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Une société en épuration

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Marc Bergère

Introduction générale

Texte intégral

  • 1 Témoignage de Bernard Bertho dans La Libération de Segré, Segré, Copie boutique, 1994, p. 89
  • 2 La bibliographie est immense : se référer à cette rubrique.

1« Après la Libération, je me souviens de choses pas très belles et qui ternissent un peu la joie de ce souvenir de la liberté retrouvée. On aurait pu se passer de cela1 ». L’épuration, le mot sonne et résonne souvent en écho à la remarque précédente : malaise, réticence, rejet, suspicion, curiosité malsaine, surprise au mieux, ont été les sentiments les plus souvent rencontrés ou exprimés à l’évocation de cette thèse. Le sujet n’est pourtant pas neuf2, mais il ne semble toujours pas digéré. Au sortir d’une décennie 90 convulsive marquée par la multiplication des « affaires » (Aubrac, Bousquet, Mitterrand, Moulin…) et l’ouverture d’une seconde épuration (procès Touvier et Papon), l’historien apparaît pourtant comme le plus apte à resituer la période dans sa complexité et son altérité au temps présent. Alors qu’on ne cesse de conjuguer ce passé au présent, tout en prétendant à chaque fois défaire ou refaire l’épuration réalisée à la Libération, on procède trop souvent par raccourcis avec des préoccupations qui, à tort ou à raison, n’ont pas été celles de l’époque, et en feignant d’ignorer le contexte particulièrement trouble du moment. C’est donc animé de la seule ambition de comprendre et habité par la volonté de sortir du penser vite et du prêt à juger binaire propres à nos sociétés médiatisées que nous avons entamé ce travail. Nul doute que le recul, les progrès de l’historiographie et l’ouverture des archives ont constitué des atouts non négligeables mais il n’en demeure pas moins qu’ouvrir le dossier de l’épuration, et de son corollaire la collaboration, dépasse souvent le chercheur pour interpeller l’homme au plus profond de lui-même.

  • 3 Rousso h., « L’épuration en France : une histoire inachevée », Vingtième Siècle, 1992, n° 33, p. 7 (...)
  • 4 Rouquet F., L’épuration dans l’administration française : agents de l’État et collaboration ordina (...)
  • 5 C’est à la confluence de ces principaux acquis de l’historiographie qu’il faut d’ailleurs situer l (...)

2Répondant à l’appel lancé en 1992 par Henry Rousso3, ce livre s’inscrit dans le prolongement du renouvellement historiographique opéré ces dix dernières années dans la lecture de l’épuration. Longtemps limitée aux strates supérieures des milieux politiques, économiques et culturels ou à des bilans statistiques des répressions judiciaire et extrajudiciaire, la connaissance de l’épuration s’est progressivement diffusée et approfondie selon un processus d’intégration verticale du sommet vers la base de la société française. D’abord appréhendée comme un fait politique, appendice de l’Occupation, l’épuration est désormais analysée comme un phénomène social majeur aux résonances multiples et complexes. Amorcée par François Rouquet à travers son étude de l’épuration administrative ordinaire4, cette évolution a vu notamment se multiplier des travaux relatifs à des milieux sociaux particuliers et de plus en plus diversifiés : administration préfectorale, police, armée, magistrature, université, médecins, femmes5… Ne souhaitant pas nous limiter à un groupe social et/ou une forme d’épuration spécifique, nous avons privilégié l’échelle locale afin d’analyser une société confrontée à toutes les formes d’épuration. À partir de cette lecture « d’en bas » de l’épuration, l’objectif poursuivi est clairement de restituer toute une épaisseur sociale du phénomène qu’une vision « d’en haut » écrase ou désincarne.

