1Les approches de la Révolution française seront thématiques, en liaison avec la question du concours. Mais il n’est pas possible d’étudier la Révolution, où la densité des événements est particulière, sans des repères solides, chronologiques et événementiels. Ce chapitre préalable vise à fournir ces repères. Une mise en perspective du temps révolutionnaire invite à s’interroger sur les relations entre le temps court, l’événement, la journée et le temps long, les structures, en tenant compte des modes de transition entre les deux respirations de l’histoire. Un survol de la décennie fournit les bases indispensables pour éviter les méprises et les malentendus. Trois séquences, particulièrement signifiantes, sont alors abordées, dans leur déroulement comme dans leur signification : 1789 ; l’an I de la liberté ; l’an II de la République et 1802. Il sera dès lors possible de retourner aux repères en cas de besoin, lorsque les questions de fond seront abordées.

« Le temps révolutionnaire »

2Les révolutions de l’époque moderne s’inscrivent en lettres de feu dans la durée, dans l’Histoire. La marque qu’elles y impriment peut paraître indélébile, mais constitue l’objet d’un débat permanent sur la temporalité, la confrontation de l’événement, de sa traduction en termes législatifs, dans le moyen terme, de son influence réelle dans le long terme. Quand la passion oppose les tenants d’une histoire structurelle, insensible aux « accidents révolutionnaires » (Braudel et l’École des Annales à partir de 1959) et ceux d’une histoire donnant à l’événement, à la « journée » une dimension de révélateur ou d’accélérateur de l’Histoire (Georges Lefebvre et la Grande Peur), la perception des facteurs essentiels de processus historique se brouille par un combat (stérile ?) entre les écoles campant sur leurs certitudes et leurs postulats. On peut alors se rattacher à des conceptions « positivistes » du temps révolutionnaire en tentant de définir l’objet « révolution » dans sa durée, dans son dynamisme interne, dans les relations entre l’événement révolutionnaire, la structure mise en cause et l’insertion du changement dans le processus de continuité et de rupture à plus ou moins long terme. Ces inscriptions sont d’ailleurs précieuses pour cerner la nature et le potentiel des révolutions française, « occidentale », américaine, brabançonne, genevoise, polonaise, rhénane, liégeoise…

3La Révolution française est sans cesse définie dans des cadres chronologiques, à géométrie variable, mais à caractères proches, révélateurs des interprétations historiques divergentes. 1775 et l’échec des réformes ministérielles ; 1783 et l’influence de la guerre d’Indépendance, 1787 et le bras de fer entre le parti « réformateur » et les parlements ; 1788 et les conséquences de l’effet Lamoignon : autant de points de départs possibles pour la « Révolution de 1789 » (Palmer, 1968). Il en est de même pour la révolution américaine (1764 ; le Stamp Act ; 1770 ; le massacre de Boston ; 1773 ; la « partie de thé » ; 1775 : Lexington ?) ou pour la révolution brabançonne (1781 à 1784 : réformes du josephinisme ou 1789 ?). Selon l’angle de vue, économique, institutionnel, social, la nature des régimes prend un éclairage différent : « pré révolution », « révolution aristocratique »… résistance à la métropole, mobilisation populaire. L’incapacité à se réformer d’un régime est-elle préalable à la mobilisation politique des masses ? Quand s’enclenche un processus révolutionnaire ? Les hommes de 1783 avaient conscience de l’enchaînement des événements lorsqu’ils parlent de déclenchement par le patriciat et les privilèges. La convergence entre la succession des faits et l’interprétation qu’en donnent les contemporains (« Bienheureux déficit » dit Desmoulins de la crise financière révélée en 1788) ne doit pas être négligée par les historiens contemporains. Une fois approchées les origines, il faut savoir terminer une révolution… Ce fut d’ailleurs un leitmotiv des révolutionnaires que de fixer un terme à la succession des journées et des réformes en cours, comme pour conjurer le caractère nécessairement destructeur d’une période perçue comme « révolutionnaire » par rapport à l’Ancien Régime ou « l’ère vulgaire ». La double conscience d’une rupture irréversible, datable (l’an I de la liberté ou de l’égalité ; 1789 ou 1792) et de la nécessité d’une stabilisation, d’un coup d’arrêt est inséparable de l’idée de révolution. On pense aux monarchiens de 1789, à Barnave en juillet 1791 (« Un pas de plus... »), à Robespierre en l’an II, à Sieyès et Bonaparte en l’an VIII ; mais aussi aux « loyalistes » de 1775 et 1776 en Amérique du Nord. La question est de savoir si l’on prend en compte l’ensemble des phénomènes jusqu’au changement de régime postérieur, et s’il faut pousser la Révolution jusqu’au Consulat et au lendemain de la Constitution de l’an VIII ; ou si l’on doit s’en tenir à la « progression », à la « poussée », à la « radicalisation » d’un processus pour en dater l’apogée, le moment de la stabilisation, du reflux ou de la réaction. La Révolution serait alors caractérisée par une phase de destruction de structures anciennes, de reconstruction et se terminerait par une transition, voire un retour en arrière. Peut-on parler de trois révolutions : constitutionnelle ; 1789-1792 ; démocratique et « égalitaire » jusqu’à thermidor an II ou prairial an III ; puis de stabilisation thermidorienne et directoriale ? Ou de deux révolutions (1789 face à 1793 comme février face à juin 1848). Ceci impliquerait l’idée d’un cours sécable pour un processus si complexe qu’il défie les critères d’approche globale. On n’en finirait pas d’énumérer, selon les points de vue, les dates d’apogées possibles de la Révolution. Comme l’aspect idéologique et subjectif est évident dans ce genre d’approche (le mythe de la « Révolution française », Cobban, 1954), on peut procéder différemment, par des analyses plus attentives à la signification des événements et des réformes qui jalonnent la décennie.

La France en 1793. Extrait de Jean-Pierre Jessenne, Histoire de la France (Révolution-Empire, 1783-1815), Paris, Hachette, 2002.

4Car la Révolution, censée durer une dizaine d’années, a pu s’installer dans la durée, revêtir une dimension « totale et complète » par la combinaison des comportements et des pratiques des individus et des groupes qui en sont les principaux acteurs et figurants. Le cours de la Révolution est rythmé alors par des temps forts dotés d’une signification particulière pour les témoins et les historiens, quoique différents par leur nature et leur déroulement. On pourra parler de « journées », d’événements ou de dates « révolutionnaires », pour décrire et interpréter le cours des choses. « Quinze journées qui ont fait la France… » tel pourrait être le titre d’une éphéméride de la décennie. D’une certaine manière la Révolution débute lors de la « journée des tuiles » (7 juin 1788) et s’achève lors des « journées de la faim » du prairial an III (avril-mai 1795). Le terme de « journée » désignera le plus souvent une manifestation d’envergure, ayant généralement la rue pour théâtre (ou les places du village ?), incluant une phase de violence « populaire » ou légale, et exerçant une influence majeure sur le cours de la vie politique ou sociale. Une journée laisse une trace profonde dans l’imaginaire collectif, objet de célébration ou de condamnation (les Tableaux historiques de la Révolution)… Une journée n’est pas forcément « révolutionnaire », ni attachée à la notion de foule ou de violence : l’émeute Réveillon des 27-28 avril 1789 ou la démonstration royaliste du vendémiaire an IV sont des journées à part entière. L’histoire de la Révolution pourrait être celle de ces « journées », prises dans leur globalité, et l’explication des phases ou des transitions qui les séparent. La question serait d’intégrer ou non une suite de manifestations concentrées en peu de jours, comme la Grande Peur, dans ce type d’histoire. Cela permettrait de ne pas focaliser sur les seules journées urbaines et de prendre en compte le rythme particulier de la révolution « paysanne » : du 7 juin 1788 (journée des tuiles) au coup d’État du brumaire an VIII se succéderaient une quinzaine de journées, certaines indiscutables comme accélérateurs de l’histoire : 14 juillet, 5-6 octobre 1789, 17 juillet 1791, 10 août 1792, 31 mai-2 juin 1793, 6 avril 1794, 9 thermidor an II, germinal et prairial an III, fructidor an V (mais aussi floréal an VI ?), 17-18 brumaire an VIII ! D’autres seraient contestées :journée des Bricoles à Rennes le 27 janvier 1789, émeute Réveillon, nuit du 4 août, fête de la Fédération de juillet 1790, fuite du roi, exécution du roi, déchristianisation (du 17 novembre, la fête de la Raison), vendémiaire an IV (tentative royaliste) ; sans oublier les grandes dates militaires (Valmy, Fleurus ou Neerwinden). À chaque journée s’attache un contexte (problème), une mobilisation, une pratique, des conséquences (exemple des journées de 1789 de juillet et d’octobre). L’importance de l’événement comme révélateur des tensions collectives est présent dans les œuvres majeures de Lefebvre (La Grande Peur, 1932) et de Rude (La foule, 1982).

5Il semble toutefois évident que la journée n’est qu’un élément parmi d’autres d’un processus historique complexe, mettant en cause des problèmes structurels et des comportements de longue et de moyenne durée. Le 14 juillet revêt une coloration différente selon le problème abordé ; les subsistances, le jeu politique, la symbolique. La chaîne des significations peut ensuite être déroulée d’une journée à l’autre et les « journées de la faim » termineraient cette focalisation sur le rapport foules-subsistances, débuté en juillet 1789. Les journées n’accouchent pas à chaque fois de l’histoire ; mais elles peuvent être présentées comme des coups de projecteurs sur des problèmes structurels et sur des transitions qu’elles contribuent à révéler ou accélérer. L’exemple du 9 thermidor a été démontré (par Baczko entre autres) : rupture politique s’il en faut, il ne marque pas une rupture dans le domaine des réquisitions, de la continuité parlementaire et dans la politique économique (de réquisitions par exemple)… Ainsi la journée doit-elle être appréciée dans l’ensemble du processus et des niveaux qu’elle implique.

6Ce temps révolutionnaire met en effet en scène des plans différents qui progressent à leurs rythmes propres. Une révolution « politique » ne progresse pas au même rythme qu’une révolution « sociale », « familiale » ou « artistique ». Des contradictions et des incompatibilités ont été ainsi pointées par des historiens « critiques ». Ainsi le rapport de la Révolution à la vie quotidienne (Bertaud, 1982 ; Bianchi, 1990) implique deux temporalités distinctes malgré des espaces communs (la mode, le costume, le langage, l’école). De même, la révolution politique serait à distinguer d’une révolution « intellectuelle », « culturelle », « artistique », « scientifique », en raison des décalages entre le vote des lois d’une part et la circulation des idées, leur réception dans les mentalités de l’autre. Il est évident que certains changements du temps court sont éphémères, inadaptés à des mutations en profondeur. On a ainsi discuté de la portée des phénomènes des prénoms révolutionnaires, du calendrier républicain, voire des fêtes civiques et des cultes républicains, comme indices de transformations fiables. Cet argument est parfaitement recevable. Que reste-t-il la décennie écoulée de la révolution onomastique des communes et des rues ? En dehors de l’an II, les prénoms républicains peuvent-ils être considérés comme un phénomène marginal ? Une synthèse sur les treize années d’expérimentation du calendrier républicain conduirait irrémédiablement à l’idée d’un échec de la greffe, en termes d’acculturation des populations.

7Ceci invite l’historien à moduler la portée des pratiques en Révolution, selon les continuités, les ruptures et les réactions. Certaines réformes n’affectent pas le cours de l’histoire, soit qu’elles soient mort-nées comme les décrets de ventôse an II – de distribution des biens des émigrés « inciviques » aux citoyens indigents et « patriotes » –, soit qu’elles ne durent qu’un temps symbolique, comme la démonétisation de l’or (décembre 1793 ou frimaire an II). D’autres ne portent leurs fruits qu’après une ou deux générations, telles des lois tendant à plus d’égalité au sein du couple ou à une certaine émancipation des filles au sein de la famille (Daumas, 2002). On peut même parler d’anticipation dans le cas de lois ou de réformes repoussées à très long terme, comme les décrets sur le divorce (par consentement mutuel) ou sur les enfants naturels, resurgies dans les années 1970. D’autres mesures enfin n’ont pas encore trouvé d’équivalent dans l’histoire contemporaine, comme les prénoms ou le calendrier républicains. Quel degré d’attention doit alors leur porter l’historien ? Il est possible que la mémoire de certains événements ait été perdue en raison de sa négation par une historiographie hostile particulièrement dans les domaines artistique et scientifique. En dernière analyse la Révolution peut être perçue comme une parenthèse, voire une amplification de tendances de longue durée comme l’indiquent les analyses de Tocqueville sur la permanence de la centralisation de la monarchie absolue à l’Empire. De telles analyses critiques ne doivent pas conduire à négliger le volet inverse : celui d’une Révolution qui révélerait de façon brutale des aspirations séculaires – en matière de féodalité – ou de mutations religieuses. On ne peut généraliser la lutte anti-féodale en raison d’importantes variations régionales, mais il apparaît clairement que la nuit du 4 août et le décret du 17 juillet 1793 mettent un terme à plusieurs siècles de rancœurs et de conflits entre des milliers de communautés paysannes et leurs seigneurs. C’est particulièrement net pour la récupération des biens communaux. Toutefois l’abolition n’est pas définitive : des servitudes resurgissent sous l’Empire et la Restauration (Clère, 1987). Quand le processus révolutionnaire met fin à un contentieux sur le très long terme, il éclaire les rapports entre la durée, les structures, et l’événement. En est-il de même pour l’acte d’élire à la fois répandu (dans les communautés et corporations) mais marginal dans la politique sous l’Ancien Régime ? Le domaine est le plus complexe dans l’interprétation de l’événement révolutionnaire. La déchristianisation peut être interprétée comme la preuve d’un détachement séculaire des populations (Dinet), comme l’accélérateur d’évolutions en marche (Delumeau) ou comme une contrainte insupportable infligée à des populations foncièrement croyantes (Martin, Dupuy). Elle peut se traduire aussi par le compromis du « christianisme bleu » (Lagrée). Tout ceci montre la complexité, voire l’opacité de révolutions exigeant des niveaux très différents d’analyse. Il serait présomptueux et prématuré de trancher en faveur de telle ou telle école d’historiens. Postulons que chaque révolution, combinaison de motivations, d’acteurs, et de pratiques enrichit la problématique commune. Loin de s’opposer, les révolutions américaine et française sont des périodes fondatrices mêlant des ruptures et des formes de régénération complémentaires sinon comparables. Mais les régimes issus de ces traumatismes ne pèsent pas de la même manière sur le cours de l’histoire selon leur nature spécifique et leur potentiel respectif de bouleversements : acquis, utopie, anticipations, réaction. Il est de toute façon nécessaire d’en connaître autant les héritages que leur prétention à « la table rase ». Par exemple, il serait aussi absurde de prétendre que la Révolution n’avait pas besoin de savants que de nier le prestige de la recherche française académique sous l’Ancien Régime. Dans ces conditions, la coupure de 1789 ne suffit pas à rendre compte des processus révolutionnaires de la période. Une réflexion d’ensemble sur le temps des révolutions est à mener dans les différents espaces « révolutionnés » et contre-révolutionnaires de l’Europe et de l’Amérique du Nord entre 1773 et 1802.

