Préface
p. I-III
Texte intégral
1Après les travaux d’Andrée Corvol sur la forêt, les pages de Michel Foucault sur les illégalismes forestiers et le livre d’Alain Corbin sur l’arbre source d’émotions, l’ouvrage de Philippe Crémieu-Alcan, immergeant les lecteurs dans la maîtrise des Eaux et Forêt de Guyenne au Siècle des Lumières, vient à son heure, à un moment où la prise de conscience à l’égard des changements climatiques se généralise et où, un peu partout dans le monde, la couverture végétale, menacée, recule. Tiré d’une thèse décantée, le présent ouvrage traite des « relations de l’homme au sens d’une communauté humaine, avec la forêt, comprise comme un espace boisé circonscrit et non plus un massif forestier unique ». En effet, la forêt ne va pas de soi. Ses perceptions et ses définitions s’avèrent fluctuantes en fonction des époques et des acteurs collectifs, que ce soient les administrateurs, les propriétaires et les usagers, mais aussi les gardes ou encore les huissiers. Entre le refuge bucolique des « bois » et les frondaisons crépusculaires toute une gamme d’images coexiste. Ici, le contexte est celui de l’augmentation de la demande en bois, de la modification des espaces forestiers, du Code colbertien, des transformations de l’administration forestière… Philippe Crémieu-Alcan se montre attentif à la manière dont les hommes et les femmes du passé percevaient la nature et la forêt qui demeuraient en grande partie une Terra incognita. Il multiplie les approches, tantôt en historien, tantôt en anthropologue, tantôt en géographe, tantôt encore en spécialiste des sciences de la forêt, n’hésitant pas à évoquer la cruauté à l’égard du végétal.
2Pour mener à bien son enquête, un véritable état des sources, abondantes et dispersées, a été mené et les lectrices et lecteurs partageront avec l’auteur ce « goût de l’archive », en particulier pour les sources judiciaires qui nécessitent d’aiguiser son sens critique. En effet, archive du pouvoir, la documentation judiciaire exerce bien souvent un attrait irrésistible et possède une « puissance d’enchantement1 » dont il faut se garder. L’auteur en a parfaitement conscience, avançant pas à pas, tout en sachant qu’elle constitue une voie d’accès irremplaçable pour saisir une société et des justiciables du passé. Les sources mobilisées et utilisées s’avèrent substantielles puisqu’elles comprennent 920 procès correspondant pour l’essentiel à la période 1730-1790. Tout ce qui relève de la production des sources, de l’activité de la maîtrise, de l’inventaire de la documentation mobilisée, du suivi des procédures, de la répartition dans l’espace des contentieux et des infractions a été rigoureusement recueilli, classé et ordonné pour faire une histoire vivante de la délinquance forestière. Les espaces boisées sont alors des terres de contestations où des « délits à foison » ne sont pas toujours comptabilisés par l’administration forestière. L’espace perçu joue, pour Philippe Crémieu-Alcan, un rôle déterminant et permet de mieux comprendre les stratégies des plaignants. Quant aux autres délits forestiers, ils nécessitent de s’attacher à quelques cas particuliers au sujet des haies, des fossés et des espaces mouvants avant de traiter les contentieux les plus massifs, rarement le fait de collectivités. Pour l’essentiel, et c’est une des leçons du livre, la délinquance forestière est avant tout « une affaire individuelle », comme elle le sera au siècle suivant, sauf pour les réseaux mis en place par un certain nombre de braconniers. Les délinquants n’ont pas le sentiment de commettre un acte illégal mais, dans nombre de cas, un simple « prélèvement ligneux ». Il est possible toutefois de rencontrer quelques délits collectifs, mais ils restent marginaux.
3Les deuxième et troisième volets du livre portent la focale sur l’espace boisée mais surtout sur les acteurs, qu’ils soient gardes ou témoins. Ces derniers ont fait l’objet de rares travaux et prennent, ici, consistance2. Suivent ensuite, de manière logique, les plaignants et les accusés, sans oublier les relations et interactions entre ces deux groupes. Cependant, les aspects les plus neufs concernent les propriétaires, leurs déplacements, mais aussi les violences et invectives dont ils sont les destinataires. L’imagination verbale des paroles hostiles ne connaît guère de limites. Certains sont traités « inhumainement », d’autres insultés, et il n’est pas anodin de souligner que le diable est souvent invité : « je t’enverrai souper avec le diable », ou « le diable l’emportera aussi haut que l’étoile du nord ». Quant aux menaces, elles portent surtout sur l’intégrité physique : on cherche à intimider son adversaire en lui laissant entrevoir des perspectives effrayantes : « couper les jambes avec une serpe » ou « couper par le milieu avec une hache ».
