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Des révoltes aux révolutions

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Serge Bianchi

Première partie. Révoltes et révolutions dans les nouveaux mondes

Chapitre IV. Révoltes, révolutions, indépendances
des colonies d’esclaves

Texte intégral

1L’histoire des colonies de la zone caraïbe a connu un essor spectaculaire dans les dernières décennies, tant pour les recherches relatives à chaque puissance coloniale que pour les thèmes transversaux de la traite, de l’esclavage et de l’étude comparative des révolutions et des indépendances. Les publications sur les mouvements qui ont affecté les zones « atlantiques » des Antilles et de l’espace « caraïbe » sont singulièrement denses. L’ère des révolutions conduit à des mutations considérables dans les colonies, par l’accélération des processus antérieurs de contestations et de révoltes. La période qui va de 1773 à 1802 est particulièrement importante dans plusieurs dates ou faits d’ordre symboliques et historiques : apogée de la traite et de l’économie de plantation « atlantique », qui « déporte » en 1789 près de 100 000 esclaves dans les « îles à sucre » des puissances maritimes européennes ; première égalité légale des hommes de couleur libres avec les colons ; premières abolitions par des puissances de la traite, puis de l’esclavage dans ses colonies ; première indépendance arrachée par un peuple noir à la métropole ! En attendant la synthèse nécessaire sur les révoltes et les révolutions d’un ensemble de sociétés vivant des relations entre les planteurs et les esclaves, nous centrerons notre analyse sur un microcosme qui nous paraît révéler et accélérer les tendances générales de cet ensemble : l’histoire de la partie française de l’île de Saint-Domingue, dont la célébration tragique du 200e anniversaire de l’Indépendance a permis d’éclairer les pans les plus obscurs. Un état des lieux dans les années 1770 doit permettre de comprendre une situation économique et sociale explosive, d’éclairer la révolte, la révolution et l’indépendance dans un contexte de révolutions américaine et européennes, de guerre et de contestations complexes de la traite et de l’esclavage. Les liens entre les révolutions européennes, l’indépendance américaine et les révoltes des îles sont à la fois denses et complexes. L’historiographie de ces événements a longtemps été menée par les historiens des seules métropoles. Elle fait l’objet désormais d’études autonomes. La charge affective d’un tel dossier est telle que les historiens doivent s’impose un double devoir : de mémoire pour dégager les responsabilités dans ce qui sera qualifié deux siècles plus tard de « crimes contre l’humanité », donc susceptibles de réparations ; mais aussi de distance à l’égard d’une vision trop contemporaine, dont le réquisitoire risquerait d’occulter la complexité des représentations et des engagements de cette période.

La traite des Noirs.

Les enjeux de la colonisation des Caraïbes

2Les années 1770-1780 sont donc celles de l’apogée de la traite négrière, qui permet annuellement à des centaines de navires armées à Copenhague, Amsterdam, Liverpool, Nantes, Bordeaux, Lisbonne ou Cadix de déporter des esclaves (400 par négrier en moyenne) dans les îles à sucre et les plantations des Antilles, Caraïbes et des côtes américaines. Ce trafic du « bois d’ébène » contrôlé par des compagnies à monopole (asiento) ou des actionnaires privés se fait dans des formes souvent décrites. Nous ne les rappelons que pour mémoire, afin de situer les éléments permettant de comprendre les révoltes et les insurrections spécifiques à ces espaces et à leurs populations. Armés pour la circonstance, et désarmés à leur retour au port, les navires abordent les côtes africaines pour acheter les esclaves aux rois africains et à leurs « mafouques » (conseillers économiques, sorte de noblesse montante). Les capitaines et le médecins choisissent leurs « pièces d’Inde » et les paient selon la loi de l’offre et de la demande, en paquets le plus souvent (ensemble de cinq produits de bonne qualité : armes, tissus, bijoux, alcool, métaux) ou en monnaie locale dépendant des comptoirs, une centaine de points de vente, de Gorée au nord au Mozambique, au sud-est du continent africain. Après un temps plus ou moins long pour rassembler la « cargaison », le navire négrier fait route vers le Brésil, les colonies espagnoles, les îles hollandaises (Surinam), anglaises (Jamaïque et Barbade) et françaises. Les esclaves qui parviennent sains et saufs à l’issue du voyage – et tout est fait pour que ce soit le plus grand nombre –, sont revendus aux enchères aux planteurs, pour une somme très supérieure au prix d’achat initial, dépendant de l’âge, du sexe, de la stature, de la qualification et des compétences des esclaves. Le navire repart vers l’Europe terminer son triangle, portant dans ses cales les produits obtenus grâce au travail des esclaves déportés précédemment ! Des centaines d’autres navires font un simple aller-retour « en droiture » pour revendre ces produits de plantation – le sucre d’abord, le café, l’indigo, le coton, le tabac – aux élites urbaines et consommatrices d’Europe. Malgré la concurrence et les risques, ce trafic triangulaire est d’un rapport intéressant, comme en témoignent les bénéfices des actionnaires, la croissance des ports négriers atlantiques (et le prestige des monarques africains « négriers »).