Les bases indispensables : survol de la décennie révolutionnaire

8La Révolution française ne peut être étudiée dans ses causes, profondes ou proches, mais elle peut être annoncée par des signes avant-coureurs, tels la guerre des Farines de 1775, la représentation du Mariage de Figaro contre la volonté du roi (« on ne la jouera pas ») en 1784, la crise agricole et industrielle succédant à la guerre d’Amérique (1783) et le traité de libre-échange de 1786.

Crise et « pré-Révolution »

9Mais la crise de l’Ancien Régime monarchique est généralement datée de février 1787, quand une Assemblée des notables doit se prononcer sur les projets de réformes profondes avancés par Calonne, contrôleur général des Finances.

10La crise financière est la toile de fond du « bras de fer » entre les ministres réformateurs et les forces conservatrices, prétendant parler au nom de la Nation, que sont les notables, puis les parlements. L’échec de la réorganisation fiscale masque les autres réformes tentées par Brienne, successeur de Calonne : l’édit de juin 1787, réorganisant l’administration provinciale et municipale des pays d’élection ; celui de Tolérance, accordant une certaine reconnaissance aux protestants, exclus depuis 1685 de la communauté française. Les parlements refusent les emprunts et les dispositions du ministre et demandent l’arbitrage d’États généraux, non réunis depuis 1614. Les coups de force successifs de la monarchie échouent face à la résistance d’une partie de l’opinion publique. L’exil, puis la réforme Lamoignon, ôtant tout pouvoir politique aux parlements, déclenchent des soulèvements urbains, à Rennes, à Grenoble – le 7 juin 1788 –, à Paris ou à Pau. Le 21 juillet 1788, l’Assemblée des représentants du Dauphiné à Vizille préfigure les États, le Tiers disposant de plus de voix que les deux ordres privilégiés réunis. Entre le 5 juillet et fin août 1788, Louis XVI capitule devant l’opinion publique, promet les États généraux pour mai 1789, renvoie Brienne et choisit un ministre réformateur, Necker.

11La lutte pour le pouvoir passe désormais entre le tiers état, soutenu par une partie de la noblesse libérale et du bas clergé, qui réclame le doublement et le vote par tête, et les deux ordres privilégiés, qui exigent de la monarchie le maintien de leurs prérogatives. L’année 1789, ouverte sur le pamphlet violent Qu’est-ce que le Tiers État ? (Sieyès), connaît une forte mobilisation des villes et campagnes lors des doléances, à la fois délibératives et électives, dans un climat de demi-liberté naissante de la presse et de l’opinion. Le 4 mai, le défilé des quelque 1 200 députés termine cette phase de crise et de « pré-Révolution ». Les soulèvements d’ouvriers des manufactures de Réveillon et d’Henriot, les 27 et 28 avril, n’ont guère eu d’écho malgré la forte répression des forces de l’ordre, plus de 150 morts !

L’année 1789

12L’année 1789 connaît trois grandes phases successives : le triomphe du Tiers par l’établissement d’une monarchie constitutionnelle, l’entrée en scène des foules urbaines et rurales à l’été, et la réorganisation politique liée au transfert de la Cour de Versailles à Paris.

13Entre le 5 mai et le 10 juin 1789, le Tiers refuse de vérifier ses pouvoirs et de voter par ordre. L’épreuve de force entre les représentants du Tiers (le Club breton) et le ministère est arbitrée par les membres du bas clergé qui se joignent aux non-privilégiés. Le succès contre le monarque est obtenu après la proclamation d’une Assemblée nationale (17 juin), le serment du Jeu de paume (20 juin) et la séance royale du 23 où les « leaders » du Tiers (Bailly, Sieyès et Mirabeau) obtiennent la capitulation royale. Le 9 juillet l’Assemblée nationale se proclame Constituante, regroupant tous les députés votant désormais par tête.

La prise de la Bastille

14L’intervention décisive des foules parisiennes se fait les 12-13 et 14 juillet 1789, en réponse à l’offensive de la Cour et à la vie chère. Le roi renvoie Necker et appelle 20 000 hommes au Champ-de-Mars. La Commune de Paris, formée d’anciens et de nouveaux élus, organise une milice bourgeoise pour défendre la ville contre les soldats ou les émeutiers. Après le pillage des armes des Invalides, une foule composite prend la prison d’État, tue le gouverneur De Launay puis le prévôt des marchands Flesselles. Bailly est élu maire de Paris. Il reçoit Louis XVI le 17 (Necker est rappelé) et le roi accepte la cocarde tricolore. La crise de subsistances se traduit le 22 juillet par le meurtre de l’ancien intendant, Bertier et de son beau-père, le conseiller Foullon. La nouvelle de la prise révèle ou accélère une « révolution municipale » dans de nombreuses villes, se traduisant par des changements partiels des municipalités et la création de gardes nationales plus ou moins bourgeoises, sans légalité législative.

La Grande Peur

15Parallèlement à la « révolution municipale », les campagnes (deux tiers) sont touchées par un gigantesque soulèvement, sur fond de rumeur de brigands ou d’étrangers, mais aussi de brûlements de terriers et de marches sur les châteaux, entre le 20 juillet et le 6 août. La peur des paysans se traduit par l’armement, la mobilisation, les revendications antiseigneuriales, puis la peur des seigneurs. Pour éviter le pire, la Constituante proclame dans la nuit du 4 août l’abolition des privilèges et (en partie) de la féodalité à titre personnel. Les décrets des 5-11 août précèdent la déclaration fondamentale des Droits de l’homme et du citoyen (17 articles fondés sur la Liberté, l’Égalité, la Propriété, la Sûreté), le 26 août 1789.

La Cour à Paris

16La reprise du conflit politique entre l’Assemblée et le roi, à propos du veto et de la ratification des décrets conduit à une nouvelle « journée » parisienne, les 5 et 6 octobre. Des milliers de femmes, mobilisées par la rareté du pain et par les « provocations » de la Cour (histoire de cocarde noire), marchent sur Versailles, suivies par la garde parisienne de La Fayette. Après des incidents graves, le roi, la reine, la Cour se joignent au cortège du retour, le 6 octobre, s’installent ainsi aux Tuileries et l’Assemblée au Manège. La loi martiale (le 21 octobre) contre les « foules » et la mise à la disposition de la Nation des biens du clergé sont les derniers faits marquants d’une année décisive, théâtre d’une vie politique intense et du passage de la monarchie absolue au parlementarisme. Les députés s’engagent à plein dans la reconstruction du pays.

L’année « heureuse » (1790) ?

17L’année 1790 est celle de la refonte de l’ensemble des institutions : politiques, par l’expérimentation de la révolution administrative (départements, districts, cantons, communes) ; électorale – élections municipales de janvier, des électeurs en assemblées primaires de canton en mai, des juges de paix en novembre – ; judiciaire par l’élection des juges et la création des juges de paix (août) ; fiscale par la suppression progressive des impôts indirects, la création de la contribution foncière. Malgré les émigrations précoces, l’unité nationale est célébrée dans la grande fête de la Fédération du 14 juillet 1790, préparée par des fraternisations de gardes nationales, accomplie simultanément sur tout le territoire. Les serments à la « Nation, la Loi, le Roi » cimentent cette unité proclamée. C’est cette Fédération, plus que la prise de la Bastille (sanglante) qui est célébrée dans la fête nationale, établie dans les années 1880 de la Troisième République. Les menaces sont cependant religieuses, lorsque la Constitution civile du clergé (le 12 juillet) impose au clergé désormais fonctionnaire un serment identique à celui des citoyens (en novembre) ; militaires, quand les cadres anciens répriment un soulèvement de soldats (suisses, pour toucher leur solde) ; coloniales, avec le refus de l’égalité des hommes de couleur à Saint-Domingue ; financières, quand l’assignat devient papier-monnaie en août ; politiques, lors du premier camp contre-révolutionnaire en Ardèche et des complots pour enlever le roi. Mais l’année heureuse fait de la France révolutionnée un « modèle », tandis que s’épanouit la vie politique et artistique.

L’année des ruptures (1791)

18La reconstruction du pays se poursuit jusqu’à la séparation de la Constituante et l’adoption (sans vote populaire) de la Constitution (la 1^re) par l’Assemblée, les 3-4 septembre 1791, le 14 par le roi. La réforme fiscale (contribution mobilière et patente) se poursuit, par la multiplication de l’assignat et la vente de biens du clergé. Mais les ruptures sont nombreuses sur des fronts différents. Les ruptures religieuses se produisent au moment de la prestation du serment, refusé par moins d’un prêtre séculier sur deux ; les réfractaires, un moment tolérés, sont ensuite réprimés, tandis que les populations se divisent à l’égard des constitutionnels. La rupture politique majeure suit la fuite du roi dans la nuit du 20 au 21 juin. Elle crée un traumatisme majeur dans le pays. La fusillade du Champ-de-Mars, le 17 juillet, application par La Fayette de la loi martiale, marque les scissions entre les partisans de la monarchie constitutionnelle malgré tout (la majorité des députés, autour des feuillants), les partisans d’un régime sans le souverain à gauche (futurs sans-culottes et cordeliers, quelques jacobins), et les déçus de la Révolution à droite. La participation électorale décline tandis que se renforce la législation contre les prêtres et les émigrés, contre la presse et les clubs « démocratiques ». D’autres ruptures sociales se caractérisent par des révoltes paysannes contre les lois « libérales », des grèves dans les villes sanctionnées par la loi Le Chapelier, une révolte des esclaves à Saint-Domingue. L’Assemblée législative, réunie le 1^er octobre, ne comprend aucun membre de l’Assemblée précédente. Elle est dominée par les feuillants (260 inscrits au club) qui veulent terminer la Révolution, et comprend 136 jacobins (brissotins et « démocrates ») à gauche, défiants vis-à-vis du roi et, dans l’ensemble, favorables à la guerre contre l’Autriche et la Prusse. L’élection du jacobin Pétion à la mairie de Paris et la législation contre les réfractaires et les émigrés en novembre montrent la montée des tensions politiques et diplomatiques.

De la guerre à la chute de la monarchie (1792)

19La guerre, voulue pour des raisons différentes par le roi, la Cour et les brissotins (au ministère le 15 mars 1792), vient à point pour faire oublier les troubles de subsistances et le meurtre du maire d’Étampes Simonneau (le 3 mars), les conspirations royalistes, les jacqueries et les troubles coloniaux. Déclarée à la quasi-unanimité le 20 avril, la guerre radicalise le cours de la révolution. Les premières défaites entraînent un sursaut (la future Marseillaise le 26 avril, Chant de guerre pour l’armée du Rhin), des levées de volontaires et la proclamation de la Patrie en danger, le 11 juillet. Le roi, tenu pour responsable des défaites comme de l’émigration des officiers (La Fayette), ne cède rien lors de l’invasion des Tuileries par les sans-culottes des sections, le 20 juin. Le manifeste de Brunswick contre Paris et la mobilisation des volontaires conduisent à la journée décisive du 10 août, où Parisiens et Fédérés prennent d’assaut les Tuileries. Le roi réfugié à l’Assemblée est déchu. Les Brissotins et la Commune de Paris se disputent le pouvoir, sur fond d’invasion du pays (Longwy et Verdun) et de massacre de 1 300 prisonniers dans Paris, les 2-6 septembre, signe d’une première Terreur, sensible dans tous les domaines, mais éphémère, contemporaine d’ailleurs du début de la chouannerie en Mayenne. Le 20 septembre prend fin une ère historique, au moment de la séparation de la législative, de la victoire de Valmy (première victoire des volontaires mêlés à l’armée royale) et de l’établissement de l’état civil et du divorce. La Convention, à peine réunie, abolit la royauté. La France se retrouve de fait en Première République, mentionnée le 22 septembre, « une et indivisible » le 25. L’Assemblée de 749 députés comprend près de 20 % de « Girondins » (autour de 130 élus), près de 270 « Montagnards » et une Plaine, au centre. La direction est assurée au début par la Gironde (Brissot, Vergniaud, Condorcet). La poursuite de la guerre, la victoire de Jemmapes le 6 novembre 1792 – qui permet de passer en Belgique et la rive gauche du Rhin – et le procès du roi en décembre mobilisent les énergies. Louis XVI, détenu au Temple, est condamné à la peine capitale le 7 janvier, malgré une tentative de surseoir à l’exécution. Il est guillotiné le 21 janvier, au moment de l’entrée en guerre de l’Angleterre aux côtés de l’Autriche et de la Prusse. La Première République se retrouve face à de graves menaces extérieures et intérieures.

La lutte des factions et la Terreur (1793-1794)

20La Convention girondine dure jusqu’au 2 juin 1793. Elle est marquée par la radicalisation de la Révolution devant des défaites militaires (comme Neerwinden le 18 mars), qui succèdent à l’invasion de la Hollande et l’annexion de la Savoie et de la Belgique. La France est sur la défensive au printemps 1793. D’une part, la levée des 300 000 hommes, inégalitaire et mal présentée, est à l’origine d’insurrections violentes dans l’Ouest, de la guerre de Vendée et de révoltes contre le tirage au sort. De l’autre, la poussée des sans-culottes conduit à une remise en cause du libéralisme, par le premier maximum départemental des grains, du 4 mai 1793, mal appliqué. La Commune et les sections parisiennes jouent le rôle décisif dans le bras de fer entre la Montagne et la Gironde, acclamant Marat lors de son procès, réclamant une Terreur impulsée par le tribunal révolutionnaire et les comités de surveillance, comme par les premiers représentants en mission (mars 1793), et le premier Comité de salut public. Le renversement de la Gironde (les 31 mai et 2 juin 1793) est obtenu sous la pression de la rue et conduit à l’arrestation d’une trentaine de députés. Les montagnards doivent partager le pouvoir avec les sans-culottes, pour faire face à l’aggravation des guerres extérieures et civiles, donner des gages aux paysans pauvres par le partage égalitaire de biens communaux et la vente facilitée des biens nationaux. La Constitution de l’an I (24 juin 1793), ratifiée par près de 2 millions de citoyens dans 7 000 assemblées primaires, énonce les droits sociaux (assistance, travail, instruction) joints aux droits naturels (Égalité, Liberté, Sûreté, Propriété, Résistance à l’oppression). Les délégués fêteront la République le 10 août 1793, fête de la Régénération et de la destruction des symboles de la féodalité comme de l’inauguration du musée public du Louvre.

