Introduction
p. 7-12
Texte intégral
1La révolution d’Octobre et ses conséquences, la « grande lueur à l’Est1 », la naissance de la IIIe Internationale (Komintern) en 1919 et celle des partis communistes, notamment français et italien, ont fait l’objet de multiples travaux. En regard, l’envers de cette histoire, le rejet du communisme sous la forme de l’antibolchevisme, de l’antistalinisme, de l’anticommunisme et de l’antisoviétisme ont été beaucoup moins étudiés.
2Plus encore que l’antifascisme et peut-être même que l’antiaméricanisme, l’anticommunisme est un parent pauvre de l’historiographie. Si certains pays ont suscité nombre de travaux, comme la Suisse2, concernant la France il n’existe qu’une synthèse, inachevée, d’une histoire de l’anticommunisme hexagonal qui s’attache à la période de l’entre-deux-guerres3, à laquelle on peut ajouter un numéro spécial de la revue Communisme qui traite de l’anticommunisme de gauche, de l’anticommunisme de la guerre froide, de l’anticommunisme dans la politique française et du regard de Raymond Aron sur le sujet4. Soulignons aussi l’apport de contributions publiées dans différents ouvrages collectifs sur « La guerre froide vue d’en bas », « La France en guerre froide » ou l’anticommunisme transnational à l’heure de la guerre froide5. En résumé, quelle que soit la pertinence de ces études, le chantier à explorer demeure tout autant immense que prometteur si on songe à certaines initiatives conduites en particulier sur « Catholicisme et anticommunisme à l’heure du pontificat de Pie XII » et qui montrent tout l’intérêt de lier en l’espèce histoire politique et histoire religieuse6.
3Ces constats dressés, précisons les ambitions de ce volume. Nous avons choisi deux dates clés, 1917/1991, une chronologie qui est, stricto sensu, celle de l’histoire du communisme soviétique. À l’évidence, elle n’épuise pas le sujet si on rappelle l’importance du phénomène communiste en Asie et, corollairement, la puissance de l’anticommunisme générée des décennies durant par le cas de Formose ; ou encore, en Amérique latine le poids de l’anticastrisme et des doctrines de la sécurité nationale du cône sud où l’anticommunisme fut central. Mais nous avons circonscrit les choses en faisant des PC et de l’URSS le pivot de notre réflexion. Ce choix conditionne la construction retenue, chronologico-thématique et articulée autour de quelques séquences clés, dominées par l’entre-deux-guerres et la guerre froide mais ouverte aussi sur les premiers temps de la chute du communisme, en France comme dans certains pays de l’ex-bloc de l’Est, en l’occurrence la Roumanie.
4Le livre a différentes ambitions. Une première est de préciser les significations de l’anticommunisme afin de mettre en lumière le fait que cet objet, polymorphe et polysémique, est beaucoup moins univoque que ne l’ont considéré les communistes eux-mêmes ou leurs adversaires les plus acharnés. Au fil des décennies, d’Octobre à la chute de l’URSS le 26 décembre 1991, l’anticommunisme a en effet évolué, conservant certes des invariants, mais s’adaptant aussi aux évolutions politiques, sociales, culturelles comme aux enjeux géopolitiques de l’Europe du xxe siècle – empires coloniaux inclus.
5L’anticommunisme relève, comme l’antifascisme ou l’antiaméricanisme, de l’histoire des idées et des représentations. Il peut être entendu comme une idéologie ou une contre-idéologie, mobilisée par des intellectuels comme des publicistes et irriguant leurs réflexions et leurs échanges. L’historiographie s’est de longue date saisie de cet objet à l’échelle individuelle comme le montrent, pour la France, des travaux sur Boris Souvarine7, Jules Monnerot8, Suzanne Labin9, Raymond Aron10 ; ou, pour la RFA, sur l’économiste Wilhelm Röpke11. Notre volume prolonge cette démarche et livre de nouvelles pièces au dossier à partir de l’étude du dialogue entre Angelo Tasca et Andrea Caffi durant l’entre-deux-guerres, de l’examen de l’itinéraire du peintre Joseph Czapski qui a réchappé au massacre de Katyn ou encore de l’analyse fouillée de l’essai d’Emmanuel Todd, La chute finale, qui s’emploie en 1976 à prédire la fin du communisme. Lorsqu’elle survient effectivement un quart de siècle plus tard, elle met de fait les gauches françaises à l’épreuve.
