1Le recours massif à l’internement administratif dans les heures et jours suivant la Libération est un phénomène connu aujourd’hui1. Ce que l’on ignore souvent, c’est qu’au-delà de la procédure traditionnelle, qui débouchait sur une remise en liberté rapide ou au contraire un renvoi devant un tribunal, l’internement a pu aussi fonctionner localement comme un mode de sanction spécifique et autonome avec l’assentiment des plus hautes autorités judiciaire et administrative. Appuyé sur les pratiques en usage dans la région d’Angers, c’est cette forme d’épuration qui tait son nom qu’analyse ce chapitre.

« La prison agrandie »

2« La prison agrandie », c’est l’image retenue par Sylvie Aprile pour titre d’un article consacré à la pratique de l’internement aux lendemains du coup d’état du 2 décembre 18512. De fait, en adoptant cette expression, on entre ici dans le domaine de l’infrapénal, de l’infrajudiciaire et même de l’infra-carcéral. D’une mesure préventive pour des individus dangereux pour la défense nationale ou d’une antichambre des tribunaux, la pratique locale des mesures administratives a glissé vers un mode de répression alternatif. Aux fonctions de sécurité publique, de protection et de mise à disposition de la justice s’ajoute la sanction. Entre innocence et culpabilité, « la faute légère sans que le suspect ne présente le moindre danger pour la défense nationale » et « l’attitude déplorable sans qu’aucun fait, aucun acte précis ne puisse être poursuivi » tombent désormais sous le couperet de mesures administratives privatives ou restrictives de liberté3. À lire les multiples instructions et les rappels à l’ordre adressés par le ministre de l’Intérieur à l’ensemble des commissaires régionaux de la République, il y a tout lieu de penser que cette façon de procéder n’a pas été l’apanage de la région d’Angers, mais la politique suivie ici cadre parfaitement avec tout ce qu’il ne fallait pas faire. Le signe le plus tangible du détournement de la répression administrative réside, pour le ministère de l’Intérieur, dans la proportion nettement insuffisante des dossiers déférés à la justice.

Tableau 21. – État de la répression administrative de la collaboration avec l’ennemi au 10 août 1945. Sources : ADML, 140W114, états mensuels de la répression administrative.

3Dressé en août 1945 alors que la procédure d’internement est entrée dans une période de liquidation, le tableau 21 peut être considéré comme exhaustif. Il nous révèle que 0,32 % de la population départementale âgée de 15 ans ou plus a été sous le coup d’un arrêté préfectoral (1 194 individus). Si l’on exclut les personnes en fuite à qui les arrêtés n’ont pu être notifiés, 977 individus ont été touchés par une mesure restrictive ou privative de liberté. Sur ce volume, 267 justiciables (30 % des internés) ont été remis à la justice. Il est vrai qu’à l’aune de ce paramètre, le bilan régional se distingue de la réalité nationale.

4Dans la région, moins d’un interné sur cinq a été déféré à un parquet contre un sur trois à l’échelle nationale (tableau 22). Cette situation, dans son unité et sa diversité, traduit l’action conjuguée des préfets en amont et du commissaire de la République en aval. Il est clair que la responsabilité de Michel Debré est engagée dans ce résultat jugé par le gouvernement trop modeste voire « ridiculement faible, lorsque dans certains départements, le chiffre des dossiers déférés en justice est de l’ordre du 1/10^e4 ». Les moyens de comparaison sont peu nombreux mais ils placent toujours la région d’Angers en deçà : 23,67 % des internés sont remis à la justice dans la région de Nancy, 39,82 % dans la région de Limoges et 50,23 % dans le département du Rhône5.

Tableau 22. – État comparatif des décisions intervenues après criblage pour les personnes arrêtées par mesures administratives. Sources : Baudot M., « La répression de la collaboration... », op. cit., p. 769-771 pour les statistiques nationales. État régional de la répression administrative de la collaboration avec l’ennemi au 15 avril 1945 (sauf pour le Maine-et-Loire au 10 août 1945). ADML, 22W118 et 140W114. Le chiffre cité par Marcel Baudot ne doit pas faire illusion, en effet il est important de préciser qu’il n’y a vraisemblablement jamais eu 126 000 Français internés en même temps dans le pays. Dans ce domaine, avec une marge d’imprécision liée à une population particulièrement mouvante et fluctuante, la fourchette maximale pourrait se situer entre 50 et 60 000 internés fin 1944, ce qui constitue déjà un pic impressionnant dans l’histoire des camps français d’internement. Sur cet aspect, voir Peschanskid., op. cit., p. 456-473.

