1Après le 9 juillet 1789, la France connaît le premier régime parlementaire de son histoire, la monarchie constitutionnelle, jusqu’au 10 août 1792. L’histoire politique se confond alors avec celle des assemblées détenant le pouvoir législatif et de leurs rapports avec les autres pouvoirs, exécutif et judiciaire : la Constituante, la Législative et la Convention. Les relations et les principes politiques sont alors définis dans les trois constitutions (1791, 1793, 1795, 1800 restant à part). Mais l’histoire politique est aussi celle des « partis » qui luttent pour le pouvoir et de ces affrontements, du parti « patriote » de 1789 à la « Crète » de l’an III, souvent exprimés dans un « quatrième pouvoir » émergent : la presse politique. Nous pouvons aborder la vie parlementaire, l’organisation des pouvoirs, les luttes pour le pouvoir pour éclairer cette naissance de la vie politique moderne, à laquelle le mouvement sans-culotte apporte une orientation et une complexité essentielles.

Naissance et développement de la vie parlementaire

2Quand la monarchie accepte le partage du pouvoir avec l’Assemblée constituante, celle-ci doit tout « inventer » : le travail parlementaire, la répartition des pouvoirs, la gauche, la droite… Elle est la source de nombreuses règles parlementaires contemporaines, créant des traditions durables, au-delà des changements des régimes. La première est celle d’une assemblée unique, alors que la plupart des autres états parlementaires connaissent le bicamérisme (même les États-Unis !).

L’Assemblée constituante (9 juillet 1789-30 septembre 1791)

3La première assemblée a duré plus de deux ans, débordant le cadre de la simple constitution jurée le 20 juin 1789 « de ne jamais se séparer… jusqu’à ce que la Constitution du royaume soit établie et affermie sur des fondements solides ». Héritière des états généraux, elle fonde un régime neuf en créant ce qu’il faut bien qualifier de « révolutions » : électorale, administrative, judiciaire, fiscale, « militaire », plus l’essentiel : un régime parlementaire.

4Au départ, les (quelque) 1 150 députés élus (1 118 à 1 196 !) ont une répartition sociale dépendant des ordres. Pour le clergé 46 évêques et une majorité de curés, du bas clergé. Pour la noblesse, deux tiers de provinciaux, de petite et moyenne noblesse, qui joueront jusqu’en 1791 un rôle important (de prestige avec 33 des 54 présidents de l’Assemblée), mais la noblesse bretonne refuse de siéger, ce qui valorise la délégation du Tiers de la province. Les principaux politiciens appartiennent au Tiers (plus Sieyès et Mirabeau) : marchands, rentiers, notables ruraux mai surtout des hommes de loi, magistrats des cours supérieures, avocats partageant une même culture juridique : Paris a élu douze juristes sur vingt députés (mais aussi le savant Bailly et… Sieyès), le Dauphiné Mourier et Barnave, la Bretagne Le Chapelier et Lanjuinais. Les avocats et la noblesse vont dominer les débuts de la Constituante.

5Le local n’est pas adapté à la vie parlementaire : réunis d’abord à Versailles, les députés s’installent à partir d’octobre 1789 près des Tuileries, au cœur de Paris, dans la salle du Manège (à l’angle de l’actuelle rue de Rivoli), jusqu’au printemps 1793, quand la Convention s’installe dans l’ancienne salle de spectacle du palais des Tuileries. Les séances sont publiques et il est fréquent que 2 000 personnes assistent aux débats d’un millier de représentants !

6La tâche essentielle des députés est la gestation et le vote de la loi. Pour ce faire, ils siègent tous les jours (avec peu de défections… au début : 1 038 votants le 2 septembre !) pour une séance de 5 à 6 heures, puis reprennent à 18 heures la séance du soir. Il faut un quorum pour débattre des lois. Entre temps ils rédigent des articles ou fréquentent les clubs parisiens. Ils perçoivent une indemnité de 18 livres par jour (1 livre pour un ouvrier « moyen » !), soit un abonnement d’un an à un périodique normal. C’est la valeur fixée pour un travail parlementaire dont ils sont les dépositaires, les législateurs et représentants sacrés de la nation. Ils sont inviolables, à la fois célèbres mais proches, puisque les délégations de toute la France peuvent porter directement les vœux et les adresses devant les assemblées, en respectant certaines formes.

Les lois

7Les lois sont l’expression de la volonté générale, dans la rhétorique de l’époque, celle d’un Sieyès, comme d’un Mirabeau (Rousseau, Locke). Une loi est préparée par des comités (une trentaine) comme ceux de la Division du territoire, des Finances, Militaire, Ecclésiastique. Un projet de loi est rapporté et lu trois fois en séance plénière, puis discuté en public, amendé sans limites, inscrit après le vote devant le président et les secrétaires de séance ; enfin, ce décret devient loi quand il est sanctionné par le roi (s’il n’oppose pas son veto), et expédié par la poste royale à toutes les administrations pour être recopié, affiché et enliassé. Les débats législatifs font la une des journaux principaux et prennent toute la place dans le Moniteur de Panckoucke. Les assemblées successives ont adopté des milliers de lois qui ont détruit l’Ancien Régime et jeté les fondations de la France contemporaine. Certaines lois ont fait couler beaucoup d’encre, sinon plus. C’est le cas de la loi martiale (du 22 octobre 1789), ou de la loi Le Chapelier (du 14 juin 1791) dont la longévité répressive les distingue de bien d’autres. D’autres exercent une fascination par leur portée symbolique ou sociale, comme les décrets d’août 1789 supprimant les privilèges et (partiellement) la féodalité ou la loi du 3 juin 1793 sur le partage égalitaire des communaux, où les femmes peuvent voter dans les assemblées villageoises.

Les Constitutions

8Dans la pensée politique moderne, un régime doit être fondé sur un texte définitif, réglant la nature et le fonctionnement des pouvoirs, et le cadre des rapports entre l’État et les citoyens. La Constitution est l’horizon que les députés se fixent dans le serment originel du Jeu de paume. Elle demeure la référence suprême pendant les deux années qui jalonnent sa laborieuse élaboration, comme expression d’un modèle politique français différent des constitutions britannique (non écrite) et américaine. Des quatre constitutions de la décennie révolutionnaires, trois ont été ratifiées par un référendum populaire, très particulier pour la Constitution de l’an VIII. Chacune s’inscrit dans un moment politique particulier et répond à des enjeux révélateurs de la marche de la Révolution.

9La Constitution de 1791, qui clôt l’activité de l’Assemblée constituante, est votée par les députés et proclamée devant le peuple en septembre 1791. Terminée après la fuite du roi et les scissions des Jacobins, des Feuillants et des « républicains », elle se lit comme un compromis respectant les principes (universels) et les délicats équilibres politiques du moment. Précédée de la Déclaration des droits (inchangée) de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, elle est composée de 208 articles en 7 titres : III, les pouvoirs ; V, les contributions ; VI, la diplomatie ; VII, la révision. L’essentiel a trait à l’existence de trois pouvoirs séparés et équilibrés, dans le respect des principes de Locke et de Montesquieu et d’un vocabulaire rousseauiste. Si la « souveraineté est une et indivisible » (article 1), ses représentants sont le corps législatif et le roi (article 2). Une seule assemblée est chargée de la loi : « Il n’y a pas en France d’autorité supérieure à la loi. Le roi ne règne que par elle » (article 3). Les députés sont aussi inviolables et sacrés que le « roi des Français » (et non de France). S’il ne peut dissoudre l’Assemblée, il nomme des ministres que les députés ne peuvent renverser. Si les ministres ne sont pas présents lors du débat sur les lois, il peut opposer à ces dernières un veto de longue durée. Les deux pouvoirs sont condamnés à composer. Le pouvoir judiciaire ne peut être, en aucun cas, exercé par le corps législatif ou le roi. Les juges, élus par le peuple souverain dans ses assemblées primaires, sont indépendants. Au moment de se séparer, au terme d’un parcours qui marquera l’histoire, les constituants décident qu’aucun d’entre eux ne siégera dans l’Assemblée législative qui est appelée à leur succéder !

L’Assemblée législative (1 ^er octobre 1791-20 septembre 1792)

10Formée de 745 députés élus selon un système large à la base, la Législative siège dans la salle du Manège pendant un mandat écourté par les circonstances. La chute de la monarchie, le 10 août 1792, la condamne à disparaître, désertée par ses éléments modérés et contestée par la Commune insurrectionnelle. La grande question de la législature est probablement la guerre, déclarée le 20 avril à la quasi-unanimité des présents. Les premières mesures de Terreur et de salut public marquent une fin de représentation symbolisée le dernier jour par l’adoption de l’état civil et du divorce. Le premier acte de la Convention qui lui succède est d’abolir la monarchie, le 21 septembre 1792 !

La Convention nationale (21 septembre 1792-26 octobre 1795)

11Le mot anglais, mis à la mode par les Américains, désigne une assemblée à la fois constituante (chargée de rédiger une constitution adaptée au régime républicain) et législative. Elle est formée de 749 députés, dont 96 anciens Constituants, 189 anciens Législateurs et de très nombreux anciens administrateurs de districts ou de départements. Elle a connu une longévité exceptionnelle, rythmée par les luttes des factions (« partis ») politique : girondine jusqu’au 2 juin 1793, la Convention est montagnarde jusqu’au 9 thermidor de l’an II (27 juillet 1794) et thermidorienne jusqu’à son terme. Née avec la Première République, elle a voté des lois de portée historique considérable comme l’abolition de l’esclavage (4 février 1794 ou 16 pluviôse an II) ou l’autorisation aux communes de supprimer le culte (6 novembre 1793, 16 brumaire an II). Son activité prométhéenne peut être recentrée sur le choc des deux constitutions successives, celles de l’été 1793 (de l’an I) et celle de l’été 1795 (de l’an III).

12La Constitution de l’an I (terme anachronique) est le résultat de plusieurs rédactions, d’essence girondine, puis montagnarde. Votée le 24 juin 1793, elle est la première à faire l’objet d’une ratification référendaire par les 7 000 assemblées primaires du pays (Aberdam, 2004). Ratifiée par près de 2 millions de oui, soit une participation estimée à 37 % des inscrits, elle est proclamée à Paris, devant les délégués de tous les cantons, le 10 août 1793, fête nationale de la Régénération. Elle est présentée de deux manières. Soit il s’agirait d’un « texte jamais appliqué, démagogique », puisque l’application en est différée jusqu’au retour de la paix. Soit il s’agirait d’un texte ayant marqué profondément les acteurs de sa ratification comme ajoutant aux droits civiques des « droits sociaux » (articles 21, 22, 23 de la déclaration). Composée de 124 articles,
elle place l’assemblée législative comme source unique du pouvoir suprême. Le pouvoir exécutif, privé du veto, est choisi dans son sein. Les pouvoirs ne sont plus séparés, si le judiciaire demeure (théoriquement) indépendant. Le suffrage devenu universel et les référendums d’initiative populaire (demandés par le dixième des citoyens ou la moitié des départements) permettraient un certain contrôle populaire sur les représentants.