3La poussée de la traite, un trafic à bien différencier de l’exploitation de l’esclave, n’est pas gênée par une contestation croissante – philosophique, économique et sanitaire – de ses pratiques et de ses buts, dans le troisième quart du siècle des Lumières. Deux sortes de discours se côtoient alors, sans jamais se rencontrer. Le plus courant consiste à légitimer la traite, au nom de considérations religieuses, morales voire économiques. Il se fonde sur l’idée couramment admise – de façon consciente ou latente, autour de la descendance de Cham – que l’Afrique est un continent « maudit » – davantage que l’Amérique, terre et populations « indigènes » comprises. Rien ne serait pire que la condition d’un esclave aux mains des tyrans africains. Le départ vers des mondes contrôlés par les Européens correspondrait à une sorte de « délivrance », à une pause dans le malheur. En débarquant dans les îles, les esclaves, ces « mauvais sauvages » bénéficieraient des garanties offertes par les lois justes, les Codes noirs (des années 1660 dans les colonies anglaises et 1685 pour l’empire français). Dotés de droits élémentaires – nourriture, vêtements, évangélisation pour la France –, les esclaves seraient protégés de l’arbitraire des planteurs et pourraient espérer devenir libres, par affranchissement de natures diverses (filiation, choix du maître, rachat). Cette vision n’est paradoxale que pour des esprits contemporains. Elle s’appuie sur des théories plus philosophiques des climats, de l’accoutumance ou de l’adaptation des populations africaines à un type d’économie dont les métropoles ne peuvent plus se passer ! Elle est pourtant combattue par une partie de plus en plus importante de l’opinion publique, à mesure que la traite se développe et s’affiche, particulièrement chez les écrivains, les philanthropes, les économistes et les médecins.

4Les « cris du cœur » des philosophes et des moralistes – Bernardin de Saint-Pierre, l’abbé Raynal ou Diderot – relèvent parfois du domaine des principes et de l’utopie. Raynal prophétise dès 1771 un Code blanc (Histoire des deux Indes…) à venir, où les maîtres noirs disposeront de la vie de leurs esclaves blancs. Sébastien Mercier prévoit la révolte d’un Spartacus noir dans l’An 2440. À tout prendre leurs dénonciations sont plus radicales que celles des Amis des Noirs, associations fondées en 1787 en Angleterre et en 1788 en France. Ces sociétés de pensée sont réservées à une élite fortunée et éclairée. Mais si elles condamnent la traite odieuse dans les termes du chevalier de Jaucourt (Encyclopédie), elles prévoient une période souvent longue de transition pour l’esclavage, soit trois générations pour Condorcet, afin de ne pas brusquer les mutations. Les physiocrates et les économistes comme Adam Smith (1776) critiquent la faible productivité des esclaves et privilégient les formes modernes et la liberté de production et du travailleur, voire le salariat pour un autre système économique plus rationnel. Les médecins des navires négriers et des plantations insistent sur la faible durée de vie, les mauvais traitements et les épidémies de la vie en plantations. Les dénonciations s’appuient en réalité sur de nombreuses révoltes et insurrections d’esclaves, et sur les revendications des hommes de couleur libres, maintenus malgré les Codes noirs dans une ségrégation illégale sinon illégitime par les colons. Saint-Domingue permet de comprendre les raisons d’un climat insurrectionnel, avant même que n’éclate la Révolution.

Saint-Domingue entre 1770 et 1789

5Vers 1770, Saint-Domingue devient la principale « île à sucre », la première productrice de cette denrée exportée en Europe, le pivot du système colonial et commercial de la France. Son histoire est totalement imbriquée dans la conquête des nouveaux mondes par l’Europe, dans l’histoire atlantique, dans l’économie de la traite négrière et du commerce triangulaire, dans la rivalité franco-britannique pour la maîtrise des mers.

6« Découverte » en décembre 1492 dans la première expédition de Colomb (Petite Espagne, Hispaniola) au même titre que Cuba, renommée Santo Domingo par les Espagnols, l’île a été partagée entre l’Espagne et la France entre 1678 et 1697, par les traités mettant fin aux guerres navales du xviie siècle. Dans la partie française de 28 000 km2 s’élabore au cours du xviiie siècle une économie de plantation sur des terres d’un bon rapport pour les denrées coloniales autres que le tabac. Colonie très secondaire avant l’arrivée des premiers esclaves, Saint-Domingue va « cristalliser » l’essor du commerce français, dépassant les autres « îles » françaises (Martinique et Guadeloupe), anglaises (Jamaïque et Barbade), hollandaises (Surinam) et espagnoles (Cuba, qui redémarre au xviiie siècle, la partie espagnole de l’île). À la veille de la Révolution, la partie française compte près de 10 000 plantations ou « habitation », dont près de 800 sucreries et 800 cotonneries, plus de 3 100 caféteries et 3 100 indigoteries.

7Cet essor s’est construit par un peuplement dual, contrasté et inégal de planteurs et d’esclaves. Au sommet de la pyramide, les Blancs, qualifiés ensuite de Créoles s’ils sont nés dans l’île, tous désireux de faire une fortune rapide avant de rentrer pour la plupart en métropole : au départ aventuriers, engagés, militaires, puis commerçants, nobles, bourgeois. Venus de Nantes, La Rochelle (20 % d’Aquitains), Saint-Malo, ils sont un peu moins de 35 000 en 1789 contre 4 500 en 1697, en rapide augmentation après 1763, la paix retrouvée. À la base, les esclaves. Le premier convoi espagnol (1505) est exceptionnel. La traite se développe à partir de 1740, pour atteindre plus de 13 000 esclaves débarqués dans chaque année de la décennie 1770-1780, 27 500 en 1789 et probablement 40 000 en 1790 ! Saint-Domingue draine la majeure partie du commerce du « bois d’ébène » aux Antilles. Les esclaves viennent de la Côte des Esclaves, du bassin du Congo, du Mozambique. Le prix moyen varie selon l’offre des rois négriers et de la demande des capitaines, de 1 500 livres pour un homme vers 1765 à 2 100 en 1785 et 1 800 en 1790. Les esclaves, estampés après la vente aux enchères, sont répartis entre les planteurs, reçoivent un prénom et une spécialisation. Ils sont probablement 500 000 en 1789, répartis entre les « créoles » (terme générique pour les natifs de l’île) et les « bossales » débarqués d’Afrique (de « criollos » et « bozales » en espagnol).

