Reliques princières et Contre-Révolution
La collecte des objets souvenirs du « martyre » des Bourbons et des Romanov
p. 265-278
Texte intégral
« Presque tous les visiteurs anglais demandent à voir le couteau qui a coupé la tête de Louis XVI. Ce couteau a été vendu comme vieille ferraille, de même que tous les autres couteaux de la guillotine quand ils sont hors de service. Les Anglais ne peuvent le croire et offrent à Sanson de le lui acheter. S’il eût voulu faire ce commerce, on aurait vendu autant de couteaux de Louis XVI que de cannes de Voltaire1. »
1Le procès et l’exécution d’un chef d’État peuvent servir à fonder la légitimité politique d’un nouveau pouvoir, à l’issue d’une guerre ou d’une révolution. Mais quand ce pouvoir se sent encore fragile, alors que le sort des armes n’est pas encore joué ou qu’une révolte est encore possible, l’exécution ne suffit pas. La mémoire du défunt se doit d’être discréditée, afin que la nostalgie du régime déchu ne puisse nourrir la contestation. Il ne faut pas non plus donner de prétexte à des rassemblements de mécontents. À ce titre, les restes corporels constituent évidemment un enjeu primordial, car une tombe est un lieu de pèlerinage tout désigné, ce qui explique la destruction ou la dissimulation de certains corps à l’instar de ceux des dignitaires nazis après 1945 ou, plus récemment, de celui du colonel Kadhafi en 20112. Mais le pèlerinage n’est pas le seul enjeu. Le corps du chef d’État supplicié peut également devenir le moyen d’expression d’un pouvoir surnaturel. C’est le cas des princes dont la souveraineté repose sur le droit divin et dont le règne est lu à travers une logique providentialiste : leur renversement est assimilé à un sacrilège, leur déchéance à une passion et leur exécution à une mort en martyre. À l’imitation du Christ, ils font le sacrifice de leur vie pour racheter les péchés de leur peuple. Ils deviennent dès lors éligibles à la sainteté, conférant une dimension spirituelle au combat mené au nom de leur dynastie. Le prince martyr devient un intercesseur potentiel : des cultes spontanés surgissent, tandis que des démarches sont entreprises auprès des autorités religieuses pour obtenir une reconnaissance officielle de cette sainteté3. Dès lors, leur corps et les objets leur ayant appartenu peuvent faire l’objet d’une démarche reliquaire. Les collecter, les posséder, les exposer, les léguer constituent autant de gestes témoignant d’une fidélité à la fois politique et religieuse. Car la dévotion aux princes martyrs n’est pas une dévotion anodine : elle est essentiellement politique en assimilant la révolution à une œuvre satanique, condition nécessaire au martyre, et en nourrissant spirituellement l’engagement contre-révolutionnaire. Les cas des Bourbons morts en France entre 1793 et 1795 et celui des Romanov exécutés en Russie en 1918 illustrent cette quête de reliques au nom de la fidélité dynastique, mais aussi la détermination du pouvoir révolutionnaire à empêcher cette récupération par la dissimulation des corps des suppliciés. Cette étude entend ainsi contribuer à une histoire comparée des révolutions de 1789 et de 1917, dans le prolongement des Furies d’Arno Mayer (2000), mais à travers un objet bien précis, celui des reliques princières, afin de mieux cerner les convergences et les divergences dans le comportement des acteurs de ces deux guerres civiles4.
Secret, chaux vive et acide sulfurique : de la nécessité de dissimuler des corps encombrants
2Louis XVI est jugé par la Convention comme traître à la nation. Devenu simple citoyen, sous l’identité de Louis Capet, il est condamné par la grande majorité des députés à mourir sous le couperet de la guillotine, la machine à exécuter du peuple. La décapitation mécanique de Louis XVI parachève l’œuvre de délégitimation de la royauté, tandis que la monstration de la tête par le bourreau Sanson, reprise par la gravure, constitue le véritable acte fondateur de la République française. Le conseil exécutif provisoire a ordonné que le corps soit immédiatement conduit au cimetière de La Madeleine pour y être enseveli sous bonne garde, afin d’éviter la récupération de tout ou partie du corps par des partisans du monarque déchu. Après une brève cérémonie funèbre dans l’église de la Madeleine, le corps est conduit au cimetière éponyme, dont l’accès a été interdit au public. Il est déposé dans la fosse commune, comme le corps d’un citoyen ordinaire. En choisissant ce lieu de sépulture, les autorités entendent faire œuvre de réparation publique, en ensevelissant « le tyran » « auprès des victimes qui périrent le 10 août [1792] et de celles qui furent étouffées rue royale, lors des fêtes de son mariage [30 mai 1770]5 ». Le plus grand soin est apporté à l’ensevelissement pour éviter toute recherche et toute découverte ultérieures. Afin d’accélérer la décomposition du cadavre, celui-ci est déposé sur un lit de chaux vive, puis une nouvelle couche de chaux vient le recouvrir. Cette gangue est recouverte de terre, soigneusement tassée. L’opération se déroule sous le contrôle de Cambacérès, désigné à cet effet par la Convention6. Pour rendre encore plus difficile l’identification de la sépulture, d’autres inhumations ont lieu dans la fosse les jours suivants, tandis que le cimetière est gardé nuit et jour pour éviter toute profanation. Exécutée le 16 octobre, Marie-Antoinette est elle aussi inhumée dans le cimetière de La Madeleine, selon une procédure identique à celle utilisée pour son mari7. Le corps de Madame Élisabeth est transporté quant à lui au cimetière des Errancis, où il est déposé dans la fosse commune, en compagnie des autres personnes exécutées. Mort de maladie le 8 juin 1795, Louis XVII est lui aussi inhumé secrètement et anonymement dans la fosse commune du cimetière Sainte-Marguerite, mais les témoignages divergent sur les conditions exactes de son inhumation8.