13La Constitution de l’an III, rédigée par un comité de onze membres, votée le 5 fructidor (22 août 1795), elle ratifiée par un référendum populaire – 1 million de oui et 42 000 non – dans les 7 000 assemblées primaires, associée à la règle très particulière des deux tiers. Elle ajoute à une Déclaration des droits (classique) une déclaration des devoirs de 22 articles. Très précise dans ses articles, elle rétablit à la fois la séparation des pouvoirs et le bicamérisme, deux assemblées de 500 et 250 représentants. L’exécutif dépend de cinq directeurs et de leurs ministres, choisis dans le cadre des assemblées, mais dépendants des majorités qui se reforment tous les ans, au gré des élections du printemps. Le contrôle et le référendum d’initiative populaire sont abandonnés. Les deux constitutions vont être l’objet de forts investissements des groupes politiques en lutte pour le pouvoir et l’exercice des droits. Au-delà des textes fondamentaux mais théoriques, toute une vie parlementaire a opposé pendant dix années les groupes, factions, « partis », les gauche, droite, centre et extrême, dans une lutte permanente pour l’exercice du pouvoir, comme pour la définition permanente de la nature et des limites de la Révolution en cours.

Histoire des forces politiques

14Les termes utilisés pour qualifier les groupes politiques successifs (Lévêque, 1992) et leurs luttes font honneur à l’infinie diversité de la langue française. Ils peuvent exprimer des nuances d’élévation (Montagne, Plaine, Marais, Crête), des groupements personnalisés (Brissotins, Dantonistes, Robespierristes), des origines géographiques (girondins), des tendances dominantes (fédéralistes, constitutionnels, patriotes), des locaux de réunion (Jacobins, Feuillants, Cordeliers), des couleurs (Noirs), des héritages (néo-jacobins), des dates (Thermidoriens), des injures. Mais la distinction structurante s’est instaurée en septembre 1789, quand la Constituante définit l’étendue du veto royal sur les décrets. 849 députés se rangent à gauche du président pour limiter ce veto et 89 monarchiens à droite. Désormais « la disposition topographique des groupes dans l’espace des enceintes parlementaires correspondrait aux partages d’opinion » (Rémond, 1965). L’espace politique français (et européen ?) vient d’obtenir une consécration durable !

15Il est indispensable de « survoler » les forces politiques dominantes ou se disputant le pouvoir dans la décennie révolutionnaire. On a parlé avant la Révolution de « partis » aristocratique et philosophique, mais les « partis politiques » apparaissent lors de la Révolution, avec le « parti patriote » (qui triomphe lors des États généraux et crée l’Assemblée nationale).

16En septembre 1789 a donc eu lieu la première fracture politique, la naissance de
la droite et de la gauche, catégories spécifiques de la vie politique française. Ceux
qui sont pour un veto limité du roi, les « constitutionnels » ou les « nationaux » (Mirabeau, La Fayette, Sieyès, Robespierre) sont à gauche du président, favorables à la Déclaration des droits, à la souveraineté du peuple par le biais de la représentation législative. Ils sont représentés un moment par le triumvirat, composé d’un noble d’épée (Lameth), d’un noble de robe (Duport) et de Barnave, l’avocat dauphinois. Des personnalités comme La Fayette ou Mirabeau peuvent jouer une carte personnelle en se rapprochant de la Cour. Ceux qui sont pour un veto absolu (la domination de l’exécutif), le bicamérisme et des limites aux droits (les devoirs) se nomment monarchiens (Malouet, député du Dauphiné, rédacteur du Serment, Mounier), et sont à droite du président. Les plus à droite sont les Noirs ou les Aristocrates (l’abbé Maury, Cazalès), hostiles à toute réforme de structures et partisans du maintien des prérogatives des privilégiés. À partir de 1789, gauche et droite vont dominer le jeu politique, jusqu’à nos jours, avec des contenus successifs, au rythme des crises, des journées et du sort des armes…

17En juillet 1791, après la fuite du roi les jacobins « démocrates » (Robespierre, Danton, Desmoulins, Marat), veulent la déchéance du roi et l’élargissement du suffrage, sans violence alors que le club plus démocratique des Cordeliers dirige la pétition du Champ-de-Mars et aspire à un régime républicain. Ils s’opposent aux Feuillants (1 800 sur 2 400 jacobins), qui se rattachent aux constitutionnels : le roi a été enlevé, il est inviolable, la révolution doit être stabilisée. Duport pose leur programme dès le 17 mai 1791 : « La Révolution est finie. Il faut la fixer et la préserver en combattant les excès. Il faut restreindre l’égalité, réduire la liberté et fixer l’opinion. » Le libéralisme et la propriété restent les bases de la société et du pouvoir politique pour ces partisans de La Fayette et de Barnave, principal auteur de la révision constitutionnelle de 1791 : « Un pas de plus dans la ligne de l’égalité et c’est la destruction de la propriété. » Les Feuillants sont estimés à 264 députés au début de la Législative (sur 745) et 334 en décembre 1791, selon les votes exprimés sur les projets de loi.

18Les Girondins ou Brissotins dominent la Législative au moment de la déclaration de guerre, au printemps 1792. Brissot, Vergniaud, Roland… partisans de la guerre aux despotes, dominent les jacobins. Ils désirent un pouvoir fédéral où Paris ne pèserait plus autant, un suffrage élargi. Ils militent dans les Amis des Noirs pour l’égalité des hommes de couleur libres, une abolition de la traite sans abolir l’esclavage (dans l’immédiat), pour préserver les intérêts de la bourgeoisie portuaire. Ils exercent la dictature de l’éloquence et animent des salons philosophiques et mondains (Condorcet). Ils sont favorables à un libéralisme sans entraves ni limites, fondé sur la défense de la propriété. Ils condamnent les massacres de septembre et les troubles de subsistances. Ils voteront l’accusation de Marat, sous la Convention, et la mort du roi, quoique liée à un appel au peuple pour certains Girondins. Les engagements individuels (sur l’égalité fiscale, sur l’esclavage, sur la religion) compliquent cette opposition trop schématique de groupes bourgeois que la lutte (mortelle) pour le pouvoir a séparés, après une longue période de politique commune au sein des jacobins.

19Les quelque 140 députés girondins (Chaumié) s’opposent sous la Convention aux montagnards, environ 260 députés votant ensemble (Brunel). Bourgeois à talents, de même origine sociale sinon géographique, d’éducation proche (collèges jésuites et oratoriens), comme de culture politique, ils se déclarent plus égalitaires, prêts à des concessions aux sans-culottes pour exercer le pouvoir, gagner une guerre qu’ils n’ont pas tous voulue et « faire vivre le pauvre », bien que libéraux par définition. Ils ont voté la mort du roi alors que les girondins en appelaient au peuple. Ils ont défendu Marat face aux accusations de la Gironde. Ils acceptent l’abolition de l’esclavage. On les a caricaturés comme centralisateurs, ce qu’ils sont pour le Salut public, mais sans esprit de système. Ils appliquent une politique de Terreur, que les girondins avaient toléré (massacres de septembre 1792) et esquissé avant le procès du roi. 29 Girondins sont décrétés d’accusation le 2 juin 1793, à la suite d’une journée sans-culotte, et 75 sont exclus de la Convention pour avoir protesté.

20Sous la Convention montagnarde, le Comité de salut public (robespierriste ?) subit l’opposition de deux groupes issus de la Montagne ; les Indulgents, avec Danton, Desmoulins (le Vieux Cordelier) demandent que « l’on épargne le sang des hommes », bien qu’ils aient participé au déclenchement et aux excès de la Terreur. À gauche, les Exagérés ou Hébertistes, se réclament des sans-culottes et d’un programme dirigiste, en partie contrôlé par les organisations de base « populaires ». Ils sont renversés presque simultanément (mars-avril 1794), ce qui « glace » la révolution. Les Enragés sont des intellectuels proches des sans-culottes, qui ont fait pression sur la Convention pour les subsistances et la Terreur (Jacques Roux), mais dans le cadre extra parlementaire de la Commune et des sections.

21Les Robespierristes sont renversés par une coalition de la Plaine ou du Marais (majorité modérée de la Convention) des anciens girondins et de montagnards inquiets de l’extension de la Terreur appliquée à leur conduite. Les « thermidoriens » reviennent au libéralisme, au pouvoir des propriétaires aisés, des « honnêtes gens », marquant leur hostilité aux sans-culottes, aux « terroristes » et aux jacobins nostalgiques de l’an II. L’alliance fragile mais originale des montagnards et des sans-culottes fait ainsi, de même que la répression à leur égard, l’originalité et le paradoxe de la vie politique en l’an II (septembre 1793-juillet 1794).

22Les Thermidoriens (Sieyès, Daunou) au pouvoir vont se débarrasser de l’opposition de gauche des Crétois (les derniers montagnards) lors des journées de la faim de germinal (avril 1795) et prairial (mai 1795) de l’an III. Quand les martyrs de prairial sont exécutés, les hommes de 1789 reviennent au pouvoir, pour fixer la Révolution aux bornes de la Constitution de l’an III. La droite royaliste reprend espoir, manifeste contre la manœuvre des deux tiers dans la journée de vendémiaire an IV, avant de tenter de prendre le pouvoir par le jeu électoral sous le Directoire (voir l’expérience directoriale dans les chapitres suivants). Sieyès a été tour à tour patriote, constitutionnel, donc à gauche, feuillant, du Marais ou thermidorien, donc à droite ou au centre. Danton a été à l’extrême gauche (cordelier) puis à droite des robespierristes !

23La Révolution place ainsi la politique au cœur de la vie du pays, dans la naissance du parlementarisme et le rôle des élections. Une politisation intense accompagne cette « découverte de la politique » (Vovelle, 1993), se traduisant dans le triomphe des grandes libertés politiques : expression, association, manifestation, et l’émergence d’une véritable opinion publique, associant certaines forces populaires aux élites politiques traditionnelles.

Une révolution électorale

24« Élire : ce mot était à peine connu avant la Révolution » (Sébastien Mercier). Avant 1789, la pratique « normale » du vote et de l’élection ne concerne pas la France absolutiste, alors que 245 000 électeurs britanniques élisent leurs représentants aux Communes, que près de 20 % des adultes américains possèdent le droit de suffrage, que les Hollandais ou les Suisses élisent régulièrement leurs municipalités ou leurs États. 1789 est l’année de la « révolution électorale », entre le « premier vote français » pour les États généraux et la loi électorale de décembre. La généralisation du principe électif en assemblées primaires permet-elle de parler d’une « naissance de la démocratie » ?

25La monarchie absolue est incompatible avec le concept de vote, tant le roi fait corps avec ses sujets, qui ne peuvent être représentés. Les cours dites souveraines et le Parlement ne sont pas élus. Les fonctions administratives, judiciaires et militaires renvoient à la vénalité des charges ou à la nomination royale. Les intendants, gouverneurs, généraux, curés ne dépendant d’aucune procédure de vote. L’Encyclopédie ne donne pas d’exemple en France pour illustrer les entrées électorales. Les références sont empruntées à l’Antiquité, pour ses modèles démocratiques, mais qui ont tous échoué. L’admiration pour la « transparence » du suffrage oral est effacée par la condamnation de la « vénalité des suffrages ». On vote pourtant en France, dans les institutions ecclésiastiques (confréries, charités), dans les villes (Nantes) et les villages, pour les charges de messiers, collecteurs et syndics. On délibère également dans les assemblées villageoises, plus ou moins ouvertes selon les traditions régionales : en Champagne, Bourgogne, dans le Sud-Est, la participation peut être large, alors qu’elle se réduit à quelques notables en Bretagne et en Île-de-France. La réforme administrative de Brienne en juin 1787 place bien l’élection au centre de la pratique des assemblées provinciales et municipales. Mais les règles suivies et les conditions de vote (10 livres pour voter et 30 livres d’imposition pour être éligible) font parler d’un « déficit démocratique ». À partir du vote pour les quelque 1 150 députés aux États généraux, les élections entrent dans la vie politique des Français, dans un bouleversement total des manières de voter et d’être élu, qui fonde le nouveau régime politique autant que l’instauration du parlementarisme ou l’explosion de la presse.

