Conclusions
p. 411-415
Texte intégral
1Cette recherche avait pour objectif d’examiner les dimensions politiques de la vénération des reliques. La nature divergente de ces objets en était le défi initial. Alors qu’au Moyen Âge et à l’époque moderne, les « restes » vénérés étaient presque exclusivement liés aux cultes religieux, les dimensions politiques étant, dans ce cadre, fonction de leur usage, les xixe et xxe siècles ont produit des reliques purement profanes liées à la sphère politique, pourtant en voie de laïcisation, mais prenant volontiers à leur tour des apparences religieuses. Les contributions de ce livre montrent avec clarté que cette première caractérisation polarisante des reliques politiques nécessite des différenciations. Dès l’époque moderne, certaines reliques « profanes » ont pu susciter une dévotion tout à fait semblable à celle d’un culte religieux tandis que la vénération des reliques des saints n’a pas cessé brusquement au xixe siècle mais peut s’observer jusqu’à nos jours. L’idée d’un transfert de sacralités exige, elle aussi, une certaine relativisation. En effet la mise en place de cultes profanes au profit des reliques politiques ne fut pas systématiquement accompagnée d’une perte de sacralité des objets religieux analogues. Les deux sphères coexistent à ce jour, même si, dans le monde occidental sécularisé, le culte des reliques de saints a connu une perte d’importance sensible.
2Le poids culturel considérable pris par les reliques au Moyen Âge et dans l’Europe catholique de l’époque moderne est à l’origine de leur signification politique. Les contributions de ce volume montrent à quel point ces objets soutiennent l’identité des communautés et contribuent à légitimer le pouvoir ; ils peuvent aussi devenir le moyen d’expression d’une résistance symbolique. Ainsi, au début de l’époque moderne, les corps saints ont été radicalement contestés par le mouvement protestant tandis que, en réaction, Contre-Réforme et Réforme catholique ont réaffirmé l’importance du culte des reliques tout en voulant imposer leur contrôle par les autorités ecclésiastiques et en réduire le nombre, au détriment de bien des dévotions enracinées localement. Il en résulta des conflits parfois considérables entre élites, cléricales mais également politiques ou culturelles, et couches populaires, entre centre et périphérie. La folklorisation dont de nombreux cultes locaux ont progressivement fait l’objet a été précédée par un mouvement de répression dont l’intensité a varié dans le temps et selon les régions concernées. Dans leurs critiques du culte des saints, les philosophes des Lumières puis les républicains anticléricaux se sont fait volontiers les héritiers de ces contestations.
3À l’époque contemporaine notamment, des objets fort différents remplirent la fonction de relique politique : non seulement, de manière assez classique, les restes d’une dépouille corporelle mais également des objets ayant touché lesdits restes, des objets personnels, ayant réellement appartenus à la personnalité que l’on honore. La politisation étant fortement dépendante de la médiatisation, est considéré comme relique tout objet qui renvoie spontanément à un homme de pouvoir, qui a pris soin de cultiver son image en la liant à un symbole. Un chapeau par exemple, une tabatière ou un encrier, un fauteuil ou un vêtement, une arme ou un mouchoir. Ils ont été conservés parce qu’ils évoquaient une attitude ou un trait de caractère de leur propriétaire. Font également office de reliques des objets qui rappellent celui que l’on entend honorer sans nécessairement avoir eu de contact avec lui, comme un tableau ou une figurine qui le représentent. Ces objets sont vénérés en raison de leur dimension emblématique : ils évoquent un homme admiré et une action remarquable. L’authentification, le discours d’accompagnement sont indispensables pour que l’objet puisse accéder au statut de relique. Les commentaires transforment les objets en reliques et les reliques donnent la caution du vrai aux discours et aux récits.
4La volonté de faire d’un acte un événement historique passe également par la conservation d’un objet qui lui est lié, comme le stylo avec lequel a été signé un traité. Ainsi tout peut devenir relique. Le processus dépend de la volonté de conserver et de la mémoire qui est attachée à la personne ou l’événement par les héritiers ou ceux qui se donnent pour tels.
