Ainay et les reliques des martyrs de Lyon (1860-1890)
p. 245-252
Texte intégral
1Lyon est « capitale des Gaules » et son archevêque porte le titre de « primat1 ». Cette titulature provient du fait que le sang des premiers martyrs chrétiens en Gaule ait coulé entre Rhône et Saône. Le culte des martyrs de 177 a longtemps forgé l’identité de la culture du christianisme à Lyon2. L’abbaye d’Ainay, construite au xiie siècle, aurait été édifiée, selon un écrit de Grégoire de Tours, sur l’emplacement même où auraient été découverts des restes des corps martyrisés. La paroisse et le quartier qui se sont développés autour de cette abbaye dans la presqu’île de Lyon, portent le nom d’Ainay. À la fin du xviiie siècle, les familles aristocratiques de Bellecour se replient sur ce territoire qui devient par excellence l’espace noble et conservateur de la ville au xixe siècle3. À l’heure où Lyon cherche à conserver sa première place dans l’Église de France face au pouvoir parisien et à la centralisation romaine, s’opère une entreprise historiographique qui vise à réactiver le culte et la vénération des lieux où auraient été conservées les reliques des martyrs de Lyon. Ainsi, Ainay deviendrait le « haut lieu » des origines du catholicisme en France, véritable citadelle sacrée et conservatoire des traditions. Entre 1860 et 1890, face au pouvoir impérial puis républicain, ce sont plusieurs ouvrages qui tentent de redonner un lustre à un édifice religieux, déserté par les moines à la Révolution, et d’en faire le centre spirituel d’un quartier traditionnel épris de fidélité et de légitimité, véritable bastion de la culture politique « blanche » et du catholicisme intransigeant. C’est cette bataille historiographique visant à réactiver le culte des martyrs de Lyon et de leurs reliques au profit d’un quartier de la ville que nous proposons d’esquisser ici.
La recharge mémorielle des « martyrs de Lyon » au xixe siècle
2Grâce à Eusèbe de Césarée, ont été réunis des documents d’origine lyonnaise sur les martyrs chrétiens de l’année 177 dans la cité de Lugdunum4. Le souvenir de cette page héroïque a circulé entre les Églises d’Orient et les Églises établies en Gaule. Il s’est perpétué dans les communautés chrétiennes de la province lyonnaise, au point qu’un culte authentique s’est enraciné sur les lieux du supplice, entre Rhône et Saône, durant l’Antiquité chrétienne. Cette commémoration, attestée vers 860, réunirait le 2 juin les citoyens de la ville de Lyon et bien d’autres pour une fête dans une église du confluent où seraient conservées les cendres des martyrs5. Ce « jour des Miracles » devient au Moyen Âge la « fête des Merveilles » tandis qu’un monastère s’établit sur ce haut lieu de la passion. Si les Merveilles disparaissent vers 1390, l’abbaye d’Ainay rayonne jusque sur les terres de Bourgogne et de Provence. Elle subit les assauts des troupes protestantes du baron des Adrets en 1562. La vénération des reliques de Sainte-Blandine s’y poursuit mais presque de manière confidentielle, en particulier au sein de confréries comme celle des saints martyrs de Lyon. Les moines se retirent, l’église devient paroissiale en 16906. L’édifice subit des dommages pendant la Révolution. Une première restauration est entamée dans les années 1820. Ressurgit alors la volonté de renouer avec le culte des martyrs, en particulier les Martyres Athanacenses, ces chrétiens qui auraient été martyrisés sur le site d’Ainay selon une tradition plus légendaire qu’historique.