8Devenue la « perle » de l’empire commercial français, Saint-Domingue est un enjeu convoité par les puissances rivales en matière de domination des océans. Pendant les guerres, particulièrement celle de Sept Ans (1756-1763), elle est assiégée par les Anglais, protégée par une milice importante, en partie métropolitaine, en partie créole et comprenant des hommes de couleur libre. Mais si les relations sont étroites entre les Blancs de l’île et la métropole familiales, administratives, économiques), des litiges surgissent en matière d’exclusif, d’échange inégal, sans aller jusqu’à envisager une totale indépendance. En 1763, la France conserve Saint-Domingue contre l’abandon de sa partie canadienne, alors que la Martinique est anglaise. Elle n’est pas bouleversée par les échos de la révolution américaine. Mais sa sécurité exige une force de 20 000 miliciens et policiers à la veille de la Révolution, pour la protection des colons ou vis-à-vis de l’étranger.

9La situation de l’île est en effet « explosive » en 1789, davantage que dans la plupart des Antilles et de l’espace caraïbe. Les conflits raciaux et sociaux sont en exacerbés, au point de rendre les « révoltes » probables. L’aristocratie des 10 000 planteurs domine la société, régnant sur près de 400 esclaves en moyenne dans les sucreries, plus de 50 dans les plantations de café. Elle se repose sur des catégories intermédiaires, procureurs, gérants et contremaîtres. Les négociants et les professions libérales sont intermédiaires entre les « grands » et les « petits » Blancs : commis, marins, journaliers. Cette société à prépondérance masculine vit la relation avec les esclaves selon les règles édictées par le Code noir de 1685. Les esclaves représentent près de 90 % de la société de l’île. L’encadrement dans l’habitation est rigoureux. Une hiérarchie interne oppose les nègres « à talents » (cuisiniers, jardiniers) et la masse, répartie selon les degrés de couleur de la peau et leur statut, en particulier les « esclaves de jardins », soumis à des maladies et des accidents spécifiques.

10Trois grands problèmes vont rendre les révoltes prévisibles, dès les lendemains de la révolution de 1789. D’une part, la partie française de Saint-Domingue est celle où le rapport esclaves/population blanche est le plus déséquilibré, de 1 à 16 ou 17. En Guadeloupe et Martinique il est de 1 à 7 (11 000 à 12 000 Blancs pour plus de 80 000 esclaves respectivement) ; en Guyane, de 1 à 6 (1735 Blancs et 10 500 esclaves). Ensuite, Saint-Domingue est l’île ou le poids des hommes de couleur libre, par affranchissements légaux, est le plus proche de celui des Blancs : les mulâtres représentent 27 000 personnes contre moins de 35 000 Blancs. Mais ces mulâtres se voient refuser des postes et des emplois que leur aisance justifierait. Ils possèdent aussi de petites plantations, des esclaves ; mais ils se voient exclus des possibilités envisageables dans le Code noir, par des édits successifs leur interdisant les fonctions publiques, le luxe vestimentaire, organisant une ségrégation sur la couleur de l’épiderme. Ils s’opposent aux Blancs, alors que ces derniers seront solidaires des mulâtres (moins nombreux) et de la contre-révolution en Martinique, contre les « patriotes » (couches moyennes) et les esclaves révolutionnaires ! À Saint-Domingue, la concurrence et la ségrégation jouent à plein, dans l’émergence d’un préjugé de couleur. Les bossales sont considérés comme étrangers, même libres ! Enfin, la richesse de l’île conduit les planteurs à envisager toute solution qui leur garantirait le maintien de leurs revenus et de leurs privilèges, même la séparation de la métropole. C’est pour l’ensemble de ces raisons que les révoltes et les révolutions domingoises iront plus loin que les autres mouvements, de Jamaïque et même de Guadeloupe.

Le processus révolutionnaire

11Entre 1522 et 1786, l’île a connu huit révoltes importantes, sans compter les rassemblements d’esclaves marrons en fuite, recherchés par la milice. Le processus révolutionnaire se construit dans une certaine autonomie, par rapport à la métropole. Les distances entre Versailles et Cap-Français (12 000 habitants) ou Port-au-Prince (6 000 habitants) entraînent des décalages, non seulement dans les informations mais dans la réception par les acteurs de l’histoire de l’île. Les rumeurs dominent ainsi la période de « la guerre civile », et l’information vient parfois des navires étrangers. Certes, il existe des groupes de pression en métropole, dans un sens et dans l’autre. Pour la suppression de la traite et pour l’égalité des hommes libres (de couleur), les Amis des Noirs est une association fondée en France en 1788 (Brissot, Mirabeau) un an après l’Angleterre (Wilberforce). De même, l’influence des milieux des planteurs et des négociants des ports atlantiques se fait entendre par le Club Massiac en métropole, et la voix de députés de la Constituante comme le Chapelier ou Lanjuinais. La voix des mulâtres perce par la Société des citoyens de couleurs, anciens soldats ou domestiques regroupés à Paris. Elle hésite entre la revendication de l’égalité (Ogé) et celle de l’abolition de l’esclavage (Raimond). Mais les tensions sont spécifiques à l’île, et les engagements bien plus complexes qu’en France. Nous donnerons les grandes lignes d’un processus où les questions non résolues à ce jour restent nombreuses.

12Trois étapes jalonnent ce processus entre 1789 et 1804. Dans un premier temps, les positions s’affirment, avec la Révolution comme révélateur ou catalyseur, jusqu’à la révolte d’août 1791 du Bois-Caïman. Puis la Révolution et la République parviennent à sauver l’essentiel, sous les directions de Sonthonax, Laveaux et de Toussaint Breda dit Louverture, général républicain et homme d’État. Enfin, l’indépendance triomphe après un épilogue tragique.

Les débuts conflictuels de la Révolution

13Jusqu’à l’été 1791, les assemblées des colons mènent le jeu face à des contestations montantes. Les colons blancs se divisent en deux grands courants : ceux qui refusent toute égalité avec les hommes de couleur libres, également partisans de l’autonomie par rapport à une métropole en insurrection élisent une assemblée coloniale de 212 députés. Les Pompons rouges ont envoyé des doléances, ils dominent l’Assemblée de Saint-Marc au Cap-Français et s’appuient sur les milices pour faire pression sur le gouverneur (Blanchelande) et faire régner l’ordre. Ils dominent la députation blanche de six colons.

