont deux brigades, deux régiments de cavalerie, une batterie à cheval. La promptitude et l’énergie sont les ressorts essentiels de l’armée comme du gouvernement révolutionnaire. Carnot pour l’armée, Jean Bon Saint-André pour la Marine, sont comme Hoche ou Jourdan les représentants de ces armées de l’an II qui révolutionnent les guerres européennes. Clausewitz tirera les leçons de cet art de combattre d’une armée nationale, non seulement par la composition, mais par l’idéologie et les liens avec la société civile.

35De façon paradoxale, la seule guerre « révolutionnaire » par la tactique employée est sans conteste la guerre de Vendée, qui illustre l’utilisation systématique d’un terrain maîtrisé dans ses moindres recoins pour surprendre l’adversaire par des actions de commandos, de diversion, d’embuscade, en l’agressant sans être repéré, en se dispersant avant le choc frontal. Le terme de guérilla peut-être utilisé avant son emploi officiel (dans les années 1820) pour désigner la guerre menée dans les campagnes de l’Ouest contre la République.

Les transformations du Directoire

36Le Directoire modifie profondément, mais graduellement, le cadre des relations entre la société civile et militaire. En théorie, la Garde nationale demeure l’antichambre de l’armée, quoique son importance numérique et ses fonctions se soient profondément dégradées, non sans périodes de sursauts. Mais le régime place l’armée dans une position de plus en plus séparée de la sphère civile. La disparition des représentants en mission (et des commissaires aux armées) et le poids grandissant des initiatives des généraux, à partir de la campagne d’Italie, de 1796, sont les prémisses de cette transformation. Le lien entre la Nation et l’armée se rompt en partie par la disparition des institutions partageant l’acculturation républicaine de l’an II : sociétés populaires, comités de surveillance, se maintenant par le pouvoir d’une propagande et d’une idéologie modifiées par l’esprit de conquête. L’autonomie militaire se renforce de plusieurs manières : contrôle par les généraux de l’administration interne, de la discipline et de la promotion des cadres. La rhétorique républicaine ne peut masquer la montée du culte du chef militaire, dont le rôle dans la vie politique devient envahissant, comme alternative aux coups d’État. Les généraux apprennent à s’affranchir du pouvoir civil, à gérer et administrer les territoires conquis, voire à signer des traités et créer des Républiques (Championnet et la République parthénopéenne). Les généraux comme Joubert, mais également Jourdan ou Masséna interviennent de plus en plus dans la vie institutionnelle des territoires occupés (batave ou helvétique) pour mener des coups de force préfigurant, d’une certaine manière, Brumaire. Cette autonomisation du militaire se traduit également par une progression dans les représentations civiques. De nombreuses célébrations et fêtes révolutionnaires sont liées à des succès ou des conquêtes, ce que traduit l’inflation de l’iconographie militaire, qui remplace progressivement les tableaux historiques (civils) de la Révolution. L’intrusion du militaire, devinée dans les journées de la faim et dans l’insurrection royaliste de vendémiaire, devient systématique dans la répression des révoltes et la lutte des factions.