6L’anticommunisme structure aussi les discours et les pratiques de groupements qui en ont fait leur raison d’être. L’historiographie a déjà montré toute l’importance de quelques-uns d’entre eux, à l’instar des créations impulsées par l’ancien socialiste collaborationniste Georges Albertini et de ses célèbres « Centre d’archives » et autre BEIPI (Bulletin d’études et d’informations de politiques internationales)12 ; il faut leur ajouter le congrès pour la liberté de la culture et sa revue Preuves13 ou le Volksbund für Frieden und Freiheit (VFF), fondé à l’été 1950 en RFA14. Notre ouvrage enrichit ce tableau en mettant l’accent sur des organes de communication et de propagande comme « Free Europe » dont il propose une étude de la branche française sous la IVe République, ou Paix et Liberté dont les archives, aujourd’hui disponibles au Centre d’histoire de Sciences Po, vont permettre de compléter les travaux déjà existants sur cette structure15. Analyser l’anticommunisme de groupes et d’associations qui en ont fait la colonne vertébrale de leurs objectifs ne saurait épuiser le sujet associatif tant, de façon tout aussi instructive, l’anticommunisme a pu occuper une place de choix dans d’autres groupements. Ce fut le cas de la franc-maçonnerie en France ou encore des patrons du Réarmement moral en Suisse.
7Les États et les institutions sont également marqués par l’anticommunisme qui pénètre des domaines très variés. L’ouvrage ne néglige nullement l’économie ou la culture à l’exemple de l’étude qui montre, à l’heure des deux Allemagne, l’hostilité non dépourvue d’ambiguïté de la France gaulliste vis-à-vis de l’Association des Échanges franco-allemands (EFA) pilotée par la République démocratique allemande. On sait aussi toute l’importance, lors des guerres coloniales, de la guerre psychologique, des doctrines anti ou contre-subversives et de leur lien avec l’anticommunisme16. Elles ont durablement marqué des militants et des organisations comme les Comités pour la défense de la République après 1968, en lutte ouverte, au nom du gaullisme, contre la subversion marxiste. Guerre psychologique et contre-subversion ont aussi inspiré de longue date des politiques étatiques. Les institutions régaliennes sont en première ligne, à commencer par l’armée et la police. Le cas de l’armée française, de l’état-major des années 1930 à l’après 1968 en passant par Vichy et ses ambivalences est longuement abordé tout comme celui de la police, en France comme à l’étranger à partir du cas helvétique (police de Neuchâtel). Entendu comme la lutte contre un communisme assimilé à un complot contre l’ordre établi, l’anticommunisme a pu générer des politiques gouvernementales de répression marquantes dans la France de l’entre-deux-guerres17. Elles se matérialisent aussi de l’autre côté du Rhin et dans un tout autre contexte, dictatorial et totalitaire, avec la répression menée contre le KPD au printemps 1933 par les nazis.
8L’analyse de la sociologie des anticommunistes est le troisième volet de cet ouvrage. Les adversaires politiques originels du communisme, conservateurs et nationalistes (« la droite » pour parler comme « la gauche ») ou « les droites18 », sont à prendre en considération, comme le montrent les exemples de l’opposition des droites au Cartel des gauches, « fourrier de la Révolution » ou celle des droites allemandes de l’après premier conflit mondial associant antibolchevisme, xénophobie et antisémitisme. Ces différents éléments assimilant le communisme au règne de l’étranger et du judéo-bolchevisme ont suscité une violente hostilité à son encontre et généré des tentatives de mise sur pied d’une contre-internationale communiste opposée au Komintern ; sans efficacité réelle durant l’entre-deux-guerres cependant puisque l’Action française brandit des « non énergiques » à toutes ces tentatives assimilées à des manœuvres allemandes tandis que les tentatives d’internationales fascistes comme celle lancée à Montreux en 1934 puis à travers les comités d’action pour l’universalité de Rome (CAUR) tournent finalement court19. Les adversaires nationalistes du communisme ne sont pas les seuls à devoir être pris en compte. Outre les libéraux, les radicaux, les démocrates-chrétiens, les socialistes, les libertaires, et les gauchistes, s’érigeant comme les trotskistes en remèdes à la « maladie sénile du communisme20 », il faut compter avec les dissidents, les « ex » ou encore les transfuges21. L’ami de l’URSS peut se retourner et être considéré comme traître à son encontre. Cet ouvrage fait ainsi une place particulière à la question du passage du communisme au fascisme et à ses marqueurs anticommunistes. La France avec le cas Doriot et le Parti populaire français (PPF) compte un exemple de choix, déjà très documenté22. Il est repris et approfondi ici à d’autres échelles, en s’attachant à des figures de rang moindre que le chef du PPF, à parti du cas de son lieutenant marseillais, Simon Sabiani, et de la lutte qu’il mène avec les siens sur la canebière contre « les valets de Staline ». Le doriotisme ouvre aussi l’analyse sur le versant militarisé de l’anticommunisme, matrice de formes de mobilisation d’engagements pouvant aller jusqu’à l’action armée de « soldats politiques » qui, des corps francs aux volontaires du Front de l’Est de la LVF en passant par la guerre d’Espagne, ont pris les armes au nom d’une « croisade antibolchevique ».
