Chapitre 3. La « classe créative » et la prospérité urbaine mythes et réalités
p. 85-105
Texte intégral
1Rares sont les théories du développement urbain à avoir eu autant d’influence ces dernières années que celle de la « montée de la classe créative » de Richard Florida. Popularisée dans l’ouvrage bien connu de Florida intitulé The Rise of the Creative Class (publié en 2002), et promue sans relâche par la litanie ininterrompue de ses conférences et consultations, cette théorie propose que la vitalité économique des villes dépende de leur capacité à attirer et à entretenir une nouvelle classe d’écrivains, d’artistes, d’architectes et de programmeurs (pour ne citer que quelques occupations dites « créatives » par Florida). Cette thèse a gagné l’approbation, à une vitesse fulgurante, des professionnels du développement économique et des dirigeants municipaux d’Amérique du Nord. Voici quelques exemples.
La ville de Baltimore a lancé une initiative au début de mai 2004 appelée « Creative Baltimore », conçue pour « promouvoir Baltimore auprès de la classe créative : étudiants, artistes, parents esseulés, entrepreneurs et jeunes professionnels ».
À Memphis, un plan de développement local, rédigé avec l’aide des experts-conseils du « Groupe de créativité Richard Florida », a recommandé une stratégie d’investissement dans des installations urbaines comme des pistes de cyclisme, des clubs de nuit et des loisirs sur les berges du fleuve, ce qui, d’après Florida, attirera les membres de la classe créative vers la ville de Memphis.
Au Michigan, toujours d’après les avis experts de l’omniprésent M. Florida, la gouverneure Jennifer Granholm a lancé une initiative dite des « cool cities » (« villes branchées »). Elle a demandé aux maires de 200 villes du Michigan de proposer des idées pour encourager un environnement « à la page » et « branché » qui, selon les théories de Florida, attire la classe créative.
2De nombreuses autres villes – Albuquerque, Milwaukee, Cincinnati, Syracuse – ont organisé des sommets et ont retenu les services de « Richard Florida, Inc. » pour les aider à assurer la croissance de la « très importante » classe créative dans leur collectivité. Et ce phénomène ne se limite pas aux États-Unis. En effet, le ministère ontarien de l’Entreprise, des Débouchés et de l’Innovation a commandé un rapport (de Florida et ses collaborateurs) sur la façon dont les villes ontariennes peuvent « concurrencer en matière de créativité ». À Montréal, le plan de développement économique récent de la ville, intitulé Montréal, ville de savoir, est truffé de références à M. Florida et au supposé lien entre l’importance en nombre de la classe créative et la vitalité économique locale. Enfin, à Winnipeg, le maire Glen Murray est devenu un partisan enthousiaste de la thèse de la classe créative : « Ce qui tue une ville, a-t-il déclaré, ce sont les gens… qui ne veulent parler que de… tuyaux, de voirie et de services policiers. » Il n’est donc pas étonnant que la prestigieuse revue The Harvard Business Review ait qualifié la thèse de la « classe créative » de « percée dans le domaine des idées du monde des affaires » pour 2004.
3Bref, la propagation de la théorie de la classe créative de Florida parmi les technocrates du développement économique est, en vérité, remarquable. Cette conquête intellectuelle est d’autant plus étonnante si l’on considère les deux faits suivants. Tout d’abord, une grande partie de ce que Florida écrit au sujet de l’importance croissante des emplois de la classe dite « créative » dans la structure professionnelle nord-américaine n’a rien d’original et a d’ailleurs été avancé par des auteurs comme Peter Drucker, Robert Reich et David Brooks. Deuxièmement, et ce qui est plus important, il n’existe pas l’ombre d’une donnée empirique pour étayer aucune des hypothèses centrales de la théorie de la classe créative relativement au développement économique urbain. Il n’existe pas de rapport entre la taille de la classe créative et la vitalité économique. De plus, les autres célèbres assertions de Florida – à savoir que les villes comportant un grand nombre de « bohèmes » et une forte population gaie sont gagnantes sur le plan économique, et que les villes prospères sont des villes « branchées » avec des cafés et des clubs de nuit à la mode attirant la classe créative – ne sont étayées par aucune preuve. En fait, comme la majorité des résidents de la plupart des métropoles nord-américaines, les personnes occupant des emplois dits « créatifs » ont plutôt tendance à vivre dans les banlieues, fait qui nous porte à croire que les stratégies pour attirer la classe créative dans les régions métropolitaines ne servira pas à grand-chose pour revitaliser les villes centrales.
