Conclusion
p. 229-234
Texte intégral
1Il y a trois décennies, le dramaturge Steve Tesich publiait un article dans lequel il avançait l’idée selon laquelle les Américains évoluaient désormais dans un monde rêvé dans lequel la vérité n’avait plus d’importance1. Dans une société qui avait porté haut l’idéal démocratique et la promotion de la liberté individuelle, le peuple américain semblait avoir fait le choix de vivre dans un monde où régnait la « post-vérité ». Si le mot paraît alors pour la première fois, il aura fallu attendre deux décennies pour que la notion imprime plus largement et profondément l’espace public, médiatique, académique, pour qualifier à la fois un rapport sceptique à des phénomènes avérés scientifiquement, et la production de vérités alternatives prenant appui sur des ressorts tant cognitifs, émotionnels que rationnels.
2Le scepticisme relatif au changement climatique, devenu emblématique de l’avènement de cette nouvelle ère, n’est que la pointe émergée d’un mouvement plus global, à la fois social et politique, caractérisé par la montée d’« attitudes indifférentes à la vérité2 » et par une défiance globale à l’égard des savoirs établis et de la science. En complément du terme « post-vérité », un lexique plus spécifique est apparu, comprenant les mots fake news – fausses nouvelles ou infox en français –, « faits alternatifs » et « alter-récits », qui tous ensemble alimentent la « désinformation », la « mésinformation » et la « malinformation », quand ce n’est pas une vision « complotiste » du monde.
3Dans ce contexte, notre ouvrage a cherché à relever le pari de réunir des contributions variées, dont les auteurs occupent des positions diverses et déploient des approches complémentaires à l’égard de ce que nous souhaitions saisir autant comme citoyens que comme chercheurs : les ressorts, les conditions et les effets de la diffusion des « faits alternatifs » sur la crédibilité du discours scientifique.
4Les différentes perspectives rassemblées permettent de mieux comprendre qu’on ne saurait référer à une seule causalité l’avènement d’une ère de la « post-vérité », dans laquelle le crédit accordé à la science diminue. La lecture des différentes contributions permet en effet d’esquisser une lecture systémique, qui saisit le phénomène comme la conséquence de dynamiques croisées, nées dans des espaces distincts, mais qui, dans un contexte de mondialisation, interagissent les unes avec les autres.
5L’aire post-soviétique apparaît, à la lecture des pages écrites par Christine Dugoin-Clément sur l’Ukraine et d’Audrey Kichelewski sur la Pologne, comme un espace-clé pour comprendre la post-factualité. Il y existe en effet un savoir-faire ancien et robuste en matière de distorsion des faits. Une partie des appareils gouvernementaux s’est réapproprié avec succès les techniques propagandistes élaborées au cours du xxe siècle.
6Le monde occidental est quant à lui le théâtre de différentes évolutions à commencer par la remise en cause de l’idée de vérité, qui apparaît dans les contributions d’Aude Rouyère et de Jean-Philippe Warren. Le développement du relativisme a pu conduire, chez certains, au renoncement à l’idée de conquête partagée de la connaissance, au profit d’une reconnaissance de l’authenticité des expériences vécues par chaque communauté. La communautarisation et l’individualisation du vrai constituent une deuxième évolution, que l’on découvre sous un nouveau jour en voyageant, sous la conduite d’Ashod Aradian, en terre plate. Sa contribution dessine les contours d’individus monades préférant à la fondation d’un sens commun l’affirmation identitaire d’une vérité propre ou communautaire3. Dans la capacité du dogme à relier la carte du monde qu’il dessine à des émotions et à des expériences communes à un groupe, la loyauté à l’égard des croyances et opinions partagées par un collectif et le sentiment de sécurité qu’offrent ces récits, peuvent alors prévaloir en légitimité et en autorité sur les faits qui sont au fondement de la connaissance scientifique. Celle-ci est par définition ouverte à la controverse et à la réfutation étayée, ce qui n’est pas le cas pour des opinions ou des croyances absolutisées. L’Europe et l’Amérique du Nord apparaissent également confrontés à une érosion de la confiance dans les institutions. Institutions étatiques tout d’abord, dans un contexte de discrédit des autorités politiques, et d’un tournant néolibéral qui a conduit à affaiblir les capacités d’initiative des pouvoirs publics en matière de politique scientifique, comme le montrent les analyses de Bernard Bégaud et de Thomas Hochmann. Institutions académiques également : Fabien Colombo et José Halloy expliquent comment les conflits d’intérêts des chercheurs peuvent miner, à juste titre, la confiance dans les énoncés qu’ils produisent. Le discrédit des autorités constitue un terrain fertile pour des vérités alternatives qui, en plus d’être fondées sur l’émotion, présentent l’attrait de l’inédit ou du subversif.