  • 6 Dhondt S. et Huyse L., La répression des collaborateurs (1942-1952) : un passé toujours présent, B (...)
  • 7 Boyer P., Épuration, politique et société en Languedoc-Roussillon (août 1944-août 1953). Réalités (...)
  • 8 Capdevila L., Les Bretons au lendemain de l’Occupation : imaginaire et comportement d’une sortie d (...)
  • 9 À travers la prise en compte du « vécu » des acteurs dans le temps, notre ambition profonde est «  (...)
  • 10 Burguiere A., « L’anthropologie historique », Bedarida F. (dir.), L’histoire et le métier d’histor (...)
  • 11 Voir Prost a., « Pour une histoire sociale du temps présent », dans IHTP, Écrire l’histoire du tem (...)
  • 12 Farge A., « L’histoire sociale », Bedarida F. (dir.), L’histoire et le métier d’historien en Franc (...)
  • 13 Dans les représentations dominantes du département, un curieux phénomène d’osmose a conduit la « d (...)
  • 14 Libellé conforme à la définition de Pierre Laborie. « Le terme de représentations est devenu d’usa (...)

3Paradoxalement, alors qu’une telle approche globale et totale du processus épurateur est disponible à propos de la population belge6, il n’existait pas, jusqu’alors en France, de monographie départementale abordant le problème sous cet angle même si certaines études régionales relatives au Languedoc7 et plus encore à la Bretagne8 s’en rapprochaient. Ce travail, nourri des apports de la micro-histoire9 et des pratiques de l’anthropologie historique10, se situe à la confluence de l’histoire sociale et de l’histoire culturelle entendue ici comme une histoire des représentations sociales11... En effet notre démarche s’attache à « la construction historique des formes complexes de relations entre l’individu, le groupe et l’événement » : elle consiste à analyser la manière dont des individus et au-delà, des groupes s’articulent à l’événement tout en faisant de la relation entre les deux un objet historique12. Envisagée ainsi, l’épuration n’apparaît plus seulement comme un événement mais participe d’un processus dont il faut réévaluer l’impact et l’ampleur dans la société comme dans la durée, tant en amont qu’en aval de la Libération. Pour des raisons de méthode, mais aussi parce qu’elle est la principale collectivité territoriale au sein de laquelle les pouvoirs ont organisé l’épuration, le département représentait d’emblée une échelle adaptée à notre sujet. En revanche, le choix du Maine-et-Loire, département souvent considéré comme « non remarquable » en raison de son calme et de sa modération « légendaires13 », pouvait paraître risqué. Mais c’est précisément ce caractère ordinaire qui renforce l’intérêt de son étude. À l’interface de la réalité vécue et de ses représentations immédiates14, l’enjeu est de saisir les mécanismes et dynamiques de l’épuration au sein de la société angevine. Chemin faisant, dans une dialectique permanente entre le singulier et le pluriel, le particulier et le global, l’ambition est de dépasser le cadre de la monographie pour reconstituer une part de la perception du phénomène épuration par un échantillon de « Français ordinaires ». À la rencontre du local et du national, de la micro et de la macro-histoire, cet essai propose des clés pour comprendre sur quelles bases la société française s’est épurée, selon des processus différenciés en fonction du type de répression et/ou de la diversité sociale. Appréhendé comme « une société en épuration », le champ départemental angevin est érigé en observatoire pour comprendre comment l’épuration, dans sa globalité et sa diversité, a été vécue et perçue par des gens ordinaires c’est-à-dire précisément par celles et ceux qui, sans grade et anonymes, échappent le plus souvent à toute étude historique. Pour ce faire, après avoir défini les conditions propres à la Libération et à. l’organisation de l’épuration à l’échelle départementale, ce livre explore longuement l’extrême diversité, rarement prise en compte, des processus d’épuration légale. La demande sociale d’épuration est au cœur d’une troisième partie dont elle constitue la dimension nodale. Il s’agit alors de réfléchir aux mobiles et modalités de l’épuration impulsée par les populations, tout en tentant de saisir comment les Angevins ont à l’époque pensé leurs rapports à eux-mêmes et à l’événement.