3Le tsar Nicolas II et sa famille sont exécutés dans la nuit du 16 au 17 juillet 1918, sur ordre du Soviet de l’Oural, très vraisemblablement à l’instigation de Moscou, alors que les armées blanches s’approchent du lieu de leur détention, la maison Ipatiev, à Iékaterinbourg. Nous ne reviendrons pas ici sur les motivations de cette exécution sommaire qui a déjà suscité maintes études, mais aussi maintes polémiques, afin de nous attarder sur le destin des corps des suppliciés9. Pour les autorités bolcheviques, il est nécessaire de les faire disparaître pour éviter qu’ils ne deviennent des objets de dévotion. C’est ce qu’affirme très explicitement Pavel Bykov, l’un des membres du Soviet de l’Oural, dans des souvenirs publiés en 1930 :
« La décision de détruire les corps avaient été prise en rapport avec la reddition attendue de Iékatérinbourg, afin de ne pas laisser aux mains des contre-révolutionnaires des reliques qui pouvaient leur permettre de jouer sur les sentiments des masses populaires ignorantes et incultes10. »
4L’opération de destruction des corps a fait l’objet de récits souvent fort divergents, conditionnés par les intentions de ceux qui les ont recueillis. L’enjeu étant d’authentifier tel ou tel fragment de restes humains considéré comme appartenant aux Romanov. Sans oublier que, de leur côté, les « survivantistes » traquent la moindre invraisemblance afin de prouver la survie de tel ou tel membre de la famille impériale. Le croisement minutieux des différents témoignages et rapports d’enquêtes opéré par Nicolas Ross dans son étude sur l’exécution de la famille impériale permet d’en retracer le déroulement le plus probable, confirmé par la découverte des restes du tsarévitch Alexis et de la grande-duchesse Marie en 2007.
5Yourovski, le commandant de la maison Ipatiev, responsable de l’exécution des Romanov, décide de confier la destruction des corps à Piotr Ermakov, commissaire de Verkh-Issetsk, localité périphérique de Iékatérinbourg. Après avoir été inhumés à la hâte et fort peu discrètement dans un ancien puits de mine, au lieudit des Quatre Frères, au matin du 17 juillet 1918, les cadavres sont exhumés le lendemain pour être brûlés. L’opération est effectuée dans la plus grande improvisation. Après avoir érigé un bûcher de fortune, alimenté avec de l’essence, Yourovski s’aperçoit qu’il n’est pas si aisé de brûler complètement un corps dans un foyer à ciel ouvert. Pris par le temps, il ordonne à ses hommes d’aller ensevelir les ossements sous le chemin de Iékatérinbourg à Koptiaki, au lieudit le Vallon des Porcelets. De l’acide sulfurique est versé sur les corps carbonisés pour en accélérer – sans grand effet – la destruction. Alexis et la grande-duchesse Marie sont enterrés à l’écart, pour éviter que les Blancs ne puissent déterminer l’identité des corps à partir du nombre de personnes ensevelies dans la fosse principale, si jamais ils venaient à la découvrir. Les sépultures sont minutieusement dissimulées et, de fait, échappent aux investigations menées par les autorités blanches quelques mois plus tard.
6Le 18 juillet 1918, à Alapaïevsk, dans l’Oural, c’est au tour du grand-duc Serge, de la grande-duchesse Élisabeth, de quatre autres princes Romanov, du secrétaire du grand-duc et d’une religieuse, compagne de la grande-duchesse, d’être secrètement exécutés, là encore très vraisemblablement sur ordre de Moscou. À l’exception du grand-duc qui reçoit une balle dans la tête, les victimes ont le crâne fracassé à coups de bâton et sont précipitées dans un puits de mine, dont les bourreaux provoquent l’effondrement très partiel en y jetant quelques grenades. Quant aux grands-ducs Paul, Dimitri, Georges et Nicolas, exécutés à Petrograd le 30 janvier 1919, leurs corps sont ensevelis anonymement dans une fosse commune destinée à accueillir les dépouilles des « contre-révolutionnaires » fusillés dans la forteresse Pierre-et-Paul.
7Dans le cas français comme dans le cas russe, cette volonté de faire disparaître les corps obéit à deux logiques complémentaires. La première est de démontrer la toute-puissance des nouvelles autorités qui ont réduit à néant le pouvoir monarchique : les Bourbons, comme les Romanov, ne sont plus rien dans la nouvelle société égalitaire, où toute distinction de naissance a été abolie. Faire disparaître leurs corps après leurs supplices, comme celui de n’importe quel criminel, constitue une ultime manifestation du refus de l’exception royale. La deuxième logique est d’ordre spirituel. Les révolutionnaires français et russes se présentent comme les héritiers des Lumières, partisans de la raison face au fanatisme religieux. Détruire ou dissimuler les corps des souverains exécutés est une façon d’éviter leur récupération par des clercs jugés hypocrites et manipulateurs, utilisant l’arme de la « superstition » au service de la contre-révolution. Dans les deux pays, au cours des mois qui suivent l’exécution des princes, les autorités procèdent des opérations de destructions publiques de reliques, souvent accompagnées de démonstrations pédagogiques. L’anonymat et l’égalité dans la mort sont promus, par l’interdiction des signes religieux dans les cimetières de la France révolutionnaire et par une intense propagande en faveur de la crémation mortuaire dans la jeune URSS11. Cette politique rationaliste n’empêche pas la mise en œuvre parallèle d’une dévotion laïque aux restes corporels des héros révolutionnaires, que ce soit ceux des martyrs de la liberté – Le Pelletier, Marat et Chalier – en France ou de Lénine en Russie12.