7Ignorant les frontières de ces deux espaces, tout en permettant aux dynamiques qui y sont nées de se déployer à l’échelle de la planète, l’espace médiatique est la troisième scène à prendre en compte pour comprendre l’émergence de la post-vérité. La remise en cause des formes conventionnelles de la vérité s’épanouit dans un contexte de bouleversement des outils de communications. L’appétence des grands médias pour les « bons clients », la confusion entre discours sur la science et discours de recherche, combinées au développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication, ont modifié les conditions d’expression des scientifiques dans la sphère publique, comme le montrent la contribution d’Étienne Klein et celle d’Arnaud Mercier et de Marina Alcaraz. Les techniques de propagande venues de l’est ont trouvé à l’ouest de nouveaux terrains d’application.
8Face à cette configuration, quelques remèdes sont suggérés au fil des pages que l’on vient de lire. Par rapport aux réflexions produites en contexte dit anglo-saxon, on relèvera qu’il y a relativement peu de préconisations d’élaborations de contre-discours dans les (nouveaux) médias, comme si les contributeurs ne croyaient guère à ce type d’initiatives qui, de fait, se sont révélées peu efficaces, notamment parce que la sophistication des formes de diffusion des fausses nouvelles croît, dans un relativisme généralisé et diversement dogmatique4. La loi de Brandolini (« bullshit asymmetry principle » ou « principe d’asymétrie des idioties »), publiée en janvier 2013 sur Twitter (devenu X en juillet 2023) par l’informaticien italien Alberto Brandolini, postule que « la quantité d’énergie nécessaire pour réfuter des idioties est supérieure d’un ordre de grandeur à celle nécessaire pour les produire ». Les fausses idées collent, même après des campagnes élaborées de « désintox ». En avril 2011, la publication du certificat de naissance détaillé d’Obama avait légèrement modifié les convictions des États-Uniens concernant la citoyenneté du premier président noir, mais neuf mois plus tard, malgré le battage publicitaire entourant la publication du document, les sondages révélaient que le public avait oublié ce qu’il avait appris, et que le pourcentage de personnes qui croyaient qu’Obama était réellement né aux États-Unis était redevenu exactement le même qu’un an plus tôt. On peut penser que, pour ceux qui inclinent vers des théories du complot, sortir du « terrier de lapin » est aussi dur que d’arrêter de fumer : les politiques de prévention et de « santé publique » ne changent pas grand-chose à leurs idées ou comportements, et les individus qui éprouvent le besoin de théorie du complot continueront à les entretenir, tout comme ceux qui ont besoin de tabac continueront à acheter des cigarettes même si celles-ci sont cachées ou sont emballées dans un carton portant en très grosses lettres les mots « nocif pour la santé ».