9Les éléments qui précèdent s’inscrivent largement dans un terrain français. S’il est privilégié dans ce volume, l’ouverture européenne est présente, non seulement à travers l’analyse d’objets précis mais aussi par des synthèses portant notamment sur les cas allemand, espagnol et italien. Cet élargissement n’est pas de convenance. D’abord, parce que l’anticommunisme s’est manifesté dans l’ensemble des pays européens et ce, qu’elle qu’ait été la puissance du Parti communiste local. Ensuite, parce que des travaux ont déjà entrepris de mettre l’accent sur le caractère transnational de l’anticommunisme pour montrer sa force fédératrice. S’il est délicat de parler de contre-internationale communiste, y compris du côté des droites radicales de l’entre-deux-guerres, l’étendue (jusqu’à l’URSS elle-même comme le montre l’exemple des solidaristes français et de leurs amis de l’Union nationale des travailleurs et des solidaristes russes – NTS) et la puissance des réseaux anticommunistes n’en sont pas moins conséquentes. De fait, si l’anticommunisme s’inscrit dans des singularités nationales, il est bien une matrice européenne, avant comme durant la guerre froide, sans oublier pour cette période une dimension transatlantique liée au contexte de la reconstruction (plan Marshall) et de la défense de l’Europe occidentale (OTAN).
Notes de bas de page
1Coeuré Sophie, La Grande Lueur à l’Est. Les Français et l’Union soviétique, Paris, CNRS Éditions, 2017 (Seuil, 1999). Également Mazuy Rachel, Croire plutôt que voir ? Voyages en Russie soviétique (1919-1939), Paris, Odile Jacob, 2002.
2Caillat Michel, Ceruti Mauro, Fayet Jean-François et Roulin Stéphanie (dir.), Histoire(s) de l’anticommunisme en Suisse, Geschichte(n) des Antikommunismus in der Schweiz, Zürich, Chronos Verlag, 2009.
3Berstein Serge et Becker Jean-Jacques, Histoire de l’anticommunisme en France, t. I : 1917-1940, Paris, Olivier Orban, 1987.
4« Aspects de l’anticommunisme » (dossier), Communisme, no 62-63, 2000.
5Buton Philippe, Büttner Olivier et Hastings Michel (dir.), La Guerre froide vue d’en bas, Paris, CNRS Éditions, 2014 ; Le Clech Sylvie et Hastings Michel (dir.), La France en guerre froide. Nouvelles questions, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2015. Van Dongen Luc, Roulin Stéphanie et Scott-Smith Giles (éd.), Transnational Anti-Communism and the Cold War, Agents, Activities and Networks, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2014.
6On songe en particulier au cycle de colloques organisés en 2024 à Rome, Fribourg et Paris par Fabien Archambault, Laura Pettinaroli et Stéphanie Roulin sous le titre « Catholicisme et anticommunisme : l’apogée du pontificat de Pie XII » (actes en cours de publication). Également Roulin Stéphanie, Un credo anticommuniste. La Commission Pro Deo de l’Entente internationale anticommuniste ou la dimension religieuse d’un combat politique (1924-1945), Lausanne, Antipodes, 2010.
7Panné Jean-Louis, Boris Souvarine. Le premier désenchanté du communisme, Paris, Robert Laffont, 1993.
8Ducoulombier Romain, « Jules Monnerot face à la subversion des “sociétés ouvertes” », in Cochet François et Dard Olivier (dir.), Subversion, anti-subversion, contre-subversion, Paris, Riveneuve Éditions, 2009, p. 45-61.