La collecte de reliques et la recherche des corps des « martyrs »
8Les partisans des dynasties déchues sont donc privés de corps, mais, qui plus est, la démarche reliquaire ne peut vraiment commencer que si la mort des princes est attestée. C’est le cas pour les Bourbons : objets d’une large information, les exécutions de Louis XVI, de Marie-Antoinette et de Madame Élisabeth se sont déroulées en place publique, empêchant tout espoir de survivance. Ils sont aussitôt considérés comme des martyrs par leurs partisans, qui entreprennent immédiatement une quête reliquaire. Le bourreau Sanson et ses aides, chargés de la toilette du condamné, auraient ainsi revendu « fort cher » les cheveux du roi le jour même de son exécution13. La presse signale que la force armée déployée autour de l’échafaud n’a pu empêcher que des particuliers trempent des mouchoirs dans le sang du supplicié ou ne récupèrent quelques pièces de vêtement :
« Plusieurs personnes se sont partagées ses vêtemens ; son sang, qui avoit coulé sur la place, a été recueilli avec du papier et des mouchoirs blancs, par des personnes qui paroissoient d’ailleurs indifférentes. On a remarqué deux jeunes gens bien mis ; l’un qui paroissoit étranger, a donné 15 livres à un enfant pour tremper un mouchoir blanc dans les traces du sang ; l’autre a semblé attacher de l’importance à se procurer des cheveux ; il les a payés un louis14. »
9Pour le reste, la dévotion s’organise autour de reliques indirectes, des objets personnels des souverains ayant accompagné leur détention au Temple, témoignage matériel de leur « martyre ». « Nous fûmes témoins qu’on s’en disputait les parcelles vraies ou supposées jusque dans les pays étrangers », écrit l’abbé Proyart15. Les autorités révolutionnaires en sont conscientes et tentent de s’y opposer. Le 24 septembre 1793, rendant compte de ce qu’un gardien, Tison, aurait tenté de s’accaparer des souliers du défunt roi qu’il souhaitait « conserver comme la botte de Charlemagne », Hébert propose de brûler les effets de Louis XVI encore conservés au Temple. Considérant que « bien du monde vénère comme relique tout ce qui a touché Capet », le conseil général de la commune de Paris organise un grand autodafé, duquel est finalement soustrait le lit du monarque en raison de sa valeur marchande16. D’autres objets réussissent à échapper aux flammes. Certains ont été recueillis par les serviteurs de la famille royale au Temple, en premier lieu par Jean-Baptiste Cléry (1759-1809), le valet de chambre de Louis XVI au Temple, libéré en mars 1793 et qui est autorisé à emmener avec lui quelques effets personnels ayant appartenu à son maître17. L’autre grand collecteur de reliques est Étienne Lasne (1757-1841) qui est nommé gardien des enfants du Temple en mars 1795. Il quitte ses fonctions après la libération de Madame Royale, emportant avec lui une masse considérable d’objets, dont de nombreux meubles, provenant des appartements royaux. Révolutionnaire modéré, il s’érige, comme Cléry, en gardien de la mémoire de la famille « martyre ». Enfin, il ne faut pas oublier le rôle central joué par Madame Royale elle-même, qui, après sa libération, distribue des souvenirs du Temple aux fidèles serviteurs de la monarchie en émigration. Elle garde précieusement auprès d’elle un ensemble d’objets dans un prie-dieu reliquaire qui la suit jusqu’à sa dernière demeure à Frohsdorf, où elle meurt en 185118. Parallèlement à ces sources « officielles », il existe d’autres distributeurs de reliques beaucoup plus douteux. En 1805, en perquisitionnant chez Madame de Montcairzin, une aventurière se faisant passer pour une fille naturelle du prince de Conti, la police saisit une urne, dont la propriétaire affirme qu’elle ne contient rien moins que les cendres de Louis XVI, de Marie-Antoinette et de Madame Élisabeth. Par mesure de précaution, l’objet est conservé dans les archives du ministère de la police jusqu’à ce que l’on découvre les corps du couple royal en 181519.
10L’enquête pour retrouver le lieu de sépulture de Louis XVI et de Marie-Antoinette commence dès le mois de mai 1814 et aboutit à l’exhumation des corps le 18 janvier 1815, afin de permettre leur inhumation dans la nécropole royale de Saint-Denis le 21 janvier suivant. Pour les militants royalistes, ces restes sont d’authentiques reliques, puisque la sainteté du couple princier ne fait, à leurs yeux, aucun doute : la canonisation n’est qu’une question de temps. Un royaliste témoin de la cérémonie du 21 janvier souligne le pouvoir surnaturel de ces corps saints, dont la seule présence incite au recueillement et au repentir :
« Au moment où les vénérables reliques sortirent du cimetière, tous les spectateurs, comme par un mouvement surnaturel et irrésistible, tombèrent spontanément à genoux et tous les yeux se remplirent de larmes expiatoires20. »
11Une chapelle expiatoire est édifiée sur l’emplacement du cimetière, afin d’accueillir des cérémonies funèbres à la mémoire des souverains suppliciés. En revanche, les recherches s’avèrent vaines pour retrouver les corps de Madame Élisabeth et de Louis XVII. Si la mort de Madame Élisabeth ne fait aucun doute, l’absence de restes clairement identifiables alimente de nouveau les rumeurs autour de la survivance de Louis XVII. Alors que de faux prétendants surgissent épisodiquement, le cœur du prince, prélevé lors de l’autopsie pratiquée par le docteur Pelletan en 1795, dépasse le simple statut de relique, pour devenir preuve dynastique. Passé de mains en mains, perdu lors de la révolution de 1830, puis retrouvé, l’organe peine néanmoins à devenir un témoignage indiscutable de la mort du jeune roi. Déposé à Saint-Denis en 1975, il finit par faire l’objet d’une expertise ADN en 2000 qui permet de confirmer son authenticité21.
12Pour les partisans des Romanov, la priorité est dans un premier temps d’établir la réalité du décès de la famille impériale. Le 19 juillet 1918, Moscou n’annonce que la mort du seul Nicolas II. La tsarine et les enfants auraient été de leur côté mis en sûreté. Très vite, des rumeurs attestant de la survie du tsar commencent également à circuler. Dès la prise de Iékatérinbourg par les Blancs, le 25 juillet, une enquête est ouverte pour connaître les circonstances exactes de l’exécution de Nicolas II. Elle est confiée au juge d’instruction « pour les affaires de première importance » de l’arrondissement de Iékatérinbourg, Nametkine, mais celui-ci refuse d’engager la procédure, prétextant l’absence du procureur local, plus vraisemblablement pour éviter de se compromettre avec les autorités blanches. Le 7 août, il est remplacé par le juge Sergueiv, qui procède aux premières investigations dans la maison Ipatiev et autour de la mine des Quatre-Frères. Il collecte une première série d’objets laissant à penser que toute la famille impériale a été exécutée. Ces pièces à conviction sont remises le 25 janvier 1919 au général Diterichs, qui les apporte à Omsk, pour les mettre à disposition de l’amiral Koltchak. Celui-ci décide de confier ces pièces au juge Nikolaï Sokolov, qui est chargé le 7 février de reprendre le dossier et d’approfondir les investigations sur place. Pendant quatre mois, d’avril à juillet 1919, il vérifie minutieusement toutes les pistes suivies par son prédécesseur, passe au peigne-fin la maison Ipatiev, ratisse le bois des Quatre-Frères et interroge de nouveaux témoins, dont plusieurs gardes capturés. Il doit cesser ses investigations quand l’armée rouge s’approche de Iékatérinbourg et prend le chemin de la Sibérie, puis de la Chine en compagnie du général Dieterichs. Il emporte avec lui plusieurs caisses remplies de pièces à convictions, dont il donne la liste dans la version résumée de son enquête qu’il publie chez Payot en 1924 : pas moins de 461 objets ou groupes d’objets, principalement constitués de fragments d’effets personnels des Romanov22. Pour Sokolov, la cause est entendue : toute la famille a été assassinée, il n’y a aucun espoir de trouver le moindre survivant. S’il ne réussit pas à découvrir les sépultures, il fouille le foyer dans lequel Yourovski et ses hommes ont tenté de brûler les corps des Romanov. Les seuls restes corporels qu’il réussit à identifier sont un peu de graisse humaine fondue mélangée à de la terre, ainsi qu’un doigt de femme sectionné, retrouvé intact à proximité du puits de mine. Il prélève également des morceaux de plancher et de papier peint ensanglantés dans la pièce où a eu lieu l’exécution. Bien que soigneusement emballées, une partie des pièces matérielles réunies par Sokolov est perdue pendant le transport jusqu’en Chine, mais pas les restes humains, sur lesquels il veille personnellement. Il confie ses découvertes au général Maurice Janin, ancien commandant en chef des troupes alliées en Russie, pour qu’il les remette en mains propres aux parents des Romanov exilés sur le sol français. Janin ne parvient pas à accomplir sa mission : le grand-duc Nicolas, oncle de Nicolas II, refuse de recevoir ces fragments humains, car il demeure alors convaincu – comme d’ailleurs la mère du tsar Maria Feodorovna – de la survie de la famille impériale. Janin finit par confier les reliques, ainsi qu’un exemplaire du dossier d’enquête du juge Sokolov, à Mikhaïl Guirs, ambassadeur du gouvernement provisoire russe en exil à Rome. Ces pièces sont mises à l’abri dans un coffre de la Société générale à Paris, où elles finissent par être saisies par les autorités allemandes d’occupation en 1943. On perd leur trace par la suite, mais la réapparition, quelques années plus tard, d’éléments du dossier Sokolov en URSS laisse penser qu’elles ont été récupérées par les Soviétiques en 1945 et ramenées à Moscou. Ces fragments ne sont pas les seules reliques des Romanov à quitter Iékaterinbourg en 1919. Sokolov a conservé un peu de terre mêlée à de la graisse, ainsi qu’un fragment de papier peint imbibé de sang. D’autres familiers de la famille impériale venus assister à l’enquête et se recueillir sur les lieux du supplice, à l’instar du docteur Pierre Gilliard (1879-1962), précepteur suisse des enfants, ont récupéré des objets dans la maison Ipatiev ou prélevé un peu de terre dans le bois des Quatre-Frères.