26Au-delà de la mobilisation électorale pour les trois ordres, il est nécessaire de comprendre le « code électoral » imaginé par les constituants pour saisir l’ampleur des bouleversements dans la manière de faire de la politique. La Constituante a voté au moins 77 lois électorales, la Législative et la Convention plus de 40 chacune. Les grands principes sont communs à cette législation. Avant tout l’élection garantit la nouvelle souveraineté du peuple qui désigne par le suffrage tous les représentants et fonctionnaires. Vénalité, cooptation et désignation ont vécu. Tous les administrateurs, juges, personnel municipal, ecclésiastiques après juillet 1790, une partie des gradés dépendent désormais de l’élection en assemblées primaires ou « secondaires », soit près de 1,5 million de postes électifs. L’élection est en effet à la fois individuelle (par le scrutin secret) et collective par la présence aux assemblées électorales. Chaque citoyen dispose de son suffrage dans une assemblée qui ne doit pas dépasser 500 personnes inscrites. L’élection est la seule opération possible pour les constituants, qui entendent voir les assemblées se dissoudre après la proclamation des résultats. La délibération en corps introduit des risques d’opposition à la volonté générale. C’est l’individu qui vote, non le membre d’une communauté, quelle qu’elle soit.

27Les élections se font dans les niveaux administratifs créés par la « révolution administrative ». Dans les communes, entités de base préservées malgré l’opposition de nombreux députés (Sieyès), les assemblées « générales » élisent directement le corps municipal, le maire en tête, et parallèlement les officiers de la Garde nationale. Dans les 5 500 cantons, qui n’ont pas d’existence administrative, les assemblées élisent les juges de paix (pour deux ans) et annuellement les Électeurs, qui vont intervenir au niveau supérieur. Elles peuvent aussi ratifier les actes constitutionnels. Dans les 550 districts, les électeurs regroupés au chef-lieu (une centaine en moyenne) élisent les administrateurs, les juges de district et les curés. Il s’agit presque, comme au département, d’élections régionales. On élit au chef-lieu de département les juges du tribunal criminel, les administrateurs, les évêques et, le cas échéant, les députés.

28La population française se divise en deux catégories relatives au vote : les passifs et les actifs. Les passifs sont ceux qui ne remplissent pas l’un des critères de la citoyenneté : avoir 25 ans au moins en 1790, puis 21 en 1792, payer une contribution d’au moins 3 livres de travail en 1790, un peu plus d’1 % du revenu annuel salarié, être domicilié depuis au moins en an, ne pas avoir de condamnation ? Ce sont les femmes, des domestiques, des ouvriers, des indigents, de jeunes gardes nationaux, ou des errants, faillis, condamnés… En 1790, on dénombre 3 millions de passifs, soit 36 à 37 % des chefs de familles susceptibles d’être inscrits sur les listes. Les actifs sont près de 4,3 millions, figurant sur les listes de chaque village ou quartier, soit 63 à 64 % des adultes masculins. On peut donc parler d’un suffrage large, dès 1790, par rapport à l’Angleterre, mais dans des conditions différentes de vote, et d’une proportion assez voisine de la plupart des États américains. De façon étonnante, le corps électoral est souvent plus important en milieu rural que dans les villes. Les vignerons, les artisans et les petits propriétaires sont des ayants droit de vote. La base électorale justifie le terme de suffrage « élargi », devenant quasi universel avec l’abaissement des conditions à la chute de la monarchie : 21 ans, payer un impôt quelconque, et 6 mois de résidence ! On passerait alors de plus de 16 % de la population totale à 23-24 % en 1792. Toutefois, la base électorale se réduit lorsqu’on se rapproche des fonctions majeures dans la société. 4,3 millions d’actifs ne peuvent élire que parmi 2 millions environ d’éligibles, payant au départ 10 journées de travail. La limite de l’éligibilité en 1790 correspond à la limite du simple vote en 1787 ! Enfin, la pyramide se réduit très nettement avec les Électeurs, élus au canton à raison de 1 pour plus de 100 inscrits, soit près de 45 000 notables appelés à désigner les hauts fonctionnaires. On parlera ainsi de suffrage « élargi » à la base, peut-être le plus large des pays où l’on vote à la même époque, et de suffrage « restreint » au 3^e niveau des Électeurs. La Constitution de l’an I (juin 1793) établit (en théorie) le principe d’un suffrage universel : « Le peuple souverain est l’universalité des citoyens » (article 7). Elle prévoit également que le peuple peut participer directement à « la formation de la loi » et à son contrôle par les assemblées populaires. Ces principes, non appliqués dans l’immédiat, ont une portée « prophétique ». Ils ne font que souligner les logiques de la hiérarchie des collèges et de la représentation parlementaire.

29Avec la participation aux élections, on sort du cadre idéal pour rencontrer la question de la participation. Nous éviterons tout débat préalable (Guéniffey, 2000) pour nous en tenir aux faits. Jusqu’en 1795, les procédures restent stables, à l’exception de la période du gouvernement révolutionnaire, où les élections sont suspendues… jusqu’à la paix (entre septembre 1795 et décembre 1795). Le calendrier est différent selon la nature de l’élection. En 1790 par exemple, on élit les municipalités en janvier-février, les Électeurs en mai, les administrations de district et de département en juin, les juges de paix en octobre, et on réélit des officiers municipaux (à la place des sortants) en novembre. Sous le Directoire, les élections auront toutes lieu au printemps, en germinal. Les assemblées se tiennent souvent dans les églises, seules « maisons communes » capables d’accueillir de vastes assemblées. La durée de l’assemblée dépend de la nature et de la complexité des élections. Deux jours au canton pour le juge de paix et ses assesseurs, deux semaines pour les législatives paraissent suffisants. Les règles sont strictes : vérification des inscrits, élection simple ou double d’un bureau ; prestation de serment ; décompte précis des bulletins parfois écrits par le secrétaire (dans un vase ou un chapeau) ; nouveau vote si nécessaire ; dépouillement par les scrutateurs ; proclamation des résultats et serment de l’élu (ou des élus).

30Des citoyens modèles ont pu participer à une vingtaine de consultations au cours de la décennie : maires, officiers municipaux, juges… soit à de véritables marathons électoraux. Dans l’ensemble, les élections montrent un intérêt soutenu en 1790 : les Électeurs recueillent plus de 70 % des voix dans de nombreuses régions, au printemps et les juges de paix plus de 35 % à l’automne 1790. Les campagnes votent davantage que les villes, mais les choses évoluent de la Grande Peur à la fuite du roi. L’élection municipale garde la confiance des villageois, en particulier l’élection directe du maire – une spécificité de la période 1790-1793 –, tout au long de la décennie (Fournier). Par contre, le juge de paix et les représentants sont souvent élus par défaut dans des régions de forte désaffection, au fil des scrutins. Les ratifications référendaires des actes constitutionnels sont très contrastées : à l’été 1793, près de 2 millions de Français (plus du tiers des ayants droit de vote potentiels) acceptent la Constitution, avec ou sans amendements, et élisent des délégués à l’issue de délibérations qui impliquent une forme particulière de démocratie participative. Des groupes et des sociétés de femmes, bien que privées du statut de citoyens, se joignent aux cérémonies d’acceptation. À l’automne 1795, la Constitution de l’an III recueille moins de 1 million de suffrages positifs, 45 000 non… Il est vrai que les votes ne reprennent qu’après une longue interruption. Mais de nombreuses assemblées primaires émettent des votes réservés, voire refusent le décret des deux tiers qui accompagne l’acte constitutionnel. Par contre, les élections des curés aux chefs-lieux de district sont aussi fréquentées que celles des juges ou des administrateurs. Il faut apprécier également les votes des gardes nationales pour l’élection des officiers, souvent plus importants par la participation et la mobilisation dès 1790 (6 millions de gardes en théorie et des élections très suivies dans de nombreuses campagnes). Les votes des assemblées villageoises (pour le partage des biens communaux) sont probablement les seuls où une participation féminine put s’exprimer, à mieux cerner par espaces géographiques. Les votes en sociétés populaires, dans les sociétés militaires et les délibérations communautaires constituent d’autres formes de pratiques électorales très diversifiées et constituant des échéances et des moments essentiels de la vie politique.

31La participation est une notion très « contemporaine ». À l’époque de la Révolution, l’exercice du suffrage n’est ni en droit ni en devoir, mais une fonction : il suffit que les plus compétents élisent le « meilleur ». La participation peut varier selon le moment de la journée, le temps des travaux agricoles, les pratiques communautaires, les relations entre la ville, le bourg et les villages alentour, la personnalisation du scrutin, les enjeux politiques, les exclusions. Les élections de l’an V (autour de 23 % des inscrits ?) sont plus fréquentées que celles de 1791. Si le vote des campagnes semble s’éroder au fil de la décennie, il faut tenir compte des traditions et des variations régionales (Fournier, Gainot, Bianchi) et du type de vote. Surtout, il est nécessaire de mener l’étude comparative avec les autres cas nationaux, comparer les votes français, américain (Edelstein), britannique et hollandais pour mieux comprendre l’ampleur d’une révolution électorale aussi « brutale », que le passage d’un absolutisme sans vote ni représentation à l’institution permanente d’élections généralisées. L’histoire de l’abstentionnisme reste à écrire, par consultation, espaces et enjeux.