3Dans cette vaste entreprise de rénovation religieuse qui traverse la France au lendemain du traumatisme laissé par la Terreur, la « capitale des Gaules » participe grandement à ce réveil religieux. Soudées par le souvenir des massacres du Siège de Lyon7, les élites catholiques de la ville puisent dans la quête des origines pour redonner de la vitalité au catholicisme lyonnais. Celui-ci se romanise fortement, au point qu’il apparaîtra aux yeux de certains observateurs comme une « Rome de France8 ». Il faut alors reconstituer la mémoire sacrificielle qui caractérisait la « primatie des Gaules », parfois jusqu’aux reliques elles-mêmes9. Ici, les catacombes de la Ville Éternelle constituent une réserve presque inépuisable pour réactiver la foi des communautés éprouvées10. De nombreux corps saints sont distribués. Les restes de martyrs romains de la primitive Église arrivent en région lyonnaise sous les pontificats des cardinaux Fesch et de Bonald. Tandis que Sainte-Philomène emporte la ferveur du curé d’Ars et de Pauline Jaricot, la translation de Saint-Exupère suscite un élan de piété romaine11. Arrivé à Lyon, le 26 novembre 1838, le corps du saint circule en procession entre la primatiale Saint-Jean et la place Bellecour. Il est accompagné par la confrérie des Saints Martyrs de Lyon. Symboliquement, c’est le curé d’Ainay, l’abbé Ferrand, qui assure le sermon de clôture des cérémonies de translation. Cet accueil lui offre l’occasion d’unir les noms glorieux de Pothin et de Blandine à ceux des martyrs romains d’Exupère et de Calixte12. En renouant avec son culte des origines, Ainay incarne plus que jamais une religion du martyre, en symbiose avec la fabrication d’un quartier traditionnel et conservateur de Lyon. À partir du milieu du xixe siècle, Ainay offre l’image d’une petite Rome, citadelle assiégée de républicains et conservatoire de la mémoire sacrificielle13. Vers 1920, la littérature lyonnaise en perpétuera même un personnage mythique avec le roman de Jean Dufourt sur Calixte14.
4Commence alors une phase de rénovation de l’abbatiale au temps où triomphe le romantisme. Les autorités départementales conviennent d’entamer des travaux de restauration. Pour l’architecte du département Antoine Chenavard, l’entreprise se doit de « rétablir le style roman dans toute sa pureté15 ». Elle est confiée à Jean Pollet, considéré comme le meilleur architecte de la ville, puis à Charles Questel en 184416. Devenant le grand chantier des Monuments historiques, l’abbaye doit magnifier le style roman-byzantin17. Successeur de l’abbé Ferrand, le curé Jean Boué, archéologue distingué, très soucieux du culte des martyrs de Lyon, s’efforce de coordonner cette restauration d’envergure. Les grands noms de l’école lyonnaise de la peinture y laissent leur trace. Hippolyte Flandrin est choisi pour les peintures murales de l’abside18. Parmi les figures qui lui sont imposées, se distinguent Blandine et Pothin. Interviennent également dans la restauration le sculpteur Joseph Fabisch et l’orfèvre Thomas Armand-Calliat19. Dans la partie la plus ancienne de l’abbaye, la chapelle Sainte-Blandine comprend une crypte où aurait été conservée une partie des restes des martyrs. Le curé d’Ainay, Jean Boué, souhaite raviver cette mémoire sacrificielle par une mise en valeur iconographique20. L’embellissement de la crypte lui en fournit l’occasion. Il suit à partir de 1847 l’établissement de quatre fresques peintes par Jean-Baptiste Frénet, inspirées directement des martyrs de Lyon21. Dans le même temps, des mosaïstes nîmois, les frères Édouard et Pierre Mora, installent un pavement qui reprend les noms du martyrologe avec une graphie s’inspirant de celle des catacombes romaines.
5Cette réactivation pour le culte des martyrs lyonnais et la vénération de leurs reliques ne sont certes pas réservées au site de l’abbaye d’Ainay. Elles émanent également de la confrérie des Saints Martyrs de Lyon, rétablie en 1817, dont la fonction était d’honorer la mémoire de Saint-Irénée et des martyrs de Lyon22. En établissant les noms de 48 victimes, cette confrérie contribue à entretenir une mystique du martyre dans le réveil du catholicisme lyonnais post-révolutionnaire. Les églises de Saint-Nizier (ex-église des Apôtres) et de Saint-Irénée font l’objet de fouilles attentives tandis que la chapelle de l’Antiquaille qui abriterait le caveau de Saint-Pothin, est rénovée pour devenir un lieu de mémoire des martyrs lyonnais. Une association dite des 48 (du nombre des martyrs identifiés) sera d’ailleurs créée en 1886 sur le site de la crypte de l’Antiquaille par le chanoine Claude Comte23. Dans la basilique voisine de Fourvière, à l’heure de la Séparation, le peintre Charles Lameire exécute une mosaïque illustrant l’arrivée de Saint-Pothin à Lyon en compagnie des 48 victimes. Tout au long du xixe siècle, le sang des premiers martyrs permet aux artistes de la ville de renforcer l’image de Lyon comme capitale des Gaules, fidèle à Rome et méfiante envers Paris. Les érudits lyonnais ne sont pas en reste dans ce travail d’apologétique. Ainay et les reliques des martyrs les mobilisent tout autant, surtout à partir des années 1860, parfois jusqu’à la controverse.