21L’été 1793 est celui de tous les dangers. L’assassinat de Marat (le 13 juillet) intervient en pleine guerre de Vendée, en pleine révolte fédéraliste, alors que Toulon (aux Anglais), Marseille et Lyon se sont soulevées contre la République, que Mayence a capitulé et que le pays est envahi sur tous les fronts. Le deuxième Comité de salut public comprend Robespierre et Saint-Just. Il décrète la levée en masse, poursuit la mise au point de 12 armées et plus de 800 000 soldats, organise l’économie dirigée et la fin de la féodalité (le 17 juillet), la suppression de l’esclavage à Saint-Domingue. Début septembre se situe l’apogée de la radicalisation de la Révolution. Les journées de septembre (4 et 5), animées par les sans-culottes, les Enragés (Jacques Roux) et les Citoyennes républicaines révolutionnaires (Claire Lacombe) mettent la terreur à l’ordre du jour. Le pouvoir sans-culotte est alors encore complémentaire du pouvoir montagnard, par les sociétés populaires, les comités de surveillance et les sections. La Terreur judiciaire est définie par la loi des suspects et le tribunal révolutionnaire ; la Terreur économique par le maximum national des denrées de première nécessité (29 septembre 1793), et l’action des armées révolutionnaires, la démonétisation de l’or et le cours forcé de l’assignat ; la Terreur politique par l’exécution des girondins, de Marie-Antoinette (le Jugement dernier des rois) et des rebelles : Vendéens à Nantes, Marseille ou Lyon ; la Terreur religieuse par la « déchristianisation » de l’automne 1793 (abdications, fermetures des églises au culte, « vandalisme » antichrétien), parallèle à la « régénération » : calendrier républicain (le 24 octobre 1793), fêtes républicaines, prénoms révolutionnaires, théâtre « de par et pour le peuple », tutoiement obligatoire… Décembre 1793 (frimaire an II) marque les succès du Comité de salut public : défaites vendéennes et reprise de Toulon, libération du pays (Hondschoote et Wattignies), remontée de l’assignat. Ces succès accompagnent une reprise en main politique par le décret du 4 frimaire (14 décembre) qui place les municipalités sous la surveillance du gouvernement et suspend les élections, tandis que les Enragé(e)s sont poursuivis ou interdits. Les Montagnards dominent la scène politique et commencent à se déchirer entre factions au moment de la parution du Vieux Cordelier (15 frimaire-5 décembre 1793), en plein démantèlement du mouvement sans-culotte.

22La lutte des factions montagnardes pour le pouvoir correspond à l’aggravation d’une Terreur qui ne semble plus justifiée par l’intensité des périls. Le relâchement de l’économie dirigée est évident, malgré l’utopie des décrets de ventôse (février-mars, proposés par Saint-Just) prévoyant de distribuer les biens des ennemis de la république aux bons citoyens nécessiteux. La Révolution se glace quand tour à tour sont éliminés Jacques Roux (10 février 1794), les Hébertistes ou Exagérés le 24 mars 1794, les Indulgents ou Dantonistes le 6 avril 1794. L’apogée du Comité robespierriste se produit lors de la fête de l’Être suprême le 20 prairial (8 juin 1794), de la victoire de Fleurus le 14 juin, du Chant du départ (le 15 juin) : la voie de la conquête est à nouveau ouverte en Belgique, Hollande, Rhénanie. Parallèlement, le maximum des salaires est défavorable aux ouvriers, le 24 juillet 1794. Mais l’accélération de la Terreur par la loi de Grande Terreur du 22 prairial (10 juin 1794), ou l’action des « colonnes infernales » en Vendée, provoque la nausée et les conditions de la chute des montagnards. Robespierre et ses partisans, lâchés par les sans-culottes, sont arrêtés le 9 thermidor et guillotinés le 10 (28 juillet 1794), laissant la place à la Convention thermidorienne.

La réaction thermidorienne (1794-1795, an II-an III)

23Pendant plus d’un an (28 juillet 1794-septembre 1795), les thermidoriens au pouvoir pratiquent une politique de réaction progressive, de retour partiel à 89 dans le maintien d’un esprit républicain menacé. La réaction se produit dans tous les domaines, de façon inégale. La réaction politique tend à éliminer les derniers montagnards (la Crête), et les derniers sans-culottes à l’occasion des soulèvements parisiens « de la faim », après la suppression des comités de surveillance et la mise en sommeil des sociétés populaires. C’est chose faite après les journées de prairial (1^er au 4, 20 au 23 juin 1795). Cette réaction correspond aux effets de la réaction économique, après le retour à la liberté des prix le 24 décembre 1794 et la plus grave crise de subsistances et de mortalité urbaine de la décennie révolutionnaire, l’assignat ne valant pas le coût de sa fabrication. La réaction (?) religieuse se traduit par la séparation de l’Église et de l’État, dès août 1794, et par la liberté des cultes, entre février et avril 1795. Une Terreur thermidorienne et une Terreur blanche s’exercent contre les « terroristes » de l’an II, jusqu’à la suppression du tribunal révolutionnaire, le 31 mai 1795. La paix avec la Prusse, la Hollande, l’Espagne est signée en avril 1795, alors que l’Angleterre reste en guerre, avec l’Autriche. La pacification de l’Ouest est obtenue en partie par l’action de Hoche et la défaite des émigrés et des Anglais à Quiberon (15 juillet 1795). La réaction sociale se fait par le triomphe des « honnêtes gens », la promotion des muscadins et des Merveilleuses, le renfermement des hommes et des femmes du peuple présumés dangereux. Le triomphe des thermidoriens est celui de la République des notables, par l’acceptation très mitigée de la Constitution de l’an III (août 1795, fructidor an III). Celle-ci est ratifiée par le sixième du corps électoral (moins d’1 million de oui) tandis que le décret des deux tiers est pratiquement rejeté par l’opinion publique (les nouvelles assemblées doivent comprendre deux tiers d’anciens conventionnels !). Une journée royaliste est matée par l’armée (Bonaparte) le 13 vendémiaire an III (5 octobre 1795). La Constitution comprend une déclaration des devoirs ajoutée à celle des droits, où la Propriété l’emporte. Le retour à un régime politique « normal » (reprise des élections) s’accompagne d’une réorganisation administrative, par la suppression des districts et des municipalités communales. Le 3 novembre 1795 entre en scène le régime qui va gouverner le pays pendant quatre années sur les bases posées par les thermidoriens : le Directoire.

Le Directoire (1795-1799, an III-an VIII)

24Le Directoire est une période marquée par l’instabilité politique, les coups d’État, les priorités militaires, la reconstruction administrative et financière, la conjuration des Égaux.

25La vie politique est rythmée par les changements de majorité électorale (les élections ont lieu au printemps de chaque année pour renouveler le cinquième des députés), et les tentatives de solution par la force pour résoudre les impasses politiques. Se succèdent ainsi la poussée royaliste de l’an V (avril 1797) qui entraîne le coup d’État des directeurs de fructidor (septembre 1797) : les élections sont cassées, les députés royalistes remplacés (« fructidorisés ») ; les lois répressives à l’égard des émigrés et des réfractaires sont remises en vigueur ; la propagande républicaine est encouragée sous toutes les formes, et le culte catholique vigoureusement combattu. Mais la poussée royaliste est suivie par une poussée néo-jacobine, aux élections d’avril 1798. Les directeurs invalident une centaine de députés en floréal (mai) : ils sont « floréalisés ». Mais la poussée néo-jacobine se poursuit en avril 1799 et conduit à la fermeture des clubs jacobins mais aussi à la démission de directeurs face à la pression des assemblées (Cinq-Cents et Anciens) : ils sont « prairialisés ».

26La politique intérieure est marquée par des contrastes accusés. Les contrastes sociaux conduisent à la Conjuration des Égaux et aux manifestes des plébéiens (Le Tribun du peuple, novembre 1795) puis des Égaux (de Sylvain Maréchal, mars 1796). Gracchus Babeuf dénonce les inégalités croissantes, la « révolution blanche » pour les pauvres. Il propose un communisme de répartition dans le cadre de communautés égalitaires. L’insurrection du peuple serait amorcée par un groupe secret, le directoire des Égaux, qui prendrait le pouvoir par un coup d’État. La Conjuration, dénoncée par un membre, se termine par l’arrestation des principaux babouvistes en mai 1796 et l’exécution de Babeuf, un an plus tard, après un procès devant une Haute Cour à Vendôme. Pendant la période, des fortunes considérables se créent par les fournitures aux armées, l’achat de biens nationaux, la vente d’une partie du patrimoine artistique. Les « nouveaux riches » contribuent à la réputation négative de l’ensemble du régime.

27Dans le même temps les différents gouvernements du Directoire réalisent une œuvre économique et financière appréciable. Le retour à la normale monétaire se traduit par la fin de l’assignat, dont les planches sont brûlées en février 1796 (pluviôse). Un an plus tard, l’expérience du papier-monnaie prend fin avec le brûlement des mandats territoriaux ; la déflation se traduit par un manque de monnaie et la baisse des prix, plus favorable aux consommateurs. La diminution du déficit financier, à l’origine de la Révolution, est obtenue par une banqueroute des deux tiers de la dette (septembre 1797), la création d’une Agence des contributions, le retour d’impôts indirects et la création d’un quatrième impôt direct sur les portes et fenêtres (novembre 1798, frimaire an VI). Le ministre François de Neufchâteau incarne cette orientation économique, réalise des statistiques fiables, organise la première Exposition industrielle, en octobre 1798, au Champ-de-Mars.

28La réorganisation administrative conduit à des contrastes marqués entre les campagnes et les villes. Le regroupement des élus municipaux au canton est une expérience difficile, par manque de moyens, refus des élus et pressions du pouvoir central, par le commissaire nommé de canton ou par les invalidations des gouvernements successifs. Une apathie politique certaine touche de nombreuses campagnes, caractérisée par le refus des impôts, des réquisitions ou du service, l’indifférence au calendrier républicain et aux fêtes décadaires, le retour du culte et des écoles catholiques. Dans le même temps les villes sont le théâtre d’une pratique administrative homogène et plus efficace, d’une vie politique active, de semi-liberté de l’opinion publique, de candidatures officielles pour des élections disputées, selon les reclassements politiques.

29Mais la grande priorité du Directoire reste la politique extérieure et la guerre contre l’Angleterre et l’Autriche. La guerre révolutionnaire se transforme en guerre de conquête par la formation de républiques-sœurs, occupés et administrés à la « française ». Les succès éclatants du général Bonaparte en Italie conduisent à la paix de Campoformio (octobre 1797) et la formation des républiques : Cispadane, Cisalpine, Romaine et Napolitaine (parthénopéenne, janvier 1799). Les Pays-Bas forment neuf nouveaux départements, la Hollande la République batave, et la Suisse la République helvétique. Ainsi se construit la Grande Nation. Le Directoire hésite entre l’expansion des idéaux révolutionnaires, confiée à des amis « patriotes » et l’exportation de son modèle politique (constitution et coups d’État), appuyée sur la réquisition et l’occupation militaire.

30La guerre contre l’Angleterre se traduit par l’importante expédition d’Égypte (mai 1798, floréal an VI), militaire, scientifique et culturelle. Les victoires terrestres (Les Pyramides, juillet 1798) et les défaites navales (Aboukir, 1^er août 1798) s’équilibrent. Face à la seconde coalition (Russie et Autriche avec l’Angleterre), la loi Jourdan (septembre 1798) prévoit de faire appel à tous les jeunes de 18 à 25 ans, en cas de besoin, en commençant par les plus jeunes. Mais les difficultés sont causées par les révoltes des peuples soumis, les désertions intérieures, la reprise de la lutte par les Chouans. La détérioration de la situation extérieure et intérieure conduit à un désir de reprise en main par certains politiques (Sieyès devenu directeur) et militaires, comme Bonaparte, qui abandonne l’expédition en août 1799, avant de passer un compromis avec Sieyès, le 1^er novembre 1799 (10 brumaire an VII). Il s’agit de renforcer le pouvoir exécutif en s’appuyant sur un « sabre », en réduisant l’opposition néo-jacobine. Les 18 et 19 brumaire an VII (9-10 novembre 1799), les députés sont évacués de Paris à Saint-Cloud, les soldats parachèvent le coup d’État. Sieyès et Bonaparte deviennent consuls (avec Ducos). Une nouvelle Constitution est votée, sans opposition, puisque le vote est découvert et signé ! De nouvelles logiques politiques et administratives sont mises en place avec le Consulat.

31Après une décennie d’une densité exceptionnelle sur tous les plans, « la Révolution est finie », selon Sieyès, qui l’avait inaugurée en janvier 1789 dans son pamphlet Qu’est-ce que le Tiers État ?, mais qui sera rapidement évincé par le « sabre » (Bonaparte)…

ÉTUDE DE CAS LES ANNÉES CRUCIALES. L’année 1789

32Certaines années marquent durablement la mémoire collective. Il en est ainsi de l’année 1789, l’an I de la liberté, pour la France et une large partie de l’humanité. Passée dans le patrimoine national avec la commémoration du 14 juillet et dans le symbolique par la cocarde tricolore, elle illustre le rôle de l’événement et du temps court dans les mutations de l’histoire, comme temps des doléances, du Jeu de paume, de la Grande Peur, de la marche des femmes et surtout des Droits de l’homme auxquels on la réduit souvent, à tort. Vouée à l’exécration des contre-révolutionnaires comme Burke, elle peut être découpée en séquences : le temps des doléances et de la campagne électorale, la victoire du Tiers sur l’alliance cour-privilégiés, l’entrée en scène des foules urbaines et rurales, la tentative de stabilisation politique. Débutée le 16 janvier par la parution du pamphlet de Sieyès Qu’est-ce que le Tiers État ?, elle se termine en décembre par des lois fondamentales et une nouvelle jacquerie… En filigrane se profilent les liens dialectiques entre révoltes, révolution et contre-révolution.