32Le chantier électoral est relativement récent. Il fait l’objet de visions différentes, sinon polémiques. Quelques points de débat peuvent être évoqués. Une vision assez négative se dégage de cette première expérimentation, dont les dysfonctionnements et les errements sont comparés à 1848, l’an I du suffrage universel direct (Rosanvallon, Garrigou). Les élections révolutionnaires seraient faussées par l’absence de candidatures déclarées, donc de campagnes publiques. L’idée des constituants est que pour éviter les cabales et les intrigues, chacun doit, dans le secret de sa conscience et de sa raison, voter pour le plus digne. Les déplacements non rémunérés, la longueur des opérations, le souci de légalisme décourageraient de nombreux citoyens actifs et entraîneraient un déclin de la participation des campagnes, assez net à partir de la fuite du roi. Les élections seraient aussi faussées par l’importance du bureau, par la politisation des sociétés populaires, et par la constitution d’une « caste invisible » d’Électeurs, confisquant par le filtre électoral l’apparence d’ouverture du corps électoral à la base. 45 000 décideurs sont moins que les « actifs » anglais ou les électeurs de la Restauration ? Dans ces conditions, on ne pourrait parler que d’une « préhistoire » des élections contemporaines. D’autres spécialistes, souvent de terrain (Guide, 1999) insistent au contraire sur les ruptures d’une « révolution électorale » dans tous les domaines : le passage de la quasi-absence de vote à une trentaine de scrutins de toute nature en moins d’une décennie ; la capacité des deux tiers des adultes de pouvoir voter, dans des conditions probablement plus transparentes qu’en Angleterre, et comparables aux États-Unis, sinon à la Hollande ; les variations importantes des scrutins, même sous le Directoire, qui ne permettent pas de parler d’un « échec », particulièrement à l’été 1793 et en l’an V ; la rotation importante des Électeurs, pris dans un ensemble assez large de plus de 2 millions d’éligibles, davantage après 1792 ; les continuités entre 1790 et 1848 pour les procédures, les modes de vote. Ils opteraient pour une première « naissance » d’une certaine démocratie électorale en n’utilisant pas le terme de censitaire, réservé pour les pratiques de la Restauration, mais de suffrage « large », voire « quasi universel »… Les élections seraient l’une des transformations les plus larges et les plus fondamentales de la naissance du citoyen et de l’apprentissage d’une démocratie imparfaite, mais d’un avènement où la « France fut la première nation moderne à accorder le suffrage universel masculin et à imposer l’élection de tous les officiers locaux et nationaux » (Horn, 1988) ; « la France a fait l’expérience le plus complète du principe électif : les États-Unis sont la seule grande nation à avoir poussé aussi loin la fidélité au principe démocratique de la souveraineté nationale » (Rémond, 1965). Le Consulat s’éloigne des pratiques de la décennie révolutionnaire dans plusieurs domaines. La ratification de la Constitution de l’an VIII ne se fait plus en assemblée primaire, mais par déplacement individuel à la maison commune (ou chez le juge de paix, le notaire) et par l’inscription et la signature sur un registre officiel ! Les fonctionnaires ne sont plus élus par leurs administrés, mais par les agents du pouvoir central (consuls, préfets ou sous-préfets selon les cas) ! Des listes de notabilités se substituent aux convocations régulières des assemblées électorales (Coppolani). Si le suffrage « élargi » reste la règle, il est soumis à des limites qui le transforment progressivement en « comédie électorale », sauf exceptions. Cette rupture avec une conception cohérente des élections entre 1789 et 1799 rend plus délicat le raccordement entre les deux naissances du suffrage « quasi universel », de la Première à la Deuxième République.

La presse, un 4^e pouvoir ?

33La Révolution française a été le théâtre d’une « révolution du journal », d’abord simple rattrapage du retard du pays par rapport à ses voisins occidentaux (Allemands, Hollandais et surtout Britanniques), puis un « séisme politique », quant au statut du journaliste d’opinion et des rapports entre la politique et le 4^e pouvoir naissant. La révolution est juridique (la liberté), déontologique (le journaliste face à l’événement et sa responsabilité), politique mais surtout statistique (l’explosion).

34« Sans la liberté de blâmer, il n’est pas d’éloge flatteur » (Figaro). La liberté de la presse est conquise entre 1788 et la Déclaration des droits du 26 août 1789. Sous l’Ancien Régime, la presse est soumise au privilège et à la censure. Le privilège royal accordé à l’origine à La Gazette de Renaudot (1631-1635) a été renouvelé par la monarchie jusqu’aux années 1750. En dehors des occasionnels et du colportage, trois titres monopolisent l’information des abonnés : La Gazette, organe de l’Intérieur, Le Mercure de France et le Journal des savants (Bertaud). Le pouvoir sous toutes ses formes contrôle les publications et saisit les presses « sauvages ». Cette presse entravée ne mérite pas une opinion publique en voie de formation jusqu’aux années 1760, où se diffusent des périodiques provinciaux, les Affiches, visant l’information, le rayonnement régional autour de la métropole d’édition, le progrès et le « bien public », les annonces économiques, voire culturelles. Grenoble et Rennes possèdent leurs Affiches en 1774-1775 et 44 villes sont desservies en 1788. Un lectorat en progression (bibliothèques publiques) doit se contenter d’un contenu qui évacue la politique, ou aller à Londres, Amsterdam, Mayence ou Genève pour connaître l’état réel de l’Europe. On compte peut-être 80 000 abonnés à la fin de l’Ancien Régime, et des tirages qui ne soutiennent pas la comparaison avec les livres et romans dans la formation intellectuelle. À 30 livres l’abonnement annuel, la presse ne touche que les élites « éclairées » de la « république des lettres », partageant des valeurs communes (utilité, bienfaisance, progrès économique) et une vision péjorative du peuple des campagnes et des villes, quand il est privé de raison et de conscience.

35Une semi-liberté de la presse s’établit à chaque manifestation rythmant la crise de l’Ancien Régime, comme la campagne de pamphlets, entre la convocation des notables et l’annonce de la convocation des États généraux (août 1788). 650 pamphlets tournent les entraves (monopole et autorisation préalable) de la presse périodique, dont une centaine en juillet 1788 ! La monarchie ouvre un espace de rédaction avec le temps des doléances. Avant le fameux pamphlet de Sieyès Qu’est-ce que le Tiers État ?, paraissent à Rennes deux périodiques, La Sentinelle et Le Héraut de la Nation, dans une ville particulièrement sensible à la lutte entre le Tiers et les privilégiés. Le Héraut, lié à un club « patriote » entend instruire l’opinion dans 63 numéros de décembre à juin 1788. C’est une première brèche dans le monopole. Dans la lutte acharnée que les députés du Tiers livrent à Versailles pour fonder un régime parlementaire, deux périodiques non autorisés créent l’événement : Le Patriote français de Brissot, le 7 mai, et Le Journal des États généraux de Mirabeau, les 5 et 7 mai. L’interdiction de ces feuilles entraîne une campagne pour la liberté et la multiplication de périodiques masqués (Lettres aux commettants des députés vers leurs électeurs). Le 28 juillet, Le Patriote français est légalement publié. La presse vient de s’émanciper. Les articles 2 et 11 de la Déclaration des droits retentissent d’un débat à la Constituante du 24 août : « tout citoyen peut écrire librement », établit solennellement la liberté ; « sauf à répondre de l’abus » marque la Peur des révoltes récentes. 168 ans après le premier numéro de La Gazette, la presse est libérée !

36Elle explose en 1789, avec 132 périodiques parus à Paris et 166 en tout (Sgard). L’année la plus prolifique est 1790, l’année heureuse : 387 titres (de périodicité variable) dont La Feuille villageoise et Le Père Duchesne. La courbe parisienne fluctue selon la marche de la Révolution : 236 titres en 1791, 216 (1792), 219 (1793 plus l’an II), une centaine (an VI, VII et VIII), pour retomber au niveau de 1788 en 1814 ! Dans le même temps, les romans et les autres livres connaissent une perte notable dont la presse est sans doute responsable, en partie : 1 500 titres en 1789 ; 450 en 1793 et 300 en 1797 (les deux déclinent alors). Entre-temps, le métier d’imprimeur a suivi la poussée exponentielle de la presse, y compris en province où les entreprises se multiplient (Wauters) selon des engagements spécifiques. Techniquement, cette presse ne subit pas de révolution. Les besoins d’information rapide multiplient les quotidiens (le premier en 1777). Les formats et les caractères restent « classiques », tandis que les vignettes, images, caricatures et encarts publicitaires différencient les périodiques. Dès que le tirage dépasse 3 000 exemplaires (in-8° de 8 pages par exemple), il faut plusieurs presses. La presse est acheminée par la poste, pour un droit modéré, jusqu’aux abonnés, avant 10 heures du matin pour les Parisiens (Gorsas), en soirée pour les provinciaux. En 1792, plus de 100 000 exemplaires quittent chaque jour la capitale, et s’ajoutent à la presse régionale. D’autres exemplaires sont vendus à la criée, par les colporteurs, à 2 sous la feuille (L’Ami du peuple). Malgré les frais d’envoi, le journal est rentable au-delà de 1 000 exemplaires.

37Les tirages varient selon la nature, la condition des lecteurs. Au-dessous de 1 000 abonnés, Le Tribun du peuple de Babeuf compte 345 lecteurs parisiens. Autour de 2 000 s’impose L’Ami du peuple (en septembre 1790) ; de 5 000 Le Patriote français, L’Ami du Roi, Le Journal de la Montagne. À plus de 10 000, le périodique dispose d’une audience exceptionnelle, comme La Feuille villageoise (15 000 en 1790), Le Père Duchesne en 1793, Le Journal de Perlet (21 000 !). À l’apogée de la presse, on évalue le tirage à 300 000 exemplaires par jour (Bertaud), et autour de 1,5 million de lecteurs, soit une très forte démocratisation, même si les 4,3 millions d’actifs de 1790 ne sont pas tous concernés. Malgré les barrières de l’argent, de la distance pour les campagnes, la lecture de la presse est entrée dans la vie quotidienne, diffusée dans les villages par les « clartés intermédiaires », résorbant le « retard français » en une « explosion » sans précédent. De La Feuille villageoise (Edelstein) à La Feuille d’instruction populaire de Lakanal, l’éducation « populiste » des campagnes (faire du paysan un bon citoyen) parcourt la décennie révolutionnaire. La républicanisation des armées par la presse est encore à découvrir (Bertaud, 2000).

38Dans cette presse très diversifiée et éclatée selon les goûts du lectorat (mode, spectacles, presse féminine) s’impose la presse d’information, souvent indissociable de la presse d’opinion. La révolution se situe probablement dans les rapports noués entre les journalistes, les événements et des lecteurs en voie d’acculturation politique profonde. Le journaliste livre une course de vitesse permanente contre la marche du temps, dans une écriture de l’urgence « des circonstances ». « Historien de l’événement » (Gorsas), il lui revient de donner un sens à l’actualité, comme intermédiaire entre elle et son lectorat. Il devient souvent acteur, par ses prises de position, qui deviennent celles de ses lecteurs, dans un échange ambigu. Il devient alors détenteur d’un pouvoir, le 4^e pouvoir, à la fois « puissance du jour » (Desmoulins) et exposé aux risques de sa médiatisation. Guide de l’opinion, sentinelle, instituteur (des villages), « ami » du peuple ou du roi, le journaliste est immergé dans la vie politique comme le politicien dans le journalisme (Restif de la Bretonne et Robespierre). Il peut déclencher des mouvements, journées, manifestations, impopularité (« la grande trahison »), à l’exemple du Père Duchesne chez les sans-culottes ou du Vieux Cordelier. L’Ami du peuple de Marat joue ce rôle dans les journées d’octobre, du Champ-de-Mars, de septembre 1792. L’assassinat de Marat déclenche une concurrence étonnante pour la reprise du titre et la succession ! La censure revient frapper, à dates significatives, les Amis du roi en août 1792 (Du Rozoy, Royou, Rivarol), les Girondins en juin 1793 (Brissot, Carra, Gorsas), les indulgents et les exagérés à l’hiver 1793-1794 : le Vieux Cordelier : « Brûler n’est pas répondre » (Desmoulins) ; Le Père Duchesne… Après l’interdiction du Tribun du peuple (automne 1795), la presse retrouve un régime de quasi-liberté sous le Directoire jusqu’à l’an V. C’est montrer le poids politique d’une presse que le pouvoir courtise et que des réseaux (de clubs, de sociétés populaires) diffusent. Le plaidoyer pour la liberté de la presse de Desmoulins, avant sa chute et son exécution donne peut-être le sens et les risques de cette « explosion » du journal et de son potentiel de médiation auprès d’une opinion publique avide de nouvelle et prompte à se mobiliser et à se manifester : « Détruisez la liberté de la presse en France et demain la république sera détruite » ; « Ayez la liberté de la presse à Moscou et demain Moscou sera une république ».