Controverses érudites
6Au sein du cénacle de l’érudition lyonnaise, la pensée catholique intransigeante anime beaucoup d’écrivains et de savants. Pour certains d’entre eux, l’histoire de la ville se confond avec l’histoire de l’Église24. C’est le cas de Dominique Meynis, un fabricien de la paroisse Saint-Irénée, membre de la Commission de Fourvière et secrétaire de la Propagation de la Foi25. Par ses travaux historiques, il cherche à rappeler les belles heures qu’a connues l’Église de Lyon et lui redonner la place qui devrait être la sienne. Il ne cache d’ailleurs pas ses intentions dans l’avant-propos du livre qu’il publie en 1860 sur l’histoire religieuse de la ville. Après Rome, Lyon est à ses yeux l’autre cité d’où rayonne la gloire de l’Église : aucune autre « n’a eu ses premières assises cimentées par le sang de tant de Martyrs26 ». Cette histoire héroïque doit réveiller les consciences des Lyonnais, meurtris par « la Terreur, époque qui a laissé dans nos familles tant de lamentables souvenirs27 ». Cultivant la mémoire contre-révolutionnaire, ce livre connaît un vrai succès, réédité plusieurs fois jusqu’à la mort de l’auteur en 1887. La couronne du martyre le fascine28. Le nom d’Ainay est pour lui l’essence même des origines chrétiennes de la ville, marquée du sceau indélébile de la foi des martyrs29. Devenu secrétaire de la confrérie des Saints Martyrs de Lyon, Dominique Meynis approfondit ses travaux d’historien et d’archéologue sur le site de la basilique Saint-Irénée qui conservait les reliques du célèbre évêque de Lyon et d’autres martyrs. Dans un livre au titre évocateur La Montagne sainte qui n’est autre que la colline de Fourvière, il consacre de nombreuses pages à ces reliques qu’il a cherchées à recenser30. Il s’attarde notamment sur leur profanation par les calvinistes en 1562, leur protection discrète sous la Révolution par des religieuses et même par l’évêque constitutionnel Adrien Lamourette jusqu’à leur conservation actuelle dans des châsses conçues comme des joyaux d’orfèvrerie31. L’évocation des martyrs et de leurs reliques lui permet au final d’exhorter le citoyen lyonnais à retrouver la foi des origines, ébranlée par les dévastations huguenotes puis révolutionnaires32.
7C’est cependant le site de l’abbaye d’Ainay qui permet le plus aux érudits de recourir à la mémoire des martyrs et de leurs reliques pour réaffirmer l’identité chrétienne de la capitale des Gaules. Défenseur de la liturgie lyonnaise, Louis Morel de Voleine cherche à démontrer les origines apostoliques et romaines du catholicisme à Lyon et par conséquent de sa primauté. Passionné de musique religieuse et critique d’art averti, il se distingue également comme archéologue33. Dans la Revue du Lyonnais à laquelle il collabore régulièrement, il interpelle le public cultivé à venir visiter la crypte d’Ainay, tombée dans l’oubli. Rappelant la foi des catacombes romaines, elle mérite le détour d’autant plus que les peintures de son compatriote Jean-Baptiste Frénet la mettent désormais en valeur34.
8Dix ans plus tard, tandis que la bataille pour la conservation de la liturgie lyonnaise bat son plein, un autre érudit lyonnais, épris d’archéologie et d’épigraphie, consacre pour la première fois un livre entier à Ainay comme lieu authentique de martyre chrétien. Petit-fils d’un célèbre graveur, Alphonse de Boissieu appartient à une famille éprouvée par le Siège de Lyon35. Son activité épigraphique de renom donne un certain écho à ce livre d’érudition qui établit une controverse avec Camille Martin-Daussigny, conservateur du musée archéologique de Lyon, sur le lieu supposé du supplice des martyrs lyonnais. Il y affirme qu’« Ainay n’a rien perdu de son antique auréole… c’est le premier champ, dans les Gaules, où la semence divine… a été arrosée et fécondée par le sang de nos pères36 ». La culture du martyre résonne donc plus que jamais sur Ainay, qu’il s’agisse de son église comme du quartier où se concentrent désormais les familles de l’armorial régional pour lesquelles le souvenir des massacres de 1793 est toujours vivace. D’ailleurs, Maurice de Boissieu, neveu d’Alphonse, sera un des artisans de l’entretien de la mémoire contre-révolutionnaire à Lyon avec le monument des Brotteaux37.