La victoire du Tiers

33Jusqu’au 21 avril, la France est mobilisée par la campagne « nationale » et locale pour l’élection des délégués, puis des députés aux États généraux et la rédaction des quelque 60 000 cahiers de doléance, dans le cadre des bailliages ou des sénéchaussées pour la noblesse et le clergé (près de 600 cahiers), des paroisses pour les habitants des villes et des campagnes. Le coup d’envoi a été donné avant la brochure de Sieyès, quand est tombée la nouvelle du doublement des députés du Tiers, le 27 décembre 1788. À Rennes, l’un des berceaux de la liberté l’affrontement est à la mesure du rôle joué par le Parlement et par les États de la province face aux élites du Tiers. Des journaux comme Le Héraut de la Nation ou La Sentinelle du Peuple (de Volney ?) (Roger Dupuy) informent le public des projets du « parti patriote » et de la conduite des privilégiés. La plupart des paroisses rurales de la sénéchaussée s’alignent sur les pré-doléances des villes dès décembre 1788-janvier 1789, tandis que 1 500 nobles participent aux élections, au suffrage universel masculin, et que le haut clergé domine l’assemblée électorale de Rennes. La journée des Bricoles, où le futur général Moreau joue un rôle essentiel à la tête des patriotes (jeunes étudiants en droit armés) dégénère faisant au moins trois morts dont deux nobles, les premières gouttes d’un « fleuve de sang » (selon Chateaubriand). Les 22 élus de la noblesse refuseront de siéger à Versailles après le 9 juillet. Dans le même temps les élus du Tiers (44) sont 17 avocats, 13 juges ou maires, 9 négociants, 1 médecin et 4 laboureurs. Les plus célèbres, les avocats Le Chapelier et Lanjuinais, forment à Versailles le Club breton, qui devient l’un des foyers de la préparation de la stratégie de la majorité du Tiers. Malgré des tensions sur la représentation des villes et des campagnes, les députés jouissent de la confiance de leurs électeurs, leur correspondance avec leurs mandants est suivie avec fièvre et enthousiasme, comme dans tout le royaume à partir de mai 1789. La lutte entre le Tiers et les privilégiés varie selon les provinces, on l’a vu avec le Dauphiné à Vizille. Malgré des points d’accord ponctuels, tout est prêt le 5 mai pour l’épreuve de force qui va conduire, un mois plus tard, au processus d’une « révolution parlementaire » par le passage graduel et conflictuel d’une monarchie absolue à une monarchie parlementaire et constitutionnelle.

34Les étapes de la victoire historique du Tiers sont trop connues (et illustrées dans les Tableaux historiques, dont la plus grande partie porte sur l’année 1789 !) pour appeler de nouveaux commentaires. Pendant près d’un mois, le Tiers refuse de siéger séparément et de vérifier ses pouvoirs pour imposer une assemblée commune et le vote par tête. Face au refus de la Cour et de Necker, il fait appel aux privilégiés dont il connaît la sympathie pour ses principes, près de 90 nobles libéraux et une grande partie des curés, élus parfois contre leur évêque à l’issue d’un conflit hiérarchique, comme Grégoire en Lorraine ou le bas clergé poitevin. « Ce sont ces f… curés qui ont fait la révolution » : tel est l’un des commentaires suivant la venue de quelques curés au sein de l’Assemblée du Tiers, qui autorise ses vedettes, Bailly l’astronome, Mirabeau et Sieyès les « déclassés » à la proclamer Assemblée nationale le 17 juin, dans la plus parfaite illégalité. Le 19 juin, une petite majorité des membres du clergé vote le ralliement au Tiers, plaçant une énorme épine dans le jeu monarchique. C’est l’époque de l’entente quasi messianique entre une partie du clergé « patriote » (Timothy Tackett) et la Nation (Latreille), alors qu’une majorité de prélats et une partie du bas clergé commencent à condamner le droit naturel au nom des droits de Dieu (Marchais en Vendée). Le désarroi du parti monarchique devient patent après le serment du Jeu de paume, le 20 juin, prêté par près de 700 députés sous la présidence de Bailly, attachant solennellement leur sort et leur vie à une Constitution. Tout se joue donc le 23 juin, dans une séance commune, la seconde après le 5 mai, où Necker et Louis XVI tentent de désamorcer le processus, en promettant une Assemblée constituante dans… cinq ans, en gelant les privilèges et les droits seigneuriaux, en ordonnant à chaque ordre de rejoindre sa salle et de siéger séparément. Clergé progressiste, nobles libéraux et l’ensemble du Tiers restent en place et chaque « ténor » prononce la phrase historique qui scelle la rupture (Sieyès, Bailly et Mirabeau pour la postérité). Le 27 juin Louis XVI capitule et ordonne de siéger ensemble à des aristocrates désemparés. De fait, les États généraux sont devenus Assemblée nationale constituante avant de se proclamer comme telle le 9 juillet, provoquant les premières défections et les premières émigrations dans les rangs de la noblesse. La « révolution parlementaire » semble victorieuse, mais le roi avait bien masqué sa volonté de maintenir l’absolutisme (éclairé par les droits et la liberté de la presse) : « Seul je ferais le bien de mes peuples, seul je me considérerais comme leur véritable représentant. » Dès le 11 juillet, le renvoi de Necker et la concentration des troupes au Champ-de-Mars montrent la volonté de reprise en main, la « réaction » d’une monarchie dépassée par un processus « révolutionnaire » de partage de pouvoir alors que les bases de l’ordre social ancien restent en place… Le 11 juillet, un comité de constitution fonctionne et La Fayette dépose à l’Assemblée constituante un projet de déclaration des droits fortement inspiré du modèle américain. Il reste à fonder dans le nouveau régime les règles des relations entre le pouvoir royal et le pouvoir parlementaire. La préparation apparente d’un coup de force contre le Tiers déclenche la troisième séquence de l’année 1789, l’irruption des foules, d’abord urbaines, puis rurales sur la scène politique, dans un processus de radicalisation différent des révolutions contemporaines (brabançonne et genevoise).

Les journées parisiennes

35Les premières « journées » avaient eu Grenoble et Rennes pour théâtre. Le 14 juillet et les 5 et 6 octobre, Paris devient la capitale du pays (ce qu’elle n’est pas encore) sur le plan politique en faisant pression sur la Cour, pour résoudre un malaise économique et politique. Chaque journée se caractérise par un contexte particulier, des actes et des pratiques (violence populaire et mots d’ordre), des conséquences importantes pour le cours de la Révolution. Chaque journée devient aussi un objet de polémique entre les écoles historiques, quant à ses acteurs et à sa nature.

36Les villes sont ainsi touchées entre le 14 juillet et le 6 octobre par deux grandes manifestations parisiennes (la Révolution en connaîtra une dizaine). Le 14 juillet, l’espace a conduit les émeutiers (après l’incendie des barrières d’octroi le 12) des Invalides à la Bastille, forteresse depuis 1370, prison d’État forte de ses tours et de sa garnison d’une centaine de suisses. Les protagonistes sont une trentaine de milliers de Parisiens, qui cherchent des armes aux Invalides pour se protéger des troupes royales (après des échauffourées) et de la poudre à la Bastille, devenue le symbole de l’arbitraire depuis les mémoires de Latude et les légendes (le Masque de fer). Le contexte est à la fois social, autour du complot de famine et de la cherté des grains, autour du contrat rompu entre le souverain qui ne peut respecter le « droit à l’existence » de son peuple en raison des édits de liberté, mais également politique par le renvoi de Necker et la menace de stationnement des troupes. Face à cette menace et aux risques de débordements populaires, le comité des Electeurs a créé une milice bourgeoise de près de 48 000 hommes (800 par district). Une partie de cette garde rejoint les manifestants, de même qu’une partie des troupes professionnelles, les gardes françaises, qui assurent, avec les canons, le siège de la forteresse. Aux éléments de la révolte se mêlent ainsi des uniformes, situation classique dans les révolutions contemporaines et différente de la répression de l’émeute Réveillon. Si la journée (confuse) conduit à une centaine de morts du côté de la foule, celle-ci se fait justice une fois la capitulation obtenue en décapitant le gouverneur, Delaunay, puis le prévôt, des marchands et quelques gardes suisses. La légende noire parlera d’une foule d’indigents et de repris de justice, la lie de la population, se livrant à des massacres (la « bête » de Taine). Les recherches sur les vainqueurs (666 brevets) montrent plutôt des artisans, pères de famille, intégrés à leurs quartiers, souvent lettrés et « patriotes ». La Bastille, démolie à partir du lendemain, devient le symbole de l’absolutisme, et celui de la liberté pour les peuples sous le joug. Du point de vue politique, la monarchie recule en rappelant ses troupes (Paris restera ville « libre » de toute force militaire jusqu’en mai 1795 !), en rappelant Necker, alors que Louis XVI accepte la cocarde tricolore des mains du maire, Bailly, et reconnaît la force de la garde, bientôt commandée par La Fayette. Georges Rude montre l’imbrication de la politique et des subsistances puisque le pain est taxé à deux sous la livre. Pour les contre-révolutionnaires la violence populaire est insupportable. Les têtes coupées vont alimenter une comptabilité macabre. Pour Babeuf « les maîtres nous ont rendus barbares ». Pour Barnave « ce sang est-il si pur… ? ». Le Tiers à Versailles a eu besoin du soutien populaire pour asseoir son autorité. Dans la plupart des villes du royaume, les événements parisiens agissent comme des révélateurs d’une grande « révolution municipale » qui met en cause les pouvoirs traditionnels d’Ancien Régime. Les 700 villes sont plus ou moins touchées, certaines avant même les événements parisiens (Lyon et Rouen), d’autres en état d’alerte pour des causes comparables à celles de Paris : « complot de famine », journée et marche de la faim, peur des brigands, voire des paysans proches. Les pouvoirs traditionnels, municipalités cooptées ou élues, milices bourgeoises doivent compter avec des manifestations d’ouvriers, d’indigents recherchant les armes dans les bâtiments stratégiques (à Rennes le 16 juillet, à Marseille, à Bordeaux). Les situations varient du départ des anciens pouvoirs (Rennes le 19, Dijon, Bordeaux, Cherbourg, Lille, Angers) à la cohabitation de « couches nouvelles » (Metz, Nancy, jusqu’à Montauban et Nîmes entre protestants et catholiques). Quelques villes ne connaissent que des changements superficiels (Aix, Toulouse, Béziers). Partout cependant, des gardes nationales sont créées pour défendre la ville contre les « aristocrates » et la populace. Elles élisent leurs officiers, prennent les armes et radicalisent parfois le processus de contestation. La plupart sont « bourgeoises » comme à Paris, mais certaines s’ouvrent aux « passifs ». Ainsi en quelques semaines, les anciens pouvoirs urbains sont discrédités ou mis au pas. Des municipalités « élues » et des gardes structurés assurent le retour à l’ordre et tentent de se fédérer et de fraterniser. Entre accord et méfiance, les relations avec les campagnes proches montrent des situations mouvantes et des réactions « défensives » face aux débordements contemporains de la Grande Peur.

37La dernière grande manifestation urbaine se situe entre Paris et Versailles. La marche de 6 000 à 7 000 femmes place en pleine lumière des personnes jusque-là considérées comme mineures ou passives en politique. Ce qui surprend dans le cortège très vite popularisé par les estampes et les caricatures, c’est la présence presque exclusive de femmes marchant sur Versailles, en armes (fusils, canons même, devenus les symboles de la Journée populaire). Le cortège est des Dames de la halle, des femmes des faubourgs, sans meneuses, sans vedettes comme les vainqueurs de la Bastille. Cette foule anonyme marche sur Versailles comme lors de la guerre des Farines. Mais les mobiles de la marche (au-delà des rumeurs) mêlent les subsistances (l’absence totale de ravitaillement dans les boulangeries, l’accusation de pacte de farine à l’égard des « accapareurs ») et le contexte politique, la paralysie du Tiers à Versailles par le veto royal, la profanation de la cocarde tricolore de juillet, dénoncée par la presse patriote. Les femmes forcent l’Hôtel de Ville pour prendre les armes, refusent d’être conduites par des hommes, et parviennent à Versailles vers 16 heures après une marche de près de 17 kilomètres ! Certaines sont reçues à l’Assemblée, d’autres par la reine, puis le roi à son retour de chasse. Elles sont rejointes en fin de soirée par 15 000 gardes nationaux sous les ordres de La Fayette. Les femmes ont ainsi dirigé l’ensemble de la manifestation du 5. Le lendemain, la situation leur échappe quelque peu. Après les affrontements entre gardes du roi et manifestants, deux gardes sont abattus et décapités, la famille menacée et « sauvée » par La Fayette, à condition qu’elle se rende à Paris. Le cortège du 6 octobre mêle ainsi des femmes (désarmées) portant des miches de pain, des couronnes de lauriers, les gardes, le cortège royal, bientôt suivi de l’Assemblée. Le retentissement politique de cette journée est immense. Non seulement Paris devient de gré plus que de force, la capitale politique du pays. Mais les deux grands vainqueurs sont Bailly, le maire, et La Fayette, en position d’arbitre, malgré ses maladresses et ses réticences. En dehors du port des armes (un jour), les femmes « révoltées » n’obtiennent qu’une reconnaissance d’estime : ni le droit au pain (en raison de la loi martiale proclamée 14 jours plus tard) ni le droit à la parole, dans les lieux et les espaces de sociabilité politique. Elles ont pourtant exprimé leur capacité à occuper la scène dans une marche décisive pour l’acquisition future des droits de la citoyenne. L’intervention des foules urbaines des 14 juillet et 5 octobre a été commentée dans l’ensemble des pays européens et interprété, avec haine par les contre-révolutionnaires comme Burke, avec enthousiasme par certains « patriotes » de Hollande ou du Brabant, ou les « radicaux » anglais.

La Grande Peur

38Entre les deux journées urbaines, au moment de la « révolution municipale », la majeure partie des campagnes françaises est touchée par la « Grande Peur » (Georges Lefebvre, 1932), l’une des grandes « jacqueries » constitutives de la « révolution paysanne » ! Phénomène complexe qui embarrasse les seigneurs, les propriétaires de chevaux, les « aristocrates », la Grande Peur met en marche des « foules rurales » entre le 20 juillet et le 11 août, dont on peut se demander quels liens elles entretiennent avec les autorités municipales en voie de renouvellement, et quel nouvel ordre social elle peut générer à travers la nuit du 4 août et les décrets décisifs des 5-11 août pris par l’Assemblée de Versailles.