Un modèle français de citoyenneté ?

39Le citoyen n’est pas seulement celui qui exerce ou peut exercer son droit de vote et qui s’informe dans la presse d’opinion. Il existe d’autres pratiques de citoyenneté relevant d’un « modèle » français, mais hérité d’une pensée politique ancienne, structurée et comparable à d’autres « modèles », américain, batave ou britannique.

Héritages et spécificités

40Le citoyen de 1789 ou de l’an II revendique des précurseurs antiques, étant souvent (pour la « république des lettres ») des « républicains de collège », admirateurs des vertus antiques, de Sparte et de Rome républicaines. Le sacrifice à l’idéal civique sous toutes ses formes et devoirs (militaires, religieux, artistiques autant que politiques) est nuancé par l’idée d’une faillite (cyclique) de ces régimes et de l’impossibilité de transposer le « modèle » d’une cité à un État comme la France. Une autre référence majeure est celle du citoyen des Lumières, défini par Locke (1690), Montesquieu (1748) ou Rousseau (1762). Le citoyen est celui qui adhère au contrat social. Il a abandonné sa « liberté naturelle » pour adhérer à un pacte social, où tous les citoyens, disposant des mêmes droits, sont à même de participer à la loi, expression de la volonté générale. Il doit donc abandonner tout esprit de corps, tout assujettissement à un corps monarchique (par exemple), pour exercer ses droits individuels, constitutifs de sa nouvelle citoyenneté. La Déclaration des droits de l’homme du 26 août – reprise à l’identique dans la Constitution de 1791 –, qui achève une mobilisation sans précédent de « foules révolutionnaires » (urbaines et rurales) est bien la charte de cette citoyenneté conquise, quand elle définit en quelques articles les « droits naturels, inaliénables et sacrés » du citoyen : liberté, propriété, sûreté et résistance à l’oppression, plus l’égalité civile (article premier). Ce texte diffère du texte américain et sera critiqué par Burke, pour son abstraction et ses ambiguïtés. Deux fêtes peuvent évoquer l’apogée du « modèle » français. Le 14 juillet 1790 verrait une communion civique sans précédent, celle des 4,3 millions de citoyens ayants droit de vote et des quelque 5,5 millions (théoriques) de gardes nationaux. Le 10 août 1793, fête de la Régénération est une grande démonstration républicaine, au Champs-de-Mars, où les délégués de 7 000 assemblées primaires apportent à la représentation nationale l’approbation de la Constitution de 1793, célébrant les grandes journées de la Révolution. Mais la « guerre civile » dans la moitié du pays et les exclusions posent la question des contours et des caractères de cette citoyenneté.

Les pratiques citoyennes

41La difficulté de l’approche de la citoyenneté réside dans la distance qui peut séparer un idéal proclamé des réalités concrètes et statistiques des pratiques mesurables. Les trois critères essentiels aux yeux du législateur sont le vote, le port des armes et la fiscalité. La « révolution électorale » analysée plus haut, le service civique dans la Garde nationale est le deuxième caractère constitutif du citoyen. L’objectif est le maintien de la sécurité locale et de l’ordre public, par l’exercice, les patrouilles. Les gardes nationaux élisent leurs officiers, au sein d’un pouvoir partagé entre les fonctions civiles et la hiérarchie militaire. Ainsi « tout citoyen doit être soldat », même si l’on reste éloigné de la « nation en armes » où le service militaire serait obligatoire. La Garde nationale n’est que l’antichambre de l’armée, qu’elle peut nourrir par le volontariat. L’arme blanche et la pique sont les attributs martiaux du citoyen, quand ils existent.

42Plus systématique est le devoir fiscal, condition première du droit de vote en 1790, filtre menant aux degrés d’éligible, puis d’électeur. L’abolition progressive de la fiscalité indirecte et l’égalisation devant l’impôt direct permet de lier plus étroitement la contribution et la citoyenneté.

43À côté de ces critères distinctifs, le citoyen est imprégné d’une culture politique révolutionnaire puis républicaine, qui passe par la connaissance, le geste, la participation. La connaissance est celle de la Constitution et des lois, devenues sacrées depuis le serment du 20 juin 1789. Le serment a pu varier selon les forces politiques au pouvoir, de fidélité « à la Nation, à la Loi, au Roi » à la « haine à la royauté » (1797) ; il n’en demeure pas moins la parole qui lie l’individu à sa communauté nationale. On a vu combien la Constitution américaine avait modifié la culture et la vie politique des États-Unis. Les Français vouent un véritable culte à la loi, facteur de la régénération du peuple, fixant les avancées et les bornes de la citoyenneté. Dans la rue, voire la vie quotidienne (bien que les inventaires soient discrets ou muets), le citoyen arbore les signes distinctifs qui le rattachent à sa culture politique. La cocarde, dont les couleurs épousent toutes les tendances (noire, blanche, verte, rouge), devient tricolore à partir de juillet 1789, nationale puis républicaine, au point d’être obligatoire pour les « citoyennes » en septembre 1793 et dans les sociétés populaires. Pas de caricature anglaise des sans-culottes sans cocarde (A Paris belle !). Le bonnet, coiffure des Bretons révoltés (1675), des galériens et des esclaves libérés devient un enjeu politique quand on veut l’imposer à la Convention. L’apparence et le costume revêtent des significations idéologiques essentielles, dans un camp comme dans l’autre. Les autres symboles représentatifs sont le faisceau de l’Union, mais surtout l’arbre de la liberté, planté et replanté selon les circonstances, résumant dans sa parure les sentiments de la nature et du patriotisme.

44Les pratiques plus politiques mettent en jeu les espaces et les limites de la citoyenneté. Il en va ainsi des lectures, de la presse (ci-dessus), des almanachs civiques qui relaient les almanachs traditionnels en milieu rural comme l’Almanach du père Gérard dès 1791 (Michel Biard), des affiches. Le citoyen est éclairé par la presse, mais il participe à d’autres rites politiques. Le citoyen se doit de fréquenter les lieux d’exercice de la vie publique, dans son village, sa section urbaine. De 1 000 Sociétés des amis de la Constitution (jacobines) à l’été 1791, on passerait à plus de 6 000 (Boutier et Boutry) en l’an II pour plus de 5 000 communes, dont plus de la moitié créées après l’été 1793 ! Près d’1 million de membres, à l’apogée, y reçoivent les nouvelles, votent des adresses des motions, des pétitions, malgré le discrédit attaché par les parlementaires à toute expression qui émane d’un corps particulier. S’y ajoutent les quelque 300 000 membres des comités de surveillance à l’été 1793 et les quelque 800 000 soldats, touchés par les signes extérieurs du civisme, sinon républicains. Une approche statistique élargit donc les contours de la citoyenneté, dépassant peut-être le chiffre maximal de votants (2,5 millions en 1790) dans le public des fêtes civiques, où convergent les discours, les symboles, les arts et les aspects militaires. Dans la vision la plus utopique (celle de Thomas Paine, peut-être de Grégoire), la citoyenneté engloberait tous ceux qui sont dignes d’être citoyens français, en ayant manifesté ce désir. Les réfugiés politiques, les Juifs désirant s’intégrer, les hommes de couleur libres, les « étrangers ». Quant aux femmes, elles sont « citoyennes » quand elles occupent les tribunes, prêtent le serment le 14 juillet 1791, « marchent » sur Versailles, mais jusqu’où ? L’universalisme révolutionnaire devient tellement réductible au « modèle français » qu’il s’entoure de conditions, de marques spécifiques et qu’il débouche sur les exclusives et des exclusions croissantes.

Les non-citoyens

45Pour que la République soit viable dans un grand état, il « faudrait un peuple de dieux » (Rousseau). La tension civique est bien trop prenante pour « régénérer » des populations marquées par les traditions et la sociabilité de la monarchie absolutiste de droit divin. Sièyès, puis les Constituants excluent de la communauté civique les privilégiés, qui attentent à l’égalité civile et les corps particuliers qui font obstacle à la volonté générale et à sa démultiplication individuelle : communautés, corporations de maîtres et de travailleurs avec les lois d’Allarde et Le Chapelier du printemps 1791, voire communautés rurales touchées par le Code rural de septembre. Les autres passifs sont ceux qui n’ont pas le droit de vote, de servir en armes parce qu’ils sont trop pauvres (seuil fiscal), ou trop mobiles (résidence) ou susceptible d’obéir à un maître : les esclaves, les domestiques, les ouvriers des manufactures, voire les… femmes. Certes, les passifs sont toujours minoritaires par rapport aux actifs, et le suffrage reste « large », mais d’autres exclusions se profilent. Les catégories électorales feraient des citoyens supérieurs, les éligibles et « notables », les Électeurs. Qui décide des 5 millions de citoyens « de base » ou des 30 000 Électeurs sous le Directoire ? La poussée du militantisme féminin résume les contradictions et la capacité d’exclusion des assemblées parlementaires. Jusqu’à l’été 1793, des femmes peuvent espérer être associées à la Constitution, porter des armes (dans la rue, pas aux armées), porter les symboles civiques et délibérer en assemblées politiques, même réservées aux femmes dans le cas des Citoyennes républicaines révolutionnaires, voire voter dans les campagnes à propos des biens communaux. Mais à l’automne 1793 (brumaire an II) elles se voient interdire la présence dans les clubs politiques (Amar, du Comité de sûreté générale), avant d’être reléguées dans leurs foyers, après les journées de la faim (prairial an III, mai 1794). Les arguments d’Amar, sur fonds d’antiféminisme des Lumières (Rousseau) – la femme est mineure en politique par nature et par conventions – l’emportent sur ceux de Guyomar : « Cette liberté, cette égalité, appartiennent également à l’homme et à la femme, ou bien l’immortelle Déclaration des droits contient une mortelle exclusion. » L’accès à la citoyenneté reste le résultat d’une conquête, et demeure sans cesse remis en cause. Les esclaves ne peuvent devenir citoyens qu’après des soulèvements multiples et des luttes sanglantes, précédant le rétablissement de l’esclavage sous le Consulat. Les non-propriétaires deviennent des non-citoyens avec le Directoire. Les niveaux de citoyenneté se marquent aussi dans les litiges opposant les partisans de la « démocratie représentative » et ceux du contrôle direct des élus par les assemblées populaires. Les modèles français et américains ont tendance à se rejoindre sur les limites à la « démocratie participative », même si les délégations et les adresses ont toujours afflué face aux parlementaires.

46Enfin, la Révolution, essentiellement idéologique, rejette ses ennemis. Le problème est quand ceux-ci se multiplient au point de devenir « majoritaires ». Les « citoyen » et « citoyenne » se sont d’abord opposés aux aristocrates « monsieur » et « madame ». Par la suite, les réfractaires de 1791, les Girondins, les fédéralistes, les Enragés, les Exagérés, les Indulgents, les Robespierristes, les royalistes, les Crétois, les sans-culottes ont été privés successivement de leurs droits civiques ! La vertu est décidément difficile à concilier avec les factions en lutte pour le pouvoir.

47Pourtant la citoyenneté a « révolutionné » les conditions de la vie et de la participation politique dans la plupart des villes… et des campagnes, pendant la décennie révolutionnaire. Vote, service de la garde, contributions payées, présence des symboles : les campagnes sont moins en reste que des espaces politiques réfractaires, marqués par leurs traditions. La Déclaration des droits a libéré des catégories marginalisées jusque-là, en leur rendant honneur et dignité. Le « modèle » français a libéré les esclaves, placé la liberté et l’égalité au centre des projets, lors d’une première expérience de la république et de la démocratie, qui fut tout, sauf une parenthèse.

