Introduction
p. 7-13
Texte intégral
1Signe des temps postmodernes, le développement de la prévention situationnelle, formule de contrôle de la criminalité1, a été fulgurant au cours de ces dernières décennies, y compris en France. Elle occupe désormais une place centrale dans le débat politique et le champ criminologique. Avec la banalisation de la vidéosurveillance et des systèmes de contrôle d’accès, parmi ses manifestations les plus visibles, elle a fini par être naturellement intégrée à notre environnement de vie, au point que l’urbanité a, dans une certaine mesure, parfois pu être sacrifiée à la faveur d’une logique sécuritaire lors de programmes de renouvellement urbain notamment (Levan, 2004), sans qu’il y ait eu de levée de bouclier notable. Assurément attrayante, elle est souvent présentée comme proposant des solutions techniques intrinsèquement « pratiques » et relevant du « bon sens ». Le concept hybride de prévention situationnelle se décline sous des formes diverses et variées et peut relever aussi bien de mesures législatives, que de sécurisation passive et active du bâti (Levan, 2005), en fonction des particularismes culturels locaux. À quoi tiennent les décalages relatifs à l’émergence de cette approche et les écarts d’institutionnalisation dans des contextes politico-administratifs singuliers, en l’occurrence aux États-Unis et en France ?
2Cette étude comparative, qui est le fruit d’une recherche doctorale achevée en 2007, a orienté l’éclairage sociologique sur la version socialisée de la prévention situationnelle, mise en œuvre dans des quartiers populaires situés dans les villes globales que sont New York et Paris. Encore relativement peu de chercheurs se sont aventurés, à ce jour, dans le sillage de l’ethnographe américaine Sally Engle Merry (1981), sur ce terrain d’investigation a priori peu « ouvert » au « regard de l’extérieur », alors que l’on assiste dans le même temps à ce qu’il est convenu d’appeler l’extension du contrôle social préventif, officiellement justifiée à des fins de justice sociale dans les ghettos urbains. Ce phénomène est étayé par le principe d’une normalisation des risques urbains (Garland, 1996), qui légitime dès lors une pléthore de moyens préventifs pour les éradiquer.
3S’attacher à combler ce vide s’avère dès lors d’autant plus urgent que les événements survenus à l’automne 2005 dans de nombreux quartiers relégués de l’Hexagone, ainsi que leurs répliques de temps à autre, interrogent, entre autres, le bien-fondé des politiques publiques de prévention de la délinquance à destination des îlots sociaux catégorisés comme « sensibles ». Ils pointent aussi la pertinence d’une meilleure connaissance des expériences étrangères, souvent plus anciennes, dans ce domaine. Celles-ci deviennent des objets de fascination pour les observateurs politiques et scientifiques, à l’heure même d’une globalisation accrue des échanges, caractérisée par l’importation, voire la « traduction » de concepts et de pratiques employés ailleurs, comme c’est le cas de la prévention situationnelle. La perspective longitudinale adoptée par cette recherche permet d’apporter des tentatives de réponses non façonnées dans l’urgence de l’actualité brûlante.
4Outre les difficultés d’accès au terrain, il faut garder à l’esprit que même si la méthode de l’observation participante a été privilégiée, il subsiste un risque de déformation de l’objet. Il résulte tour à tour : de la présence de l’enquêtrice dans un univers social non familier, où elle peine à s’intégrer du fait de la dangerosité de celui-ci ; de la production d’une asymétrie dans les rapports sociaux avec les enquêtés, introduisant des éléments de violence symbolique ; de la diffusion d’un langage opaque sur l’insécurité, qui fausse l’analyse des discours recueillis ; enfin, de l’emploi de connaissances préconstruites de l’objet, que la chercheuse doit tenter de mettre à distance afin de mieux cerner les contours de son objet. Il convient de surcroît d’éviter les écueils relevant, généralement, soit « [d’une] lecture misérabiliste, qui s’émeut et compatit au spectacle de la misère », soit « [d’une] lecture populiste qui célèbre les vertus et l’inventivité du dominé et présente comme une stratégie héroïque de “résistance” ce qui n’est bien souvent qu’une tactique économe d’auto-préservation2… » Ce qui a été construit comme le « problème des banlieues » (Avenel, 2004) suscite une profusion de discours, de dénonciations, de débats passionnés. Le risque latent serait une lecture réductrice de la présente recherche, qui attribuerait un statut universel à la description de situations singulières de violences physiques pourtant liées à des circonstances précises, dans le cadre d’une monographie. Afin de se prémunir contre un tel risque de dérive ou d’instrumentalisation, résultant d’une décontextualisation et d’une réappropriation du matériau empirique, des mises en garde du lecteur sont préconisées.