39La carte générale de la Grande Peur, très claire pour la formation des six épicentres d’un mouvement qui va toucher près des trois quarts des campagnes, peut être complétée par des recherches locales presque regroupées par Anatoli Ado. Les analyses de Lefebvre tentent de mettre en valeur les processus communs et les éléments explicatifs de ces paniques, qui se propagent et grossissent de rumeur en rumeur. Les villageois ont peur au départ et se regroupent dans un premier temps, sur les places communes, pour se défendre contre les ennemis : les brigands, et la mobilité est forte dans les campagnes touchées par l’errance et l’indigence ; les accapareurs, et les échos de Paris font frissonner (les exécutions de Foulon et de l’intendant Bertier le 21 juillet !) ; les aristocrates qui s’enfuient ou conspirent ; les troupes étrangères, particulièrement dans les régions de frontière (Dauphiné, Franche-Comté). À partir de foyers ponctuels (Mauges, Maine, Franche-Comté, Maçonnais clermontois, Champagne, Millau) et d’ » émissaires » (colporteurs de rumeurs, journalistes) des regroupements se transforment en véritables « foules », « armement général », « levée en masse » ou simples rassemblements d’une communauté. Le réflexe défensif se traduit par l’armement (à comparer avec les milices urbaines parallèles), 6 000 dans le Doubs, 400 à 3 000 dans le Nord. Une fois la rumeur dégonflée, la volonté défensive se transforme en attaque de « cibles », abbayes, châteaux, et en volonté punitive. Anatoli Ado montre à côté de comportements « classiques » l’importance de la « guerre aux terriers » qui traverse sept régions plus ou moins séparées de la Grande Peur, les foules obligeant les notaires et les feudistes à livrer les cahiers où sont inscrites les redevances, espérant abolir les traces de l’exploitation, voire de la réaction féodale dénoncée quatre mois auparavant. Près de 2 000 terriers seraient brûlés, 500 châteaux visités. La Grande Peur pose ainsi plusieurs problèmes majeurs. D’abord les relations entre les pouvoirs urbains (en voie de formation) et les émeutiers, qui se réclament de la révolution et des principes du droit naturel. Dans le Maçonnais et le Dauphiné, les grands bourgeois répriment les troubles, jusqu’à 32 exécutions. Ailleurs les réactions peuvent aller de la méfiance au compromis. L’alliance du Tiers est ainsi remise en cause tandis que le mouvement paysan définit ses objectifs et ses intérêts. Le deuxième problème est lié à l’attitude de l’Assemblée constituante et du millier de députés qui participe à cette nuit « magique » du 4 août, où sont abolis (en théorie) les privilèges et la féodalité. Entre 18 heures et 2 heures du matin, la version officielle (de la plupart des témoins et journalistes) fait état de « sacrifices » des privilégiés, de contagion des renoncements aux prérogatives de la noblesse, du clergé, des provinces, des villes. Le roi est proclamé « restaurateur de la liberté française ». Une médaille et des milliers d’estampes vont immortaliser la nuit et l’égalité des ordres, les paysans battant au fléau les privilèges. Une autre version est différente, sous la plume de Marat et de quelques observateurs sceptiques. Devant la panique des seigneurs, les châteaux brûlés, les interventions ont été préparées au Club breton, moins l’enthousiasme. La stratégie est de renoncer à tout ce qui est honorifique pour désamorcer la colère paysanne. De fait, 19 articles des décrets établissent l’égalité devant l’impôt (art. 5 et 10), l’égalité civile par le « suicide » des corps, l’égalité devant les emplois (art. 11), la suppression de la vénalité des charges (art. 6 et 7), la fin à terme des parlements, des États, de toute l’armature administrative et financière de l’Ancien Régime. Le clergé perd ainsi ses privilèges, bénéfices, dîmes (art. 5, 6, 14), en attendant de rentrer dans un cadre national. La Déclaration des droits de l’homme est en marche depuis la nuit et les décrets qui suivent.

40Pour les paysans, les résultats sont spectaculaires et ambigus. Certes, la féodalité personnelle est « abolie » (art. 2, 3, 5), mais la France ne va pas plus loin que l’Autriche ou la Toscane. Les corvées, les justices seigneuriales, le cens, les monopoles, voire les banalités sont entièrement supprimés. Juridiquement les paysans sont libres et propriétaires de leurs terres, donc soulagés. Mais les droits « réels » sont déclarés rachetables sans qu’il soit statué sur leur valeur et les modalités. Les seigneurs n’ont pas à faire la preuve, puisque 30 ans de perception suffisent. La destruction sauvage des terriers n’a pas servi et certaines dîmes sont encore rachetables. Le plus vaste mouvement des campagnes françaises depuis plus d’un siècle n’a pas abouti. Mais un pouvoir « paysan » autonome s’est manifesté avec une ampleur qui témoigne de la mobilisation précédente des campagnes, que l’on devinait dans l’ampleur des « rébellions » et dans la combativité des communautés. La « révolution paysanne » est en marche, facteur de radicalisation de la « révolution bourgeoise », se réclamant d’idéaux communs. Pourtant une certaine forme de distanciation est désormais introduite entre le monde des campagnes, qui poursuit ses contestations pendant plus de quatre ans, et la bourgeoisie dirigeante à l’Assemblée et dans les villes décidée à soutenir les mouvements paysans dans les bornes de son projet économique et social.

Les mutations politiques

41C’est dans ce contexte si particulier de l’été 1789, en pleine effervescence des villes et des campagnes, que se produisent des mutations essentielles dans la vie politique, donnant à 1789 une dimension encore plus importante, plus fondatrice. On en distinguera quatre principales, qui seront développées dans d’autres chapitres. La naissance de la vie parlementaire moderne ; l’explosion de la presse d’information et d’opinion ; le développement de la sociabilité politique et de nouveaux rapports entre culture et politique.

42L’Assemblée nationale constituante formée de près de 1 200 députés crée à partir du 9 juillet les fondements du premier régime parlementaire. Celui d’un pouvoir législatif exercé par une seule chambre (à la différence de l’Angleterre et des États-Unis) partageant l’autorité avec le souverain. Dans leurs grandes lignes, les règles instaurées à l’été 1789 font jurisprudence et fondent des traditions parlementaires durables. En attendant la rédaction définitive de la Constitution, l’Assemblée définit les principes des rapports entre les pouvoirs et organise la vie parlementaire. En septembre 1789 est adopté le principe de la séparation des pouvoirs : les représentants élus de la Nation exercent le pouvoir législatif. Les lois sont préparées dans le cadre de comités d’une dizaine de « spécialistes » (division du territoire, instruction publique…). Elles sont rapportées en séance plénière, discutée, amendées et votées. La loi est l’expression de la volonté générale. Elle est sacrée, et définit les droits et les devoirs des individus au sein de la collectivité et de l’État. Elle doit être ratifiée par le roi, qui dévient le pouvoir exécutif. Le roi dirige la politique par le biais des ministères qu’il peut nommer en dehors de l’Assemblée et de la majorité parlementaire. Il ne peut dissoudre la représentation nationale. Mais il peut bloquer les lois par un veto suspensif (de 2 à 6 ans). Il doit s’entendre avec la majorité parlementaire car les ministres ne sont pas responsables et ne peuvent être renversés. Le principe de l’indépendance judiciaire complète cette organisation en attendant qu’il soit statué sur une nouvelle organisation de la justice (à l’été 1790).

43L’Assemblée constituante se réunit jusqu’en octobre à Versailles puis près des Tuileries dans une salle du Manège inadaptée au travail parlementaire, longue, mal isolée, bruyante quand les débats publics attirent 2 000 à 3 000 spectateurs. Les députés siègent tous les jours, de 9 à 15 heures puis à partir de 18 heures, jusqu’à la nuit (4 août). Ils partagent leur temps entre les clubs et l’Assemblée, reçoivent une indemnité de 18 livres par jour (1 livre est le salaire moyen d’un travailleur manuel). L’Assemblée est aussi le centre de la vie politique, accueillant à certaines heures des délégations venus de tout le pays déposer une adresse, une pétition, un message.

44Deux textes peuvent caractériser l’importance de l’activité du parlement. Le 26 août la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen (Marcel Gauchet, Lucien Jaume, Stéphane Rials), texte final de 17 articles, résultant de la mise en commun de multiples projets par le 6^e bureau de l’Assemblée. Elle définit le citoyen dans ses droits « naturels, inaliénables et sacrés » selon un ordre et une hiérarchie soigneusement pesés : Liberté, Propriété, Sûreté, Résistance à l’oppression (art. 2), égalité civile (art. 1). Ce texte fondamental et ambigu dans le rapport des principes à la pratique fonde d’une certaine manière la citoyenneté moderne dans ses libertés (de pensée, de religion, d’association, individuelle), dans ses droits naturels et sociaux. Le retentissement mondial de la Déclaration inscrit 1789 dans l’histoire. Le deuxième texte le précède de peu : il s’agit des décrets des 5-11 août qui abolissent les privilèges et, en partie, la féodalité. Le roi ne les sanctionnera qu’après les journées d’octobre et le retour à Paris.

45L’Assemblée est le théâtre de la lutte des groupes et des « factions » politiques pour la maîtrise du pouvoir. En septembre 1789, trois groupes forment des ensembles qu’on ne peut qualifier de partis et qui se définissent par des projets et des tendances. La « gauche » naît en septembre à propos du veto royal. Les partisans d’un veto suspensif se rangent à gauche du président (pour être décomptés). On les nomme constitutionnels ou nationaux, ou hommes de 1789. Allant de Robespierre à Mirabeau et La Fayette, ils sont partisans de la souveraineté de la Nation, des droits naturels, d’un régime représentatif, s’ils se divisent sur le contenu de la démocratie et la délimitation de la citoyenneté. Les monarchiens, autour de Mounier, de Clermont-Tonnerre sont partisans d’un veto absolu et se rangent à droite. Ils recherchent un compromis entre le régime ancien et la Révolution qu’ils entendent limiter en maintenant une prérogative royale et une seconde chambre (repoussée par 869 voix contre 89 et 122 abstentions, soit 1 088 votants !). À l’extrême droite, les Noirs ou « aristocrates » (avec l’abbé Maury) incarnent déjà la contre-révolution. Les groupes parlementaires s’appuient sur l’opinion publique, à travers l’explosion de la presse et le développement de la sociabilité politique.

46En 1789, la presse conquiert progressivement la liberté. Jusque-là contenue dans le cadre du monopole et du privilège royal, de la censure, elle a connu dans les dernières décennies de l’Ancien Régime un essor provincial (les Affiches) et un essor par les cabinets de lecture sans pouvoir réellement toucher une opinion publique naissante. Après une semi-liberté entre août 1788 et mai 1789, elle se libère au moment de la réunion des États généraux, avec les sorties semi-clandestines des périodiques de Mirabeau, Le Journal des États généraux, 5, 7 mai, et de Brissot, Le Patriote français, 7 mai. Le 26 août, la liberté de la presse est inscrite dans les Droits de l’homme dans les articles 2 et 11 « tout citoyen peut parler, écrire, imprimer librement ses pensées »… Camille Desmoulins, par son rôle dans les journées de juillet et son journal, Les révolutions de France et de Brabant paru le 28 novembre 1789, peut incarner la puissance nouvelle des journalistes d’opinion qui « exercent un ministère public » (Jean-Paul Bertaud). Chaque groupe politique, chaque député presque tient à faire paraître un périodique, pour informer ses commettants, pour peser sur le débat public. Il suffit de 2 000 exemplaires (déjà un fort tirage) pour que le métier devienne lucratif. Avant la liberté de la presse 46 périodiques sont fondés en juin-juillet 1789 à Paris et une presse de province est en voie de constitution. Par les éditoriaux, la caricature, la presse touche un public infiniment plus large que sous l’Ancien Régime. On passe de quelque 100 000 lecteurs à des chiffres pratiquement décuplés, par le jeu des abonnements, de la vente à la criée, de l’affichage. Des journaux comme Le Patriote français de Brissot ou L’Ami du roi de Royou atteignent 5 000 exemplaires, même si le prix de l’abonnement en limite la diffusion auprès d’un public populaire. Le journaliste joue ainsi un rôle de témoin, de médiateur, de guide auprès du public. Le rôle de la presse est essentiel dans la préparation des journées d’octobre (L’Ami du Peuple de Marat paraît dès septembre 1789), dans l’établissement ou la ruine d’une réputation. La caricature politique devient une branche à part entière (De Becque, Langlois), un « commerce du rire en politique » (Annie Duprat) a comparer aux traditions hollandaise, italienne et anglaise. Les caricatures d’un Villeneuve (Le cortège des abus, Les travers des aristocrates) vendues autour de 20 sous mettent en scène de façon crue ou bestiale les tares des privilégiés. Les caricatures contre-révolutionnaires s’appuient sur le ridicule physique et le discours métaphysique des patriotes.

47La scène politique est occupée par les clubs et sociétés politiques, dont l’influence est attestée par le rôle du Club breton, devenu lors de son passage à Paris Société des amis de la Constitution, siégeant à l’ancien couvent des Jacobins. L’été 1789 les clubs bourgeois deviennent des lieux d’exercice ou d’apprentissage de la vie politique (Boutier et Boutry), diffusant les débats parlementaires, influant sur les lois, correspondant avec d’autres sociétés de province. Un Club des Impétueux regroupe les monarchiens, alors que les démocrates se retrouvent au Club des Cordeliers qui fait le lien avec les assemblées des districts. Si l’on ajoute les adresses, les pétitions, on voit dans quelle mesure 1789 est le théâtre d’une vie politique intense, avant que le pays ne soit réorganisé et que la citoyenneté ait été définie dans ses pratiques régulières. La remise en cause des normes politiques touche également les arts de la scène avec l’extraordinaire bataille de Charles IX, qui divise la classe politique entre juillet et octobre, jusqu’à ce que la pièce de Chenier soit jouée en novembre par des acteurs et devant un public « patriote ». Elle se traduit aussi par le salon de peinture de 1789 qui voit triompher le genre héroïque, illustré par Jacques Louis David autour de la figure de Brutus, héros républicain et modèle de civisme. Ces batailles artistiques ont accompagné et complété la prise de la Bastille, donnant aux artistes un statut nouveau avant que les lois ne définissent les droits et la liberté des créateurs. Le retentissement politique, culturel, historique et artistique des événements français de 1789 sera traité par ailleurs. Mais les intellectuels européens ont réagi avec enthousiasme ou aversion à un processus qui touche un pays considéré jusque-là comme un modèle politique et culturel pour l’ensemble du continent.