ÉTUDE DE CAS SANS-CULOTTES ET SANS-CULOTTISME

48Les sans-culottes occupent une place essentielle dans le cours de la Révolution, associés à des notions de « culture et pratiques politiques », à la « politique du peuple », à la participation aux journées décisives (Champ-de-Mars, chute de la monarchie) et à la politique de Salut public. On a parlé d’un « pouvoir sans-culotte », à travers un réseau d’organisation et des revendications qui constituent une ébauche de programme. Si la plupart des historiens s’accordent pour décrire le mouvement, son fonctionnement et ses caractères originaux, il reste bien des points de controverses quant à sa nature (sociale ou politique), son ampleur, ses liens avec le jacobinisme et sa qualification, entre une avant-garde, un groupe « réactionnaire », une minorité agissante, autonome ou manipulée. Nous définirons les caractères spécifiques et les contours de la sans-culotterie, l’évolution de leurs relations avec le jacobinisme montagnard avant de poser quelques jalons d’une interprétation qui divise encore les historiens.

Les caractères originaux de la sans-culotterie

49Le mouvement sans-culotte a été défini dans la thèse majeure et saluée comme telle d’Albert Soboul, parue en 1958, consacrée à la sans-culotterie parisienne. Les travaux ont été complétés en amont de 1793 par Maurice Genty, et en aval de l’an II par Kare Tonnesson. D’autres études sur les sans-culottes des villes (Michel Vovelle) ou des champs (Philippe Barlet) complètent les études classiques de George Rudé (les foules), Marcel Reinhard (Paris) et Richard Cobb (les armées révolutionnaires et la protestation populaire).

50Le mot sans-culotte apparaît essentiellement à l’été 1791 (première mention d’une nation sans-culotte en novembre 1790, et premier portrait en mars 1791 par un adversaire), au moment de la fuite du roi, de façon négative dans les propos de l’aristocrate abbé Maury, et dans une liste de « sans-culottes », avant d’être couramment utilisé dans la presse et le langage politique à l’été 1792, quand chute la monarchie. Les sans-culottes sont désignés par leurs alliés et leurs adversaires politiques comme tels lors des journées du 20 juin 1792, les massacres de septembre 1792, la chute des girondins (le 2 juin 1793), les manifestations de septembre 1793, les journées de la faim (de l’an III). Il s’agit bien d’un désignant sociopolitique (Annie Geffroy, 1985) pour un groupe dont les contours sont précisés par des tableaux et des approches statistiques essentiellement urbains.

Ce qui peut les séparer

51L’ensemble qualifié de sans-culotte est appréhendé dans les tableaux des organisations militantes des quartiers parisiens, comités civils, comités révolutionnaires et sociétés populaires, en l’an II. Les deux tiers viennent du monde de la boutique et des ateliers du « peuple de Paris » (Daniel Roche, 198) ou de Marseille. Aux deux extrémités, on retrouve des couches très éloignées par le statut social : des rentiers dans les comités civils (à plus de 5 000 livres de revenus annuels), des entrepreneurs comme le menuisier Duplay (qui loge Robespierre) ou le brasseur des faubourgs Santerre ; mais aussi des salariés dans les comités de surveillance, journaliers ou compagnons (jusqu’à 20 % dans les sociétés populaires). Dans les porte-parole se distinguent des intellectuels et hommes à talents déclassés, comme le curé Jacques Roux (l’enragé) ou le journaliste Leclerc, le maître de poste Varlet. On ne trouve pas de mentions d’indigents, ni de femmes, qui gravitent pourtant dans la mouvance de la sans-culotterie (Godineau, 1988 et 2003 ; Monnier). Certes, le petit producteur indépendant domine (sabotier, menuisier, limonadier, boucher) mais sans cohésion sociale nette.

52On conçoit bien la palette d’intérêts divergents, parfois contradictoires. Les uns recherchent un profit par la vente des produits fabriqués. Les autres cherchent à valoriser leur force de travail par le salariat. La petite propriété n’est pas remise en cause : elle constitue plutôt un idéal social, en dehors de toute théorie « niveleuse », « partageuse ». Les revendications à caractère de « classe » n’émanent pas de la sans-culotterie, même si le droit au travail est sous-entendu. Les niveaux culturels sont loin d’être homogènes, entre celui qui s’abonne à un journal jacobin, qui va au théâtre et celui qui déchiffre à peine une chanson révolutionnaire. On parle pourtant de « culture sans-culotte » (parfois abusivement) pour désigner les manières de penser d’un milieu relativement homogène dans l’espace et la relation au travail manuel.

Une conscience sociale

53La cohésion du groupe se fait en opposition à d’autres, dans l’espace et dans les manières de vivre et de consommer. Les sans-culottes s’opposent volontiers aux riches, nantis et profiteurs. Ils se définissent par l’utilité sociale du travail manuel, reconnue d’ailleurs par la classe politique : « C’est eux qui font les étoffes dont nous sommes revêtus ; ce sont eux qui travaillent les métaux et qui fabriquent les armes qui serviront à la défense de la République. » Cet éloge n’en marque pas moins la différence avec la bourgeoisie à talents et à capitaux, un écart social décisif ? L’ennemi du sans-culotte est le « muscadin », cet étudiant de bonne famille qui soigne son apparence et refuse de se battre.

54Le portrait du sans-culotte traverse les représentations figurées des débuts de la Première République. Ce portrait est stéréotypé, qu’il soit proposé par les adversaires, dans les caricatures contre-révolutionnaires de France (Antoine De Baecque) et d’outre-Manche (Pascal Dupuy), ou par les peintres et sculpteurs sympathisants, comme Chenard à Lyon (Louis Trénard). Il est ambigu, en mettant l’accent sur des marques ou des symboles souvent absents de la réalité, mais efficace pour fixer dans le public une « mode sans-culotte », qui s’étend à des « honnêtes gens », dénoncée par Le Père Duchesne : « Avoir un large pantalon, une petite veste… »

55L’appartenance à la sans-culotterie relève donc de l’histoire des choses banales, le costume, le langage, les manières d’habiter et de consommer.

« Un sans-culotte, Messieurs les coquins ? C’est un être qui va toujours à pied, qui n’a point de millions, comme vous voudriez tous en avoir, point de château, point de valet pour le servir, et qui vit simplement avec sa femme et ses enfants, s’il en a, au quatrième ou cinquième étage.
Il est utile, car il sait labourer un champ, forger, scier, limer, couvrir un toit, faire des souliers et verser jusqu’à la dernière goutte de son sang pour le salut de la république.
Et comme il travaille, on est sûr de ne rencontrer sa figure ni au Café de Chartres, ni dans les tripots où l’on conspire, où l’on joue, ni au théâtre de la Nation… ni au théâtre du Vaudeville… ni dans les cabinets littéraires où pour deux sols, qui sont si précieux, on vous offre de l’ordure de Gorsas avec la Chronique et le Patriote français » (brochure anonyme, avril 1793).

Des revendications structurantes

56Les sans-culottes s’expriment sur le terrain des subsistances et des denrées de première nécessité, en développant des idées qui dépassent la cadre du groupe sociopolitique. Il en existe deux versions extrêmes selon les besoins et les circonstances. La version minimale est liée à l’économie morale, et repose sur le simple droit à l’existence, qui doit être garanti par État ou par les sans-culottes eux-mêmes : ce droit naturel et social, partagé par les couches populaires de toute l’Europe (Edward Thompson) fonde le contrat moral qui relie les gouvernants aux consommateurs (Steve Kaplan). Il est défini, voire systématisé par les Enragés, dans le cadre des sections, comme « les lois bienfaisantes qui tendent à approcher le prix des denrées de l’industrie du pauvre », soit l’exacte antithèse de la doctrine physiocratique. Il s’agit donc de taxer les denrées de première nécessité pour éviter les troubles et les marches de la faim. Le manifeste du 25 juin 1793, lu à la Convention par Jacques Roux, au nom des Gravilliers, désigne aussi les ennemis des sans-culottes, les « affameurs, agioteurs, monopoleurs, cannibales, anthropophages » :

« Avez-vous prononcé la peine de mort contre les accapareurs ? Non. Avez-vous déterminé ce en quoi consiste la liberté du commerce ? Non. Avez-vous défendu la vente de l’argent-monnaie ? Non. Eh bien ! Nous vous déclarons que vous n’avez pas tout fait pour le bonheur du peuple.
La liberté n’est qu’un vain fantôme quand une classe d’hommes peut affamer l’autre impunément. L’égalité n’est qu’un vain fantôme, quand le riche par le monopole exerce le droit de vie et de mort sur son semblable. La république n’est qu’un vain fantôme. Quand la contre-révolution s’opère, de jour en jour, par le prix des denrées, auquel les trois quarts des citoyens ne peuvent atteindre, sans verser des larmes.
Cependant, ce n’est qu’en arrêtant le brigandage du négoce, qu’il faut bien distinguer du commerce ; ce n’est qu’en mettant les comestibles à la portée des sans-culottes,
que vous les attacherez à la Révolution, et que vous les rallierez autour des lois
constitutionnelles. »

57L’autre version, maximale, tient à « l’égalité des jouissances », au partage des biens de la croissance entre tous les associés, dans le respect de l’idéal de petits propriétaires indépendants. Les progrès de la consommation vestimentaire et l’adoption de nouveaux modes de consommation (sucre, café) indiquent la voie de la sécurité et du bonheur matériels auxquels aspirent les sans-culottes. L’égalitarisme va-t-il jusqu’à militer pour l’abolition de la traite et de l’esclavage qui fournissent ces biens ? Ces revendications mènent à d’autres cibles, ceux qui s’enrichissent frauduleusement en profitant de la Révolution, les intermédiaires, les agioteurs, qui spéculent sur le double cours des monnaies. L’État doit donc promulguer des lois dirigistes pour réglementer la circulation des denrées et des marchandises, sans hésiter sur des visites domiciliaires que les sans-culottes s’estiment aptes à mener.

Le sans-culottisme

58L’appartenance à la sans-culotterie mêle de façon indéfectible la cohésion du projet économique et l’appartenance à un corps politique et civique caractérisé par l’engagement et le patriotisme :

« Le soir, il se présente à sa section, non pas poudré, musqué : botté dans l’espoir d’être remarqué de toutes les citoyennes à la tribune, mais pour appuyer de toute sa force les bonnes motions et pulvériser celles qui viennent de la faction abominable des hommes d’État.
Au reste, un sans-culotte a toujours son sabre avec le fil pour fendre les oreilles de tous les malveillants. Quelquefois il marche avec sa pique ; mais au premier son du tambour, on le voit partit pour la Vendée, pour l’armée des Alpes ou pour l’armée du Nord » (brochure anonyme, avril 1793).