5En Maine-et-Loire, 608 individus ont donc connu un internement à temps6 au moins provisoire comme sanction exclusive ou principale. Il conviendrait pour être complet d’y ajouter les 102 personnes, ni arrêtées ni déférées, qui ont fait l’objet d’une astreinte à résidence7, soit un total de 710 individus non inquiétés par la justice mais néanmoins touchés par une mesure administrative. La restriction de liberté à l’encontre de suspects que la loi pénale aurait épargnés est pensée par les pouvoirs locaux, et perçue par les responsables gouvernementaux, comme un instrument subsidiaire de répression judiciaire, et une façon d’étendre la prison hors de ses murs. D’ailleurs, la confusion entre internement et emprisonnement est parfois totale. La complémentarité entre les deux systèmes était prévue : un interné mis à la disposition de la justice était en principe transféré à la maison d’arrêt. Mais la réalité angevine est plus trouble et l’inspection générale des services judiciaires s’en agace à plusieurs reprises. Elle s’étonne d’abord de la politique du commissaire de la République qui, faute de place, « se sert un peu trop fréquemment des prisons pour y placer des internés8 ». Elle s’étonne ensuite de la pratique de juges d’instruction confondant internement administratif et mandat de dépôt9. Deux exemples illustrent parfaitement ce malentendu carcéral. Ainsi, Denise..., 21 ans, serveuse dans un débit de boissons d’Angers, internée pour relations amicales avec un Allemand : « J’estime que 11 mois d’internement dont 3 de cellule pour une futilité ne pouvant nuire à la France est une grande peine10. » Itinéraire voisin pour cet homme adressant ses doléances au CRR :

« Le 11 août 1944, jour de l’arrivée de nos Alliés [...], je fus pris à partie par quelques-uns de mes voisins heureux de profiter de ce jour afin d’assouvir leur vengeance, emmené à coups de poings et de pieds au commissariat central, de là à la prison où je restai 106jours sans avoir subi aucun interrogatoire, le 25 novembre on m’emmena au camp de Châteaubriant, le 8 décembre je passai devant la commission et le 11 janvier je fus libéré11^… »

6Cette confusion se retrouve en d’autres points du territoire. Ainsi dans la région de Châlons-sur-Marne, la distinction entre établissements pénitentiaires et centres d’internements n’apparaît pas très nette12.

Le monde des internés

7Analyser ce monde mi-innocent, mi-coupable permet d’appréhender une réalité floue et souvent insaisissable : le monde des suspects.

Combien ?

8Quantifier le nombre total de personnes arrêtées et internées au moins temporairement par mesure administrative dans le département ne pose pas de problème majeur13 : ils furent 875 à connaître cette situation entre la Libération et août 1945. Face à une population éminemment fluctuante, au gré d’une procédure complexe, il est en revanche plus difficile d’obtenir un état précis des effectifs internés à une date fixe. En vertu des réserves précédentes, on peut cependant par recoupement obtenir le tableau 23 suivant.

Tableau 23. – Évolution du nombre d’internés (octobre 1944-août 1945). Sources : les 20 octobre 1944 et 15 janvier 1945 : rapports du préfet, ADML, 19W13. Les 31 mai 1945 et 10 août 1945 : états mensuels de la répression administrative de la collaboration, ADML, 140W114

9Note14

10Le processus s’organise en trois étapes successives :

• 1 : une phase d’explosion des internements consécutive à la Libération (septembre-octobre 1944). Comme partout, c’est le temps de l’immédiat après-Libération qui connaît l’inflation la plus nette des arrestations (57 au 16 août, 172 au 1^er septembre, 400 fin septembre).
• 2 : une lente phase de régularisation des dossiers compliquée par les difficultés de fonctionnement15 des commissions de vérification (novembre 1944-mai 1945).
• 3 : une phase de liquidation accélérée par la cessation des hostilités en Europe et la volonté gouvernementale.

Qui et pourquoi ?