13La tâche de récupération des corps s’avère plus facile à Apalaïevsk où ont été exécutés le grand-duc Serge et ses compagnons. Là encore, de nombreuses rumeurs de survie courent à leur sujet, d’autant plus que les autorités bolcheviques ont officiellement annoncé qu’ils avaient été « enlevés » par des « bandits ». Dès la prise de la ville par les troupes blanches le 28 septembre 1918, les recherches commencent, rapidement orientées vers les puits de mine de l’usine Verkhine-Sinyatchikhinsky, où les corps sont découverts entre les 21 et 24 octobre. Le juge Sokolov est également chargé de rédiger le rapport d’instruction23. Les victimes sont considérées comme des martyrs par les Blancs et leurs corps font l’objet d’une première vénération. Ils sont transportés jusqu’à un couvent à Tchita, avant d’être conduits à Pékin en 1920. Les dépouilles du grand-duc et des princes sont ensevelies dans le cimetière de l’église Saint-Séraphim-de-Sarov, tandis qu’à l’initiative de sa sœur Victoria de Battenberg, les restes de la grande-duchesse Élisabeth et de sa compagne Varvara Yakovleva sont conduits à Jérusalem, pour être ensevelis dans la crypte de l’église Sainte-Marie-Madeleine de Gethsémani (janvier 1921). La grande-duchesse est alors déjà assimilée à une sainte : les témoignages se multiplient sur la bonne conservation du corps, mais surtout par la bonne odeur qu’il répand. Pendant le transport en Chine, l’abbé Seraphim Kuznetsov qui accompagne les dépouilles des Romanov, recueille même de l’huile parfumée qui suinte du cercueil de la grande-duchesse.
14Le lieu exact de la sépulture des Romanov n’a semble-t-il jamais constitué un mystère pour le NKVD, puis le KGB. Beria aurait peut-être fait procéder à une première exhumation pour simple vérification en 1946, avant que les ossements ne soient « découverts » par Geli Ryabov et Alexandre Avdonine en 1979. Ces derniers ne révèlent publiquement leur trouvaille qu’en 1990. Les ossements font l’objet d’une expertise officielle qui conclut à leur authenticité, permettant l’organisation de funérailles officielles, en présence de Boris Eltsine, dans la cathédrale Pierre-et-Paul de Saint-Pétersbourg en 1998. L’Église orthodoxe refuse en revanche de participer à la cérémonie, émettant un doute sur l’authenticité des restes, puisque seuls neuf corps ont été retrouvés : les Romanov étant alors en cours de canonisation, on ne peut offrir de fausses reliques à la vénération des fidèles. En 2007, à quelques mètres du lieu où furent découverts les corps, sont exhumés les ossements d’un jeune adolescent âgé d’entre dix et quinze ans et ceux d’une jeune fille d’une vingtaine d’années. Après expertise ADN (2009-2011), la commission d’enquête russe chargée du dossier Romanov affirme qu’il s’agit des restes du tsarévitch Alexis et de sa sœur l’archiduchesse Marie. Les corps sont alors confiés aux Archives d’État, qui sont chargées de leur conservation en attendant une inhumation officielle qui n’a toujours pas eu lieu à ce jour24. Les corps des grands-ducs Paul, Dimitri, Georges et Nicolas n’ont quant à eux jamais été retrouvés : les fosses communes où ils reposent ont été bien identifiées, mais leurs restes sont mêlés à ceux de plus d’une centaine d’autres personnes exécutées à la même époque.
Circulation et usages des reliques des princes martyrs
Les usages cultuels
15Les objets témoins du martyre des Bourbons et des Romanov ne constituent des reliques que pour leurs partisans politiques. Leur corps ne peut devenir relique aux yeux de l’Église, qu’une fois leur sainteté dûment constatée. Or, jusqu’à nos jours, l’Église catholique se refuse à reconnaître le statut de martyrs aux Bourbons et d’ouvrir leur procès de béatification25. L’Église orthodoxe ne reconnaît quant à elle que tardivement la sainteté des Romanov : 1981 pour l’Église orthodoxe russe hors-frontières (EORHF) et 2001 pour l’Église de Russie26. Mais ceci n’empêche pas une vénération privée pour des restes corporels ou des objets qui sont mis en scène dans un environnement cultuel, église ou chapelle expiatoire.
16Dès 1793, des prêtres réfractaires conservent précieusement des reliques de Louis XVI, que beaucoup considèrent alors comme un authentique martyr. C’est le cas de l’abbé Pierre-Joachim Vancleemputte, condamné à monter sur l’échafaud le 1er janvier 1794 pour avoir occasionné des rassemblements « fanatiques » et détenu un papier taché du sang du « tyran27 ». En 1815, désireuse de célébrer religieusement le « sacrifice » de la famille royale, la princesse Louise de Condé fonde le couvent des bénédictines de saint Louis du Temple, élevé sur l’emplacement du lieu de détention de Louis XVI et des siens28. Voué à l’expiation des crimes de la Révolution, ce monastère est également un réceptacle de souvenirs des souffrances des Bourbons : outre des objets ayant appartenu au duc d’Enghien, frère de l’abbesse fusillé sur ordre de Napoléon en 1804, il accueille de nombreux objets ayant appartenu aux prisonniers du Temple, offerts par la duchesse d’Angoulême. Ces objets ont suivi le monastère dans ses différents emplacements. Installées actuellement à Vauhallan, les religieuses – qui continuent de célébrer les services expiatoires annuels du 21 janvier et du 16 octobre – ont aménagé une crypte reliquaire, où les souvenirs de la famille royale sont disposés dans des vitrines entourant le tombeau de la fondatrice.