59Le sans-culotte est partie prenante de la construction de l’esprit républicain, ayant joué un rôle décisif dans les foules qui ont contribué au renversement de la monarchie. Il se présente comme un type de citoyen modèle, par la pratique et les valeurs politiques. Le sans-culotte marque sa citoyenneté par la pratique du vote, dans le cadre des sections, des assemblées primaires, comme la ratification référendaire de la Constitution de juin 1793. Il ne peut être représenté sans ses armes, attribut du citoyen-soldat ou du soldat-citoyen. La distinction entre sans-culotte et volontaire n’est guère opérante (Monique Cottret). On compterait près de 20 000 gardes nationaux, armés de leur pique symbolique, pour 100 000 habitants des faubourgs Saint-Marcel et Saint-Antoine. Les sections parisiennes comme les Piques fournissent un nombre considérable de volontaires au moment de la levée des 300 000 hommes. La démocratisation et la républicanisation des armées de l’an II doivent beaucoup à ce noyau « patriote », qui a fait son apprentissage politique dans les sections et les sociétés populaires : d’où l’assimilation souvent reprochée des deux notions de sans-culottisme et de patriotisme.

60Être un sans-culotte, c’est fréquenter quotidiennement sa section dans les villes ou sa société populaire, puis exercer le contrôle civique dans le cadre des comités révolutionnaires ou de surveillance. C’est autant une revendication interne qu’un reproche qui leur est adressé par les « modérés ». Entre septembre 1793 et mars 1793, le service civique armé peut se faire dans les « armées révolutionnaires » créées par les représentants en mission (Jean-Pierre Gross, Richard Cobb), une trentaine de détachements chargés de contrôler l’état des productions et des denrées jusque chez les particuliers et les fermiers. Entre sans-culotte, c’est siéger, de façon permanente dans les assemblées politiques du quartier, manifester ses opinions par les adresses, pétitions, les délégations (aux jacobins, à la Convention), voire les journées où s’exercent la souveraineté et la justice, au nom du droit à l’insurrection.

61Intervient alors la notion particulièrement délicate du « pouvoir sans-culotte », à l’apogée du mouvement, soit l’été 1793. L’étude de la production iconographique et de la caricature montre cette promotion, qui se traduit également par le caractère obligatoire des symboles et des pratiques du sans-culottisme. C’est à ce moment que se pose la question du double pouvoir et de la relation du mouvement des sans-culottes avec le pouvoir jacobin (ou plutôt montagnard).

Sans-culottisme et jacobinisme

62Les différences entre les montagnards et les sans-culottes sont plus importantes que celles qui peuvent séparer les différentes couches de la sans-culotterie. Il s’agit de différence de statut social, d’éducation, de carrières et de milieu. Même si des tribuns comme Danton peuvent afficher un moment des signes extérieurs apparents de sans-culottisme, ils n’en restent pas moins des bourgeois, formés dans les collèges, détenant une culture politique différente, ainsi que les normes de consommation matérielle et culturelle. Les uns sont les « mandataires », les autres sont leurs électeurs. Les uns sont des hommes d’État, les autres des travailleurs manuels.

63Toutefois, les points communs sont peut-être plus grands entre les montagnards et les sans-culottes qu’ils ne le sont entre les premiers et les girondins, leurs adversaires politiques, malgré des convergences évidentes de milieu, de culture et de mode de vie. Expliquons-nous. Les montagnards sont une élite, mais ils ne se distinguent pas facilement de la strate supérieure de la sans-culotterie. Entre les deux forces, les intermédiaires abondent et forgent un projet commun. On retrouve les uns et les autres dans certaines sociétés populaires, reliées par la correspondance et l’aspiration à des valeurs communes. Montagnards et sans-culottes partagent bien des inimitiés et des intérêts soit mutuels soit convergents. Ils se retrouvent dans l’idéal de régénération d’un peuple républicain et patriote. Ils communient dans un même idéal de petits propriétaires indépendants, que les montagnards sont à même de favoriser par des lois adéquates. Ils proclament un idéal familial, moral et civique commun. Surtout, ils conçoivent la nécessité d’un rapprochement des appareils et des réseaux pour un partage original du pouvoir.

64« Il faut impérativement faire vivre le pauvre si vous voulez qu’il vous aide à finir la Révolution » (Jean Bon Saint-André). La mise en avant des projets de ventôse par Saint-Just traduit cet objectif de lier le patriotisme à des avantages matériels, en l’occurrence la distribution des biens des émigrés aux plus pauvres et plus vertueux des citoyens. Cette avancée est par ailleurs d’une très grande ambiguïté. Mais la taxation des plus riches et des plus modérés doit permettre un rapprochement des revenus et une moindre inégalité au profit des patriotes. En clair, les montagnards ont besoin un moment de l’appareil de la sans-culotterie pour renverser les girondins, relayer le Salut public au niveau local, ravitailler les villes pour éviter les émeutes potentielles, rendre victorieux l’effort de guerre. Dans le même temps, et malgré les divergences avérées, les sans-culottes ont besoin de dirigeants montagnards pour légitimer leur pouvoir local, progresser vers l’économie dirigée, œuvrer pour une éducation civique de masse. La parenté de certaines structures politiques communes, du langage civique et patriotique, d’ennemis communs (les aristocrates, les émigrés, les profiteurs, les Vendéens) conduit finalement à cette période d’alliance que certains ont qualifiée de double pouvoir, des montagnards au sommet de l’État, des sans-culottes dans les quartiers et dans la rue.

Le temps de l’alliance

65Pendant une période à géométrie parfois variable (selon les versions en présence) les deux pouvoirs se renforcent mutuellement, entre avril 1793 et décembre (frimaire an II). D’un côté, les montagnards prennent la direction de la Convention et des grands comités (Salut public et Sûreté générale), mènent à bien la conduite des affaires militaires, grâce à l’action des représentants en missions, parviennent à lutter victorieusement (avec plus d’1 million de combattants sur les fronts civils et extérieurs). De l’autre, les sans-culottes renforcent leur réseau politique et obtiennent des résultats favorables à la suite de nouvelles journées, comme le 2 juin 1793 et les 4 et 5 septembre 1793 où les sections et les gardes font des démonstrations convaincantes de leur puissance armée. Au terme de cette évolution, le pouvoir sans-culotte, plus ou moins partagé avec d’autres patriotes, s’exerce dans des milliers de comités de surveillance, depuis mars 1793, plus de 3 000 sociétés populaires, créées surtout à l’automne, par la permanence des sections et dans les armées révolutionnaires dont les 20 000 de la capitale commandés par des généraux civils et sans-culottes (Rossignol et Roussin).

66Dans le même temps, ils obtiennent des concessions considérables sur les plans de l’économie dirigée et de la reconnaissance politique. Les lois successives sur le maximum départemental des grains et farines (de mai 1793, inappliqué et inapplicable par département), sur la répression de l’agiotage (du 26 juillet), sur le maximum national des denrées (une quarantaine de produits dont les « jouissances » à côté de la première nécessité) et la création d’une Commission de subsistances leur donnent partiellement satisfaction. La terreur économique, fondée sur les réquisitions et le châtiment des accapareurs, la terreur fiscale jusqu’à la peine de mort pour le refus des assignats et la dissimulation de l’or (13 novembre) leur sont d’autant plus légitimes qu’ils participent à la recherche et à la dénonciation des « sangsues du peuple » au niveau local. Au moment culminant de la « mode sans-culotte », le bonnet rouge est présent dans toutes les enceintes politiques (sauf la Convention) ; la cocarde et le tutoiement envahissent l’espace politique. Même la promotion des Citoyennes républicaines révolutionnaires, évidente de mai à octobre, participe de cette poussée sans-culotte, autour des signes les plus visibles de l’engagement politique (la cocarde, le bonnet, les armes et le vote).

La double méprise

67Le retour aux succès militaires, dès octobre 1793 (Vendée, Lyon, Toulon, frontières) va modifier la donne et mettre l’accent sur les points de discordes et les malentendus entre les deux pouvoirs en présence. Les tensions, latentes mais étouffées au moment du compromis, ressurgissent et prennent une tournure dramatique. Les étapes en sont bien connues et peuvent être interprétées. Dans un premier temps, les comités frappent les porte-parole du mouvement sans-culotte en les détachant de leurs bases auxquelles elles semblent donner satisfaction. La stratégie est d’autant plus efficace que le manque de cohésion sociale de la mouvance sans-culotte nuit à une expression collective politique, devant la légitimité incarnée par les représentants du peuple. Successivement, les enragés dans la personne de Jacques Roux (arrêté le 5 septembre, se suicidant en prison en ventôse), les Citoyennes républicaines (chassées des clubs politiques, avant de l’être des sociétés d’artistes), sont interdites, inquiétées ou jugées. Le 31 octobre, le mouvement est privé de têtes qu’il n’a pu ou qu’il n’a pas voulu défendre. Ces arrestations soulignent les divergences de vue en matière de démocratie politique. Pour les enragé(e)s les députés, même montagnards ne sont que des mandataires qui doivent descendre des gradins pour rendre des comptes aux assemblées du peuple qui les ont élus. Le peuple doit pouvoir exercer des pouvoirs de justice, de police et d’association au nom du droit à la « démocratie pure » et à la résistance à l’oppression. Pour les robespierristes, qui maintiennent un moment le lien local, si nécessaire, la démocratie n’est pas « un état où le peuple continuellement assemblé règle par lui-même toutes les affaires publiques, encore moins celui où cent mille fractions du peuple par des mesures isolées, précipitées et contradictoires décideraient du sort de la société tout entière » (discours de Robespierre). Remarquons que ce discours est relatif à l’unité de gouvernement et ne doit pas occulter la défense du suffrage universel et du lien local par le même Robespierre. Mais cette fracture politique entre la représentation d’une classe dirigeante (de Sieyès en 1789 à Sieyès en brumaire an VIII) et les exigences d’une « démocratie pure » est constitutive de l’histoire politique de la Révolution française : « L’insurrection est pour tout un peuple et pour chaque portion du peuple opprimé le plus sacré des devoirs » (Manifeste de l’insurrection de prairial an III, la dernière journée sans-culotte).

68Dans les premières semaines de novembre ou dans les premières décades de brumaire an II, l’affrontement se fait plus direct, à propos du « torrent » déchristianisateur qui menace de faire disparaître le catholicisme, ruiner le principe d’autorité. La classe politique, qui semble attribuer la surenchère aux sans-culottes et aux nouveaux porte-parole (les hébertistes) tente d’endiguer la vague, par Robespierre, Danton, Hébert même entre le 21 novembre et le 11 décembre. En vain. Mais une nouvelle étape est franchie en décembre 1793, par un décret de reconcentration de l’autorité dans les mains des Comités et par le relâchement de la contrainte économique. La permanence des sections, la tenue des sociétés populaires, les armées révolutionnaires sont remises en cause ou supprimées ! La fin de la terreur fiscale et agraire, le relâchement de la pression sur les salaires, l’abandon des mesures coercitives permet de revenir à des règles plus libérales, le dirigisme ne concernant plus que les armées et certaines villes stratégiques. Pendant que le réseau sans-culotte est progressivement repris en main ou dissous, le mouvement sans-culotte est vidé de ses militants par les effets de la guerre ou l’usure politique, malgré les hommages rendus par la classe politique, et l’effet d’annonce des décrets de ventôse, visant à distribuer aux citoyens pauvres et méritants les biens des émigrés. Du réseau sans-culotte si puissant en octobre ne résistent plus guère que les gardes des sections et des noyaux dans les départements les plus républicains (Allier, Nièvre). En éliminant les enragés, puis an printemps de l’an II les cordeliers et les hébertistes, le Comité de salut public s’est coupé de sa base « populaire », se condamnant à une escalade terroriste où la participation des sans-culottes se fait au nom du jacobinisme.