5La théorie des « espaces défendables », élaborée par l’architecte américain Oscar Newman et appliquée au parc social de la ville de New York au début de la décennie 1970, a contribué à ce que la prévention situationnelle devienne le paradigme dominant de prévention de la délinquance dans le logement social. Elle a été, depuis, incorporée à la matrice théorique situationnelle. Elle constitue sans nul doute une incarnation de ces transferts de savoirs et de savoir-faire vers des contextes culturels diversifiés d’implantation. La tentative d’indigénisation de cette théorie connaît, depuis peu, un succès en France, à travers la formule de la résidentialisation, même si les dispositifs de sécurisation ont progressivement équipé les HLM dès la décennie 1980. La résidentialisation consiste à restructurer un complexe d’habitat social en secteurs résidentiels de taille plus humaine, afin de rendre les espaces physiques lisibles pour leurs usagers (Billard, Chevalier, Madoré, 2005). Cet engouement n’a, cependant, pas été étayé par les rares évaluations scientifiques ou les recherches ethnographiques menées, qui ont dressé un bilan plutôt mitigé des expérimentations en la matière. C’est alors davantage une logique expérimentale qui est à l’œuvre pour expliquer cette évolution, et elle va de pair avec l’émergence de nouvelles grilles d’analyse des risques urbains. Le succès de la technique des « espaces défendables », jaugé à partir de la prise en compte de l’évolution du niveau de délinquance, est en effet purement conjectural, faute de travaux évaluatifs rigoureux pour l’entériner. Comme il va être à présent démontré, la diffusion d’un certain nombre de visions du monde bien ancrées dans le discours public, va contribuer davantage à promouvoir cette logique expérimentale. Autrement dit, il semblerait que la logique de développement « par l’essai » prime sur celle de développement « par la preuve ».
6À l’instar de chercheurs avant nous, dont l’intérêt s’est porté sur d’autres objets d’étude tels que la prison, il convient de déconstruire un petit nombre d’« évidences » (Chantraine, 2004) disséminées dans les discours scientifiques et politiques, et qui ont contribué à figer les débats sur l’insécurité. La finalité est de favoriser l’émergence d’idées nouvelles, permettant d’appréhender le phénomène étudié sous divers angles et d’ouvrir la voie à des pistes non encore explorées. Les évidences recensées sont au nombre de deux.
7La première d’entre elles concerne l’idée de démocratisation de la sécurité (Roché, 2002). Il est un lieu commun de penser qu’en ce sens où les plus lotis ont la possibilité de s’offrir une sécurité de qualité, pourvue par des prestataires privés, ces choix créent inévitablement des inégalités sociales. Il convient de s’attarder, selon nous, sur la notion de prise de conscience, à deux niveaux. Dans un premier temps, la perception d’une exposition inégale aux risques urbains génère certaines attentes parmi les franges les moins favorisées de la population. Par ailleurs, dans une perspective de justice sociale, les gouvernants, qui ont pris connaissance de ces doléances, et désireux de répondre à ces attentes médiatisées qu’ils jugent légitimes face à la croissance de la délinquance, encouragent l’extension de politiques sécuritaires de type « symbolique », dont l’efficacité n’a pas nécessairement été démontrée.
8Or, les demandes sécuritaires ne font pas forcément l’objet d’un consensus. Résolument plurielles (Levan, 2005), elles peuvent même paraître infondées aux yeux de certains groupes ou individus, car il émerge des « sensibilités différentielles » (Dulong, Paperman, 1992) au sujet de la délinquance au sein d’un quartier donné, et circulent des définitions concurrentes des problèmes sociaux. Loin d’être nécessairement « démocratique » ou justifié, le développement de ces politiques est en outre symptomatique de l’écart entre l’utopie de l’uniformité des doléances et la réalité hybride des modes de construction des problèmes de délinquance. La correspondance entre l’offre publique de sécurité et les demandes sociales n’est vérifiée que dans un nombre restreint de cas.