17En 1936, à Uccles, dans la banlieue de Bruxelles, la communauté orthodoxe érige une église sous le vocable de saint Job, fêté le jour de la naissance de Nicolas II. Qualifiée d’« église-mémorial », elle a pour vocation de perpétuer la mémoire du tsar et de toutes les victimes chrétiennes du communisme en Russie. Les monarchistes russes la considèrent alors comme la nécropole provisoire des Romanov assassinés, à l’instar de l’évêque Jean de Shanghai qui la qualifie de « monument funéraire symbolique de la famille impériale29 ». Elle apparaît ainsi, aux yeux de l’émigration, comme le réceptacle naturel des reliques princières. Le jour de sa consécration, en 1950, le métropolite Anastase, primat de l’EORHF, scelle dans un mur de l’édifice un cylindre en plomb contenant des restes des Romanov. La nature et l’origine de ces reliques ont suscité maintes interrogations. Certains historiens ont pensé qu’il s’agit des restes humains exhumés en 1919, ramenés en Europe par le général Janin et confiés à Michel de Guirs. En 2001, l’historien Nicolas Ross infirme cette théorie et démontre qu’il s’agit en réalité de l’échantillon de terre mélangée à de la graisse humaine et du morceau de papier peint ramenés en France par le juge Sokolov, non comme pièces à convictions mais comme reliques à part entière. Sokolov les remet en 1920 au prince Chirinsky-Chikhmatov, qui les confie en 1940 au métropolite Seraphim, chargé du diocèse d’Europe de l’Ouest de l’EORHF. Ce dernier en fait don à l’église-mémorial Saint-Job pour qu’elles soient exposées lors de la consécration de l’édifice en 1950, sans que les autorités religieuses n’indiquent précisément leur nature. En 2012, à l’occasion de travaux dans l’église, le cylindre est déplacé. On découvre qu’il est accompagné d’un papier manuscrit, dont le contenu donne lieu à diverses rumeurs sur l’authenticité des restes inhumés à Saint-Pétersbourg30. L’EORHF est alors contrainte de publier un communiqué pour calmer les esprits, en précisant qu’il s’agit bien des reliques rapportées par le juge Sokolov, lesquels ne constituent qu’une « infime partie de ce qui a été découvert après l’assassinat31 ». Ces fragments sont donc considérés comme authentiques, sans apporter d’éléments vraiment nouveaux au dossier des sépultures proprement dit32.
18Des reliques des Romanov sont également offertes à la vénération des fidèles à l’initiative de Charles Sidney Gibbes (1876-1963), le précepteur anglais du tsarévitch. Gibbes a réussi à fuir la Russie avec quelques souvenirs matériels de la détention de la famille impériale, avant de trouver refuge à Harbin, en Mandchourie. Il y fréquente la communauté russe émigrée et se convertit à l’orthodoxie. Il se fait baptiser en 1934 sous le nom d’Alexis, en hommage au tsarévitch, puis devient prêtre la même année sous le nom de Nicolas, en hommage cette fois au tsar et à son saint patron, Nicolas le Thaumaturge. Il regagne l’Angleterre en 1937 et fonde une chapelle orthodoxe à Oxford en 1937. En 1949, il fait l’acquisition d’une demeure, située au 4 Marston Street, à laquelle il donne le nom de Saint Nicholas House. Il fait aménager une chapelle en l’honneur de saint Nicolas, dans laquelle il dépose les reliques du martyre des Romanov, provenant de la maison Ipatiev : le lustre de la chambre des grandes-duchesses, une paire de bottes du tsar, ainsi que des effets scolaires – crayons et cahiers – appartenant aux enfants33. À la mort de Gibbes en 1963, son fils vend le bâtiment à une communauté religieuse et cède les reliques à Lady Zia Wernher.
19Actuellement, le culte des martyrs de la famille impériale s’organise principalement autour des reliques de la grande-duchesse Élisabeth, conservées dans l’église Sainte-Marie-Madeleine de Gethsémani. Elles font l’objet d’une dévotion particulière depuis que la princesse a été canonisée par l’EORHF (1981), puis par l’Église orthodoxe de Russie (2000). Des morceaux de son cercueil ont été enchâssés dans une boîte reliquaire qui circule à travers le monde, pour être offerte à la vénération des fidèles. Quelques ossements ont également été prélevés en 2009 pour rejoindre le couvent des Saintes-Marthe-et-Marie de Moscou, fondé par la grande-duchesse. En 2011, l’église Saint-Nicolas de Bruxelles accueille à son tour une icône reliquaire, fabriquée par les sœurs du monastère Sainte-Élisabeth de Minsk et contenant un autre morceau du cercueil de la sainte34.
Les usages familiaux
20En dehors d’un usage cultuel, les reliques peuvent entrer dans la constitution d’un mémorial personnel pour des partisans de la cause ou des membres de la famille princière. C’est le cas de « Lady Zia », née Anastasia de Torby (1892-1977), fille du grand-duc Michel Romanov, qui achète les reliques de Gibbes. Elle est née d’un mariage morganatique, qui a contraint son père à quitter la Russie pour vivre un exil doré entre France et Angleterre. Mariée au descendant d’une riche lignée de financiers, Harold Wernher, Lady Zia entreprend d’enrichir la collection d’œuvres d’art de sa belle-famille d’objets provenant de l’ancienne Cour impériale russe, notamment des pièces de joaillerie Fabergé. Outre l’attestation d’une fidélité familiale, l’acquisition des reliques de Iékatérinbourg lui permet de former le contrepoint dramatique de la collection conservée au château de Lutton Hoo, jusqu’à la vente du bâtiment en 1991. Les reliques sont conservées par les descendants des Wernher et ne sont pas montrées avec le reste de la collection, actuellement exposée à la Ranger’s House à Londres.