9Dans le même temps, se distingue Paul Saint-Olive, issu d’une famille de banquiers et de soyeux. Passionné par les vieilles traditions et les vieux monuments, Paul Saint-Olive a fait le voyage de Rome où il s’est forgé une âme d’archéologue et d’antiquaire. De retour dans sa ville natale, il dessine, grave, écrit sur Lyon qu’il considère comme une seconde Rome38. Collaborateur régulier à la Revue du Lyonnais, il livre une petite étude sur les origines du nom « Ainay » dans laquelle il fait état des différentes recherches publiées39. Lui aussi reconnaît combien ce nom porte les stigmates des antiques martyrs.
10La controverse archéologique atteint son apogée dans les années 1880, à l’heure où la République intensifie ses attaques contre le pouvoir clérical. La méthode positiviste s’est déployée en archéologie comme en histoire. Ce sont désormais l’authenticité des sources qui détermine la véracité d’une question historique. La publication de documents anciens participe à la constitution de la preuve. Dans ce contexte, des sources anciennes sont retranscrites et publiées. Ainsi, en 1885, le jeune chartiste Georges Guigue publie une Chronique de l’abbaye d’Ainay établie en 1675 par un prêtre érudit de Montbrison, Jean-Baptiste de La Mure, qui avait livré auparavant une Histoire ecclésiastique du diocèse de Lyon (1671). Il s’agit pour Georges Guigue de livrer au public savant une source difficile d’accès dont il ne reste que deux copies aux archives et à la bibliothèque de la ville, le manuscrit original étant perdu. Le récit du chanoine place le martyre et les cendres des victimes de la foi à Ainay40. Dans le même temps, le jeune archiviste de Lyon s’est employé à recopier minutieusement deux anciens cartulaires d’Ainay datant du Moyen Âge, l’un conservé à la bibliothèque de la ville et l’autre aux archives du département, avec le concours du comte Hippolyte de Charpin-Feugerolles et de son père Marie-Claude Guigue, à qui il succède dans ses fonctions archivistiques officielles41. Il y a là les cautions d’un homme politique épris d’érudition et d’un savant des archives42. Outre ces textes, une notice de présentation sur Ainay est rédigée par Antoine Vachez, un avocat lui aussi érudit, épris d’histoire du Lyonnais. Il présente à cette occasion les deux thèses en présence à propos d’Ainay : la première, suivant la tradition, envisage le supplice des martyrs sur place et la seconde, plus conforme aux sources, n’en fait que le lieu d’incinération des corps saints et du dépôt des reliques43.
11Face à ce relativisme imposé par le courant positiviste qui règne alors en maître dans la discipline historique, un jésuite sonne la charge contre ce qu’il juge comme une entreprise de discrédit de l’historiographie ecclésiastique et de la tradition apologétique. Un an plus tard, en 1886, l’abbé Florent Dumas publie un livre aux accents polémiques sous le titre évocateur Les traditions d’Ainay44. Supérieur du collège Saint-Ignace à Dijon vers 185545, l’auteur a collaboré à la revue Études de la Compagnie de Jésus comme chroniqueur littéraire. Volontiers polémiste, il s’emploie à dénoncer l’entreprise révolutionnaire de la « nouvelle école lyonnaise d’archéologie » qui démolirait depuis une trentaine d’années la mémoire des martyrs de Lyon. Il recourt pour cela à la défense de la « tradition » et place son livre dans le sillage de celui d’Alphonse de Boissieu, paru une vingtaine d’années plus tôt, lui arrachant d’ailleurs une préface sous la forme d’une lettre adressée au curé d’Ainay. Son introduction est une charge contre l’archéologie moderne et notamment contre les disciples de Camille Martin-Daussigny, en particulier ceux qu’il nomme « les novateurs », c’est-à-dire les archivistes et érudits lyonnais qu’il accuse sévèrement de « laïcisme46 », pourtant peu suspects de modernisme mais convertis à la République. Il se veut « le défenseur d’Ainay47 », citadelle assiégée par les forces intellectuelles du progrès et conservatoire de la tradition, ce qui plaît assurément au curé du lieu comme à la bourgeoisie du quartier, pétrie d’intransigeance catholique et de souvenirs sacrificiels. Cet ouvrage à charge relève pour l’essentiel de l’apologétique. Sans apport nouveau depuis le livre d’Alphonse de Boissieu, il cherche surtout à ériger la capitale des Gaules en « Cité des Martyrs » par la fidélité durant douze siècles au culte des victimes primitives de la persécution, réactivé par le souvenir des massacres du Siège de Lyon48. C’est donc la pérennité du culte rendu aux 48 martyrs et à leurs reliques qui atteste, selon l’abbé Florent Dumas, l’authenticité de la tradition qui veut que le premier sang chrétien, versé en Gaule, l’ait été à Ainay. Les martyrs de Lugdunum seraient donc les premiers d’une longue liste à laquelle il faudrait joindre celle des victimes des calvinistes de 1562 comme des révolutionnaires de 179349. L’auteur s’attend à ce que l’ouvrage soit contredit, combattu50. Mais l’accueil laisse la place à l’ironie et au silence. Dans le quotidien conservateur Le Nouvelliste de Lyon, la parution de l’ouvrage fait l’objet d’une recension au ton ironique, signée par un « vieux lyonnais ». Dans la très respectée Revue du Lyonnais, une réponse cinglante vient par un article d’Antoine Vachez consacré à l’amphithéâtre de Lugdunum et des martyrs d’Ainay51. En faisant état des connaissances du moment, l’érudit lyonnais argumente son propos pour conclure à une distinction entre le lieu du martyre et le dépôt des reliques. À aucun moment, il ne cite l’ouvrage de l’abbé Dumas comme s’il n’existait pas. Le mépris est ici à la hauteur de la charge qu’a menée le polémiste. Son livre sera le dernier dans le genre apologétique et avec lui s’éteint la controverse.