37Dans le même temps la composition et l’esprit de l’armée sont modifiés, malgré la continuité des institutions et des lois de la République. La chute des effectifs est continue, mais brutale entre l’an II (850 000) et l’an V (Campoformio). Elle s’explique par les pertes (très élevées dans la guerre de Vendée), et par la fonte des divisions à travers la montée de l’insoumission, de la désertion et du non-retour après congé (Forrest). L’armée devient, par la nature ou la force des choses, une armée de métier qui n’augmente que de 30 000 volontaires par an entre 1794 et 1797. Les « non-militaires » la quittent par lassitude ou sentiment du devoir accompli. Les militaires deviennent des professionnels d’une guerre qui les nourrit de plus en plus, une fois l’apparence de l’éthique des civils disparue. L’esprit de corps prend le pas sur l’esprit républicain, même si l’armée reste le principal rempart de la République et du patriotisme. Cette évolution aurait pu être contrariée par la permanence des cadres comme Carnot, ou par des lois conformes à l’esprit initial. La loi Jourdan ou loi de la conscription en est la preuve la plus remarquable. Elle vise à recréer le rapport soldat-citoyen en reprenant le principe d’une levée en masse égalitaire, pour les jeunes de 20 à 25 ans, en fonction des besoins de la nation. Le 19 fructidor an VI (5 septembre 1798), la loi prévoit que tous les jeunes gens sont inscrits sur les listes militaires. Les effectifs seraient ainsi renouvelés annuellement ; une classe de conscrits libérerait celle qui a effectué son temps ; le ministre fixe ainsi chaque année le contingent nécessaire ; les exemptions sont supprimées à l’exception des hommes mariés avant la loi. La première application porte sur 200 000 hommes, indispensables pour lutter contre la seconde coalition. Mais l’établissement de la liste nationale s’avéra pratiquement impossible, devant les difficultés de l’état civil, de l’examen médical et moral. Sur 143 000 personnes reconnues aptes, 74 000 rejoignent réellement leurs unités, et 57 000 combattent au front ! Le Directoire accepte le principe du rachat de remplaçant, ce qui vide la loi de son contenu obligatoire et national.

38La militarisation de la société ne peut que se renforcer après Brumaire. Le consul général n’a de cesse que d’asseoir son contrôle sur l’armée, les cadres, les rivaux, les indésirables (envoyés à Saint-Domingue en 1802). De façon paradoxale, les méthodes et les logiques militaires du Directoire rapprochent les armées françaises des armées classiques de l’Ancien Régime, alors que le mythe des soldats de l’an II prépare la voie aux guerres révolutionnaires et nationales du xixe siècle, particulièrement en Amérique latine, et aux armées nationales de la Première Guerre mondiale.

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

Martine Acerra et Jean Meyer, Marine et Révolution, Rennes, Ouest-France, 1988.

Jean Beranger et alii., L’Europe à la fin du xviiie siècle, Paris, SEFES, 1985.

Jean-Paul Bertaud, 1799, Bonaparte prend le pouvoir, Paris, Complexe, 1987.

Bruno Ciotti, « Armées, révoltes et Révolutions à la fin du xviiie siècle (1773-1802) », Nantes, Éditions du Temps, 2004, p. 297-324.

André Corvisier et Jean Delmas (dir.), Histoire militaire de la France, Paris, PUF, 1992, t. 2.

André Corvisier, « La guerre », La Révolution française, Paris, PUF, 1991, vol. 1, p. 465-680.

Alan Forrest, Déserteurs et insoumis sous la Révolution et l’Empire, Paris, Perrin, 1988.

Georges Lefebvre, La Révolution française, Paris, PUF, 1963.

Annexes

Annexe. LA PREMIÈRE ANNEXION DE LA BELGIQUE

La Convention nationale, après avoir entendu son Comité de salut public, décrète ce qui suit :

article premier. Les décrets de la Convention nationale des 1er et 4 mars et 8 mai 1793, qui ont réuni le pays de Liège au territoire français, seront exécutés selon leur forme et teneur.

II. Seront pareillement exécutés les décrets de la Convention nationale des 1, 2, 6, 7, 9, 11, 19 et 23 mars 1793, qui ont réuni au territoire français le Hainaut, le Tournaisis, le pays de Namur et la majorité des communes de Flandre et du Brabant.

III. La Convention nationale accepte le vœu émis, en 1793, par les communes d’Ypres, Grammont et autres communes de la Flandre, du Brabant et de la partie ci devant autrichienne de la Gueldre, non comprises auxdits décrets, pour leur réunion au territoire français.

IV. Sont pareillement réunis du territoire français tous les autres pays en deçà du Rhin qui étaient avant la guerre actuelle sous la domination de l’Autriche, et ceux qui ont été conservés à la république française par le traité conclu à La Haye, le 27 floréal dernier entre ses plénipotentiaires et ceux de la république des Provinces-Unies, auquel il n’est dérogé en rien par aucune des dispositions du présent décret.