21La possession de reliques est un acte éminemment politique, comme marqueur non seulement de fidélité dynastique, mais également de rejet de la révolution. Ceci est particulièrement vrai chez les légitimistes français du xixe siècle, dont certains portent intensément et personnellement le deuil de la famille royale, allant jusqu’à se constituer de véritables reliquaires. Il peut s’agir d’un cénotaphe de grande dimension destiné à être installé dans une chambre à coucher ou dans une chapelle privée, à l’instar du petit monument élevé par la duchesse de Tourzel, gouvernante des enfants royaux : orné de médaillons, il contient également des cheveux des prisonniers du Temple. Le reliquaire peut aussi prendre la forme d’un cadre ou d’un bijou, médaillon ou bague, que l’on porte sur soi ou que l’on expose dans son intérieur. Dans un salon de son château du Bourg d’Iré, le comte de Falloux expose ainsi un portrait en miniature de Madame Élisabeth, donné par elle-même à la grand-mère de Falloux, ainsi qu’un portrait de Louis XVI, porté en bague par Marie-Antoinette, que la duchesse d’Angoulême avait monté en broche avant de le confier à Falloux35. La possession de ces reliques témoigne de la fidélité de la famille, jugée digne d’obtenir l’objet précieux par l’entremise d’un membre de la famille royale ou d’un de ses proches. Significativement, de nombreux exemplaires de ces reliques sont donnés par leurs propriétaires au musée Carnavalet à partir du début du xxe siècle. Les plus intéressants trouvent leur place dans la salle illustrant le séjour de la famille royale au Temple, qui est elle-même aménagée comme un grand reliquaire. Cette dépossession intervient au moment où disparaît le légitimisme politique, après la mort du comte de Chambord (1883) qui constitue pour beaucoup la fin d’un rapport intime à la cause dynastique. La place de la relique princière est désormais dans un musée, pas dans un salon ou dans une chambre à coucher36.
22En revanche, les descendants collatéraux des « martyrs » conservent pieusement les reliques dont ils ont hérité et en assurent éventuellement la publicité. C’est le cas du cœur de Louis XVII, prélevé par le docteur Pelletan, qui, après moult vicissitudes, est offert en 1895 au duc de Madrid, Charles de Bourbon, le Charles XI des légitimistes français, qui en assure la conservation. Placé dans la chapelle du château de Frohsdorf, le cœur se transmet de génération en génération, jusqu’à ce que les petites-filles de Charles de Bourbon le confient en 1975 au duc de Bauffremont, président du « Mémorial de France à Saint-Denys », association chargée d’assurer la célébration des messes perpétuelles à la mémoire de Louis XVI et de Marie-Antoinette dans la basilique Saint-Denis. C’est à son initiative que le cœur subit une expertise ADN qui confirme son authenticité. Une cérémonie a lieu le 8 juin 2004, au cours de laquelle la relique est solennellement déposée dans son cardiotaphe par le duc d’Anjou, le Louis XX des légitimistes français. Photographié et largement diffusé dans les milieux royalistes, ce geste est mis en scène comme un marqueur de continuité dynastique, afin d’illustrer la légitimité d’un prétendant.
Conclusion
23À partir de la seconde moitié du xxe siècle, ces reliques princières – fragments corporels ou objets personnels – redeviennent des objets de collection recherchés par des passionnés d’histoire, qui ne sont pas forcément des monarchistes convaincus. Se dépolitisent-elles pour autant ? Rien n’est moins sûr. En France, alors que les événements de la Révolution restent un point de crispation mémorielle, sujets à bien des récupérations politiques, l’acquisition et la possession de tels objets ne semblent pas anodines. Preuve matérielle du malheur des Bourbons, les restes corporels sont souvent utilisés dans les livres et les émissions télévisées consacrés à la famille royale. Ils contribuent à humaniser le passé, mais participent aussi à une mise en scène doloriste de l’événement révolutionnaire, perçu uniquement à travers les souffrances du prince et des siens. Dans cette perspective, la présentation des objets personnels contribue à créer une émotion propre à conforter une certaine imagerie pieuse et à entretenir le récit historique contre-révolutionnaire : l’incapacité à gouverner du prince bon et innocent, empêtré dans ses souffrances privées, qui rachète ses manquements politiques par sa mort édifiante37. La situation est très différente en Russie. Si les enjeux politiques associés aux reliques sont moindres, dans la mesure où le pouvoir défend le double héritage impérial et révolutionnaire de la « Russie éternelle », il n’en va pas de même pour leur dimension religieuse. Contrairement à ce qui s’est passé en France, l’Église orthodoxe a canonisé les Romanov, conférant une valeur surnaturelle à leurs vestiges corporels. Alors que les reliques des Bourbons n’ont de signification spirituelle qu’au regard des convictions politico-religieuses de leur détenteur, celles des Romanov sont devenues un objet de vénération publique nécessitant une authentification officielle. Ici réside la différence essentielle entre les deux groupes de martyrs : faciles à récupérer ou à inventer sans l’aval d’une autorité religieuse, les reliques de Bourbons ont circulé rapidement, permettant d’alimenter, jusqu’à nos jours, une véritable culture politique contre-révolutionnaire, contrairement à celles des Romanov, dont les partisans n’ont pu collecter que des fragments incertains et sujets à des controverses qui sont encore loin d’être éteintes.
24En 2018, à l’occasion du centenaire de l’exécution de la famille impériale, des recherches sont effectuées à la demande d’associations mémorielles, avec le soutien de l’Église orthodoxe et de l’État russe, pour découvrir les restes manquants des Romanov déjà canonisés par l’EORHF. À l’origine des exhumations de 2007, la fondation américano-russe SEARCH (Scientific Expedition to Account for the Romanov Children), présidée par Peter Sarandinaki, un descendant d’officier blanc, continue de jouer un rôle central dans la collecte des données et l’organisation de fouilles sur le terrain. Les recherches organisées à Perm pour retrouver la dépouille du grand duc Michel ne donnent cependant rien, pas plus que les démarches entreprises auprès des autorités chinoises pour dégager l’emplacement du cimetière russe de Pékin où reposent les restes du grand-duc Serge et de ses proches. Fautes de nouvelles trouvailles, la dévotion des fidèles se concentrent sur les reliques de la grande-duchesse Élisabeth, lesquelles quittent à nouveau Jérusalem pendant l’été 2018 pour faire l’objet de monstrations dans les villes de l’Oural, témoins du martyre des Romanov. À Perm, une chapelle dédiée à la sainte a été consacrée dans l’église Saint-Mitrophane-de-Voronej, tandis que le musée diocésain, nouvellement ouvert, abrite une salle spécialement consacrée à la « sainte martyre », avec des vitrines garnies d’objets personnels invitant au recueillement. Créée au Royaume-Uni en 2015, la Grand Duchess Elizabeth Romanov Society organise de son côté services religieux et pèlerinages pour développer la dévotion aux saints Romanov hors de Russie et valoriser les objets témoins de leur martyre conservés sur le sol britannique. Sur le plan politique, la mise en valeur de ces reliques ne profite pas tant à la cause impériale – seul Paul Edward Kulikovsky, un lointain descendant du tsar Alexandre III, issu d’un mariage morganatique, était présent aux cérémonies du centenaire à Perm et à Iékatérinbourg – qu’au régime russe actuel, qui autorise, voire encourage, ses dévotions, endossant ainsi une partie de l’héritage tsariste, au nom de la grandeur de la « Russie éternelle ». Ainsi, la principale promotrice des commémorations du centenaire du martyre des Romanov dans l’Oural n’est autre que l’historienne Anna Gromova, épouse d’Alexeï Gromov, le propre directeur de cabinet de Vladimir Poutine. Contrairement aux reliques des Bourbons, les reliques des Romanov restent aujourd’hui un véritable enjeu de pouvoir.