48À partir des journées d’octobre se pose pour l’Assemblée et la classe politique la question de la stabilisation d’un processus qui les entraîne bien au-delà du mandat initial des États généraux. Les règles institutionnelles posées en septembre, le roi, la Cour et l’Assemblée installés à Paris, il est temps pour la majorité constitutionnelle de fixer le cours de la Révolution pour éviter d’autres débordements et Journées populaires. Cette consolidation se fait dans trois directions. Pour contenir les manifestations des villes et des campagnes et rétablir l’ordre, les députés votent le 22 octobre la loi martiale, consécutive au meurtre du boulanger François, à Paris, 16 jours seulement après le retour du roi de Versailles ! En cas de manifestation (non autorisée) sur la voie publique, la Garde nationale peut être requise par les autorités administratives. La foule doit se disperser à la vue du drapeau rouge et avant la fin des trois sommations. Sinon, la troupe est autorisée à faire feu et disperser l’attroupement. Cette loi, la première organisant la répression après la Déclaration des droits marque la volonté de la majorité des députés de défendre la propriété et de s’opposer aux « rébellions » et aux révoltes qui débordent le cadre strict du projet constitutionnel et représentatif, comme les Journées parisiennes ou la Grande Peur. L’idée d’une Garde nationale de citoyens actifs et vertueux s’impose alors comme garante d’un ordre « bourgeois », et certaines provinces (Dauphiné, Bretagne) débutent un mouvement fédératif qui connaîtra son apogée en juillet 1790, lors de l’ » année heureuse ». Cette volonté de stabilisation du cours de la révolution cache mal les tensions entre l’Assemblée et les communautés paysannes, frustrées par le maintien des redevances, les retards de la législation sur cette question essentielle. L’année 1789 se termine par une reprise spectaculaire des contestations rurales dans le Quercy, le Périgord, où surgissent face aux châteaux seigneuriaux des arbres « mai » menaçants pour ceux qui exigeraient ou continueraient à payer des redevances. D’autres soulèvements anti-féodaux se déclenchent en Bretagne, où le domaine congéable a été maintenu. La reprise de la « guerre aux châteaux » souligne que la question paysanne et que la mobilisation des campagnes se poursuivent suites logiques des doléances, de la Grande Peur et de la législation de la Constituante.

49Le deuxième domaine (menaçant) est la question religieuse. Tandis que se confirme l’engagement des curés « patriotes » dans le processus révolutionnaire, une politique de laïcisation se dessine, comparable à celle de certains despotes éclairés, mais rendue délicate par la position dominante du clergé dans la société d’Ancien Régime. Ayant perdu l’ensemble de ses privilèges (juridiques, honorifiques), il voit ses biens nationalisés sur proposition de l’évêque d’Autun, Talleyrand. Cette mesure destinée à combler le déficit de l’État par la vente de 6 % des terres du royaume est lourde de conséquences pour l’avenir. Elle suppose que le clergé devienne un corps de « fonctionnaires » salariés par l’État, ce qui pose à terme la question des relations entre ses membres, l’État, la Papauté. La solution se trouve au sein d’un Comité ecclésiastique où dominent les juristes et certaines idées jansénistes (?). La question religieuse (comme la question militaire avec la désertion des cadres les plus loyalistes) est ainsi un des problèmes majeurs de la fin de l’année, masqué par l’harmonie apparente du clergé et de la Révolution, alors que des prises de position contre-révolutionnaires se précisent dans la hiérarchie catholique. L’égalité civile totale accordée aux protestants (le 24 décembre) et les prémisses d’une admission des juifs au droit de cité accentuent les clivages à venir pour un ordre déchu en voie de réorganisation douloureuse…

50Le troisième domaine d’activité parlementaire est la réorganisation des institutions du pays, qui doit accompagner le projet constitutionnel dans tous les domaines. Deux lois essentielles terminent l’année 1789. Une loi du 14 décembre sur l’élection des municipalités prévoit que la commune sera le premier degré de l’administration, chaque commune disposant d’une municipalité élue au suffrage large, le maire en tête, élu au suffrage direct, disposant d’une large autonomie et d’attributions importantes. Les élections municipales sont le premier acte de la révolution électorale que l’année 1789 a préparé par des dizaines de textes réglementaires (voter, élire). L’organisation et l’élection des autres niveaux administratifs (districts et départements) sont fixées par la loi du 22 décembre, qui génère le redécoupage de la France en 83 départements et 550 districts. Une fois le pays stabilisé, l’Assemblée constituante va pouvoir finaliser les « révolutions » administrative, électorale, religieuse, financière au cours de l’année 1790.

51Si l’on se penche sur les événements survenus en France au cours de l’année 1789, on peut difficilement échapper à un sentiment de vertige devant cette reconstruction, cette recomposition de l’histoire d’un pays de 28 millions d’habitants, considéré comme un phare institutionnel et culturel de l’Europe, « la » grande puissance continentale et maritime depuis « sa » revanche sur l’Angleterre lors de la guerre d’Indépendance. Entre le pamphlet de Sieyès et la jacquerie du Périgord, la Révolution a soufflé, balayant la structure politique et administrative d’un royaume absolutiste, détruisant les privilèges de l’aristocratie et d’une Église toute-puissante par sa relation particulière avec l’État. Cette révolution d’abord parlementaire et dirigée par les élites « bourgeoises » du Tiers (et « libérales » des privilégiés « patriotes ») s’est appuyée sur une mobilisation des populations des villes et des campagnes, capables d’imposer leur présence lors des « Journées » et des contestations décisives. Si 1789 est désignée dans l’histoire de France comme l’an I de la liberté, et comme l’aube d’une ère nouvelle pour un pays en voie de « régénération », c’est par la succession et la corrélation d’une révolution « bourgeoise », d’une révolution « populaire urbaine » et d’une « révolution paysanne ». Cette convergence et la fin d’un Ancien Régime (institutions, ordres, civilisation) pluriséculaire confèrent à l’année 1789 une place très particulière dans l’histoire des nations et dans l’histoire des relations des « rébellions », révoltes et révolutions. C’est en novembre 1789 que Burke décide d’écrire son pamphlet contre l’ensemble du processus révolutionnaire donnant une sorte de charte à la contre-révolution. Et l’an I de la liberté (1789) renvoie à une autre année décisive pour l’histoire de la Révolution, dans un autre régime : l’an II de la Première République et de l’égalité.

L’an II (22 septembre 1793-21 septembre 1794) 1^er vendémiaire-5^e sans-culottide

52Il est des années mythiques dans l’histoire de France, par la densité et la signification des événements qui s’y sont déroulés, par la radicalité des engagements, par les débats passionnés qu’ils suscitent : 1789, 1848, 1871, 1936, 1940, 1968… L’an II en fait partie, outre son nom, quelque peu énigmatique pour le profane. Il a suscité des travaux et des expressions : « les sans-culottes de l’an II » (Soboul, 1962) ; « les gardes rouges de l’an II » (Hadengue, 1989) ; la « révolution culturelle de l’an II » (Bianchi, 1982) ; « les soldats de l’an II » (Victor Hugo) ; « les mariés de l’an II ». Débutant avant d’être créé par le maximum national des prix et l’application de la loi des suspects, il se termine par la séparation de l’Église et de l’État et le transfert (ambigu) des cendres de Marat au Panthéon. L’an II est le théâtre d’événements particulièrement dramatiques : Terreur politique et chute des factions ; déchristianisation et interruption du culte catholique sur une large partie du territoire ; épilogue tragique de la guerre civile de Vendée ; lutte des armées françaises sur tous les fronts européens ; économie dirigée ; intense acculturation républicaine ; apogée des missionnaires de la République. On oppose souvent la révolution « montagnarde », « jacobine », « égalitaire » à 1789, révolution parlementaire, bourgeoise et paysanne. L’an II dépasse 1793 et possède ses logiques, ses temps forts et ses zones d’ombre. Se pencher sur cette naissance (du calendrier républicain) et sur sa périodisation permet de poser la question du poids de l’événement dans l’histoire et de proposer des grilles d’interprétations originales, sans sacrifier à une histoire trop conceptuelle.

Une « ère nouvelle »

53La Révolution française ouvre une « ère nouvelle » dans l’histoire, mais laquelle ? On a hésité avant 1792 sur un an I de la liberté, qui débuterait le 1^er janvier ou le 14 juillet, puis sur un an I de l’égalité après Valmy (Goethe) et l’abolition de la monarchie, le 22 septembre 1792. Mais il faut attendre un rapport de Gilbert Romme, le 20 septembre 1793, au nom du Comité d’instruction publique pour qu’une proposition précise soit faite : « Le temps ouvre un nouveau livre à l’histoire. » Entre le 5 octobre et le 24 novembre 1793, le projet initial de calendrier républicain est précisé, modifié pour être appliqué dans l’ensemble du pays.

54Les pères du calendrier républicain sont des intellectuels, savants, artistes regroupés au sein d’un Comité d’instruction publique qui a porté à bout de bras la politique culturelle de la Convention : Lagrange, Monge, David, Chénier (Marie-Joseph), Romme et Fabre d’Églantine principalement. Leur projet, extrêmement ambitieux, est de fonder la nouvelle mesure du temps sur un ensemble de valeurs symbolisant la Révolution : l’histoire, l’astronomie, les mathématiques, l’économie rurale. L’année débute ainsi le 22 septembre, date anniversaire de l’abolition de la monarchie, « l’équinoxe vrai d’automne étant arrivée ce jour-là »… L’année républicaine est divisée en mois égaux de 30 jours et en décades, l’objectif étant de supprimer le dimanche et la nomenclature religieuse de l’écoulement du temps, en prenant modèle sur des peuples antiques (les Égyptiens par exemple). Le système agricole est présent dans les noms de plantes, au moment où « la nature nous en a fait présent » ; dans les noms d’outils aratoires et d’animaux domestiques. Les décadis sont des jours de repos et de fêtes, les dimanches des jours de travail. Les triades de mois renvoient par le sens et la poésie au sentiment de la nature : « Le troisième (de l’hiver), des giboulées qui ont lieu et du vent qui vient sécher les plaines de février à mars : ce mois se nomme ventôse. » Vendémiaire, nivôse, germinal, messidor ouvrent les quatre saisons. L’année se termine par cinq sans-culottides, jours de fêtes révolutionnaires dont celui de l’Opinion, où il est « permis à l’opinion dans ce jour de se manifester de toutes les manières… ». L’objet de cette présentation n’est pas de réfléchir au succès ou à l’échec du nouveau calendrier mais de montrer comment il a été perçu par la génération qui l’a expérimenté ou subi.

55La diffusion administrative du calendrier frappe par son efficacité. Le calendrier et l’instruction qui l’accompagne « seront envoyés aux corps administratifs, aux municipalités, aux tribunaux, aux juges de paix et à tous les officiers publics, aux armées, aux sociétés populaires et à tous les collèges et écoles » (décret du 4 frimaire, 24 novembre 1793) ; « Les professeurs, les instituteurs et institutrices, les pères et mères de famille, et tous ceux qui dirigent l’éducation des enfants, s’empresseront de leur expliquer le nouveau calendrier. » On peut ajouter les représentants en mission, les journalistes, les écrivains, les commissaires de police. Bref, en quelques semaines ou décade, l’an II passe dans les mœurs administratives et dans l’état civil, pour constituer la trame des événements d’une année particulièrement dense. On réserve le nom de l’an I à des aspects exceptionnels comme la Constitution de juin 1793, qualifiée de Constitution de l’an I.

Un survol succinct

56L’an II tient une place particulière dans la chronologie de la décennie révolutionnaire, par la densité et la multiplicité des questions qui s’y rattachent. Nous tentons ici, à la différence de 1789, de marquer dans la continuité les séquences qui nous paraissent les plus significatives, avant de poser les problèmes plus synthétiques de leur signification. Pour une fois, la narration précédera la réflexion.

Vendémiaire (22 septembre-21 octobre 1793) : l’économie dirigée

57Peu de temps après le rapport de Romme, le 29 septembre est le jour du décret de la Convention sur le maximum général des denrées de première nécessité et des salaires. C’est la fin (provisoire) des dogmes d’économie libérale qui fondaient la culture économique des députés. Une cinquantaine de produits sont contrôlés et taxés. La loi des suspects s’étend aux « agioteurs » et aux « accapareurs » ; des « armées révolutionnaires » formées de citoyens en armes (sans-culottes) pratiquent des visites domiciliaires en province et à Paris. L’État exerce un réel contrôle économique, au bénéfice de l’armée et des services publics. L’égalitarisme jacobin rencontre les aspirations de la sans-culotterie dans un contexte « dramatique » (par exemple le 18 octobre, l’armée vendéenne « catholique et royale » passe la Loire et se lance dans la « virée de galerne » ; Lyon est repris par les républicains, pour une répression dirigée par Fouché et Collot d’Herbois).

Brumaire (22 octobre-20 novembre) :
la déchristianisation ; l’interdiction des clubs féminins ; la chasse à l’or

58Le 30 octobre (10 brumaire), la Convention interdit les clubs féminins sur le rapport d’Amar. C’est la mise au pas d’un mouvement d’affirmation de la citoyenneté des femmes (sans les droits) sous la forme de délibérations, de créations de clubs, de revendications à l’égalité du costume, des armes et de la participation politique.

59À partir du 16 brumaire (6 novembre) les communes qui le désirent peuvent renoncer au culte catholique et utiliser le salaire et les biens pour l’intérêt communal. C’est le début d’une vague d’abdications, d’un « torrent » de délégations venues déposer à la Convention les « hochets du fanatisme » et les objets précieux du culte, malgré les mises en garde de Robespierre contre les « nouveaux fanatiques » et de Danton contre les mascarades !

60Le 13 novembre (23 brumaire) la Convention décrète que tout métal découvert (or, argent, diamant) caché ou enfoui mais découvert, serait saisi au profit de la République et les dénonciateurs récompensés. La peine de mort est souvent mise en avant contre les agioteurs, qui jouent contre l’assignat. Pour la première fois depuis son lancement, le cours de l’assignat remonte !

Frimaire (21 novembre-20 décembre 1793) :
le triomphe du gouvernement révolutionnaire ; les premières victoires

61Le 14 frimaire (4 décembre), à la suite de Saint-Just et de Billaud-Varenne sont fixés les principes du gouvernement révolutionnaire. Les élections sont suspendues. Les armées révolutionnaires seront licenciées. Les administrations et les sociétés populaires ne peuvent se concerter. Des agents nationaux sont nommés au lieu et place des procureurs syndics (élus). Le Comité de salut public contrôle les opérations fiscales et commerciales. Les représentants voient leurs attributions précisées et limitées. La permanence des sections est supprimée.

62Le mois de brumaire s’achève sur la reprise de Toulon aux Anglais et aux aristocrates par Dugommier, Salicetti et Bonaparte. La répression est dirigée par Barras et Fréron. Toulon devient l’objet de nombreuses pièces de théâtre pour le peuple et de fêtes spécifiques, à la mesure de la première victoire contre l’Angleterre.

Nivôse (21 décembre-19 janvier 1794) : la défaite de la Vendée ; le Vieux Cordelier

63Les 3 et 4 nivôse (23-24 décembre 1793) les débris de l’armée vendéenne sont anéantis à Savenay, quelques jours après la défaite du Mans. Le général Westermann se vante de n’avoir fait aucun prisonnier. La répression peut commencer.