14Ceux qui veulent conserver le lien avec la métropole et les principes de la Révolution, sont disposés à accorder des droits aux mulâtres. Nommés Pompons blancs, ils parviennent à dissoudre un moment l’assemblée coloniale hostile et à arrêter les mutins.

15Les mulâtres vont se révolter en plusieurs étapes face aux tergiversations de l’Assemblée constituante. Elle leur accorde le 8 mars 1790 une certaine égalité civile (les droits des citoyens actifs, celui de servir dans la Garde), levant ainsi les interdits précédents, mais supprime en grande partie ces mêmes droits en mai 1791, obligeant les actifs à descendre des deux parents libres. 5 % seulement sont compris dans cette « ouverture », ce qui entraîne les protestations d’une délégation en métropole, des Amis des Noirs et de la Société des gens de couleur. L’exécution d’Ogé, porte-parole des mulâtres, en mars 1791, illustre la montée des conflits. Une milice mulâtre, dirigée par Rigaud, se crée pour défendre ses intérêts particuliers, soit contre les Blancs intransigeants, soit contre les esclaves en voie de soulèvement.

16La métropole réagit avec bien du retard et des décalages aux événements de Saint-Domingue, dont les échos sont déformés par les correspondants, particulièrement ceux envoyés par les colons. C’est ainsi que l’opinion publique vit la controverse de deux sociétés politiques ? Le Club Massiac est représentatif des intérêts de l’ensemble colonial, des négociants des ports atlantiques et des défenseurs de la puissance de la métropole. Tous justifient le maintien de la traite et de l’esclavage, et continuent à extraire des esclaves des côtes africaines, de plus en plus nombreux et à toucher les primes de l’état. D’autre part la Société des amis des Noirs comprend Brissot, Mirabeau, Condorcet, parmi 120 membres payant une cotisation annuelle de 40 livres, ainsi que des juristes, malgré certains intérêts dans l’île, comme les Lameth. Les arguments échangés relèvent d’un débat académique qui a opposé au siècle des Lumières les partisans et les adversaires de l’esclavage. La connaissance partielle des événements de l’île contribue à la complexité des débats législatifs. Quelques partisans de l’égalité totale, voire d’un assouplissement de l’esclavage, sont à peine entendus. Le 13 mai 1791, l’esclavage est maintenu institutionnellement ; le 23 septembre 1791, les assemblées coloniales décideraient de la citoyenneté des hommes de couleur, qui ne serait plus automatique !

L’insurrection

17Dans la nuit du 22 au 23 août 1791, des dizaines de milliers d’esclaves se soulèvent dans les plantations de la partie nord de l’île, sous les directions de Boukman, esclave mal connu (adepte du culte vaudou, répandu dans les Antilles à partir d’origines africaines), de Biassou (que Victor Hugo campera dans Bug-Jargal) et de Jean-François. Les motivations des insurgés ne sont pas claires. Certains y ont vu une insurrection « royaliste », fomentée en sous-main par le gouverneur, d’après les slogans. Mais l’ampleur de la révolte et le but avoué (prendre le Cap-Français) en font une étape essentielle vers l’indépendance, et un mouvement « révolutionnaire » par la volonté de prendre le pouvoir et de chasser les Blancs. Des centaines de colons blancs sont massacrés et les habitations occupées par une armée d’esclaves révoltés, soutenue par des curés proches des insurgés. L’île vient de basculer dans une guerre civile, dont les échos ne parviennent que déformés à Paris et dans la métropole. On peut alors parler de « révolution noire » dans la décennie révolutionnaire blanche.

La République et la guerre civile

18La situation de Saint-Domingue devient inextricable, entre août 1791 et février 1794, comme microcosme des tensions d’un monde en proie à des mouvements révolutionnaires, à la guerre civile et étrangère. Plusieurs armées et forces se disputent le terrain.

19Les colons blancs, surnommés désormais les Crochus, dominent l’assemblée coloniale du Cap-Français, manipulent le gouverneur, bloquent les informations, proclament l’ » esclavage éternel » et se tournent vers les Anglais à partir de la guerre de février 1793. Les Anglais tentent de débarquer à plusieurs reprises, à partir de la Jamaïque proche, en septembre 1793. Une armée « combinée » regroupe les Gardes nationales composées de mulâtres et de « petits Blancs », sous la direction du Rigaud, favorable à l’application des réformes et à l’égalité civile avec les hommes de couleur libre, dans le cadre de la République française. L’armée des esclaves insurgés, rapidement privée de Boukman, capturé et exposé au Cap-Français, se tourne un moment vers les Espagnols, qui tiennent la partie est de l’île, sous la direction de Jean-François et de Toussaint Bréda. Les Espagnols sont en guerre au printemps 1793 contre la France. Les troupes françaises tentent de maintenir le pouvoir de la République, sous les ordres de civils comme Sonthonax – juriste, jacobin, lié à Brissot, journaliste au moment des premières insurrections, commissaire en septembre 1792 –, et de militaires comme Laveaux, lieutenant-colonel puis général, personnage principal de l’île jusqu’en 1794, puis de Rochambeau, le héros de la guerre d’Indépendance.

20L’Assemblée législative, puis la Convention, sont traversées par les pressions contradictoires des Amis des Noirs, de députations de mulâtres Domingois comme Raymond, et de représentants comme Dufay qui demandent l’abolition de la traite, puis de l’esclavage, dans le cadre de la République ; du Club Massiac et des partisans des colons, qui entendent rétablir l’ordre des planteurs et écraser les révoltes. Les enjeux sont d’autant moins perçus clairement que l’Espagne (proche) et l’Angleterre cherchent à conquérir l’île, appelés par les colons, les mulâtres ou les anciens esclaves.