11Pour appréhender le monde des internés, nous avons retenu une série homogène de 411 individus classés par ordre alphabétique en série W16. Il s’agit de dossiers qui ont tous été soumis à l’examen du commissaire régional de la République. L’unité de la source réside dans la procédure suivie. En vertu du schéma organisationnel présenté précédemment17, nous nous situons ici en bout de chaîne. Les cas étudiés sont ceux qui, après avoir reçu l’avis de la commission départementale de vérification des internements et du préfet, transitent pour décision définitive vers le commissaire régional de la République via la commission régionale de vérification des internements. Seuls les dossiers pour lesquels le préfet, sur avis de la CDVI, a pris une mesure administrative privative ou restrictive de liberté subissent cette contre-expertise. Aussi complexe que cela puisse paraître, c’est dans ce cheminement que réside l’intérêt majeur de la source. En effet, grâce à ces filtrages successifs, nous travaillons ici sur une population pour laquelle l’internement a été la sanction principale18. À l’exception de quelques renvois aux parquets de la cour de justice ou de la chambre civique (35), plus de 90 % des individus étudiés n’ont connu que l’internement. D’un point de vue quantitatif comme qualitatif, ces « internés à caractère définitif », selon l’expression en usage dans le département, représentent donc une facette de l’épuration rarement approfondie. L’internement comme sanction exclusive est à mi-chemin entre le suspect et l’épuré, entre la collaboration dénoncée et la collaboration sanctionnée.

12La démarcation entre les deux est d’autant plus mince que l’orientation de la répression administrative dans le département pousse souvent à sanctionner de simples suspects.

« Elle était certainement au courant de l’activité de son amant, sans qu’aucun fait de dénonciation ne soit trouvé à son encontre et elle est certainement à considérer comme suspecte19. »
« Pour sauvegarder le climat moral du pays, il y a lieu de l’interner. Il a été en contact volontairement avec des sujets allemands mais il n’était inscrit à aucun parti politique. Il a été impossible de retenir contre lui une infraction au Code pénal mais les soupçons qui pèsent sur lui sont graves20. »

13Avec 181 femmes pour 230 hommes, on mesure à nouveau combien l’Anjou a été particulièrement répressif à l’égard des femmes. À l’échelle de la France, Charles-Louis Foulon relève au 30 juin 1945 une proportion d’un tiers de femmes parmi les Français internés pour raisons politiques21.

14Sans doute le groupe étudié ne représente-t-il qu’une partie de la population internée, mais le décalage observé entre population féminine internée (44 %) et la population féminine jugée (38 %) semble indiquer que la demande d’épuration a particulièrement visé les femmes. Une fois encore, la dimension visible de leur proximité à l’occupant : relations personnelles, commerciales et/ou travail volontaire les désignent d’emblée comme suspectes. Le poids du soupçon, de la rumeur insistante se substitue parfois à la preuve ou aux faits avérés, tout en laissant les autorités perplexes. Ainsi, dans le dossier d’une restauratrice de Cholet : « Le fait d’avoir reçu des Allemands dans son restaurant est insuffisant. Le seul grief à retenir contre elle est qu’elle a toléré volontairement ou non, les rapports de sa fille avec un Allemand22. »

Tableau 24. – Faits reprochés aux internés. Sources : ADML, 22W3-7.

• Mention générique qui figure sur bon nombre de dossiers sans davantage de précision. L’échelle des peines en usage dans le département pour les internements indique que ce grief recouvre trois cas de figure : « Attitude antinationale ou attitude hostile au relèvement de la patrie : 1) adhésion à un groupement antinational n’entraînant pas le renvoi devant les tribunaux, 6 mois ; 2) propagande collaborationniste sans affiliation à un parti, 6 mois ; 3) relations personnelles avec militaires ennemis qui ne permettent pas toutefois de supposer que les intéressés ont trahi, 6 mois. » Au-delà de ce motif générique, les autres griefs et « tarifs » sont : travail volontaire et régulier pour les Allemands, 6 mois ; vie de débauche avec militaires ennemis, 4 mois ; fourniture de vivres en abondance aux Allemands et à un prix élevé, 4 mois. ADML, 22W2.
• Pour 230 hommes sachant que des griefs multiples sont possibles, 242 faits reprochés ont été relevés.
• Pour 181 femmes sachant que des griefs multiples sont possibles, 213 faits reprochés ont été relevés.

Graphique 10. – Principaux faits reprochés aux hommes internés. Sources : ADML, 22W3-7.

Graphique 10bis. – Principaux faits reprochés aux femmes internées. Sources : ADML, 22W3-7.

15Aux femmes, on reproche prioritairement les relations avec l’ennemi et le travail volontaire et aux hommes l’action politique, même s’ils sont loin d’en avoir l’exclusivité23. Les dénonciations et la collaboration armée restent marginales en raison de la gravité des incriminations, qui justifie un niveau de sanction supérieur à un simple internement. Le différentiel homme-femme serait vraisemblablement plus marqué encore si le grief « attitude antinationale » était explicité. Les faits couverts par cette appellation relèvent des deux types de collaboration les plus sexués24. Il n’est donc pas déraisonnable d’imaginer que, du côté des hommes, ce grief vienne en fait grossir la collaboration politique alors que pour les femmes, dans des proportions qui resteraient à établir, l’attitude hostile au relèvement de la patrie renforce le poids des relations personnelles avec l’ennemi. Quoi qu’il en soit, la nature de la collaboration constitue un réel clivage entre les deux sexes ce que confirment les rares données disponibles au niveau national25. Sur cet aspect comme sur d’autres, des points communs apparaissent entre internés et population jugée, notamment en chambre civique. Cette convergence est d’ailleurs naturelle : les deux répressions relevant de la « petite collaboration ». Massivement adultes, les internés sont aussi très majoritairement urbains (62 %).