12Il faudra attendre un demi-siècle pour qu’une nouvelle publication d’envergure soit éditée sur Ainay52. Elle sera l’œuvre d’un autre prêtre érudit, l’abbé André Chagny, prêtre du diocèse de Belley et professeur aux facultés catholiques, appartenant à une autre génération, acquise à la rigueur des méthodes scientifiques et parfaitement intégrée dans les réseaux savants et universitaires53. Depuis, les reliques des martyrs de 177 ne sont plus vraiment l’objet de vénération dans le quartier d’Ainay. Leur culte est même oublié. Leur mémoire sera cependant conservée dans les cercles savants et ecclésiastiques grâce à la tenue de manifestations scientifiques et à la venue du pape en 198654. Ainay ne conserve plus aujourd’hui que des peintures et des mosaïques relatant l’attachement symbolique du lieu aux martyrs de la foi.
13Cette page d’histoire lyonnaise, aujourd’hui largement oubliée, s’inscrit dans ce long et vaste processus qu’a été la romanisation du catholicisme français. La capitale des Gaules en a été un des théâtres privilégiés au xixe siècle. Parmi les nombreux dossiers qui peuvent s’y rattacher comme celui de la liturgie lyonnaise, il en reste encore bien d’autres, largement méconnus. Celui des martyrs de Lyon et de leurs reliques en est un. Il a, pour un temps, rejoint celui d’une histoire sociale du catholicisme intransigeant, particulièrement implanté entre Rhône et Saône au sein d’un quartier conservateur prisé des élites catholiques de la ville. Vénérées depuis les origines, les reliques des corps saints, martyrisés et brûlés, ont donc connu un nouvel élan de dévotion durant le second xixe siècle dans un but essentiellement apologétique et mémoriel. Pour l’heure, il s’agit de cultiver la piété sacrificielle et expiatoire qui règne dans le catholicisme intransigeant de la cité lyonnaise. Les familles bourgeoises qui s’en réclament, se sont pour la plupart repliées dans ce quartier d’Ainay, devenant une sorte de citadelle de la foi et de la fidélité. Nulle part ailleurs, on se remémore autant le souvenir du sang versé par les martyrs de la Terreur. Ces derniers semblent marcher à la suite de leurs illustres prédécesseurs de l’Antiquité chrétienne. Ainsi, renouer à Ainay au xixe siècle avec le culte des martyrs de Lyon et de leurs reliques était donc un acte autant politique que religieux.
Notes de bas de page
1Bruno Dumons, « Usages et résurgence d’une titulature. La primatie des Gaules (xixe siècle) », in cardinal Philippe Barbarin (dir.), Lyon, La grâce d’une cathédrale, Strasbourg, La Nuée Bleue, 2011, p. 411-413.
2François Richard et André Pelletier, Lyon et les origines du christianisme en Occident, Lyon, ELAH, 2011.
3Maurice Garden, Lyon et les Lyonnais au xviiie siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1969, p. 17 et 98 ; B. Dumons, « Ainay, le quartier noble et catholique de Lyon ? », in Annie Fourcaut (dir.), La ville divisée. Les ségrégations urbaines en question, France, xviiie-xxe siècles, Grâne, Créaphis, 1996, p. 376-393.