9L’éducation aux médias, l’acquisition de compétences pour la recherche, la sélection et la vérification des informations sont fondamentales, mais une simple campagne d’« alphabétisation » aux (nouveaux) médias ne saurait tuer le mal à la racine. La question éducative première se pose en termes de promotion de valeurs, liées à la formation à l’esprit critique dans et par l’éducation, à travers et au-delà même des connaissances et des savoirs. Dans ce projet d’émancipation, les médiations humaines, documentaires, techniques ou technologiques sont tout autant des alliées que des adversaires, en cela qu’elles rendent parfois indifférent à toute exigence de vérité. Il s’agit aussi de former les citoyens en devenir au discernement de la frontière qui sépare la diversité des opinions, auquel l’idéal démocratique est attaché, d’un relativisme épistémologique, générateur de confusion en cela qu’il place sur le même plan le registre des savoirs et celui des convictions. Au-delà de la sphère éducative, la post-vérité revêt une dimension d’éthique personnelle et collective dans la production des savoirs. Seule la promotion du pluralisme, de l’indépendance, de l’impartialité aussi, des émetteurs de connaissances est à même de nourrir les capacités délibératives des individus dans des sociétés démocratiques. Mais l’élaboration de contenus et d’outils fiables ne suffit pas. Des études soulignent qu’en dépit du développement d’outils de e-démocratie librement accessibles, et de forums consultatifs de citoyens, les disparités (en termes d’ancrage social, de genre, d’éducation, d’origine ethnique, de revenu, etc.) dans la participation sociale n’ont pas été réduites, mais ont été au contraire renforcées par la démocratie digitale5. La défiance à l’égard de savoirs établis autant que l’adhésion spontanée à des récits alternatifs, qui mettent à l’abri de l’incertitude et de l’instabilité du monde6, sont aussi le signe d’une fragmentation de nos sociétés et d’une polarisation des sources d’information et de formation7. La fracture numérique à l’œuvre dans nos sociétés hyper-connectées recouvre ainsi une fracture démocratique.
10Dans des sociétés d’individus conditionnés, pour partie, par les médias de masse et les réseaux sociaux, travailler à substituer au désir industrialisé – qui ne touche pas également tous les individus – un projet qui relie et produit du commun constitue l’un des défis majeurs. De cette possibilité même dépendent la cohésion sociale et la construction d’une citoyenneté démocratique8.
Notes de bas de page
1Tesich Steve, « The Watergate Syndrom: A Government of Lies », The Nation, vol. 254, no 1, 6 janvier 1992, p. 12-14.
2Stenmark Mikael, Fuller Steve et Zackariasson Ulf (dir.), Relativism and Post-Truth in Contemporary Society. Possibilities and Challenges, Cham, Palgrave Macmillan, 2018.
3Stengers Isabelle, Réactiver le sens commun. Lecture de Whitehead en temps de débâcle, Paris, La Découverte, 2020.
4Heimberg Charles, Maulini Olivier et Mole Olivier, « Le rapport à la vérité dans l’éducation », Raisons éducatives, no 24, 2020, p. 5-30.
5Osler Audrey, « Teacher Interpretations of Citizenship Education: National Identity, Cosmopolitan Ideals, and Political Realities », Journal of Curriculum Studies, no 1, 2011, p. 1-24.
6Block David, Post-truth and political discourse, New York, Palgrave Macmillan, 2019 ; Fabre Michel, Éducation et (post) vérité : l’épreuve des faits, Paris, Hermann, 2019.
7Feinstein Noah Weeth et Waddington David, « Individual Truth Judgments or Purposeful, Collective Sensemaking? Rethinking Science Education’s Response to the Post-Truth Era », Educational Psychologist, no 3, 2020, p. 155-166.
8Malet Régis et Garnier Bruno (dir.), Éducation, mondialisation et citoyenneté. Enjeux démocratiques et pratiques culturelles, Berne, Peter Lang, 2020 ; Majhanovich Suzanne et Malet Régis (dir.), Building Democracy in Education on Diversity, Rotterdam, Sense Publishers, 2015.
Auteurs
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Régis Malet
Université de Bordeaux ; Institut universitaire de France.
Régis Malet est professeur des universités à l’université de Bordeaux (LACES UR 7434) et membre honoraire de l’Institut universitaire de France.
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Charles Mercier
Université de Bordeaux ; Institut universitaire de France.
Charles Mercier est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Bordeaux (LACES UR 7434) et membre honoraire de l’Institut universitaire de France.
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Jean-Philippe Warren
Université Concordia ; Société royale du Canada.
Jean-Philippe Warren est professeur de sociologie à l’université Concordia et membre de la Société royale du Canada.

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