5La politisation des reliques relève pour une part d’un phénomène ancien, déjà perceptible au Moyen Âge, qui consiste en une captation à leur profit, par les détenteurs laïcs du pouvoir, de l’attraction que suscitaient, et suscitent parfois encore, même si c’est dans une moindre mesure, les reliques religieuses. Il en résulta souvent des conflits d’intérêt avec les autorités ecclésiastiques. L’affirmation des pouvoirs civils, avec notamment le renforcement progressif de la puissance étatique, variable selon les régions, s’accompagna de la mise en place de rites et de symboles plus ou moins dégagés de toute transcendance. Les reliques profanes empruntent à la grammaire des corps saints, mais leur pouvoir ne repose plus sur le caractère magique d’origine transcendantale qui est toujours attribué à l’ensemble des reliques. Les mots et le discours qui accompagnent les reliques politiques sont devenus essentiels pour leur donner un sens, soulignant la réputation d’exceptionnalité, la qualité de fondateur d’un mouvement politique, voire de martyr d’une cause que la mémoire collective conserve soigneusement.
6Le caractère précieux de ces reliques conduit certains à multiplier les acquisitions, jusqu’à constituer une ou des collections. Les reliques contre-révolutionnaires furent ainsi rassemblées par les descendants des chefs chouans dans leurs demeures vendéennes. L’accumulation tend à renforcer la valeur de ces objets. Elle est preuve de l’aura du personnage. Elle crée, légitime ou renforce celui qui les expose, les commente, les fait admirer. Le musée remplace les lieux traditionnels de pèlerinage. L’objet a alors tendance à perdre de son prestige car la mémoire de l’événement ou du personnage s’émousse avec le temps.
7Ces objets sont mis en valeur minutieusement. Ils sont enchâssés dans un support qui rend visible ce qui serait invisible, ce qui aurait une apparence négligeable sans un écrin. Les reliques civiles sont exposées dans des vitrines placées dans des bâtiments civils, anciennes résidences de l’homme honoré ou musées. Par effet d’emboîtement, la relique est donc souvent liée à un lieu, caractérisé par un bâtiment, lequel devient de fait une sorte de reliquaire monumental. Quel qu’il soit, le monument/reliquaire ne vaudrait rien s’il n’était porteur de la relique authentifiée. L’étiquette sur la vitrine, la plaque de marbre sur la façade comme la notice dans le catalogue du musée sont indispensables non seulement pour attester la véracité mais également pour attirer l’attention sur l’objet donné à vénérer. Parfois la ville ou le village même acquièrent une partie de la valeur qui est accordée à la relique. Les exemples ne manquent pas, de Saint Denis à Olympie, en passant par Colombey-les-Deux-Églises ou Caprera. Ces lieux sont renommés en raison de la présence des reliques, qui peut susciter des pèlerinages politiques.
8Des gardiens de la mémoire mettent en place une politique reliquaire. Ce sont eux qui retrouvent et collectionnent les reliques dispersées, qui les conservent, les authentifient, les mettent en valeur. Ils veillent à leur respect, se préoccupent parfois des cérémonies de commémoration comme du contrôle des dévots et dispensent un discours officiel mêlant passé et présent, émotion et récit, nostalgie et invitation à l’action. Des rituels se mettent en place, spontanément organisés au début puis codifiés peu à peu, devenant impossibles à transformer. Les gardiens jouent un rôle clé : ils rendent possible le recueillement et l’évocation. Ils ravivent, avec plus ou moins de succès, le souvenir qui s’estompe. Ils convoquent les autorités civiles dont la présence permet de donner tout leur poids aux reliques. Ils vivent des reliques et les reliques vivent d’eux. Ils sont parfois amenés à combattre des contre-mémoires ou à s’opposer aux tentatives de récupération à des fins politiciennes.
9Un tourisme des reliques profanes peut également se mettre en place. Les magasins de souvenirs tirent profit des lieux qui sont associés à la mémoire. Les visiteurs rapportent pieusement des photographies, des affiches, des bustes ou des colifichets variés qu’ils mettront en bonne place dans leur propre maison. Ce mouvement est fluctuant. Les musées qui voient décroître le nombre des visiteurs sont modernisés en « centres d’interprétation », proposent un discours, des images et des parcours à vocation pédagogique, car la politique est une chose sérieuse et rationnelle. Il n’en reste pas moins que les foules pèlerines admirent un grand homme et accordent un pouvoir thaumaturgique aux objets qui meublaient sa maison, qu’ils visitent dans un silence recueilli. Et ceux qui se donnent pour « héritiers » s’efforcent, en venant à des dates symboliques, de capter à leur profit l’aura du fondateur ou refondateur de leur culture politique.