21C’est dans ces conditions que la Convention prend une série de mesures décisives et graduelles, pour s’adapter à la situation mouvante de l’île et sauver ce qui peut l’être encore. L’application de l’égalité civile totale (avril puis septembre 1792) coïncide avec les débuts de la République. Elle est suivie par l’interdiction de l’esclavage sur le sol français, pérennisant un état de fait (en septembre 1792), mais surtout par le tarissement de la traite : les primes à la déportation des esclaves sont supprimées les 27 juillet et 19 septembre 1793, au moment où l’intervention anglaise est repoussée. Plus significatifs sont les décrets d’abolition de l’esclavage, dans des contextes qu’il conviendra d’éclairer. Le 29 août 1793, Sonthonax abolit l’esclavage à Saint-Domingue et donne des garanties aux insurgés, s’ils se rangent derrière la République, dans une légion de l’Égalité (près de 4 000 hommes). Polverel fait de même en septembre 1793 pour le Sud. C’est le moment où la poussée sans-culotte atteint son apogée en France : l’abolition est soutenue par Dufay, l’un des députés de l’île avec Belley (un Noir) et Mills (un mulâtre), Chaumette à la Commune (ancien mousse et combattant de la guerre d’Indépendance, familier de Saint-Domingue) et la Société des Citoyens de couleur derrière Julien Raimond… Enfin, le 16 pluviôse de l’an II, le 4 février 1794, la Convention abolit l’esclavage dans toutes les colonies françaises, après un rapport de Dufay et des interventions contestées d’une députation des insurgés de Saint-Domingue (2 Noirs, 2 Blancs, 2 mulâtres). La tension des débats et les péripéties qui l’entourent montrent la tension et le caractère historique d’une proclamation, saluée par l’iconographie et par des pièces de théâtre républicain. Les positions ne cadrent pas avec les « factions classiques ». Le Créole patriote de Milscent (planteur chassé de l’île, jacobin, exécuté sous la terreur) salue l’abolition et demande d’interdire tout retour de colon dans l’île. La guerre des Caraïbes fait alors rage, tandis que la Guadeloupe, la Martinique sont offertes aux Anglais par le parti colonial et royaliste (appuyé sur certains mulâtres). On a beaucoup débattu de la portée et de la signification du décret, eut égard aux circonstances et aux contraintes de la situation. Mais cette abolition modifie profondément la donne du processus révolutionnaire dans l’île.

Toussaint Louverture

22Toussaint Louverture est devenu une figure mythique de la cause des Noirs, dans les luttes pour l’indépendance, la décolonisation, les révoltes et les révolutions des peuples issus d’Afrique. Ancien esclave de la plantation Breda, d’une famille de princes aradas, Toussaint (1743-1803) a reçu une éducation de la part de ses maîtres, avant d’être émancipé et de devenir notable, à la tête d’une petite plantation. D’un charisme certains malgré un physique « ingrat », il est en 1793 à la tête d’une armée de 8 000 esclaves révoltés. Il se rallie à la République et à Sonthonax après le décret d’abolition de l’esclavage, tout en jouant sa propre carte d’accession au pouvoir, parvenant au rang de général de la République (de brigade le 23 juillet 1795, en chef en mai 1797), comme son collègue Laveaux, qu’il fera libérer (en mai 1794). Son collègue français le surnomme le « Spartacus noir prédit par Raynal ». Il repousse successivement les Anglais (en novembre 1794) et les milices blanches, puis les Espagnols et ses anciens alliés, Biassou et Jean-François, passés sous contrôle du roi d’Espagne. Il bat ensuite le général mulâtre Villate, rassemblant sous sa direction la plus grande partie de l’île, obtenant que des anciens esclaves reprennent le travail, attirant certains anciens propriétaires blancs, réfugiés à la Martinique ou aux États-Unis (règlement de culture du 12 octobre 1800). Sous le Directoire, Toussaint s’engage dans un processus d’autonomie, renvoyant Sonthonax, puis Hédouville, agents de la France pour une reconquête de l’île en 1796 et 1798. Il signe alors un traité avec les États-Unis et obtient la neutralité de l’Angleterre, en 1798. Il dirige l’ensemble de l’île après sa victoire sur les mulâtres de Villate et les Espagnols, en janvier 1801. Le 3 juillet 1801, Saint-Domingue reçoit une nouvelle constitution, et un statut d’État associé à la France. Toussaint Louverture, gouverneur à vie le 8 juillet 1801, est susceptible de nommer son successeur. L’île, divisée en six départements, a Les Gonaïves comme capitale. Le catholicisme est imposé au détriment du vaudou. Toussaint est parvenu, par tous les moyens, au terme de son projet : l’autonomie de l’île réunifiée, où l’esclavage a vécu, et une certaine normalisation de la situation diplomatique, voire économique. À l’été 1801, le destin de Saint-Domingue va se jouer entre Toussaint et le consul de France, Bonaparte. Saint-Domingue est alors la première colonie libérée par des « partisans », le premier peuple noir à avoir acquis son indépendance contre une métropole européenne.

Des destins particuliers

23Dans le même temps, les colonies européennes connaissent des évolutions contrastées, éloignées du « modèle » domingois, qui se présente comme un « accélérateur » de l’histoire. L’histoire des colonies a trop longtemps porté sur la seule métropole et ses ressortissants. La maîtrise d’histoires intérieures des populations dominées et esclaves permet de rompre avec la perspective d’une révolution linéaire, qui traverserait l’océan pour révolutionner les îles, en appliquant des principes universels de Liberté et Égalité.