Notes de bas de page
1Victor Hugo, Choses vues, Paris, Charpentier, 1888, p. 147.
2Michel Lagrée et Jeanne Roche, Tombes de mémoire. La dévotion populaire aux victimes de la Révolution dans l’Ouest, Rennes, Apogée, 1993 ; Luc Chantre et al. (dir.), Politiques du pèlerinage du xviie siècle à nos jours, Rennes, PUR, 2014.
3Paul Chopelin et Sylvène Édouard (dir.), Le sang des princes. Cultes et mémoires des souverains suppliciés (xvie-xxie siècles), Rennes, PUR, 2014.
4Arno J. Mayer, Les furies. Violence, vengeance, terreur aux temps de la révolution française et de la révolution russe, Paris, Fayard, 2002 (1re éd. 2000). Concernant les supplices de Louis XVI et de Nicolas II, l’auteur se livre à un simple relevé des différences dans le mode d’exécution (p. 236-237).
5La Quotidienne, no 129, 23 janvier 1793, p. 91.
6Les circonstances de l’inhumation de Louis XVI sont connues par l’interrogatoire des témoins survivants, effectué par le chancelier Dambray, sur ordre de Louis XVIII, le 22 mai 1814. Selon la volonté du gouvernement, ces témoignages ont été publiés dans la presse et dans diverses brochures au moment de la cérémonie d’inhumation de Louis XVI et de Marie-Antoinette à Saint-Denis le 21 janvier 1815. Il s’agissait d’attester de l’authenticité des corps retrouvés. Voir, par exemple, La Quotidienne, no 22, 22 janvier 1815, p. 3-4.
7À savoir un double lit de chaux. En revanche, elle a été inhumée dans une bière, alors que son époux a été enseveli à même le sol.
8Hélène Becquet, Louis XVII, Paris, Perrin, 2017, p. 153-155.
9L’ouvrage fondamental sur le sujet reste celui de Nicolas Ross, La mort du dernier tsar. La fin d’un mystère ?, Lausanne, L’Âge d’homme, 2001. À compléter par la mise au point d’Alexandre Jevakhoff, Les Russes blancs, Paris, Tallandier, 2007, p. 130-155 ainsi que par Wendy Slater, The Many Deaths of Tsar Nicolas II. Relics, Remains and the Romanovs, Abingdon/New York, Routledge, 2007.
10Cité par N. Ross, La mort du dernier tsar, op. cit., p. 191.
11Bernard Marchadier, « L’exhumation des reliques dans les premières années du pouvoir soviétique », Cahiers du Monde russe et soviétique, t. XXII, 1981, p. 67-88.
12Notons que, contrairement aux révolutionnaires français qui exhumèrent les corps des rois de France à Saint-Denis pour les enterrer dans une fosse commune, les bolcheviques respectèrent l’intégrité des tombes des empereurs russes.
13La Quotidienne, no 129, 23 janvier 1793, p. 91. Dans les « mémoires » de son petit-fils Henri-Clément Sanson, Charles-Henri Sanson est blanchi de l’accusation de trafic de reliques : « Les différents autres objets que l’infortuné monarque portait à sa dernière heure furent aussi recueillis précieusement par mon grand-père comme des reliques ; malheureusement, il fut impossible d’en refuser quelques-uns à l’avidité des aides qui en firent, à ce que j’ai entendu dire, un coupable trafic » (Henri-Clément Sanson, Sept générations d’exécuteurs [1688-1847]. Mémoires des Sanson, Paris, Dupray de La Mahérie, 1863, t. IV, p. 52). Présenté par son petit-fils comme un ardent royaliste, Sanson aurait conservé le mouchoir utilisé par le roi sur le chemin du supplice, ainsi que ses souliers et sa boucle de col de chemise. Le mouchoir est supposé avoir été ensuite remis à un prêtre réfractaire qui en fit un objet de dévotion, tandis que les chaussures et la boucle ont été données à l’abbé de Bourbon, fils naturel de Louis XV. Seul problème, celui-ci est mort en 1787…
14La Quotidienne, no 130, 24 janvier 1793, p. 99.
15Œuvres complètes de l’abbé Proyart, Paris, Méquignon, 1819, t. V, p. 68-69.
16Courier français, 26 et 28 septembre 1793.
17Cléry est le dépositaire des objets personnels laissés par Louis XVI au matin du 21 janvier, à charge pour lui de remettre à Marie-Antoinette son anneau de mariage, son cachet personnel, ainsi que des mèches de cheveux (La Quotidienne, no 129, 23 janvier 1793, p. 95).
18Charles Didier, Une visite à Monsieur le duc de Bordeaux, Paris, Lévy, 1849, p. 76-77. L’auteur précise que la princesse s’enferme seule chaque 21 janvier pour prier devant ces reliques.
19Lettres de Pasquier et du comte Beugnot (avril 1814), passées en vente à l’hôtel Drouot le 23 mars 2016 (lot no 28).
20Antoine-Joseph Raup de Baptestin de Moulières, Le Roi Martyr ou Esquisse du portrait de Louis XVI, Paris, Eymery, 1815, p. 83.
21Le point sur l’itinéraire de cette relique princière dans Philippe Delorme, Louis XVII, Paris, Via Romana, 2015, p. 347-420.