10Les reliques profanes sont révélatrices d’une indéniable mystique du pouvoir, que d’aucuns voudraient établir en religion laïque. La vénération des reliques, non seulement d’un roi ou d’un détenteur du pouvoir mais également d’un homme considéré comme exceptionnel, permet à ses successeurs de renforcer leur propre légitimité. Ils sont bénéficiaires, aux yeux du public, du charisme et de la force d’action de celui qu’ils vénèrent. Après avoir contemplé les reliques dans une atmosphère d’émotion et de recueillement, l’homme politique invoque le nom et l’action de son prédécesseur. Napoléon se rendit au tombeau de Charlemagne, Louis XVIII honora les restes de Louis XVI, Thiers et Louis-Philippe furent présents lors du retour des cendres de Napoléon Ier. Au Portugal, les gestes rituels (cortège, agenouillement, acclamation, proclamation, prestation de serment) avaient au xixe siècle plus d’importance que les objets utilisés lors des cérémonies eux-mêmes, ce qui contribua probablement à l’altération progressive de l’image de la monarchie. Sous la IIIe République, les gouvernements nouvellement investis se rendaient dans la maison/reliquaire de Gambetta. Sous la Ve République, les héritiers du général de Gaulle, ou ceux qui se donnent comme tels, se rendent à Colombey-les-Deux-Églises. Lors de son accession à la présidence, François Mitterrand honora les restes de Jean Jaurès et Léon Blum. Au xxie siècle, François Hollande fit de même, mais fut plus discret lorsqu’il vint à Jarnac, tant est controversé l’héritage mitterrandien au sein de la famille socialiste.
11Plus largement, il semble que l’importance accordée aux reliques profanes est l’un des signes du rapport ambigu que les sociétés occidentales contemporaines accordent à leur passé. Éprises de modernité, d’explorations et de nouveautés, elles entendent conserver les restes d’un passé qu’elles estiment dépassé, voire qu’elles rejettent comme synonyme de routine, d’archaïsme, de sclérose. Les plus progressistes ne sont pas les moins attachés à vénérer les restes de leurs grands ancêtres, dont ils défendent la mémoire et qu’ils considèrent comme des précurseurs ou des prophètes. La politique prend ainsi la forme d’une religion civile, qui promet un avenir radieux.
***
12Les travaux contenus dans ce livre ne sont pas sans ouvrir de nombreuses perspectives de recherche. Des études plus approfondies seraient souhaitables pour préciser le statut, les fonctions et les usages des reliques dans une constellation de rivalités politico-religieuses. Celle-ci peut s’articuler à l’intérieur du monde catholique, où la tradition médiévale du vol de reliques continue d’exister à l’époque moderne. La rivalité entre les différentes confessions chrétiennes, exprimée par la remise en cause des corps saints par les partisans de la Réforme protestante, mériterait d’être examinée au prisme des identités collectives locales. Pour l’époque de la Contre-Réforme, des études sur des frontières confessionnelles révéleraient les stratégies adoptées de même que les réactions du camp adverse.
13D’autres questions toucheraient aux évolutions en jeu. Ainsi, bien que la perte de prestige des reliques vénérées localement suive un itinéraire en principe connu, celui-ci est loin d’être étudié en détail, et certainement pas dans une perspective comparatiste sur le plan européen. Il n’en va pas autrement de la fortune et de l’usage de possibles objets profanes mis en vénération. Combien d’autres objets de type analogue ont pu alors exister ? Depuis certains vestiges de l’antiquité jusqu’aux insignes de l’Empire, le champ d’objets potentiels est sans doute plus vaste qu’on pourrait le croire. Y aurait-il une évolution qui mènerait de telles « reliques civiques », dont la vénération peut être de très longue date, à celles du xixe siècle ? Ou faut-il considérer que ce sont malgré tout les Lumières qui produisirent, en particulier sous forme du culte des héros, les phénomènes de transition décisifs ? La question vaudrait en tout cas la peine d’être approfondie, tout comme l’analyse des évolutions sémantiques dont les premiers contours semblent corroborer plutôt cette dernière hypothèse.