24Les révoltes des populations d’esclaves sont largement autonomes par rapport à la marche de la Révolution française. Dès 1788, la Guyane, puis la Martinique (en août 1789) entrent en insurrection, sans connaître les nouvelles de la prise de la Bastille ou de la Grande Peur. Ces insurrections poussent les assemblées révolutionnaires à envisager différemment les questions de la traite et de l’esclavage. En Martinique, les colons et les mulâtres semblent agir de concert pour accepter l’égalité des hommes de couleur libre, protester contre le décret du 15 mai 1791, qui réduit leur droit, mais conserver l’esclavage et des professions de foi royalistes. En Guadeloupe, l’alliance entre les petits Blancs et les mulâtres empêche au contraire la sécession de l’île, et pose les prémices de l’abolition de la traite.

25Les questions évoluent dans des directions contraires pendant la guerre avec l’Angleterre, qui suspend une large partie des relations avec la métropole et modifie profondément la vie de l’espace caraïbe. L’effet de l’insurrection des esclaves de Saint-Domingue sur les Antilles est réduit. La Martinique (Sainte-Lucie et Tobago) se livre aux Anglais, comme l’ont fait Toulon ou la Corse, en d’autres circonstances. Elle n’est donc pas directement concernée par les deux abolitions de l’esclavage et par une lutte d’esclaves favorables à la République. Il en va différemment en Guadeloupe et en Guyane, où les décrets abolitionnistes sont parvenus, dès avril 1794, contrairement à la situation des Mascareignes, où le navire portant la nouvelle est refoulé par les planteurs, laissant l’île dans la méconnaissance du décret ! En Guadeloupe, la Révolution est représentée par Victor Hugues, ancien planteur de Saint-Domingue, jacobin resté en contact avec les milieux coloniaux, puis accusateur public à Brest. Avec un corps expéditionnaire de 1 150 hommes, il s’appuie sur les esclaves « libérés » et les petits Blancs pour reprendre l’île aux colons et aux Anglais. La répression à l’égard des planteurs royalistes fait partie de la Terreur légale et du maintien de la République.

26La Guyane connaît une réputation désastreuse après l’échec de la tentative de colonisation de Choiseul. Elle accueille un moment les déportés politiques, soit les derniers montagnards, après les journées de la faim du printemps de l’an III (mai 1795), soit les politiques « fructidorisés » en l’an V, comme le général Pichegru. L’abolition de l’esclavage provoque un arrêt des plantations, à peine compensé par la reprise de la piraterie dans la mer des Antilles. Le système de l’esclavage est remplacé par des contrats entre les propriétaires (anciens planteurs) et les journaliers ou ouvriers agricoles. Le Directoire n’a jamais émis l’idée de rétablir l’esclavage, malgré un désir de reconquête des îles.

27Les choses changent du tout au tout à la fin du Directoire. En 1799, le coup d’État se traduit par la restauration de l’esclavage, sous l’autorité du Premier Consul, dont les motivations ne sont pas toujours bien définies : pressions des négociants, des militaires, mépris des anciens esclaves, préjugé de couleur ? En Guyane, l’esclavage est rétabli de façon paradoxale par Victor Hugues qui avait appliqué l’abolition en Guadeloupe !

28En Guadeloupe, le retour de l’esclavage se fait sous l’autorité de trois magistrats et du général Richepanse, en mai 1802. Le mulâtre Delgrès, qui accompagnait les commissaires en 1799, prend la tête des rebelles au Consulat et proclame : « Préférons la mort à l’esclavage », écho lointain mais inversé de la maxime de Robespierre et de Dupont de Nemours lors de l’abolition : « Périssent les colonies plutôt qu’un principe. » « La résistance à l’oppression est un droit naturel » est le mot d’ordre, conforme à la Constitution de 1793, affiché par les rebelles de Basse-Terre. Le combat décisif oppose le commandant mulâtre Pélage aux rebelles de Delgrès et Ignace, jusqu’à Pointe-à-Pitre. Tous les combattants sont tués ou se « suicident » plutôt que de se rendre. La répression tourne la page la plus tragique de l’île, au moment où L’expédition Leclerc se présente à Saint-Domingue. La mémoire du peuple guadeloupéen s’est construite sur ce sacrifice. Le 2 juillet, un décret interdit l’accès à la métropole des gens de couleur venus de la Guadeloupe ! Le 16 juillet, l’esclavage est officiellement rétabli, alors que la traite reprend. Comment est-il accueilli par ceux qui étaient libres depuis 1794 ?

29La Martinique, redevenue française à la paix d’Amiens de mars 1802, n’a pas connu d’interruption de la traite et de l’esclavage.

30À Saint-Domingue, la lutte est d’emblée totale entre Bonaparte et le « Napoléon noir » de Saint-Domingue, Toussaint Louverture. Une expédition de 30 000 hommes, commandée par le général Leclerc, débarque dans l’île le 3 février 1802. Elle parvient à capturer Toussaint, le 7 juin 1802. Déporté en France, il décède dans un fort du Jura en avril 1803, dans des conditions contestées. Mais l’armée française, décimée par les épidémies (la fièvre jaune emporte Leclerc en novembre 1802), est battue par le successeur de Toussaint, le général Dessalines et son adjoint Christophe. La stratégie militaire, inspirée de l’expérience des « marrons » est fondée sur la guérilla, les embuscades, les incendies et le harcèlement incessant des Français. C’est la première guerre coloniale de l’époque contemporaine. Malgré les renforts de Rochambeau, les Français doivent quitter l’île (conservant un corps dans la partie espagnole), ayant perdu près de 60 000 hommes dans cette guerre coloniale, vite effacée de la mémoire collective de la métropole. À Saint-Domingue, vidée de ses colons, Dessalines proclame le 1er janvier 1804 l’indépendance d’Haïti, la première république noire de l’histoire (il se déclarera empereur avant son assassinat !). Cette indépendance symbolique, fruit d’une révolte et d’un processus révolutionnaire, est une étape dont la signification est restée longtemps occultée.