9Aussi, le premier grand questionnement de cette recherche vise à éclairer les relations entre les structures institutionnelles, prestataires de services – dont ce « bien public » qu’est la sécurité –, et leurs « clients », les habitants de quartiers populaires ciblés, entre autres, par des programmes de prévention situationnelle. Les modalités d’action publique dans le domaine de la régulation sociale, axées sur les quartiers dits « sensibles », ont essaimé. Comment sont donc perçus les choix opérés en matière de sécurisation « active » et « passive » des complexes sociaux, choix qui relèvent majoritairement de l’expertise professionnelle, fondée sur les visions gestionnaires de la police et du bailleur social ? L’analyse de l’expérience des résidents devrait révéler une multitude de réceptions suivant les pratiques spatiales individuelles dans la cité, et mettre en exergue les rapports antagoniques entre expertises profanes et professionnelles au sujet de la notion d’insécurité. De plus, puisque la « prise de conscience » est une dimension constitutive du processus de « démocratisation », comment s’actualise-t-elle ? Par quels canaux les échanges entre ceux qui produisent la sécurité et ceux qui la consomment se font-ils ? Cette sensibilisation à la question de l’insécurité peut-elle renforcer les disparités concernant l’accès à la sécurité de divers pans de la population résidente ? Se traduit-elle par une mobilisation citoyenne accrue en faveur de la sécurité, en réponse à la profusion de discours qui prônent la responsabilisation des résidents ? D’où l’intérêt de la comparaison.
10La deuxième « évidence » qui passe au crible de notre analyse se rapporte au rôle de la configuration urbaine, dont l’une des présupposées vertus est la disciplinarisation des comportements. C’est la philosophie politique qui a permis de mettre en exergue le principe disciplinaire (Foucault, 1975) selon lequel, l’adaptation du milieu urbain, combinée à l’agencement des structures relationnelles, conditionnerait symboliquement les comportements, afin que l’écart à la norme soit minimal et le maintien de l’ordre social, efficace. Toutefois, il apparaît, d’après nos enquêtes de terrain, et comme il sera démontré ultérieurement, que ce type de comportement « normal » escompté, ou « théorique », ne s’impose pas comme l’unique réaction à la mise en œuvre de techniques situationnelles, dans la mesure où des stratégies d’adaptation apparaissent afin de rendre l’intégration de celles-là, dans l’environnement de vie des résidents, moins contraignante.
11La sociologie des techniques est ici convoquée, elle axe la réflexion sur la dimension politique des techniques en tant qu’« éléments actifs d’organisation des hommes entre eux et avec leur environnement3 ». Elle met en lumière les décalages notoires entre les modèles figés officiellement recensés et les modèles clandestins, perpétuellement façonnés par l’épreuve de la pratique, et tels qu’appréhendés en contexte (Bourdieu, 1977). Elle constitue un outil de compréhension permettant de remettre en cause les « certitudes », jusque-là peu contestées, concernant le principe de démocratisation de l’accès à la sécurité. C’est justement en produisant des descriptions en creux des expériences individuelles d’insécurité dans les quartiers populaires, qu’il devient possible de s’attaquer, plus efficacement, aux inégalités sociales liées à l’exposition aux risques urbains. Ce vécu reste trop souvent confiné au domaine de l’invisible, et il est caricaturalement réduit aux récits de victimation, soit sa composante la plus plébiscitée par les discours policiers et politiques, pour étayer leur vision catastrophiste des événements. Or, cette instrumentalisation des discours publics ne permet d’appréhender le phénomène hybride d’insécurité dans sa diversité.
12Par conséquent, le deuxième questionnement de cette recherche, qui est aussi notre hypothèse centrale, s’articule autour des conséquences de l’emprise de la première « évidence », concernant le principe du droit universel à la sécurité. Il est à prévoir que si le processus d’uniformisation des paysages de quartiers populaires français et états-uniens, par le recours grandissant à des dispositifs situationnels est, dans la pratique, perçu comme une démarche technocratique et unilatérale par les résidents, alors cela pourra générer des effets pervers, préjudiciables à l’efficacité de l’intervention préventive. Afin de limiter les contraintes d’usage liées à ce qui apparaît comme une perte de commodité et de confort, il est en effet probable que des « détournements d’usage » soient routinisés par les usagers réguliers de ces systèmes de sécurité. Il s’agira donc d’explorer le décalage entre usage théorique et usage social. Il conviendra de mettre en exergue les rapports dialectiques entre individus et environnement physique et social.
13C’est à partir de l’interactionnisme symbolique en sociologie de la déviance, de l’approche ethnographique en sociologie, de la sociologie des techniques, de la sociologie de la prévention de la délinquance, de la sociologie des sensibilités culturelles et locales à l’insécurité (Girling, Loader, Sparks, 2000), qu’il a été possible de recueillir et d’analyser les expériences individuelles des usagers de systèmes situationnels, ainsi que leurs perceptions au sujet de l’insécurité, dans un quartier ciblé par ces interventions préventives, à New York et à Paris. Ces complexes sociaux sont pour le moins comparables, dans la mesure où ils sont localisés dans des quartiers plus ou moins centraux de villes globales, où les effets macrosociologiques de la mondialisation sont ressentis avec une acuité singulière. Ces villes-mondes subissent en effet de plein fouet l’impact de mutations politiques et économiques d’ampleur, essentielles au maintien de leur statut convoité sur la scène internationale. Les similitudes des deux quartiers populaires sont néanmoins limitées sur le plan structurel. L’enclave ethnique et culturelle américaine concentre en son sein des situations personnelles de grande précarité, elle est caractérisée par un climat de violence prégnante et doit faire face aux nombreuses carences de l’État social. L’îlot social français, de taille plus réduite, présente quant à lui une diversification liée à la composition ethnique et économique de sa population, confrontée à une « violence en miettes », pour reprendre la terminologie employée par Philippe Robert (2005), et constitue le réceptacle d’une action publique diversifiée.