V. Les habitants du pays de Liège, de Stavelot, de Logne et de Malmédi, et ceux des communes de la Belgique comprises dans les articles II et III du présent décret, jouiront dès à présent de tous les droits de citoyens français, si d’ailleurs ils ont les qualités requises par la Constitution.

VI. À l’égard des communes comprises dans l’article IV ci-dessus, les habitants jouiront, jusqu’à ce qu’il en ait été autrement disposé, de tous les droits garantis par la Constitution aux étrangers qui résident en France, ou y possèdent des propriétés.

VII. Les pays mentionnés dans les quatre premiers articles du présent décret, seront divisés en neuf départements.

Le Moniteur universel, t. 13, p. 121-122.

Annexe. LA RÉSISTANCE BELGE SOUS LE DIRECTOIRE

Directeurs et législateurs de France,

Le Lion belge, ci-devant si formidable, mais depuis longtemps tranquille et paisible, considérant que la nation belge est une nation distincte qui a existé depuis plusieurs siècles et a été indépendante de toute autre nation…

Considérant que la Nation belge depuis sa révolution, n’a pas encore manifesté en souverain sa volonté relative à sa souveraineté, son indépendance et la forme de son gouvernement, encore moins qu’elle veuille perdre ces droits précieux ou y renoncer pour faire partie de la République française ;

Déclare et arrête, le Lion belge, que sa souveraineté, son indépendance et sa sage politique ne permettent point que les Belges envoient des représentants dans une république étrangère en même temps, proteste formellement, en face de tout l’univers, contre l’arrêté de réunion de la Belgique à la France de 9 vendémiaire an IV (1er octobre 1795), contre l’arrêté de suppression des monastères belges, et contre tout attentat fait et à faire contre les lois fondamentales ou Constitution, contre les domaines nationaux et contre les propriétés tant mobilières qu’immobilières des corporations ecclésiastiques et civiles. Ainsi fait, déclaré, protesté et arrêté le 1er février 1797.

Libelle belge pour appeler à ne pas participer aux élections de l’an V, signé le Lion belge, 1er février 1797.

Annexe. LE MYTHE DU VENGEUR

Imaginez le vaisseau le Vengeur percé de coups de canon, s’entr’ouvrant de toutes parts, cerné par des tigres et des léopards anglais, un équipage composé de blessés et de mourants, luttant contre les flots et les canons. La troisième batterie va toucher aux ondes, mais elle vomit encore le trépas sur les insulaires perfides, avant de s’engloutir. Tout à coup le tumulte du combat, l’effroi du danger, les cris de douleur des blessés cessent ; tous montent ou sont portés sur le pont. Tous les pavillons, toutes les flammes sont arborés ; le pavillon principal est cloué ; les cris de vive la République, vivent la Liberté et la France ! Se font entendre de tous côtés : c’est le spectacle touchant et animé d’une fête civique, plutôt que le moment terrible d’un naufrage.

Un instant ils ont dû délibérer sur leur sort. Mais non citoyens, ils ne délibèrent plus, ils voient l’Anglais et la Patrie ils aimeront mieux s’engloutir que de la déshonorer par une capitulation : ils ne balancent point : leurs derniers vœux sont pour la République et la liberté. Ils disparaissent…

Un panthéon s’élève au milieu de la commune centrale de la République :

Ce monument de la reconnaissance nationale est aperçu de toutes les frontières : qu’on l’aperçoive donc aussi du milieu de l’Océan.

Nous n’avons jusqu’à présent décerné aucun honneur aux héros de la mer : ceux de la terre, seuls, ont obtenu des hommages. Pourquoi ne vous proposerait-on pas de suspendre à la voûte du panthéon un vaisseau qui serait l’image du Vengeur et d’inscrire sur la colonne du Panthéon les noms des braves républicains qui composaient l’équipage de ce vaisseau, avec l’action courageuse qu’ils ont faite ? C’est par de tels honneurs qu’on perpétue le souvenir des grands hommes et qu’on jette sur les têtes de la République des semences de grandeur et de vertu.

Discours de Barère à la Convention, le 21 messidor an II (juillet 1795).

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