1Il faut savoir débuter une « révolution », un processus qui conduit à la conscience d’un changement irréversible de la nature du pouvoir, sous la pression de forces collectives (masses et porte-parole) devenues actrices de l’histoire. La prise et la démolition de la Bastille, le 14 juillet 1789, a imprimé une marque indélébile dans l’imaginaire de la Nation, authentifiée par le monarque déchu de son absolutisme (« c’est une révolution »). Mais la « journée populaire » n’est que l’épilogue d’un enchaînement d’événements qualifiés de façon commode de « crise de l’Ancien Régime » par les historiens. Ceux-ci s’accordent en général sur les « phases » de rupture : de février 1787 (la réunion des Notables pour sauver le pays de la banqueroute) au 23 septembre 1788 (maintien des États généraux dans les formes traditionnelles), l’aristocratie parlementaire met en échec le « despotisme ministériel » de Calonne puis de Brienne : « Les patriciens ont commencé la Révolution » (Chateaubriand). Du 23 septembre au 5 mai 1789 (réunion des États à Versailles) le pays est le théâtre d’une gigantesque campagne d’opinion pour l’élection de 1 200 députés aux États. Le « parti-patriote » à la tête du tiers état tente de s’appuyer sur la mobilisation inouïe des villes et des campagnes du royaume au temps des doléances pour vaincre la coalition réformée du « parti aristocratique » et de la Cour. Du 5 mai au 9 juillet (l’Assemblée nationale devient la Constituante) le Tiers impose sa conception et crée le premier régime parlementaire en France, avant que la journée parisienne du 14 juillet n’assure son triomphe (définitif ?). Le consensus sur les temps forts du récit éclate cependant dès qu’il s’agit d’interpréter le processus, en termes de forces et de projets en présence. « Rébellions » ; « révolte nobiliaire » ; « pré-révolution » ; « révolte » des villes et des campagnes : on conçoit bien que la question des origines divise les grands courants interprétant la nature de la Révolution. Il serait ici présomptueux de trancher, même de pencher vers une de ces qualifications. Il suffit de fournir les arguments rendant les faits intelligibles, avant d’être rangé dans chaque famille de pensée et de représentation… « Les plébéiens l’achevèrent » (Chateaubriand). En d’autres termes, il convient de situer la convergence « exceptionnelle » d’une contestation de l’élite aristocratique, des élites bourgeoises, de masses « populaires » des villes et des campagnes pour comprendre « la naissance de la Révolution ».

« Révolte » ou « révolution » aristocratique, « nobiliaire », parlementaire ?

2En 1787, la volonté de réformes de la monarchie, incarnée par les contrôleurs successifs des Finances, Calonne puis Brienne, se heurte à l’opposition résolue des porte-parole de l’aristocratie, les Notables, puis les parlements. Deux questions se posent alors de façon insistante. La première s’énonce comme un paradoxe : pourquoi des réformes indispensables (et avancées depuis un siècle par tous les réformateurs) ont-elles été « impopulaires », au point de dresser l’opinion publique à prendre fait et cause pour la « résistance parlementaire » ? La seconde est essentielle : comment qualifier cette « résistance » qui conduit à la capitulation du « despotisme ministériel » : « révolte », « réaction » ou révolution.