14La démarche est en outre inductive. Des séjours d’études successifs à New York en 1998-1999 et en 2003 ont facilité l’accès au terrain à Brooklyn et le recueil du matériau empirique. L’enquête qualitative comprend soixante-quinze entretiens approfondis menés, selon l’approche ethnographique, avec des résidents de ces îlots sociaux et des acteurs institutionnels concernés au premier chef par la sécurisation de ceux-ci, tels que des gérants de logement social, des commissaires de police, des agents de police, des référents justice, des représentants associatifs, etc. La collecte de documents aussi divers – néanmoins confidentiels – que les rapports statistiques et les données sociodémographiques à l’échelle des quartiers, s’adjoint à ces entretiens. Des indicateurs de taux de délinquance ont été calculés par nos soins. L’essentiel du volet quantitatif est situé à Robert Houdin, en 2002 et 2004, c’est-à-dire à différentes étapes de la mise en œuvre de la sécurisation physique et humaine de la cité urbaine. Cent soixante-sept résidents au total ont accepté de répondre au questionnaire, qui a ultérieurement fait l’objet d’un traitement statistique avec le logiciel SAS.
15Cette recherche a donc pour finalité, dans un premier temps, de décrire comment l’approche situationnelle est devenue le paradigme dominant pour les politiques de prévention de la délinquance afin de juguler les dysfonctionnements urbains dans les complexes sociaux américains et français. L’institutionnalisation plus ou moins forte de ces dispositifs dans les deux pays tient de cultures politico-administratives spécifiques, caractérisées par des tentations centralisatrices fortes pour le cas français, quasi inexistantes pour l’autre.
16Les deuxième et troisième parties sont consacrées au versant empirique, focalisé sur les effets de la mise en œuvre de mesures de prévention situationnelle, se rapportant à l’évolution de la délinquance et aux perceptions de l’insécurité. L’ancrage plus ancien de ces programmes dans la ville de New York, rend légitime le choix d’aborder en premier le déclin et la survie de Red Hook, ghetto de Brooklyn, avant de décrire la reconquête de la cité parisienne Robert Houdin. Il conviendra de construire une typologie des réactions aux techniques situationnelles, pour montrer comment certains usagers peuvent imaginer des solutions originales, néanmoins contradictoires avec l’objectif de prévention de la délinquance, pour parer aux effets collatéraux qui apparaissent inévitablement avec le foisonnement de dispositifs situationnels. La perspective choisie conduit dès lors à porter notre attention sur un groupe particulier impliqué dans le processus de déviance, celui qui pour l’essentiel fait respecter les normes sociales (Becker, 1985), même si ce choix ne permet d’accéder qu’à une compréhension partielle des phénomènes étudiés. Nous ne traiterons donc pas de la question de la jeunesse des quartiers populaires, qui a monopolisé l’attention des chercheurs.
17Démocratiser la sécurité, c’est selon nous, sonder au plus près les aspirations plurielles en matière de sécurité, de ceux dont le droit à la parole est souvent confisqué. Cette recherche vise ainsi à rétablir l’équilibre, afin de rendre les quartiers populaires d’abord plus sûrs pour leurs habitants, en explorant les pistes qui s’avèrent prometteuses en vue d’un partage de la production de la sécurité.
Notes de bas de page
1 « Criminalité » fait référence au groupe des infractions pénales, non strictement limité à la conception restreinte du droit français. La notion de « contrôle de la criminalité » désigne un ensemble complexe de dispositifs et de pratiques, illustrés par une gamme de stratégies allant de l’adoption de comportements précautionneux pour les citoyens ordinaires à la promulgation de lois sur la sécurité (Garland, 2001, p. 7).
2 Wacquant L., « The Zone », dans Bourdieu P. (dir.), La misère du monde, Paris, Éditions du Seuil, 1993, p. 290.
3 Akrich M., « Comment décrire les objets techniques », Techniques et Cultures, 9, 1987, p. 49.
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