4François Richard, « Les martyrs de Lyon en 177 », in Jean-François Reynaud et François Richard (dir.), L’abbaye d’Ainay des origines au xiie siècle, Lyon, PUL, 2008, p. 11-22.
5Jacques Rossiaud, « La fête des Merveilles : de l’histoire à la légende », in Jean-François Reynaud et François Richard (dir.), ibid., p. 33-49.
6Dominique Meynis, Les anciennes églises paroissiales de Lyon, Lyon, Josserand, 1872, p. 101 ; Adolphe Vachet, Les paroisses du diocèse de Lyon, Abbaye de Lérins, Bernard, 1899, p. 520.
7B. Benoit, « Histoire, mémoire et identité politique : l’exemple de la Révolution à Lyon », Annales historiques de la Révolution Française, 1996, no 305, p. 491-509 ; Paul Chopelin, Ville patriote et ville martyre. Lyon, l’Église et la Révolution (1788-1805), Paris, Letouzey et Ané, 2010 ; Michel Biard, 1793. Le siège de Lyon entre mythes et réalités, Clermont-Ferrand, Lemme, 2013.
8B. Dumons, « Lyon, “Rome de France” ? Une utopie “intransigeante” (xixe-xxe siècles) », in B. Dumons et Bernard Hours (dir.), La cité réenchantée. Ville et religion en Europe du xvie au xxe siècle, Grenoble, PUG, 2010, p. 345-366 ; Jean-Marc Ticchi, Le voyage de Pie VII à Paris pour le sacre de Napoléon (1804-1805), Paris, Honoré Champion, 2013, p. 296-300.
9Maximilien Durand, « Les saints venant des catacombes, quelques exemples », in Bernard Berthod (dir.), Reliques et reliquaires, Lyon, musée de Fourvière, 2014, p. 26-27.
10Philippe Boutry, « Une recharge sacrale. Restauration des reliques et renouveau des polémiques dans la France du xixe siècle », in Id., Pierre Antoine Fabre et Dominique Julia (dir.), Reliques modernes. Cultes et usages chrétiens des corps saints des Réformes aux révolutions, vol. 1, Paris, EHESS, 2009, p. 121-172.
11P. Boutry, « Les saints des catacombes. Itinéraires français d’une piété ultramontaine (1800-1881) », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge, Temps modernes, 1979, 91-2, p. 892 et 895-896.
12Annales de la Propagation de la Foi, 1839, p. 176-177 ; Maximilien Durand, « Les saints venant des catacombes, quelques exemples », art. cité, p. 40.
13B. Dumons, « Ainay, le quartier “blanc” de Lyon », in Bruno Dumons et Hilaire Multon (dir.), « Blancs » et contre-révolutionnaires en Europe. Espaces, réseaux, cultures et mémoires (fin xviiie-début xxe siècles). France-Italie-Espagne-Portugal, Rome, École française de Rome, 2011, p. 105-131.
14Jean Dufourt, Calixte ou l’introduction à la vie lyonnaise, Paris, Plon/Nourrit, 1926.
15André Chagny, Une grande abbaye lyonnaise. La basilique Saint-Martin d’Ainay et ses annexes. Étude historique et archéologique, Lyon, Vitte, 1935, p. 43.
16Philippe Dufieux, Le mythe de la primatie des Gaules. Pierre Bossan (1815-1888) et l’architecture religieuse en Lyonnais au xixe siècle, Lyon, PUL, 2004, p. 70.
17Ibid., p. 124 ; Philippe Dufieux, « Gothiques et romans : la restauration des églises à Lyon au xixe siècle », Livraisons d’histoire de l’architecture, 2002, no 3, p. 37-55.
18A. Chagny, Une grande abbaye lyonnaise…, op. cit., p. 174-176.
19Ce dernier exécutera plusieurs pièces importantes sur les martyrs de Lyon dont une chasse pour l’église Saint-Irénée (1856) et un ciboire pour la chapelle de Fourvière (1876) : M. Durand, « Les saints venant des catacombes, quelques exemples », art. cité, p. 40-46.
20Joannès Blanchon, « L’abbé Jean Boué, curé d’Ainay », Revue du Lyonnais, t. 6, 1868, p. 303-306. L’abbé Jean Boué est un défenseur de la liturgie lyonnaise qui serait marquée par la tradition apostolique et romaine : abbés Boué, Bissardon et Vincent, Défense de la liturgie de Lyon, Lyon, Imprimerie du Chanoine, 1864 ; B. Dumons, « “Romaniser” la liturgie lyonnaise au xixe siècle. Les conditions d’une alliance entre Lyon et Rome », Revue d’histoire ecclésiastique, 2011, vol. 106, 1, p. 168-187.