31Le lien n’est pas aisé, au terme de cette étude, à nouer entre les révoltes des colonies et les révolutions. L’Angleterre, pourtant en avance pour la contestation de la traite et de l’inégalité des hommes de couleur libre, a conservé le système traditionnel dans ses propres colonies et dans celles qu’elle occupe en 1794-1796 (Hollande, Espagne, France), en réaction contre les mouvements abolitionnistes (non sans révoltes dures en Jamaïque). La révolution américaine ne s’est pas occupée de la question des esclaves, ou l’a occultée. Elle n’a pas été une révolution pour les Noirs, même si certains états (et groupes) ont les premiers interdits l’esclavage, qui ne les touchait guère. Les liens entre l’abolition de la traite (d’abord au Danemark) et de l’esclavage d’une part, et le cours de la Révolution française, sont étroits et complexes. L’abolition intervient dans la phase la plus égalitaire de la Révolution, tout en étant imposée par la guerre civile et les médiations possibles des ennemis, Anglais et Espagnols. Cette complexité rend compte du long silence des historiens sur cette page « douteuse » de notre histoire, tant il est vrai que l’indépendance n’a été conquise que par une « révolution noire » en lutte contre la métropole, se séparant progressivement de la république française pour former l’état noir d’Haïti. Mais cette « révolution noire » aurait-elle été possible sans le développement et les échos de la « révolution blanche » des droits de l’homme (en société), et du premier de ces droits en l’an II, l’Égalité ?

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

Yves Benot, La Révolution française et la fin des colonies, Paris, La Découverte, 1988.

Yves Benot, La Guyane sous la Révolution, ou l’impasse de la révolution pacifique, Ibis rouge, 1997.

Marcel Dorigny (dir.), Les abolitions de l’esclavage de L.F. Sonthonax à V. Schoelcher, 1793, 1794, 1848, Paris, P.U. Vincennes, Unesco, 1995.

Florence Gauthier, « La Révolution abolit l’esclavage », Nantes, Éditions du Temps, 2004, p. 86-105.

Michel Hector (dir.), La Révolution française et Haïti : filiations, ruptures, nouvelles dimensions, Port-au-Prince, H. Deschamps, 1995, 2 vol.

Armand Nicolas, Histoire de la Martinique, Paris, L’Harmattan, 1996.

Anne Perrotin-Dumont, Être patriote sous les tropiques, Basse-Terre, Société d’histoire de la Guadeloupe, 1985.

Frédéric Regent, Esclavage, métissage, liberté : la Guadeloupe pendant la Révolution française, Paris, Grasset, 2004.

Annexes

Annexe. L’ABOLITION DE L’ESCLAVAGE

Dufay l’a dit, dans son compte rendu à la Convention : « Les colons, accoutumés à se débattre de toutes leurs forces en présence de la liberté, vont employer toutes sortes de manœuvres pour vous tromper ; ils vont chercher, à leur ordinaire, à vous alarmer par toutes sortes de tableaux sinistres ; ils vont vous peindre vos villes insurgées, votre commerce politique dépérissant. »

Tous mes dilemmes sur les événements de Saint-Domingue, toutes les conjectures que j’en ai tirées, par la seule présomption de mes connaissances locales, ont été justifiés par le rapport de ce député. Mais il n’a encore soulevé qu’un coin du rideau qui couvrait les forfaits des colons ; il promet de déchirer, sous peu, le voile en entier, et de mettre au grand jour le tissu d’horreurs dont l’aristocratie coloniale a été l’ouvrière. En attendant je vais soumettre à mes lecteurs quelques réflexions relatives à une brochure qui vient de paraître en réponse au rapport de Dufay, par le citoyen Deraggis.

Je n’entrerai point dans une discussion approfondie sur cet opuscule, elle me mènerait au-delà des bornes de ma feuille ; j’observerai seulement que l’auteur inculpe, comme font toujours les colons, les hommes de couleur d’avoir été de concert avec les esclaves insurgés contre leurs tyrans, ennemis de la liberté et de la République qui leur rend tous leurs droits, pour servir le despotisme sous lequel ils gémissaient si impatiemment. Cette assertion n’a besoin que d’être exposée pour attirer le mépris des hommes de bonne foi ; mais comme on a osé l’avancer comme un fait constant, il faut mettre le lecteur à même d’en juger.

Depuis longtemps, j’ai prouvé que les rapports des colons qui tiennent aux préjugés de l’épiderme, et conséquemment au maintien de l’esclavage, étaient toujours falsifiés ou controuvés. Le langage du républicanisme sur les lèvres, ils osent proposer la subversion de principes et la conservation des privilèges, mille fois plus oppresseurs que la féodalité, dans une partie intégrante d’une République dont la Constitution porte expressément l’abolition de l’esclavage.

Consultez les aristocrates de France sur leur condamnation : en est-il un seul qui ne la trouve injuste et arbitraire ? Quel est le prêtre fanatique qui, condamné à la déportation, ne crie tollé contre la loi qui n’a pas voulu le laisser au milieu des patriotes pour les faire assassiner à son aise ?

Il en est de même des colons : presque tous imbus du préjugé de distinction et de supériorité, même sur des hommes de couleur libres, ils ne considèrent l’exercice de leur barbarie envers eux et envers leurs esclaves que comme un droit légitime et un pur effet des mesures de sagesse que dicte une politique éclairée. Je vais plus loin, et je pose en fait qu’il en est bien peu qui ne croient pas, de bonne foi, être d’ailleurs dans les bons principes. Les esclaves et même les hommes de couleur libres ne leur ont jamais semblé réellement des hommes. Semblables à ces Espagnols qui représentèrent les Caraïbes comme une nuance de la brute pour les faire dévorer par des chiens dogues, ils ont classé les nègres à un degré seulement au-dessus de l’orang-outang pour être dispensés d’avoir pour eux des sentiments d’humanité ; ils les regardent même comme trop heureux d’être arrachés à leurs familles, enlevés à leur patrie, au plus grand de tous les biens, à la liberté, pour venir gémir sous le fouet, dans les fers, au fond des cachots obscurs. Ils osaient, les barbares, s’étayer de la féodalité du régime royaliste qui souillait la terre des Francs pour trouver le sort des nègres digne d’envie, comparativement à celui des habitants de la campagne.