4Les passages consacrés aux accusés apportent nombre d’informations. Philippe Crémieu-Alcan donne tout d’abord un tableau par âge. La moitié des accusés ont moins de 38 ans ce qui laisse supposer qu’il n’y a pas un moment dans la vie où la délinquance occuperait une place particulière, contrairement aux chiffres des crimes de sang. La répartition par sexe offre d’utiles informations car on constate une surreprésentation énorme des hommes, plus de 90 %, alors qu’au xixe siècle, avant la loi de 1859, les femmes ne sont pas du tout absentes des statistiques, bien au contraire. La présentation des métiers, à partir d’un corpus de 1 263 accusés conforte les prévisions : les accusés issus du monde de la terre dominent largement.
5Quand il aborde l’audition et les arguments déployés, Philippe Crémieu-Alcan donne de belles pages, qui ne sont pas sans rappeler ce que les travaux portant sur l’interrogatoire judiciaire au xixe siècle ont mis en lumière, confrontant les suspects, les prévenus ou les accusés avec le magistrat instructeur. À plusieurs reprises la question du passage à l’acte, notion relevant à la fois de certains courants criminologiques et de la psychiatrie, comme de la psychologie clinique, se trouve abordée par petites touches, permettant ainsi d’entrevoir la complexité des motivations et des circonstances.
6La quatrième et dernière partie du livre, intitulée Au rivage de l’incertain : postures et ressentis à travers les délits forestiers, s’ouvre par une introduction qui peut avoir l’allure d’un plaidoyer en se demandant s’il est possible d’aller au-delà du procès. Pour mener cette quête, il fallait commencer par la perception de la forêt par les justiciables, prêter attention aux mots, aux expressions, aux manières de désigner l’espace forestier. Le lecteur y trouvera une intéressante remarque sur les plaintes incomplètes et sur le « matériel attaqué », ainsi qu’un développement stimulant sur le couple formé par les délinquants et l’outillage. Défilent des cordes, des pistolets, des hallebardes, des attelages, des animaux et même des bateaux. Un chapitre au titre un peu énigmatique, « N’étant pas mémoratif du quantième ni du jour… », entend prendre la pesée du temps. Il faut souligner l’apport du tableau proposant un classement temporel des témoignages. Philippe Crémieu-Alcan se montre attentif aux marqueurs évoqués par les témoins. Il est ainsi possible de trouver la mention : « Il y a deux ans et quelques mois de plus, autant qu’il peut se rappeler. » L’affaire Charbonnier contre Lestrade est exemplaire, 13 témoins sont entendus par le juge et ne s’accordent pas sur le moment indiqué : l’un évoque « la veille de la Saint Joseph », un autre « le lendemain de la Notre-Dame », un troisième « depuis ce temps-là ». Le chapitre consacré à l’organisation collective de l’innocence ouvre des pistes suggestives à partir d’étude de cas. À chaque fois, il s’agit d’une sorte de jeu de rôle où chaque acteur joue effectivement un personnage et « surjoue » sa fonction. Les interactions entre les différents protagonistes sont finement restituées.
7Le livre présenté aujourd’hui permet non seulement de mieux comprendre les sociétés du passé, de saisir la délinquance individuelle, de cerner les conflits forestiers et leurs enjeux, mais aussi d’interroger, un peu à la manière de Philippe Descola3, les relations de l’homme et de la nature, mais au xviiie siècle, tout en posant des questions à notre époque.
Notes de bas de page
1Mario Cerutti, Jean-François Fayet et Michel Porret (dir.), Penser l’archive, Lausanne, Antipodes, coll. « Histoire », 2006, p. 16.
2Voir par exemple Pierre Farcet, Du faux témoignage, thèse de droit, Poitiers, Société française d’imprimerie et de librairie, 1902, 230 p.
3Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaine », 2005, 640 p. et L’Écologie des autres. L’anthropologie et la question de la nature, Paris, Éditions Quae, 2011, 110 p.
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