3Les grandes réformes de 1786 et 1787 étaient assurément indispensables. Elles n’avaient été que trop longtemps différées, dans trois domaines où d’autres « despotes éclairés », d’autres régimes avaient montré la voie : la réforme fiscale ; la réforme administrative ; la tolérance. L’édit accordant la tolérance aux protestants intervient bien après les Provinces-Unies, l’Angleterre même (pour une situation inverse), l’Autriche. On conçoit qu’il n’ait pas reçu un accueil favorable dans une population massivement catholique et conditionnée par les réserves épiscopales et cléricales. Faire des Juifs des sujets à part entière n’est encore qu’une question de concours académiques. L’édit de Brienne sur les assemblées provinciales et municipales (de juin 1787) tend à rompre avec les impasses d’une centralisation stérilisante pour l’élection d’assemblées comparables aux États généraux dans les pays d’élection, dialoguant pour certaines affaires avec des municipalités élues et régulières. L’échec de cette réforme au sommet et les résistances locales ont fait la une de l’opinion, même si le bilan administratif reste à élucider. Toute l’attention s’est focalisée sur la réforme de la fiscalité, préparée par un effort constant de rationalisation de l’assiette et de la perception de l’impôt direct (l’invention de l’impôt sur le revenu et le « taille tarifée », Mireille Touzery). Remplacer les créations successives et inégalitaires (taille ; capitation ; vingtième) par un impôt unique, proportionnel à la valeur ou aux revenus des terres, qui frapperait tous les privilégiés et soulagerait les « contribuables », en particulier les masses paysannes : quoi de plus « populaire » en théorie ? De plus indispensable depuis les tentatives ou les projets de Vauban (la Dîme royale en 1707), de Law en 1720… ? De plus nécessaire quand le déficit du budget atteint près de 120 millions de livres et que la dette absorbe la moitié des dépenses de l’État, devenu insolvable !

4Les réponses sont dans les conditions particulières de fonctionnement de l’absolutisme, des corps intermédiaires et de l’opinion publique au temps des Lumières. Déficit de communication pour les ministres ; quasi-monopole de l’« opinion publique » pour la « parti parlementaire ». Les deux phénomènes se conjuguent, en l’absence de soutien d’élites bourgeoises écartées du pouvoir, des prérogatives et d’une presse d’information digne de ce nom. La résistance parlementaire est stable, au nom de la nation et de ses lois fondamentales contre l’arbitraire et le despotisme. Non seulement le Parlement de Paris s’oppose à toute « taxe » ou « emprunt » supplémentaire, mais il se retranche en matière fiscale derrière la représentation des États généraux, un retour aux libertés anciennes, argument qui justifie par ailleurs les nombreuses contestations du « despotisme éclairé » d’autres états (cas américains, brabançon…). Il le fait en utilisant, voire en détournant le vocabulaire des Lumières, en particulier les idées de Montesquieu sur les corps intermédiaires et L’Esprit des lois. Le paradoxe tient au caractère à la fois privilégié, conservateur et en réaction contre le « parti » philosophique du combat parlementaire. La noblesse de robe, fière des quartiers des messieurs de Rennes ou de Grenoble, puise dans le droit historique la mission de parler au nom de la Nation pour combattre l’absolutisme, même réformateur, comme elle combat les ouvrages subversifs en les interdisant ou en les brûlant sur la place publique. L’esprit du corps tend à défendre les privilèges et les prérogatives de la seule institution pouvant braver le pouvoir royal, dans un cycle d’affrontements bien réglé (édit ; remontrances ; lit de justice ; rappel) ou le parlement finit par l’emporter, avec le soutien des élites urbaines : « Le Parlement n’est dans ce moment-ci que l’écho du public de Paris et le public de Paris est celui de toute la nation. C’est le Parlement qui parle car c’est le seul corps qui ait le droit de parler. C’est donc à toute la nation qu’on a affaire » (Malesherbes). Ainsi les trois expressions conviennent, selon le sens : « On est bien en présence d’une “révolte” » (Mathiez) par le refus concerté d’un corps éminent aux réformes de la Cour ; d’une tentative de « révolution » par la volonté de partager le pouvoir avec le monarque en contrôlant les futurs États, au nom de la coutume et des lois fondamentales ; et d’une « réaction » par le repli sur les prérogatives du corps et la lutte contre l’avancée des Lumières (le Parlement est alors rejoint par le haut clergé).

Qu’est-ce que le Tiers État ?