Veut-on reconnaître le caractère positif des principes de ces petits tyranneaux ? Qu’on jette un coup d’œil sur leurs démarches auprès de Pitt, pour se donner aux Anglais, et que l’on compare ensuite ces démarches à la prétendue crainte qu’ils manifestent aujourd’hui de voir passer les colonies sous la domination anglaise.

Mais je veux que la prise des colonies puisse s’effectuer par les Anglais : qu’en résulterait-il ? Que notre nation, occupée uniquement du soin de poursuivre le commerce anglais et hollandais, n’aurait besoin que de croiser dans les mers d’Europe pour enrichir le commerce de France des seules dépouilles de celui des nations coalisées contre elle ; que les denrées coloniales fabriquées par les Anglais et les Hollandais n’en seraient pas moins pour le peuple français sans qu’il eût la peine d’y travailler ; que les trésors du Mexique et du Brésil seraient bien plus à la République française qu’aux Espagnols ; que les despotes coalisés, épuisés d’hommes, d’argent et de vaisseaux, seraient forcés d’abandonner spontanément les belles possessions des Antilles, les riches contrées du Potosi et du Pérou, les grandes plantations de Surinam et la France victorieuse qui se serait enrichie par une guerre qui aurait entraîné la ruine de ses ennemis n’aurait plus qu’à jouir de la prospérité et de la splendeur des plus riches contrées du Nouveau Monde ; que les principes du républicanisme y auraient transplanté naturellement l’arbre de la liberté sans effusion de sang.

Mais qu’on ne croie pas que l’Anglais puisse jamais effectuer la conquête des colonies françaises après le décret du 16 pluviôse. La liberté des nègres les préserve à jamais de l’envahissement des étrangers. Ils pourraient y faire des débarquements partiels, mais ils ne pourraient rien conserver. Le nombre des nègres en état de prendre les armes contre eux est plus considérable que tous les tyrans coalisés contre les Français ne peuvent mettre d’esclaves sur pied. Joignez à cette considération que le climat ne permet pas d’y entretenir longtemps des troupes européennes en état de santé et de vigueur, et surtout si ces troupes viennent de la partie du Nord de l’Europe. Elles n’y pourraient être qu’en trop petit nombre pour soumettre les nègres qui, régénérés par la liberté, habitués déjà à ne se nourrir que de racines et de fruits du pays, rendraient purement onéreuses leurs stations momentanées. Ils feraient plus, ils s’empareraient du reste de l’île Saint-Domingue occupée par les fainéants espagnols.

Qui peut donc faire regretter aux colons blancs l’esclavage qu’on vient de bannir des colonies françaises ? La probité ne leur reproche-t-elle donc pas, d’abord, le droit arbitraire et injuste sur les nègres, et ensuite la jouissance des biens dont ils doivent plus des trois quarts au commerce de France ? Ah ! C’est qu’ils veulent dominer tout un peuple, les asservir jusqu’à la dernière dégradation, conserver sur eux le droit de vie et de mort, et surtout la disposition du moral des malheureuses négresses…

Consultez-les, cependant, ils nieront sans pudeur tous ces faits. Eh bien, sans recourir à mille preuves qu’il me serait facile d’administrer, qu’ils répondent catégoriquement aux questions suivantes :

  1. Que demandent les esclaves ?
  2. Que demandez-vous vous-mêmes ?
  3. Qu’appelez-vous les patriotes dans les colonies, et à quel signe doit-on en reconnaître les aristocrates ?

Ils ne pourront répondre d’une manière satisfaisante à ces questions si simples ; ils vous feront des phrases bien ronflantes, où ils vous exalteront les richesses d’outre-mer ; vous prouveront par les plus brillants sophismes que le tiers de la population de la France est réduit à mourir de faim si les colonies ne sont pas rendues sous le régime despotique ; ils vous parleront de la paresse et de l’indolence de ces Noirs qui, seuls, faisaient toute leur richesse et leur consistance ; ils vous feront voir la république prête à crouler sous ses bases et le despotisme prêt à renaître en France ; parce qu’au lieu de retirer les richesses des colonies des mains intermédiaires des tyrans blancs, la mère patrie les recevra directement des mains qui les feront fructifier ; ils vous rebattront leur axiome ordinaire, que les nègres ne sont capables de rien, lors qu’ils se débattent avec tant d’efforts pour obtenir, s’ils pouvaient, l’anéantissement des principes et de la nature, pour les conserver sous leur joug odieux ; ils oseront vous soutenir que la conservation du privilège despotique du très petit nombre des Blancs, sur le très grand nombre des Noirs est ce qui constitue la population des colonies. Comme si la république peut méconnaître ses intérêts jusqu’à compter des tyrans à la place des sans-culottes, dans sa population.

Qu’on ne s’y trompe pas : nul colon, ou presque nul, non plus que les nobles, ne pourra supporter l’idée de l’égalité, et la réduction des richesses excessives dont il jouissait au préjudice du peuple souverain. Je regarde donc comme mesure de sagesse de ne pas permettre qu’aucun colon blanc retourne dans les colonies, que la Révolution ne soit, partout, bien cimentée. Ils ne seront jamais révolutionnaires pour les colonies. Je ne serai pas suspect à cet égard puisque ma demande est absolument contraire à mes intérêts les plus chers, après ceux de la patrie, et contre le bien de ma famille. Telles sont les dispositions d’un véritable républicain. Eh bien, un tel propriétaire américain, qui ose oublier ses intérêts individuels pour ne voir que ceux de la République, est un scélérat aux yeux de ces messieurs.

Milscent, article du Créole patriote, n° 54,
du 28 pluviôse an II, 16 février 1794, p. 215-216.

Table des illustrations

Légende La traite des Noirs.
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