21Accusées d’inspiration révolutionnaire de 1848, ces fresques seront controversées par des personnalités du catholicisme intransigeant et du pouvoir impérial qui exigeront leur effacement : André Chagny, Une grande abbaye lyonnaise…, op. cit., p. 224 ; Hélène Delpech, « À propos des fresques effacées de la crypte de Saint-Martin d’Ainay, Jean-Baptiste Frénet le mal aimé », Cahiers de Saint-Martin d’Ainay, no 7 ; Michel Regnier, Jean-Baptiste Frénet. Peintre et photographe, Châtillon-sur-Chalaronne, La Taillanderie, 2002 ; Paul-André Bryon, « Jean-Baptiste Frénet (1814-1889). Visionnaire incompris à Saint-Martin d’Ainay », plaquette datant de 2007.
22Dominique Meynis, La Montagne sainte. Mémorial de la Confrérie des Saints-Martyrs de Lyon, Lyon, Imprimerie catholique, 1880, p. 200-202.
23M. Durand, « Les saints venant des catacombes, quelques exemples », art. cité, p. 44.
24Pierre-Yves Saunier, L’esprit lyonnais (xixe-xxe siècle), Paris, CNRS Éditions, 1995.
25Adolphe Vachet, Nos Lyonnais d’hier, Lyon, Maison des Missionnaires Chartreux, 1910, p. 251-252.
26D. Meynis, Les grands souvenirs de l’Église de Lyon, Lyon, 1860, p. vii.
27Ibid., p. x.
28D. Meynis, La Montagne sainte…, op. cit., p. 199-200.
29Id., Les anciennes églises paroissiales de Lyon, Lyon, Josserand, 1872, p. 92.
30Id., Notice sur les reliques des saints de l’Église de Lyon, Lyon, Pélagaud, 1865.
31Id., La Montagne sainte…, op. cit., p. 77-92 et 131-142.
32Ibid., p. 204-205.
33Humbert de Terrebasse, Morel de Voleine. Sa vie et ses œuvres, Lyon, 1904 ; A. Vachet, Nos Lyonnais d’hier…, op. cit., p. 259 ; P.-Y. Saunier, L’esprit lyonnais (xixe-xxe siècle), op. cit., p. 114 ; B. Dumons, « “Romaniser” la liturgie lyonnaise au xixe siècle… », art. cité, p. 177.
34Louis Morel de Voleine, « Crypte de Sainte-Blandine à Ainay », 1855, no 10, p. 339-343.
35A. Vachet, Nos Lyonnais d’hier…, op. cit., p. 39.
36Alphonse de Boissieu, Ainay, son autel, son amphithéâtre et ses martyrs, Lyon, Scheuring, 1864, p. 127.
37Maurice de Boissieu, Le monument religieux des Brotteaux. Historique. Liste des victimes du siège de Lyon en 1793, Lyon, Audin, 1925 ; P. Chopelin, « Le monument des Brotteaux à Lyon. Construction et dilution d’une mémoire blanche de la Terreur », in B. Dumons et H. Multon (dir.), « Blancs » et contre-révolutionnaires en Europe…, op. cit., p. 177-196.
38Aimé Vingtrinier, « Notice sur l’auteur », Paul Saint-Olive, Vieux souvenirs, Lyon, Meton, 1877, p. vii-xxii. Dans cet ouvrage (p. 187-195), il s’attarde sur les origines de la rue Écorchebœuf (aujourd’hui rue Port du Temple), liée à la fête des Merveilles qui célébrait le culte des martyrs de Lyon.
39Paul Saint-Olive, « Les étymologies d’Ainay », Revue du Lyonnais, 1866, no 1, p. 216-224.
40Georges Guigue, Chronique de l’abbaye d’Ainay par Jean-Marie de La Mure, Lyon, Imprimerie générale, 1885.
41Comte de Charpin-Feugerolles et Marie-Claude Guigue, Grand cartulaire de l’abbaye d’Ainay, suivi d’un autre cartulaire rédigé en 1286 et de documents inédits, Lyon, Pitrat, 1885.
42Député de la Loire, le comte a notamment été fondateur de La Diana et président de l’académie de Lyon : Adolphe Vachet, Nos Lyonnais d’hier…, op. cit., p. 79 et 197.