5Entre le 6 et le 8 mai 1788, le coup d’État monarchique de Lamoignon (reprenant Choiseul, Maupéou et d’autres) semble sceller la défaite des parlements, privés de leurs prérogatives politiques voire judiciaires. Les élites éclairées du Tiers, les bourgeoisies « à talents », les « jeunes gens » des capitales parlementaires défendent avec véhémence et violences la « cause parlementaire » à Paris, Pau, surtout Rennes et Grenoble, aux cris de « Vive les pères des peuples. Point d’impôt ». Même si d’autres villes n’ont pas bougé (Aix, Toulouse, Metz), l’émeute secoue la Bretagne, les 42 communautés urbaines, les états. Le 7 juin, la Journée des Tuiles, première journée de la Pré(révolution) oppose des artisans, des ouvriers et des bourgeois aux troupes royales de Clermont-Tonnerre, chargés d’exiler les « messieurs ». On peut ainsi parler d’un front contre la monarchie, assimilée au despotisme. Mais le ralliement d’une partie du Tiers urbain, la mobilisation d’une élite bourgeoise, va au-delà d’un soutien inconditionnel aux pères de la Nation. Dès le 21 juillet 1788, 276 représentants du Tiers dauphinois se réunissent au château de Vizille avec 50 prêtres et 165 nobles de la province, à la suite d’élections non autorisées, à l’initiative de deux avocats de la bonne bourgeoisie grenobloise, Mounier et Barnave. Quand le roi accorde le 2 août les états du Dauphiné, qui a gagné ? En apparence les parlements, rétablis dans tous leurs droits et prérogatives le 23 septembre 1788, après le renvoi de Brienne et de… Lamoignon ! En réalité, le combat est en train de changer de sens, lorsque les États de Vizille se tiennent avec une majorité de membres du Tiers, votent par tête, entendant défendre la Nation et lutter contre les privilèges. À partir du 8 août, une campagne a débuté sur la forme et les attributions des futurs États, les premiers depuis 1614, qui doivent siéger le 1^er mai 1789. D’un côté, un front conservateur – avec le Parlement, les États (de Bretagne), le haut clergé – entend dominer les États dans le système traditionnel où on vote par ordre, chaque ordre étant à parité de députés. De l’autre un parti « patriote » (terme plus ou moins repris des Américains et des Bataves), présent à Paris et dans les métropoles de province, réclame le doublement du Tiers et le vote par tête, par la voie des hommes de lois, qui ont mené les journées urbaines de mai-juin 1788 (Lanjuinais, Le Chapelier comme Mounier ou Barnave). La campagne d’opinion fait rage entre les deux courants. Le Parlement est devenu « impopulaire » pour le refus d’abandonner une parcelle de ses prérogatives. Des périodiques (semi-clandestins) alimentent la campagne du Tiers à Rennes en particulier où la « Journée des Bricoles » entraîne les premières victimes de la Pré(révolution) dans l’affrontement d’étudiants et de domestiques et de nobles. L’identité du Tiers est en train de se construire sur un programme populaire par le succès foudroyant d’un pamphlet de Siéyès, abbé, chanoine : Qu’est-ce que le Tiers État ? Deux idées y sont martelées avec talent : d’une part, la noblesse, couche stérile et exclusive, ne fait pas partie de l’expression de la volonté générale ; de l’autre, celle de l’ensemble du corps des citoyens n’est celle d’un monarque ! Jusqu’en janvier 1789, l’élite urbaine semble mener la lutte du Tiers, alors que le vote par ordre reste décisif pour le maintien ou la fin de l’Ancien Régime absolutiste. N’assiste-t-on qu’à un énième affrontement entre les élites, celle du mérite et du talent contre celle de la naissance et des privilégiés ?