64La lutte des factions est relancée, entre robespierristes et dantonistes, avec le pouvoir pour enjeu. Les indulgents réclament un relâchement de la terreur économique, et obtiennent la suspension du décret de juillet 1793 sur les accapareurs. La Terreur financière se relâche. Mais la Terreur politique se renforce, avec la suppression d’un « comité de clémence ». Le 7 nivôse, le numéro du Vieux Cordelier de Camille Desmoulins est menacé d’autodafé par Robespierre aux jacobins : « Brûler n’est pas répondre. » Fabre, l’auteur du calendrier est arrêté le 24 nivôse.

Pluviôse (20 janvier-18 février) : l’abolition de l’esclavage

65En présence d’une délégation de Saint-Domingue (un Blanc, un Noir, un mulâtre), la Convention abolit l’esclavage, le 16 pluviôse (le 4 février 1794), pour la première fois dans l’histoire de l’humanité (pour un pays entier, car des États d’Amérique l’avaient fait avant) : « L’esclavage des nègres dans toutes les colonies est aboli. » La part des principes (« Périssent les colonies plutôt qu’un principe ») et celle des circonstances (une île à feu et à sang ; l’Angleterre risquant de s’implanter dans toutes les Antilles françaises) feront l’objet de nombreux débats et de polémiques passionnées.

Ventôse (19 février-20 mars) : les décrets

66Deux rapports de Saint-Just prévoient de distribuer les biens des émigrés aux patriotes nécessiteux. Ce vaste transfert se fait au nom du bonheur « une idée neuve en Europe » (mais pas aux Amériques ?). Pourtant, la base sociale des montagnards s’effrite, après le suicide de Jacques Roux en prison et la reprise en main des sans-culottes, le relâchement de la terreur économique et du maintien des salaires.

Germinal (21 mars-19 avril) :
la fin des exagérés (hébertistes) et des indulgents

67En un peu plus d’une décade, les deux factions rivales du Comité de salut public sont éliminées. Les hébertistes sont exécutés le 4 germinal (24 mars) sous l’accusation de complot de l’étranger, et d’accusation… d’accaparement pour le père Duchesne ! Quelques jours plus tard, Danton et Desmoulins sont arrêtés, jugés dans une « fournée » comprenant des spéculateurs étrangers et des hommes douteux. Ils sont exécutés le 16 germinal (5 avril) : la « révolution est glacée ». L’arrestation des républicaines révolutionnaires accentue l’isolement du Comité.

Floréal (20 avril-19 mai)

68Il ne se passe rien de vraiment essentiel en dehors des exécutions de l’avocat Le Chapelier et du savant (fermier général) Lavoisier, d’une tentative d’organisation de fêtes officielles et du démantèlement progressif du réseau des institutions sans-culottes.

Prairial (20 mai-18 juin) : la Grande Terreur

69La loi du 22 prairial (10 juin 1794), rapportée par Couthon, supprime tout interrogatoire avant l’audience, refuse à l’accusé le concours d’un avocat, ne laisse plus le choix qu’entre l’acquittement ou la mort. En quatre décades près de 1 400 accusés sont condamnés à mort par le Tribunal révolutionnaire.

70Le 20 prairial la fête de l’Être suprême est l’apogée et le début de la chute pour Robespierre. Le 22 prairial le vaisseau le Vengeur est coulé par les Anglais au large de mais assure le ravitaillement du pays en denrées du Nouveau Monde. L’équipage est l’objet d’une célébration et d’un culte aux martyrs de la mer.

Messidor (19 juin-18 juillet) : la victoire de Fleurus

71Le 8 messidor (26 juin), Jourdan remporte sur le général autrichien Cobourg l’éclatante victoire de Fleurs, la plus grande depuis Valmy et Jemmapes. La route de la Belgique est ouverte ; les Français compensent sur le continent la perte de l’équilibre naval sur les océans. Les armées de la république sont à nouveau conquérantes. Le Chant du départ symbolise les succès des soldats de l’an II.

Thermidor (19 juillet-17 août) : la chute des robespierristes

72Le 9 thermidor (27 juillet), Robespierre et ses amis du Comité sont arrêtés après les dénonciations de députés de la Plaine et de « terroristes » (Tallien, Fréron) montagnards. 105 personnes sont guillotinées en trois jours. La terreur politique se relâche, tandis que se maintiennent les réquisitions et les règlements de compte contre les « terroristes ».

Fructidor (18 août-16 septembre) : la séparation de l’Église et de l’État

73Le 18 fructidor (4 septembre) est prononcée la séparation de l’Église et de l’État. La République ne reconnaît et ne salarie aucun culte, mais le culte peut reprendre dans des conditions nouvelles, si le serment de « soumission aux lois de la République » est prêté. C’est le premier pas vers une pacification religieuse. Grégoire instruit le procès des « Vandales » de l’an II dans ses rapports sur le vandalisme. Tout est en place pour que s’installe la « légende noire » de l’an II.

Sans-culottides, du 17 au 21 septembre

74Le dernier jour sans-culottides, Marat entre au Panthéon ; c’est paradoxal dans la mesure où la chasse aux sans-culottes est ouverte et que quelques décades plus tard, les bustes de Marat mordront la poussière, dans un climat de réaction culturelle qui permet la revanche des « honnêtes gens » sur les symboles et les valeurs de la « révolution culturelle de l’an II ».

Vendémiaire an III 22 septembre 1794

75Tels sont les éphémérides de l’an II. Il reste à rappeler la portée historiographique de ces événements, la forte charge pesant sur les plus controversés : les guerres de l’Ouest ; la déchristianisation ; le sans-culottisme et la politique culturelle.

L’an II, au centre des débats historiographiques

76La plupart des grands débats opposant les historiens et les écoles historiographiques portent sur l’interprétation d’événements survenus en l’an II, dans leur nature et leur qualification. Quelques exemples permettent de plonger dans les problèmes de fond, et de garder en mémoire les types de questions posées, et leurs potentialités.

Les guerres de l’Ouest

77Au-delà des milliers de titres que les guerres de Vendée et la chouannerie ont suscités, leur interprétation tourne autour des questions de la révolte d’une province, du génocide, des relations entre les deux guerres. Des ouvrages récents (Martin, Dupuy, Petitfrère, Sutherland) ont aidé à dépassionner la question et à lui donner une tournure à la fois érudite et nuancée. La Vendée a pu passer auprès du grand public pour une province dressée contre le centralisme parisien, contre le jacobinisme, au nom de traditions, de coutumes et de solidarités anciennes. Mais la Vendée militaire est formée de pays différents et hétérogènes au départ, en particulier dans l’accueil à la Révolution. L’espace géopolitique contre-républicain s’est construit au fil de la répression et des chemins de mémoire. Les guerres de l’Ouest, quittant l’image du complot contre-révolutionnaire, ont un moment symbolisé les révoltes paysannes (voire rurales) contre les politiques venues des Comités et des villes, contre les abus en matière d’acquisition des terres, de pression fiscale, d’administration générale, au même titre que les résistances militaires et religieuses. C’est l’un des acquis récents de la recherche, à condition de ne pas ériger la Vendée en modèle et de ne pas occulter les paysanneries « républicaines », voire jacobines qui appliquent la politique du salut public en pleine guerre de Vendée ! Des historiens ont parlé de « génocide franco-français » (Sécher) reprenant la dénonciation par Babeuf de la « dépopulation » programmée de la région, à partir de la défaite de Savenay et de la marche des « colonnes infernales » de Turreau. Mais d’autres historiens de l’Ouest ont montré des pertes des Bleus égales ou supérieures pendant toute la guerre et intégré les massacres dans les horreurs d’une guerre civile plus atroce que les guerres extérieures ! Des tentatives de synthèse ont marqué les caractères communs aux insurrections vendéenne et chouanne. La tendance est de conserver les aspects communs (refus militaires et religieux, solidarités communautaires) mais de bien marquer les différences dans la composition et la stratégie, dans les décalages chronologiques, dans les méthodes et la réputation des insurrections respectives.

La Terreur

78L’an II correspond presque intégralement à l’accélération de la Terreur, de septembre 1793 à Thermidor an II (juillet 1794), voire au-delà. Pour certains (Furet, 1978 ; Gueniffey, 2002), la Terreur plonge ses racines dans la mentalité jacobine et correspond à une mécanique qui suit des logiques bureaucratiques et totalitaires, laissant deviner ce que seront les processus de terreur des grandes révolutions contemporaines. La Terreur discréditerait la révolution de 1789, en introduisant la dictature de minorités agissantes.

79Pour les historiens « classiques » la Terreur est surtout le fruit des circonstances. Désirée par personne, elle est une réponse aux invasions et à la contre-révolution ; mais une réponse non minoritaire, reposant sur des milliers de sociétés populaires, de comités de surveillance. Inégale selon les régions, la Terreur a été bénigne pour les délits économiques et s’inscrit dans la continuité des réformes judiciaires précédentes, mais adaptées à des réalités politiques nouvelles. L’objectif est de montrer, chiffres à l’appui, le chiffre et la composition des victimes, en évitant le dénigrement et l’hagiographie, en montrant la diversité du phénomène dans les régions, les villes, les campagnes (Péret, 1993). Surtout, la Terreur ne devrait caractériser que les justices d’exception et l’accélération des procédures, sa qualification pour l’ensemble de la période montagnarde jetant le doute sur les autres réalisations, économiques, sociales et culturelles. On parle alors du « Théâtre de la terreur », ce qui disqualifie une activité théâtrale particulière ment riche et plurielle.

La régénération républicaine

80La question essentielle est l’efficacité de l’acculturation républicaine et l’ampleur des résistances. Tout converge en apparence dans l’opposition du culte républicain et de la religion catholique, devenus incompatibles. La déchristianisation est sur la sellette. D’un côté, l’interruption du culte chrétien sur une grande partie du territoire ne peut manquer de surprendre : les églises fermées ou laïcisées, deux tiers des prêtres constitutionnels abdicataires, des milliers de prêtres mariés pour échapper au sacerdoce, dans un climat curieux où les églises sont vidées de leurs biens et les signes extérieurs de religion effacés (croix, statues, calvaires). D’où la question lancinante : qui sont les auteurs ou les metteurs en scène ? Pas les dirigeants jacobins qui font front contre les mascarades et l’intolérance. Pas l’ensemble des représentants en mission. Mais les institutions militantes (municipalités, sociétés populaires, sans-culottes), touchées par la propagande républicaine.

81Des signes de rupture se détachent de cette période si particulière de notre histoire. L’observation du décadi, contre le dimanche, est l’un des plus surprenants. Les enquêtes en cours soulignent la « réussite » administrative rapide du changement. Les milliers de prénoms de rupture républicains (AHRF, 2000), comme Brutus, Floréal, Égalité amorcent une transformation des traditions, dans un cadre politique contraignant. L’école républicaine, sous la férule de l’instituteur laïc (et mieux rétribué) est l’un des vecteurs principaux de la régénération, plus que les changements éphémères des noms de villes et de rue.

82Mais dans le même temps une France de la résistance s’organise (Chantilly, 1988 ; Rennes, 1985 et 1993) pour pallier l’absence de prêtres, en baptêmes et messes blanches. L’ampleur des résistances est à la mesure d’une politique contre Dieu et la foi. Des régions de « christianisme bleu » (Lagrée), maintien conjugué des valeurs chrétiennes et républicaines, s’affirment, en Bretagne, région parisienne. Des fidèles gardent les biens contre vents et marées. La déchristianisation ne peut se comprendre que dans un moment exceptionnel de mobilisation militante, qui s’exprime dans le spectaculaire « torrent » de la table rase religieuse, et dans le « vandalisme » antichrétien.

Le « vandalisme révolutionnaire »

83En août 1794, l’abbé Grégoire, qui a gardé son costume ecclésiastique en pleine Terreur, entre au Comité d’instruction publique. Il prononce deux rapports où il fait le procès des « Vandales » qui ont tout détruit dans les palais, dans les églises dans la période de Grande Terreur. Il semble désigner par-là la complicité entre les sans-culottes et les montagnards, leur manque de goût et les atteintes irrémédiables portées aux œuvres d’art, aux expressions du génie religieux et culturel de la France : « Je créais le mot pour tuer la chose. » Il paraît qualifié pour un tel réquisitoire, par sa défense de l’intégrité religieuse au paroxysme de la déchristianisation et par sa politique en faveur du patrimoine et de la science (conservatoire des arts et métiers). Il est pourtant à l’origine de malentendus considérables. D’une part, il oublie sciemment qu’il fait partie des adversaires les plus irréductibles de la monarchie, et qu’il avait demandé que la « massue nationale » frappe tous les signes monarchiques. Puis, il se fait le procureur de personnalités qu’il a côtoyées dans le cadre du Comité d’instruction publique qui ont œuvré autant que lui à la préservation et à la diffusion du patrimoine républicain. Enfin, il fait l’amalgame entre des destructions symboliques, intégrées à une démarche de régénération par les symboles républicains et des actes liés à la cupidité, l’inconscience ou la rage de la mutilation. Comme ses discours suivent de près Thermidor et le procès des robespierristes, la cause semble entendue. Elle est pourtant à l’origine d’un des mythes les plus tenaces (repris dans des ouvrages à caractère sérieux sans discussion) de l’histoire, d’une erreur judiciaire dont Sébastien Mercier se fait le dénonciateur : « Au soir du 9 thermidor, les Grands Vandales renversèrent les petits Vandales. »

Les « purges politiques »

84L’an II est l’année dramatique de l’élimination de personnalités et de groupes politiques qui ont marqué la Révolution et la naissance de la République. Tour à tour sont exécutés, ou disparaissent en prison, des royalistes (Marie-Antoinette, le 16 octobre 1793), les figures marquantes de la Gironde (30 octobre ou 10 brumaire), le responsable des enragés, Jacques Roux (le 10 février 1794 ou 22 pluviôse), les Hébertistes ou Exagérés, le 24 mars (4 germinal), les Cordeliers ou Dantonistes, le 5 avril (16 germinal). La Révolution, glacée, se retourne contre ses défenseurs et la loi de prairial, de Grande Terreur, contre ses auteurs. Les Robespierristes et leurs amis sont exécutés les 10, 11 et 12 thermidor (28, 29 et 30 juillet 1794) dans les plus importantes fournées de condamnés, transportés de la Conciergerie à la place de la Révolution.