14Le rôle joué par les deuils publics au xixe siècle, la place occupée par le volet religieux du positivisme, l’importance du culte des chefs dans les totalitarismes au xxe siècle, constituent autant de points qui mériteraient un comparatisme élargi à une grande échelle auquel l’histoire globale invite fortement. En outre, mettant systématiquement en œuvre le concept de culture politique, il ne serait pas inutile d’examiner comment les luttes s’expriment à propos des dépouilles de soldats ou de victimes d’attentats. D’une manière générale, un jeu d’échelle entre la micro-vénération de reliques et les comportements funéraires et commémoratifs des sociétés donnerait à comprendre les transformations du rapport à la mort. Comment les reliques permettent-elles (ou non) de réaliser le travail de deuil ? Enfin, il convient de noter que l’histoire immédiate pourrait, prenant comme sources les documents du web, examiner si apparaissent de nouveaux objets, de nouveaux mots, de nouvelles dévotions, tandis qu’il serait également possible d’étudier les formes de renouvellement du phénomène de marchandisation des reliques. Les intellectuels, dont l’érudition se mesurait à l’importance de leur bibliothèque, se demandent avec inquiétude si la dématérialisation n’est pas en passe de transformer leurs livres en reliques de l’âge du papier.
15Les champs pour de futures recherches, on le voit, ne manquent donc pas, d’autant que les reliques politiques sont loin d’appartenir au passé. La vénération des saints comme celle des acteurs de la vie politique ne cesse de produire de nouveaux objets. Parfois, elle peut concerner des hommes d’un passé lointain, comme le dernier roi Maya dans le cas de certains mouvements autonomistes de l’Amérique centrale ; plus souvent, il s’agit d’acteurs du passé proche, comme au sein des mouvements nationalistes nés en Europe de l’Est après 19891. De même, la politisation des reliques est plus que jamais implicite aux questions de patrimoine, la conservation ou non de cimetières, par exemple, celle d’autres lieux de mémoire ou de sites archéologiques potentiels. Que faire lorsque les travaux publics révèlent sous le sol d’un espace urbain déjà prévu pour d’autres projets d’aménagement « modernisateur » tout un ossuaire d’une communauté digne de mémoire, comme dans le cas qui, à New York, a donné lieu à l’African Burial Ground Project2 ? Enfin, conflits et débats fortement politisés sont à l’ordre du jour lors de la reconstitution (ou non) d’héritages patrimonaiaux à leurs propriétaires, et ce sans doute notamment lorsque ce transfert a lieu entre des pays européens et leurs anciennes « colonies ». Les conflits peuvent concerner l’objet même des reconstitutions mais aussi leur forme – et qui dira, à ce propos, que les questions de transfert de sacralité sont désormais hors jeu ? Lorsque l’Allemagne a récemment restitué à la Namibie les restes d’anciens résistants Herero et Nama, transférés dans l’Empire après la fin sanglante de la révolte « anti-colonialiste » de 1905-1908, ce fait a été largement salué mais a suscité des critiques concernant l’acte même de la restitution ; elle a eu lieu dans une église berlinoise, accompagnée d’une cérémonie non dépourvue de connotations religieuses3.
Notes de bas de page
1Voir les contributions respectives dans A. Walsham (éd.), Relics and Remains, op. cit.
2Cf. Alondra Nelson, « Ruhestörung – Gräber, Knochen, DNA und eine neue afrikanische Ahnenforschung in den Vereinigten Staaten », in Marianne Sommer et Gesine Krüger (dir.), Biohistorische Anthropologie : Knochen, Körper und DNA in Erinnerungskulturen, Berlin, Kadmos, 2012, p. 54-77.
3Voir Die Tageszeitung du 28 et 29 août 2018 (article « Die Schuldfrage » et entretien avec Israel Kaunatjike, l’un des initiateurs de la demande de restitution).
Auteurs
-
Albrecht Burkardt
Professeur d’histoire moderne à l’université de Limoges. Ses recherches portent sur l’histoire politique, culturelle et religieuse de l’Europe moderne, en particulier sur le culte des saints, l’Inquisition romaine et l’histoire du voyage.
-
Jérôme Grévy
Professeur d’histoire contemporaine à l’université de Poitiers. Il assure également des enseignements à Sciences Po. Ses travaux actuels portent sur les mystiques politiques, de la fin du xviiie siècle à nos jours.

Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008