Les journées de la fin

69La chute des robespierristes, privés de leur base la plus populaire (les salariés manifestent contre le maximum des salaires qui les lèse le 5 juillet 1794), ne déclenche pas une protestation massive de ce qui reste des organisations sans-culottes. Dans un premier temps d’ailleurs, les militants radicaux comme Babeuf se félicitent du renversement d’un gouvernement qui a mené une politique « populicide » (en Vendée) et montré les abus d’une conception de la représentation trop élitaire et coupée des masses. Mais ils se rendent compte, rapidement, que Thermidor s’éloignent des principes d’économie dirigée établis sous la période montagnarde. Le retour au libéralisme (avec les réquisitions militaires) est parallèle à une stabilisation religieuse, par la séparation de l’Église et de l’État et le démantèlement des dernières sociétés sans-culottes.

70Au lendemain de Thermidor, l’an III est le théâtre d’une dé-sans-culottisation (Gendron et Tonnesson), sous la direction d’une « jeunesse dorée » parisienne, lyonnaise ou marseillaise qui s’attaque aux « terroristes » de l’an II, aux signes, objets et valeurs qui identifiaient la « mode sans-culotte » précédente. Le bonnet, la cocarde, le tutoiement, les piques, les mœurs sans-culottes sont détruits ou caricaturés, tandis que les militants et les militantes (Monnier, Godineau) sont privés de leurs droits civiques.

71En germinal an III, au moment de la première journée de la faim à Paris, la situation est pire qu’à la veille de l’alliance avec la Montagne, en matière de droit à l’existence et de droits politiques pour les sans-culottes. Dans les manifestations du 1^er avril (20 germinal) et du 1^er prairial (20 mai), les femmes en tête des cortèges et les militants se rapprochent des derniers montagnards (la Crête) pour réclamer « du pain et la Constitution de l’an I », « la liberté ou la mort », comme aux plus beaux jours de l’alliance. La répression est à la mesure de la peur des thermidoriens et des « honnêtes gens » qui ont cru à une guerre sociale dans la capitale après l’invasion de la convention, le meurtre du député Féraud et le Manifeste d’insurrection des émeutiers. Les derniers montagnards sont exécutés ou déportés. Des milliers de militant(e)s sont désarmés et déchus. Les femmes ne peuvent se rassembler dans la rue. L’armée, qui a réinvesti Paris pour la première fois depuis 1789, est garante de l’ordre retrouvé. Le mouvement sans-culotte se termine avec la stabilisation directoriale. À part quelques sursauts (1814, 1830) il ne se manifestera plus dans la vie politique avant la Révolution de 1848. Les procès parallèles des jacobins et des sans-culottes par les vainqueurs politiques permettent de construire leur « légende noire » et de fixer des postulats (terrorisme, vandalisme) assurés d’une longue postérité.

Les incertitudes de l’interprétation

72La description minutieuse et brillante de la sans-culotterie parisienne de Soboul ne permet pas de répondre à des problèmes qui continuent de diviser les historiens, mais qui sont essentiels pour la compréhension du cours de la Révolution. Ayant affirmé par ailleurs des convictions en la matière, nous nous limiterons, dans le cadre de cet ouvrage, à fournir quelques hypothèses en présence, sans chercher à convaincre, sur un terrain encore fragile. Les problèmes concernent la qualification du mouvement, ses composantes, les relations avec le jacobinisme.

73Mouvement de masses ou minorité activiste ? L’historiographie critique souligne les incohérences et les faiblesses de mouvement sans-culotte. L’absence de structuration idéologique et de conscience de classe conduit à la paralysie au moment de l’arrestation des enragés ou de la répression contre les enragées, Claire Lacombe et Pauline Léon. Le mouvement ne paraît politiquement solide qu’à Paris et dans quelques villes étudiées (Rouen, Nevers). Mais l’appartenance aux couches sociales qui composent l’essentiel de la sans-culotterie ne décerne pas de certificat de civisme, loin de là. De nombreux quartiers populaires, de composition sociale proche, ont été loyalistes, ou se sont soulevés contre la Révolution, à Vannes comme en Belgique ou en Italie. L’artisan ou le compagnon ne fait pas le révolutionnaire, à Marseille comme à Lyon. Le terme de sans-culotte ne convient pas à la seule qualification sociale, s’il ne s’accompagne pas d’un comportement politique, et du sans-culottisme. Pour certains historiens, les sans-culottes sont plutôt un organisme de défense économique des traditions, ménageant l’égalitarisme et la petite propriété, une arrière-garde économique qui se distingue avant tout par ses comportements terroristes et violents. La force des caricatures anglaises contre les « tricoteuses, lécheuses de guillotine » et contre les « anthropophages » des comités et des sociétés populaires rend compte de cette aversion pour la « foule », la « bête humaine » de Taine, plus tard.

74Pour d’autres, les sans-culottes correspondent à la plus forte structuration militante que la France ait connue dans les sections, les milliers de sociétés populaires et de comités, les 2 millions de votants pour la Constitution de l’an I, le million de combattants des armées, dont l’essentiel sont des sans-culottes. Ils font remarquer que ce mouvement (et les femmes du peuple qui s’y rattachent) a supporté le poids de la guerre et de l’économie dirigée, permettant la survie de la Révolution. Il s’agirait alors d’une masse agissante, force de radicalisation de la révolution, dont on peut trouver l’équivalent dans certains mouvements européens (à Liège, en Rhénanie ?). Ils font remarquer qu’on ne peut séparer les bons sans-culottes (les soldats de l’an II, les citoyens vertueux) des « mauvais » (les terroristes, les massacreurs), car il s’agit des mêmes. On ne peut sacrifier au culte du patriote et stigmatiser le vandale.

Pouvoir autonome ou manipulation jacobine ?

75La deuxième série de questions a trait aux relations complexes entre jacobinisme et sans-culottisme (Claude Mazauric, Danièle Pingué, Jacques Bernet). Pour ces derniers auteurs, le jacobinisme aurait vocation à traduire en termes universels et législatifs les aspirations de tous ceux qui gravitent autour de cette mouvance. La grandeur historique du jacobinisme aurait été de guider les forces se réclamant d’une politique commune, de donner un sens à cette dernière en conciliant jusqu’à la dernière limite la culture politique de la bourgeoisie et les aspirations égalitaires des sans-culottes. Les jacobins auraient eu vocation à fédérer, à parler au nom du peuple, pour le peuple sans-culotte. Les contradictions qui ont éclaté au grand jour étaient dans l’ordre des appartenances politiques et sociales. Il ne pouvait exister de mouvement sans-culotte autonome, en dehors du cadre et de la caution politiques que lui conférait le jacobinisme, ou sa version montagnarde de 1793 à l’an II.

76Certains historiens du mouvement sans-culotte insistent au contraire sur les divergences profondes entre les identités, les cultures et les réseaux. À leurs yeux, le compromis entre les élites jacobines et le mouvement sans-culotte était vicié, artificiel et irréalisable. D’une part, les jacobins ont posé le compromis comme un expédient politique, même s’il leur permet de se rapprocher d’idéaux égalitaires et d’un « égalitarisme jacobin » dont Jean-Pierre Gross a dessiné les contours. Mais le fossé était trop grand entre des bourgeois à talents, possédant une culture et une formation homogène, intégrée aux Lumières, et la culture des sans-culottes, fondée sur une approche du travail manuel et sur des modes de vie différents. Certains soutiennent que le compromis relève du populisme, cette volonté constante de dicter au peuple une conduite allant dans la direction des couches bourgeoises dirigeantes. Dans ces conditions, les sans-culottes seraient, comme les Vendéens (le lien est fait par Babeuf) les laissés pour compte de la bourgeoisie au pouvoir, girondine ou montagnarde (Roger Dupuy). Pour d’autres encore (Serge Bianchi), il pourrait exister un fossé en matière d’aspirations politiques (conception de la démocratie), religieuses (autour du contentieux déchristianisateur), organisationnelles (deux réseaux de sociétés politiques, les jacobines et les populaires), culturelles (conceptions différentes du théâtre et des fêtes) qui resurgit dès que les bases du compromis ne sont plus indispensables. Certains vont encore plus loin dans ce divorce annoncé. Mais ces divergences réelles sont masquées par la rhétorique de l’époque (une éloquence commune) et ne peuvent occulter la période de double pouvoir où les réseaux se sont associés, sous la médiation fréquente de représentants en mission pour mener à bien la défense du territoire et le salut public.

Mouvement urbain ? et rural ?

77On a souvent souligné le paradoxe d’un historien marxiste (Albert Soboul) travaillant sur un conglomérat sans conscience de classe, sans revendications salariales précises, sans mouvements de grèves ou conflits du travail. Au contraire, la médiation des entrepreneurs est décisive dans de nombreux conflits pour éviter une révolte des salariés, comme le 23 mai, le dernier jour de Prairial où les barricades ont été démontées grâce à la médiation des artisans ; La familiarité du lieu de travail (l’atelier) et les relations égalitaires (malgré les hiérarchies) rendent compte de cette contradiction. Mais le mouvement n’a-t-il été qu’urbain ? Richard Cobb montre l’aversion ou le mépris que les armées révolutionnaires et les dirigeants sans-culottes manifestaient devant les habitants des campagnes. C’est possible dans ce cas précis, mais nous pensons que les contours de la sans-culotterie peuvent s’élargir à de larges couches de la paysannerie républicaine, dès lors que les critères identitaires du sans-culottisme sont respectés : participation politique dans le réseau, comportements politiques, patriotisme, attitudes anticléricales (mais célébration des cultes et des martyrs révolutionnaires). Nous pensons que l’histoire de cette sans-culotterie rurale et de ses relations avec le monde des faubourgs de la ville reste à écrire (Philippe Barlet).

78Le mouvement des sans-culottes occupe donc une place particulière dans un processus de Révolution française où il fournit de nombreuses clés d’interprétation des rapports et des cultures politiques. Il faudrait, par comparaisons raisonnées, voir s’il s’agit d’une exception française où si l’on rencontre des structurations et des pratiques comparables dans les autres révolutions. Il perdure, sous des formes diverses, jusqu’à la révolution de février 1848, voire jusqu’à la Commune, bien que la maturation de la question ouvrière modifie sa nature et ses aspirations. L’historien conserve la lourde tâche de décrypter le portrait stylisé qu’ont laissé les artistes (le bonnet, la pique, le pantalon, les sabots), pour tenter de saisir la nature profonde du mouvement sans-culotte, les distances entre la représentation et la réalité des pratiques et des engagements des hommes et des femmes qui ont appartenu à cette catégorie si originale et si éphémère de notre histoire !

79Au total, la vie politique a été particulièrement animée dans la décennie révolutionnaire. La plupart des traits de la vie politique contemporaine ont été expérimentés pendant la Révolution, du régime parlementaire aux premières élections, de la presse d’opinion au référendum populaire, de la Garde nationale à la gauche ou à la droite ! Pour plusieurs générations de Français, après d’autres Européens, la Révolution a été une phase de « découverte de la politique » dans l’utopie de ses idéaux comme dans la dure réalité de ses affrontements, ouvrant ainsi un espace de citoyenneté et de participation politique égal, différent ou supérieur à la plupart des autres pays européens, un espace dont les Français d’aujourd’hui sont peu ou prou les héritiers.