43Antoine Vachez, « Notice historique », Comte de Charpin-Feugerolles et Marie-Claude Guigue, Grand cartulaire de l’abbaye d’Ainay, t. 2, op. cit., p. vi.
44Florent Dumas, Les traditions d’Ainay, Paris/Lyon, Delhomme et Briguet, 1886. Sur l’abbé Florent Dumas et son ouvrage : P. Dufieux, « Gothiques et romans… », art. cité, p. 42-42 ; Id., « Les abbés de la Société. Quelques figures de l’érudition ecclésiastique lyonnaise », Gryphe, septembre 2007, no 7, p. 16-27.
45Pierre Delattre (dir.), Les établissements des jésuites en France, vol. 2, Wetteren, De Meester Frères, 1953, p. 127.
46« Et plût à Dieu que le laïcisme des Archives départementales fût seulement inutile ! Décrier sans cesse les temps héroïques de notre Église, s’acharner contre les plus beaux souvenirs de son premier âge, affirmer d’un ton dogmatique et tranchant que des “erreurs graves ont altéré l’histoire des débuts du christianisme à Lyon”, les novateurs ont-ils bien réfléchi au danger de ces déclamations imprudentes ? S’il en est parmi eux qui se soient faits les ennemis de nos traditions parce qu’ils repoussent le surnaturel, parce qu’ils se moquent des saints et de leurs miracles, des martyrs et de leurs reliques, à ceux-là je n’ai rien à dire : ce qu’ils ont prémédité ils l’exécutent avec la conscience de leurs actes. Mais peut-être aussi avons-nous affaire à d’estimables érudits qu’une assertion irréfléchie aurait poussés peu à peu dans une théorie erronée, d’où jusqu’ici l’amour-propre leur a interdit de sortir ; ou bien encore à des archéologues improvisés, heureux d’avoir dans l’autel d’Auguste, dans le martyre de Saint-Pothin, une matière toujours prête pour une brochure, pour un article de journal, sans parler, ce qui ne déplaît jamais, des faciles triomphes qu’on est sûr d’obtenir en l’absence de tout contradicteur », ibid., p. 418-419.
47Ibid., p. xxi.
48Ibid., p. 127.
49Ibid., p. 308-312.
50Ibid., p. xxii.
51A. Vachez, « L’amphithéâtre de Lugdunum et les martyrs d’Ainay », Revue du Lyonnais, juillet-décembre 1887, p. 5-15 et 81-99 ; Id., L’amphithéâtre de Lugdunum et les martyrs d’Ainay, Lyon, Brun, 1887.
52André Chagny, Une grande abbaye lyonnaise. La basilique Saint-Martin d’Ainay et ses annexes, Lyon, Vitte, 1935. L’année suivante, il publie un petit fascicule sur l’histoire des martyrs lyonnais dans lequel il fait état des connaissances du moment, précisant que les cendres ont été jetées dans le Rhône : A. Chagny, Les martyrs de Lyon de 177, Lyon, Vitte, 1936 ; Louis Trenard, « André Chagny », Xavier de Montclos (dir.), Dictionnaire du monde religieux de la France contemporaine, vol. 6, Paris, Beauchesne, 1994, p. 100.
53P. Dufieux, « Les abbés de la Société… », art. cité, p. 25.
54L’Institut Sources Chrétiennes lance l’idée en 1974 de l’organisation d’un colloque universitaire pour le 18e centenaire des martyrs de Lyon : Les martyrs de Lyon (177), Paris, Éditions du CNRS, 1978. Le voyage de Jean-Paul II à Lyon en 1986 a prévu le passage du pape à l’amphithéâtre des Trois Gaules. En 1996, est créée l’Association des Amis de Saint-Martin d’Ainay à l’occasion de la commémoration en 1997 du 16e centenaire de la mort de Saint-Martin de Tours : J.-F. Reynaud et F. Richard (dir.), L’abbaye d’Ainay des origines au xiie siècle, op. cit.
Auteur
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Bruno Dumons
Directeur de recherches au CNRS (laboratoire de recherches historiques Rhône-Alpes, UMR 5190), est spécialiste d’histoire religieuse de la France contemporaine. Il a travaillé entre autres sur le catholicisme au féminin et les cultures politiques « blanches » et « contre-révolutionnaires ». Il a publié entre autres Rois et princes en exil (2015), Les zouaves pontificaux en France, en Belgique et au Québec (2015) avec J.-P. Warreu, Transmettre une fidélité. La Contre-Révolution et les usages du passé (2019) avec P. Chopelin.

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