Les rébellions françaises

6La surprise vient de l’irruption de masses paysannes françaises dans le processus de contestation qui marque la crise de l’Ancien Régime. En dehors de troubles de subsistances au moins autant urbains que ruraux lors de « la guerre des famines » de 1775, les guerres et les grandes révoltes « paysannes » du xvii^e siècle (des Croquants aux Tard-Avisés) semblaient avoir disparu d’un siècle réputé « calme ». C’était sans compter avec d’autres formes de revendications, individuelles et communautaires dans une lutte sans merci pour la terre et pour ses usages, contre les tutelles seigneuriales (avec ou sans l’arbitrage de la monarchie), étatiques (les édits de clôture) ou de l’élite paysanne (fermocratie) en pays de grande culture. La multiplication des procès de longue durée, les défrichements « sauvages », la poussée des délits forestiers ne formaient que la trame « banale » des résistances de communautés soudées, prêtes à la « grève décimale » et à l’insoumission collective, là où résistaient des traditions de lutte et là où « une réaction seigneuriale » sévissait (Champagne, Aunis, Saintonge, Bourgogne). Cette « rébellion » endémique n’avait pas retenu l’attention des spécialistes avant les enquêtes de très longue haleine de Charles Tilly et de Jean Nicolas. Sur près de 130 années (1661-1789), une enquête à la fois sérielle et monographique a permis d’examiner 8 250 cas de « rébellions » dans le pays (définies par le type d’actions, les pratiques, le nombre de rebelles et la répression), réparties en 13 ensembles pour 72 types de conflits, urbains ou ruraux. Rébellions antifiscales, en plein apogée entre 1775 et 1788 (pays de Le Loué, Picardie, Bretagne) ; refus des rénovations de terriers par les notaires et les feudistes dans les années 1770-1788, leur « âge d’or » ; émeutes frumentaires après le tournant décisif que constituent et les édits libéraux (de 1774) et la guerre des Farines (Steven Kaplan), puis 231 émeutes entre janvier et avril 1789, dont 105 en avril (en Provence, en Île-de-France et Normandie) ; conflits du travail où le monde des journaliers entre en conflit avec les fermiers dans les riches terres d’Île-de-France (les « bacchanals »). Ce climat contestataire que l’on retrouve (répression accrue) en Grande-Bretagne, en Écosse, en Irlande, peut-être en Allemagne ne doit pas masquer les régions « calmes » et celles où les progrès (technologiques, agronomiques) sont patents. Mais il permet de comprendre, conjoncture des prix, des rentes et salaires à l’appui, la forte mobilisation paysanne au moment décisif des doléances.

7Certes, les élus aux États généraux ont été massivement des gens des villes, des hommes de loi, des négociants, en dehors d’une quarantaine venus des campagnes, comme le père Gérard ou Lepoutre. Certes les cahiers ont souvent été présidés, voire rédigés par des intermédiaires venus de la ville (procureurs, juges royaux et seigneuriaux, notaires) et correspondent peu ou prou aux modèles des cahiers urbains comme les charges d’un bon citoyen urbain (d’origine nantaise) reprises par 44 % des paroisses de la sénéchaussée de Rennes. La plupart des cahiers « des champs » s’affirment loyalistes (envers le « père », le « bon roi » plus qu’envers son entourage), respectueux des fondements catholiques et du clergé séculier. Mais les voix paysannes se font entendre dans des milliers de cahiers sur l’essentiel : l’accord avec le Tiers urbain sur un programme politique minimal, la critique de la corvée et de la milice ; le désir d’une profonde réforme fiscale basée sur l’égalité des contribuables et la fin des abus de la fiscalité indirecte (la ferme) ; la haine partagée, générale contre les privilèges de la chasse et de tous ses détenteurs ; une critique « violente » (au-delà de mots) des abus de la féodalité, partout où elle se fait plus pesante. Les principes du droit naturel gagnent les campagnes, où ils étaient latents (Philippe Grateau ; Edward Thompson). On le voit dans de nombreuses régions au printemps 1789 : un front du Tiers (unissant villes et campagnes, cas de la Bretagne) contre les privilèges, voire contre l’absolutisme, développe un programme de réforme bien plus radical qu’en 1588 ou 1614. À cet égard, la mobilisation provoquée par la campagne nationale et par le vote des paroisses (pour l’élection des délégués et les délibérations) est décisive dans la contestation qui débouche à l’été 1789 sur une véritable « révolution paysanne ». Catherine II avait stoppé en 1767 le mouvement venu du Nakaz et des doléances du peuple russe. Louis XVI n’a pas pu ou pas voulu l’endiguer.