Tableau 25. – Répartition par âge des internés. Sources : ADML, 22W3-7.

16Les femmes sont plus jeunes que leurs homologues masculins : 54 % ont moins de 40 ans contre un tiers des hommes. La géographie des internés confirme les tendances dégagées pour la population jugée. La distribution spatiale reste très large mais inégalitaire. Un quart des communes du département (91 sur 381) et 91 % des cantons (31 sur 34) 26 comptent au moins un interné. La répartition traduit aussi l’opposition ville-campagne et le clivage ouest-est. De la même manière, le dépouillement des dossiers d’internement révèle à nouveau l’impact des engagements familiaux et/ou conjugaux. Couples, sœurs, tandem mère-fille, parfois père-fils voire des familles entières se retrouvent internées : 70 cas ont été relevés.

17Dans la trajectoire de ces familles, l’internement intervient alors comme un facteur éminemment destructurant. Telle jeune fille de 14 ans écrit au commissaire de la République : « Je reste seule à la maison, mes parents Monsieur et Madame L. d’Angers et mes sœurs Yvette et Jacqueline sont depuis quelques jours internés à Châteaubriant27. » Sur tel autre dossier de deux femmes (la mère et la fille) internées pour appartenance au Groupe Collaboration, une note manuscrite anonyme informe le préfet que « le père s’est suicidé lors de leur arrestation28 ». Dans tel autre, c’est un homme désemparé dont l’épouse et la fille aînée sont internées pour « vie de débauche avec les militaires ennemis » qui plaide leur cause auprès du chef du Gouvernement :

« On nous a incendié nos récoltes [...], ma fille aînée âgée de 22 ans a eu les cheveux coupés [...], le seul tort de ma femme est d’avoir reçu des allemands à la maison ce qu’elle regrette sincèrement [...]. Nous payons bien chèrement cette faute qui je ne crois pas ai porté aucun préjudice au pays car malgré que ma femme a reçue des allemands, elle a toujours aimé son pays et n’a toujours souhaité que sa libération29. »

18Malgré ces doléances, la CRVI et le commissaire régional prononcent quasi systématiquement une sanction d’internement. Sur les 411 dossiers étudiés, 22 seulement (13 hommes et 7 femmes) débouchent sur une libération immédiate, le plus souvent pour raisons de santé, engagement sous les drapeaux ou erreur judiciaire manifeste. Si l’on excepte une mesure de suspension professionnelle, les 388 autres dossiers se répartissent en 331 internements à temps et 57 internements pour la durée des hostilités. Parmi cette dernière catégorie, 35 sont mis à disposition de la justice : 21 renvois en chambre civique et 14 en cour de justice. Au bout du compte, la durée moyenne d’internement effectif (provisoire et définitif) a été de l’ordre de quatre à six mois30. Parallèlement, la commission régionale de vérification et le commissaire de la République proposaient des sanctions subsidiaires à l’internement : mise en résidence surveillée (28), interdiction de séjour (2), interdiction d’exercer sa profession (6)31, expulsion (9)… Ainsi, sur le dossier d’un Italien de 53 ans, mineur dans le Segréen, interné 8 mois pour relations fréquentes avec les Allemands, propos germanophiles et soupçon de dénonciations, Michel Debré note : « expulsion de l’intéressé dès la fin de son internement32 ». Si, dans huit cas sur neuf, il s’agit d’étrangers33, pour au moins une femme, l’épuration est synonyme de déchéance de la nationalité française avant expulsion. Il est vrai que dans son cas, aux relations personnelles et commerciales avec l’ennemi s’ajoute l’accusation de droit commun de proxénétisme aggravé34.