Notes

1 Témoignage de Bernard Bertho dans La Libération de Segré, Segré, Copie boutique, 1994, p. 89

2 La bibliographie est immense : se référer à cette rubrique.

3 Rousso h., « L’épuration en France : une histoire inachevée », Vingtième Siècle, 1992, n° 33, p. 78- 105.

4 Rouquet F., L’épuration dans l’administration française : agents de l’État et collaboration ordinaire, Paris, CNRS Éditions, 1993, 300 p

5 C’est à la confluence de ces principaux acquis de l’historiographie qu’il faut d’ailleurs situer la première véritable synthèse d’une histoire sociale de l’épuration en France proposée chez Fayard par un collectif d’historiens animé par Marc-Olivier Baruch, Une poignée de misérables. L’épuration de la société française après la Seconde Guerre mondiale, Paris, Fayard, 2003, 612 p

6 Dhondt S. et Huyse L., La répression des collaborateurs (1942-1952) : un passé toujours présent, Bruxelles, CRISP, 1993, 346 p. Abordant toutes les formes d’épuration, les deux auteurs affirment leur volonté d’analyser la quintessence de la répression en traitant des sanctions infligées à la « piétaille » (à travers un échantillonnage de la population belge).

7 Boyer P., Épuration, politique et société en Languedoc-Roussillon (août 1944-août 1953). Réalités et représentations, thèse de doctorat, université Paul-Valéry-Montpellier III, 1999, 858 p

8 Capdevila L., Les Bretons au lendemain de l’Occupation : imaginaire et comportement d’une sortie de guerre. 1944-1945, Rennes, PUR, 1999, 450 p.

9 À travers la prise en compte du « vécu » des acteurs dans le temps, notre ambition profonde est « de comprendre comment des processus sociaux englobants, et que nous ne saisissons communément que dans leur définition la plus large, ont été portés par des trajectoires particulières, celle d’individus ou de groupes ». Revel J., « L’émergence de la micro-histoire », Ruano-Borbalan J.-C. (dir.), L’Histoire aujourd’hui, Auxerre, Sciences humaines Éditions, 1999, p. 244. D’origine italienne, la micro-histoire est désormais bien installée en France où elle est notamment portée par des historiens comme Alain Corbin et Arlette Farge qui tendent à rendre vie et parole aux gens ordinaires.

10 Burguiere A., « L’anthropologie historique », Bedarida F. (dir.), L’histoire et le métier d’historien en France 1945-1995, Paris, Maison des sciences de l’homme, 1995, p. 171-185.

11 Voir Prost a., « Pour une histoire sociale du temps présent », dans IHTP, Écrire l’histoire du temps présent, Paris, CNRS Éditions, 1997, p. 355-359.

12 Farge A., « L’histoire sociale », Bedarida F. (dir.), L’histoire et le métier d’historien en France 1945- 1995, Paris, Maison des sciences de l’homme, 1995, p. 297

13 Dans les représentations dominantes du département, un curieux phénomène d’osmose a conduit la « douceur angevine », réalité climatique indéniable à se diffuser à ses habitants voire à son histoire souvent présentée de manière lisse et consensuelle, sans aspérités, presque sans intérêt. André Siegfried qui, non sans un certain déterminisme géographique, a largement contribué à la diffusion de cette idée reçue en attribue même la paternité à César. Siegfried A., Tableau politique de la France de l’Ouest, Paris, A. Colin pour l’édition originale de 1913, Imprimerie nationale, 1995, p. 117. Sur l’histoire de cette image, voir Marais J.-L., « La douceur angevine », Maillard J., Angers xxe siècle, Angers, Le Polygraphe, 2000, p. 91-93.

14 Libellé conforme à la définition de Pierre Laborie. « Le terme de représentations est devenu d’usage banal et se retrouve ainsi investi à son tour de multiples significations. Il convient de préciser qu’il ne s’agit pas ici de représentations mentales qui fondent et caractérisent les reconstructions de mémoire. Le phénomène étudié est celui qui se manifeste dans le présent de l’événement au moment où ce dernier est vécu et perçu. » Laborie P., « Histoire politique et histoire des représentations mentales », Les Cahiers de l’IHTP, 1991, n° 18, p. 111

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