Les soldats de l’an II

85L’an II commence avec les effets statistiques des levées d’homme qui ont porté l’armée de terre à près de 850 000 hommes et les marins à plus de 50 000. La mobilisation du pays conduit en moins d’un an au retournement d’une situation qui paraissait désespérée. Onze armées de la République, dirigées par des représentants en mission et des généraux, remportent des succès qui permettent dans un premier temps de « gagner » la guerre civile (la Vendée est vaincue entre octobre et décembre) et reprendre Lyon (Ville-Affranchie) ; puis de « libérer » le territoire (au nord Wattignies, le 16 octobre ; à l’est, la Savoie) ; enfin de prendre l’offensive après la reprise de Toulon (19 décembre, Port-la-Montagne), la libération de Landau (29 décembre). La guerre de conquête reçoit une impulsion décisive après la victoire de Fleurus, dans une montée du sentiment patriotique (Ode au Vengeur, Chant du départ, culte de Barra) qui est à l’origine de la « légende dorée » des soldats de l’an II, miroir inversé de la « légende noire » des terroristes. Le consensus militaire, autour du génie conquérant des Français, atteint même les émigrés (De Bonald) et constitue un aspect spécifique de l’imaginaire collectif.

« Révolution » et « réaction » culturelle

86Les conflits politiques se livrent également dans la culture et la symbolique, indissociables des temps forts de la déchristianisation et des cultes révolutionnaires comme de la lutte pour les pouvoirs. Le théâtre et la chanson politiques traduisent l’intensité des affrontements, pratiquement au jour le jour. Moins d’une décade après la reprise de Toulon, celle ci est jouée sur une dizaine de scènes de Paris et de Province. Les symboles révolutionnaires (cocarde, bonnet, arbre de la liberté) règnent dans les fêtes et sont l’objet d’un « vandalisme antirévolutionnaire » permanent, à la mesure de la destruction des symboles (religieux et féodaux après les monarchiques) de l’Ancien Régime. Le sacré cœur et les reliques défient les armées révolutionnaires. Le costume est au cœur de la lutte pour l’égalité des droits des Citoyennes révolutionnaires, lors de la guerre des bonnets qui suit la guerre des cocardes. L’état civil et la bataille du décadi contre le dimanche reflètent l’ampleur de la volonté de régénération (de la culture, de la famille, des rapports sociaux) et l’ampleur des résistances d’une civilisation à une acculturation totale. La « révolution culturelle », imposée un moment par l’alliance des montagnards et des sans-culottes, provoque à terme une « réaction culturelle » d’ampleur comparable, qui s’attaque à tous les signes et les symboles à charge politique et idéologique. Seul le drapeau trouve grâce auprès des réacteurs (Gendron). La lutte culturelle a été aussi intense que la lutte idéologique qu’elle a amplifiée et précédée.

87Ainsi l’an II s’impose comme une année de mémoire et une année de référence pour les historiens. La Terreur, la déchristianisation, l’apogée de la mobilisation militaire ont profondément marqué l’histoire et divisé les historiens. D’autres révolutions silencieuses (dans les consciences, dans la famille, dans les communautés) ont accompagné cette année qui garde une place à part dans les mémoires collectives, tant elle représente, par son intensité, un moment exceptionnel de tension, de radicalisation d’accélération et d’anticipation pour l’histoire des révolutions et de la contre-révolution.

L’année 1802 (l’an X)

88L’année 1802 fut-elle l’autre année « heureuse » de l’histoire de France avec l’année 1790 dans l’ère des révolutions ? Met-elle fin à la Révolution française ? Une autopsie de cette année décisive pour la paix extérieure, religieuse et pour le destin du pays met l’accent sur ses temps forts et leur signification.

25 mars : la paix d’Amiens

89Au début de l’année, l’Angleterre se retrouve isolée, comme elle le fut par le passé en 1778, voire en 1795. Elle maîtrise les mers, les colonies françaises mais sa dette se monte à 12 milliards de livres, et des révoltes se sont déclarées. Un parti de la paix s’est formé, qui peut se réjouir de la démission de Pitt, le plus belliciste des ministres, en février 1801. Son successeur Addington entame des négociations qui ont abouti à des préliminaires, à Londres, le 1^er octobre 1801. Bonaparte a besoin de la paix pour des raisons de politique religieuse et de légitimité politique. Pendant que la « guerre de papier » continue entre les pamphlétaires et les caricaturistes des deux pays, Joseph Bonaparte pour la France, Lord Cornwallis pour l’Angleterre – le vaincu de Yorktown, vice-roi d’Irlande en 1798 –, Azzara pour l’Espagne, Schimmelpenninck pour la Hollande se retrouvent à Amiens. Le traité, signé le 25 mars, laisse en suspens de nombreux points de litige (l’Italie, la rive gauche du Rhin, la Belgique). L’Angleterre restitue les colonies françaises et espagnoles, mais conserve la Trinité et des possessions hollandaises de l’océan Indien. L’Égypte doit être évacuée par les troupes françaises et anglaises pour conserver l’intégrité des « territoires de la Sublime Porte ». Les troupes françaises sont censées quitter Naples et les États romains. Les débordements d’enthousiasme des deux côtés du Channel sont à la mesure de la paix retrouvée et du commerce enfin libre, après dix ans d’entraves et de sacrifices. Bonaparte en retire un crédit considérable dans l’opinion publique (Tulard, 1999).

18 avril 1802 : publication du Concordat

90En théorie, le Concordat, signé par Pie VII le 15 août 1801, par Bonaparte le 8 septembre, aurait dû être publié plus tôt. Le retard illustre l’extraordinaire imbroglio religieux dans lequel la France et Romme étaient plongés depuis 1790 et la Constitution civile du clergé. Pour la papauté les problèmes à résoudre sont les circonscriptions ecclésiastiques, les évêques schismatiques et les prêtres mariés. Il envoie le cardinal Caprara à Paris. Pour Bonaparte, il s’agit de convaincre les grands corps de l’État d’accepter une réorientation religieuse, la rétribution du clergé par l’État, tandis que Grégoire schismatique et « régicide » est élu au Sénat. La Paix d’Amiens restaure la confiance, et des Articles organiques restreignent les concessions à la papauté. Portalis et Lucien Bonaparte justifient le rétablissement du catholicisme, l’absence d’un culte républicain et condamnent l’athéisme au Corps législatif, le 5 avril. 76 Articles organiques accentuent l’autorité de l’État sur le clergé, jusqu’à reprendre la Déclaration de 1682 et la lecture des actes officiels par les curés au prône ! Par contre les curés sont soumis aux évêques, le mariage civil est antérieur, le calendrier républicain imposé ! Le 11 avril, Caprara sacre les premiers évêques. Le 18 avril, la première messe religieuse du nouveau régime a lieu à Notre-Dame, dans une sorte de prémisse de sacre du Consul, et les orchestres de Cherubini et de Méhul. Les difficultés (territoriales et humaines) d’application de ce compromis laborieux dépassent l’entendement. La normalisation et la reconstruction vont prendre des années, provoquer le schisme de la Petite Église, tandis que Bonaparte va se comporter comme un grand prince chrétien. Le Concordat est un événement structurant, qui prépare la paix civile, fait voler en éclat les séquelles de la Vendée et donne l’impression que la crise révolutionnaire est enfin terminée, au-delà des drames individuels qui jalonnent son application (Laspougeas, 1999).

91La parution du Génie du christianisme, de François René de Chateaubriand, est totalement liée au Concordat. L’auteur, encore peu connu dans le monde des lettres, malgré L’Essai sur les révolutions, est rentré en France, dès avril 1800. Il signe « l’auteur du Génie du christianisme » en décembre 1800, dans Le Mercure de France, où il réfute Madame de Staël. Dans un château de Savigny-sur-orge, il détache Atala du texte principal du Génie, et le publie en avril 1801. Le Génie est retardé par l’auteur et l’éditeur pour coïncider avec la cérémonie religieuse, qui inaugure la paix religieuse le 18 avril 1802. Il paraît le 14 avril, dans un coup de publicité réussi ! Le succès ne va pas se démentir au long de l’année 1802, autour de cette « espèce d’encyclopédie morale et pittoresque du culte catholique » (Riberette, 1999). L’auteur passe l’année à se rapprocher de sa femme (à Fougères), du Consul dont il espère un poste diplomatique. Rarement une œuvre littéraire aura été autant adaptée à son temps et aux circonstances, exaltant la beauté, les mystères et la supériorité (littérature, beaux-arts), le culte (les cloches) du christianisme et ouvrant l’une des voies du romantisme. Le Concordat et le Génie marchent d’un même pas vers un objectif commun.

1 ^er mai : la naissance des lycées

92Les écoles centrales du Directoire, très novatrices, mais présentant des problèmes d’administration, d’encadrement, de niveaux hétérogènes, paraissent condamnées par les notables des conseils qui souhaitent le retour des anciens collèges, mais adaptés aux nouvelles institutions politiques. La loi du 11 floréal an X (1^er mai 1802) crée les lycées, pour l’enseignement secondaire. Un lycée au moins doit fonctionner dans chaque arrondissement d’appel. Les programmes et le nombre de professeur par établissement (8, puis 6 en 1804) sont fixés. Un proviseur, un censeur des études et un procureur gérant dirigent les établissements. 6 400 pensionnaires sont pris en charge par l’État, dont 2 400 boursiers, ce qui représente 180 élèves par établissement. Les dix premiers établissements fondés en 1802 sont Bordeaux (le 24 vendémiaire an XI, 16 octobre), Besançon, Bruxelles, Douai, Lyon, Marseille, Mayence, Moulins, Rennes, Turin (le 19 frimaire an XI, décembre 1802), avant les lycées Impérial et Napoléon de Paris (Louis-le-Grand et Henri-IV). Les lycées ouvriront souvent après 1802, connaissant la concurrence des écoles secondaires municipales et des écoles secondaires privées. La discipline militaire concerne les enseignants, dont le costume est fixé le 27 octobre 1802, et les élèves, qui portent l’habit bleu à la française et le bicorne. L’organisation, le rythme de la journée, les punitions sont militaires. Bonaparte a cherché à créer un corps de cadres attachés à l’État, dans ces établissements qui ont constitué un modèle éducatif particulièrement durable.

19 mai : création de la Légion d’honneur

93La loi du 29 prairial, qui officialise la Légion d’honneur, reprend un décret du 29 floréal an X (19 mai 1802), considéré comme fondateur par les historiens. Il s’agit de créer un ordre, liant les meilleurs citoyens au gouvernement, un creuset où les distinctions iraient à tous ceux qui ont rendu d’éminents services à l’État : intellectuels, savants, juristes, clercs, nobles, militaires. La devise précède l’ordre : « Honneur et Patrie ». La paix extérieure donne corps à la création d’une « légion », terme désignant tout groupe de personnes combattant pour un idéal, de préférence national. L’idée, avancée en février 1802 à la Malmaison, choque tous ceux (Monge) qui voient un retour aux ordres de l’Ancien Régime monarchique, abolis par la Révolution au nom de l’Égalité. Répondant à Mathieu-Dumas qui voulait réserver l’ordre aux militaires, Bonaparte refuse d’établir « deux ordres, tandis qu’il n’y a qu’une nation ». Moins noble est l’une de ses déclarations suivantes : « C’est avec des hochets qu’on mène les hommes ! » Le Tribunat n’accepte que par plus de 50 voix contre 38, le Corps législatif par 166 contre 110. Le décret prévoit l’organisation militaire, du Premier Consul chef de la Légion au moindre légionnaire, en passant par l’officier, le commandant et le grand officier. La composition concerne les militaires, les civils distingués par leurs talents et leurs vertus. L’ensemble est coiffé en 1803 par un grand chancelier et un grand trésorier. Le premier décret de nomination ne date que du 1^er vendémiaire an XII (24 septembre 1803), pour 2 000 titulaires des armes d’honneur, les premiers légionnaires. Bonaparte vient de créer le plus grand ordre français, triomphant sous Louis-Philippe et prestigieux dans les nombreux pays qui l’ont pris pour modèle, même si les principes de 1789 et de l’an II ont été « agressés » (Ducourtial-Rey, 1999).

5 août : le Consulat à vie

94La Constitution de l’an X, créant le Consulat à vie pour Bonaparte, a été précédée de plusieurs révisions de la Constitution de l’an VIII, sur les « terroristes », la composition des chambres, l’amnistie des émigrés (6 floréal an X, 26 avril 1802). Le sénatus-consulte du 18 floréal (8 mai 1802) décide la réélection anticipée de Bonaparte pour les dix années suivant son mandat. Mais deux jours après, un arrêté consulaire décide de consulter le peuple sur la question : « Napoléon Bonaparte sera-t-il consul à vie ? » Le 16 thermidor (5 août) les résultats donnent 3 568 885 (185) oui et 8 374 (9 014) non. D’où l’article unique « Le peuple français nomme et le Sénat proclame Napoléon Bonaparte consul à vie ». Ce référendum ouvre la voie à une révision constitutionnelle aménageant la Constitution de l’an VIII, en 86 articles. Les assemblées sont profondément remaniées dans le sens de la réduction de leurs prérogatives et attributions. Le suffrage ne laisse plus d’initiative aux assemblées primaires, en dehors du contrôle de Premier Consul et des agents du pouvoir central. Cette « met un terme à la division du pouvoir », le « pouvoir central pénètre partout » (Goyard, 1999). L’évolution (la dérive ?) vers un régime monarchique ou impérial modifie profondément la nature et les fondements du Consulat, en rendant de plus en plus fictive la République.

7 juin 1802 : capture de Toussaint Louverture

95Pour rétablir l’autorité de la France sur Saint-Domingue, la plus riche des colonies françaises avant la Révolution et la première abolition de l’esclavage (4 février 1794), Bonaparte doit vaincre l’armée de 40 000 Noirs libres commandée par le gouverneur à vie, Toussaint Louverture, qui en a chassé les Anglais et (en partie) les Espagnols, remplaçant l’esclavage par des contrats de travail (draconiens). Une expédition de 30 000 hommes, sous les ordres du général Leclerc (« capitaine général de Saint-Domingue ») termine son débarquement (à partir de 58 bâtiments, dont des Espagnols et des Hollandais) en février 1802. Une « guerre coloniale » débute. Le Cap-Français est incendié. Dans un premier temps les armées noires sont battues et Toussaint capturé le 7 juin. Déporté en France au fort de Joux (Jura), il meurt en 1803. Mais la fièvre jaune fauche l’expédition (Leclerc succombe en novembre) et l’annonce du rétablissement de l’esclavage galvanise la résistance de Dessalines, le général haïtien. Un an plus tard, Rochambeau et ses troupes évacueront l’île, alors que la guerre à repris avec l’Angleterre. Ce désastre n’a pas la même signification dans l’ancienne métropole et dans l’ancienne colonie, dont l’indépendance est proclamée le 1^er janvier 1804.

96Ainsi se termine cette année 1802, qu’il ne faudrait pas réduire au bilan laconique de ses deux moments les plus symboliques – le Consulat à vie et la défaite de la métropole et de l’esclavage – pour garder en mémoire la pacification intérieure et l’éphémère paix extérieure.