19La liquidation du processus d’internement déjà bien engagée au début de l’été 1945 est accélérée par la circulaire ministérielle du 30 août visant la suppression des mesures administratives. À cette date, 59 Angevins sont encore internés au camp de Châteaubriant. Le cas de chacune de ces personnes est réexaminé avec soin et au 1^er novembre 1945 les derniers internés sont libres. Tout n’est pas réglé pour autant, il reste en effet à traiter la situation des individus frappés d’une mesure d’astreinte à résidence ou d’éloignement. Au 10 août 1945, 340 ressortissants du Maine-et-Loire sont soumis à ce traitement35 :

• 157 sont astreints à résidence dont 102 sans avoir été internés et 55 après une période d’internement ;
• 183 sont éloignés de leur résidence après internement.

20Le travail est achevé au 31 janvier 1946. La quasi-totalité des mesures restrictives de liberté sont alors rapportées à l’exception de 17 assignations à résidence et de 10 éloignements de domicile maintenus dans le but de sauvegarder la paix publique36.

21On aurait tort de sous-estimer l’impact quantitatif et qualitatif des mesures administratives. Cette procédure, souvent perçue comme relevant du provisoire et de l’éphémère, s’est enracinée profondément dans les mécanismes répressifs de l’épuration légale. Loin d’être un simple palliatif, la répression administrative a été un système indépendant et cohérent de sanction pour près de 60 % des décisions arrêtées dans le département37. De même, ces mesures ont été plus durables qu’on ne le suggère souvent, notamment en raison de la saturation et de l’inertie d’une procédure minutieuse, mais lente. L’exemple suivant suffit à le démontrer : Jeanne est arrêtée pour attitude antinationale et internée à titre provisoire le 15 septembre 1944. Une note jointe à son dossier signale alors « les charges sont peu établies mais un arrêté provisoire est nécessaire pour pouvoir soumettre son cas à la commission ». Son cas est finalement examiné le 22 juin 1945 et décision est prise de la libérer le 5 juillet 1945 après une sanction relativement lourde au regard de la faiblesse des charges initiales38. Non prévu à cet effet, l’internement administratif a été une sanction à part entière et ressentie comme telle.

22Caractéristique de ce point de vue est le cas de cette internée, rencontrée à son domicile près de 60 ans après les faits39. Cette femme, qui ne conteste ni les conditions de détention ni les motifs de son arrestation (commerce et relations cordiales avec des Allemands stationnant dans son village), n’est jamais véritablement sortie de son internement. Arrêtée le 25 novembre 1944, elle a effectué 5 mois d’internement (au Grand Séminaire d’abord puis à Châteaubriant). Elle n’a pas supporté le chef d’inculpation « d’attitude hostile au relèvement de la patrie ». Pour elle, qui ne nie pas « avoir commercé avec les Allemands et invité ces derniers à boire un verre dans sa cuisine », cette attitude discutable sans doute ne remettait aucunement en cause ses sentiments à l’égard de la patrie. Libérée le 25 avril, elle découvre à son retour sa carte d’électrice. La conjonction des deux événements lui paraît le comble de l’hypocrisie. « N’ayant jamais digéré » le soupçon sur ces sentiments nationaux, elle décide ce jour de ne jamais voter. À compter du printemps 1945, elle est devenue une non-citoyenne volontaire, « marquée à vie », elle dit encore aujourd’hui : « L’État m’a exclu en m’internant sous ce motif » et elle assure n’avoir participé à aucun scrutin depuis 1945. Sans doute, ce cas de réclusion citoyenne peut-il paraître atypique ou excessif mais il démontre la dimension stigmatisante de l’internement administratif. Il confirme par ailleurs l’intuition de Charles-Louis Foulon : « Mesure de protection et de sécurité publique, les internements suscitent des polémiques parce qu’ils ont été une forme d’épuration40. »

❦

23Investi de fonctions diverses – sécurité publique, régulation sociale, protection des personnes menacées dans leur voisinage, légitimation des nouvelles autorités –, l’internement administratif a évolué ici et ailleurs41 vers une forme de sanction subsidiaire. Dans une région où les petites affaires de collaboration dominent et encombrent les rôles de justice, le souci des autorités a été d’inventer un espace juridico-administratif qui permette de sanctionner des comportements suspects et moralement répréhensibles tout en évitant, par une traduction plus systématique devant les tribunaux, des condamnations ou des acquittements trop massifs et aveugles. Dès lors, l’internement et la répression administrative traduisent parfaitement le décalage existant entre un discours gouvernemental de normalisation rapide42 et une réalité de terrain beaucoup plus diverse en raison de stratégies et de contextes administratifs ou judiciaires différenciés sur le territoire français. Cette plasticité relative du processus d’épuration légale et sa perméabilité à des pratiques floues voire arbitraires apportent un éclairage particulier sur les difficultées rencontrées par un régime démocratique pour gérer les conjonctures d’urgence et d’exception43.