22Nicolas Sokoloff, Enquête judiciaire sur l’assassinat de la famille impériale russe, Paris, Payot, 1924. Pièce 1 à 93 : débris d’objets découverts dans les poêles de la maison Ipatiev ; 94 à 97 : objets trouvés dans les poêles et les détritus de la maison Popov ; 98 à 137 : objets trouvés dans la fosse aux ordures de la maison Ipatiev ; 138 à 194 : icones trouvées dans la maison Ipatiev et ses dépendances ; 195 à 242 : livres trouvés dans la maison Ipatiev et dans ses dépendances ; 243 à 347 : objets récupérés auprès des gardiens du Tsar (243 à 320 : Mikhail Ivanovitch Létémine ; 321 : Kouzma Ivanovitch Létémine ; 322 à 331 : Paul Spiridonovitch Medvedev ; 332 à 347 : Ivan Andreievitch Starkov) ; 348 : icône de saint Jean de Tobolsk trouvée dans le cimetière de l’usine Syssert ; 349 à 461 : objets trouvés dans l’appartement de Pierre Ilarionovitch Lylov, gardien du Soviet de l’Oural. Signalons que l’objet no 320 n’est autre que l’épagneul Joy, le chien du tsarévitch. Le garde Létémine expliqua avoir eu pitié du chien et l’avoir gardé près de lui pour qu’il ne mourut pas de faim. Joy fut adopté par l’un des officiers de la mission britannique à Iékatérinbourg, qui le ramena avec lui en Angleterre (Nicolas Ross, op. cit., p. 186).
23Dans son livre, sorti en 1924, Sokolov publie les photos des corps des suppliciés d’Apalaïevsk, afin d’attester l’absence de pitié des bolcheviques et confirmer ainsi sa thèse de l’exécution de l’ensemble de la famille impériale à Iékaterinbourg.
24« Les Archives Nationales ainsi que le Comité d’enquête de la Fédération de Russie proposent d’inhumer les dépouilles de la grande-duchesse Marie et du prince héritier Alexis », communiqué de l’agence Interfax, traduit et publié sur le blog « Parlons d’orthodoxie » (24 mars 2015) [http://www.egliserusse.eu/blogdiscussion/Les-Archives-Nationalesainsi-que-le-Comite-d-enquete-de-la-Federation-de-Russie-proposent-d-inhumer-les-depouilles-de_a4231.html], consulté le 11 juin 2015. Le gouvernement russe a proposé d’organiser une cérémonie d’inhumation le 18 octobre 2015, mais l’Église orthodoxe s’y est opposée, réclamant de nouvelles preuves d’authenticité des restes : communiqué de l’agence Interfax du 11 septembre 2015, également traduit et publié sur le blog « Parlons d’orthodoxie » [http://www.egliserusse.eu/blogdiscussion/Les-depouilles-du-Grand-Duc-Alexis-et-de-la-Grande-Duchesse-Maria-Romanov-pourraient-etre-inhumees-le-18-octobre-a-Saint_a4448.html], consulté le 22 février 2016.
25P. Chopelin, « Un régicide contre Dieu ? Les tentatives de béatification de Louis XVI après le refus romain de 1820 », in Id. et Sylvène Édouard (dir.), Le sang des princes, op. cit., p. 281-295.
26Kathy Rousselet, « Les morts de Nicolas II et de la famille impériale », ibid., p. 297-307.
27Courier français, 14 nivôse an II (3 janvier 1794).
28Claude-Alain Sarre, Louise de Condé, Paris, Gisserot, 2005, p. 171-240.
29Bernard Le Caro, Saint Jean de Changhaï, Lausanne, L’Âge d’homme, 2006, p. 157-162.
30Certains observateurs sont persuadés que le cylindre contient les véritables restes calcinés des Romanov, accréditant ainsi les rumeurs d’une manipulation des expertises génétiques effectuées sur les corps conservés à Saint-Pétersbourg, à l’instigation des services secrets russes.
31Communiqué du Diocèse de l’Europe occidentale de l’Église russe à l’étranger, non daté (2012), traduit et mis en ligne sur le blog « Parlons d’orthodoxie » le 16 août 2012 [http://www.egliserusse.eu/blogdiscussion/communiquedu-dioceses-de-l-europe-occidentale-de-l-eglise-russe-a-l-etranger_a2596.htm], consulté le 11 juin 2015.
32« L’Église orthodoxe russe hors-frontières est prête à contribuer à l’étude des dépouilles de la famille impériale suite à une trouvaille récente à Bruxelles », communiqué de l’agence Interfax, traduit et diffusé sur le blog « Parlons d’orthodoxie » (26 août 2012) [http://www.egliserusse.eu/blogdiscussion/L-eglise-orthodoxe-russe-Hors-Frontieresest-prete-a-contribuer-a-l-etude-des-depouilles-de-la-famille-imperiale-suite-a_a2614.html?com#comments], consulté le 11 juin 2015. Dans un commentaire posté le 27 août 2012 sur cette page, Nicolas Ross fait le point sur l’inutilité de ces restes pour corroborer l’authenticité des dépouilles ensevelies à Saint-Pétersbourg.
33Christine Benagh, An Englishman in the Court of the Tsar. The Spiritual Journey of Charles Sydney Gibbes, Ben Lomond, Conciliar Press, 2000.
34« Bruxelles : bénédiction de l’icône reliquaire de sainte Élisabeth de Russie », communiqué diffusé sur le blog « Parlons d’orthodoxie » (28 juin 2011) [http://www.egliserusse.eu/blogdiscussion/Bruxelles-Benediction-iconereliquaire-Ste-Elisabeth-de-Russie_a1725.html], consulté le 11 juin 2015.
35Edmond Biré, Mes souvenirs (1846-1870), Paris, Lamarre, 1908, p. 307.
36La plupart de ces souvenirs de la famille royale ont été légués ou donnés dans les années 1900-1930. Ils ont fait l’objet d’une exposition à l’occasion du Bicentenaire, intitulée « La famille royale à Paris » (1993-1994) : Anne Forray-Carlier et al., La famille royale à Paris. De l’histoire à la légende, Paris, Paris-Musées, 1993. Les objets les plus récemment entrés dans les collections sont un cadre reliquaire contenant des cheveux et une lettre autographe de Marie-Antoinette, don de l’archiduchesse Margherita de Habsbourg-Lorraine (1985), le sarcophage reliquaire de la duchesse de Tourzel légué par une de ses descendantes (1994) et un fragment du châle en cachemire de la reine offert par la famille de Kervencal (1996). Merci à Madame Roselyne Hurel, conservatrice des objets d’art du musée Carnavalet.
37C’est par exemple l’argument développé dans l’émission Secrets d’histoire, diffusée sur France 2 le 19 mai 2015 et consacrée à « Louis XVI, l’inconnu de Versailles ». Aux côtés d’historiens et de romanciers, un collectionneur – Jacques Garcia – et un expert – Cyrille Boulay – étaient chargés de présenter des objets personnels ayant appartenu au souverain et à sa famille.
Auteur
-
Paul Chopelin
Agrégé d’histoire, maître de conférences en histoire moderne (université Jean-Moulin Lyon 3 – LAHRA), travaille entre autres sur les relations entre politique et religion. A codirigé avec Sylvène Édouard, Le sang des princes. Cultes et mémoires des souverains suppliciés (xvie-xxie siècle), Rennes, PUR, coll. « Histoire », 2014.

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