9Dard Olivier, « Susanne Labin: Fifty Years of Anti-Communist Agitation », in Van Donglen Luc, Roulin Stéphanie et Scott-Smith Giles (éd.), Transnational Anti-Communism and the Cold War, Agents, Activities and Networks, op. cit., p. 189-200.
10Launay Stephen, « Un regard politique sur le communisme. Remarques sur la pensée de Raymond Aron », Communisme, no 62-63, op. cit., p. 173-206.
11Solchany Jean, Wilhelm Röpke, l’autre Hayek. Aux origines du néolibéralisme, Paris, Publications de la Sorbonne, 2015.
12Rigoulot Pierre, Georges Albertini. Socialiste, collaborateur, gaulliste, Paris, Perrin, 2012.
13Grémion Pierre, Intelligence de l’anticommunisme. Le congrès pour la liberté de la culture à Paris 1950-1975, Paris, Fayard, 1995.
14Son étude est au cœur du travail doctoral de Ludwig Bernard, Anticommunisme et guerre psychologique en République fédérale d’Allemagne et en Europe (1950-1956) : démocratie, diplomatie et réseaux transnationaux, thèse de doctorat d’histoire, université Paris Panthéon-Sorbonne, 2011.
15Ludwig Bernard, « Paix et Liberté : A transnational Anti-Communist Network », in Van Dongen Luc, Roulin Stéphanie et Scott-Smith Giles (éd.), Transnational Anti-Communism and the Cold War, Agents, Activities and Networks, op. cit., p. 81-95.
16Cochet François et Dard Olivier (dir.), Subversion, anti-subversion, contre-subversion, Paris, Riveneuve Éditions, 2009. Également, Ludwig Bernard, « De l’anticommunisme à la “guerre psychologique”. Une histoire imbriquée franco-germano-américaine » in Grossmann Johannnes et Miard-Delacroix Hélène (Hg), La France, l’Allemagne et les États-Unis pendant les « longues années 1960 ». Une relation triangulaire transatlantique/Frankreich, Deutschland und die USA in den „langen 1960er Jahren“. Ein transatlantisches Dreicksverhältnis, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2017.
17Monier Frédéric, Le complot dans la République. Stratégies du secret de Boulanger à la Cagoule, Paris, La Découverte, 1998 ; et Poulhes Louis, L’État contre les communistes 1938-1944, Paris, Atlande, 2021.
18Rémond René, Les droites en France, Paris, Aubier Montaigne, 1982 ; Sirinelli Jean-François (dir.), Histoire des droites en France, 3 vol., Paris, Gallimard, 1992 ; et Richard Gilles, Histoire des droites en France de 1815 à nos jours, Paris, Perrin, coll. « Tempus », 2023 (2017).
19Dard Olivier, « L’internationale noire au xxe siècle. Entre fantasmes et réalités », in Anceau Éric, Boudon Jacques-Olivier et Dard Olivier (dir.), Histoire des internationales. Europe, xixe-xxe siècle, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2017, p. 126-145.
20N’oublions pas les admirateurs des autres modèles, de la Chine à la Yougoslavie titiste qui les uns comme les autres ont, à des moments et sur des registres différents, dénoncé l’Union soviétique au nom du communisme lui-même en considérant qu’elle le trahissait et, avec elle, la révolution d’Octobre.
21Cette question des transfuges mériterait d’être approfondie, y compris sur un mode transnational. On signalera en particulier Forti Steven, El peso de la nación. Nicola Bombacci, Paul Marion y Óscar Pérez Solís en la Europa de entreguerras, préface de Père Ysàs Solanes, Saint-Jacques-de-Compostelle, université de Saint-Jacques-de-Compostelle, 2014.
22Brunet Jean-Paul, Jacques Doriot. Du communisme au fascisme, Suisse, Balland, 1986 ; Burrin Philippe, La Dérive fasciste. Doriot, Déat, Bergery (1933-1945), Paris, Seuil, 1986 ; et Kestel Laurent, La conversion politique. Doriot, le PPF et la question du fascisme français, Paris, Raisons d’agir, coll. « Cours & travaux », 2012.
Auteur
-
Olivier Dard
Sorbonne Université, laboratoire SIRICE.
Olivier Dard est professeur d’histoire contemporaine.

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