4Je présenterai mon exposé d’aujourd’hui en trois parties. En premier, j’examinerai brièvement les principaux éléments de la thèse de la classe créative et mettrai en lumière ses lacunes méthodologiques et conceptuelles. Deuxièmement, je présenterai des preuves empiriques relativement à certaines des principales assertions de Florida sur le rapport entre la classe créative et la prospérité économique urbaine. Troisièmement, j’examinerai brièvement certaines des implications de ces conclusions en matière de politique. Malheureusement, la thèse de la classe créative n’est qu’une autre mode ridicule chez les universitaires. C’est une démarche qui, par son influence sur les technocrates du développement économique et les dirigeants municipaux, menace de dilapider des ressources précieuses au profit d’efforts futiles pour « concurrencer en matière de créativité ». C’est une sirène qui distrait notre attention des véritables problèmes des villes nord-américaines : l’étalement urbain et la polarisation régionale, les désinvestissements des grandes sociétés dans les villes-centrales, la crise fiscale perpétuelle des villes-centrales et la détérioration des infrastructures municipales (y compris le capital social et humain).
DÉMYSTIFIER LA THÈSE DE LA CLASSE CRÉATIVE
5Bien qu’il soit souvent difficile de ramener les arguments de Richard Florida à un ensemble d’hypothèses vérifiables – en raison surtout de la brume des philosophies populaires « nouvel-âgistes » qui enveloppe The Rise of the Creative Class et plusieurs des articles qui ont suivi –, la thèse de la classe créative semble reposer sur trois assertions principales.
6Tout d’abord, selon Florida, une nouvelle classe domine la nouvelle économie, la classe dite « créative ». Selon la définition de Florida, « la classe créative est caractérisée par le travail de ses membres, qui consiste à créer de nouvelles formes éloquentes. Cette classe réunit 38,3 millions de travailleurs, soit environ 30 % de la main-d’œuvre. Le noyau de cette nouvelle classe est composé de scientifiques, d’ingénieurs, de professeurs d’université, de romanciers, d’artistes, de gens de l’industrie du spectacle, d’acteurs, de designers et d’architectes, ainsi que de grands penseurs de la société contemporaine… La classe créative inclut aussi les « professionnels de la créativité » œuvrant dans une foule de secteurs à forte intensité de savoir tels la haute technologie, les services financiers, le droit, la santé et la gestion commerciale.
7La « découverte » par Florida de l’importance croissante de ces occupations dans la vie économique à la fin du XXe siècle n’est pas originale. Peter Drucker, le gourou de la gestion bien connu, écrivait sur la montée des « travailleurs de la connaissance » dès les années 1970. David Brooks, dans son ouvrage provocateur Bobos in Paradise publié en 2000, signalait la « montée d’une classe éduquée » au premier plan de la vie américaine et, en des termes souvent satiriques, décrivait le mode de vie de ce qu’il appelait les « bohémiens bourgeois ». Et la classe créative de Florida ressemble étrangement à une version réchauffée des « analystes symboliques » identifiés dans le livre de Robert Reich publié en 1991 et intitulé The Work of Nations : Preparing Ourselves for 21st Century Capitalism (aussi curieux que cela puisse paraître, aucune référence à l’ouvrage de M. Reich ne figure dans The Rise of the Creative Class). Dans l’étude de Reich, les analystes symboliques sont des travailleurs qui « résolvent, identifient et règlent les problèmes en manipulant des symboles ». Cette « manipulation des symboles » peut supposer la conception de nouveaux modèles financiers, la conception de nouveaux logiciels, la création artistique nouvelle ou le divertissement des foules. Reich fait ensuite le recensement des emplois des analystes symboliques : auteurs et rédacteurs, professeurs, ingénieurs, architectes, etc., bref, à peu près les mêmes qui figureront onze ans plus tard sous la rubrique de la « classe créative » de Florida.
8M. Reich, par contre, est considérablement plus prudent dans son recensement de la nouvelle classe. Par exemple, Florida regroupe indifféremment tous les avocats et programmeurs dans la « classe créative ». Or, comme le souligne Reich, il arrive que des programmeurs doivent exécuter simplement un travail de codage répétitif et que certains avocats passent leur vie entière à faire des choses que les gens ordinaires trouveraient insupportables tellement elles sont monotones – produire les mêmes vieux testaments, contrats et divorces, jour après jour, en changeant seulement les noms (« J’ai même entendu parler de professeurs d’université, confie Reich, qui donnent les mêmes cours depuis trente ans, longtemps après que leur cerveau s’est atrophié, mais je ne crois pas ces histoires. »).
9Dans l’analyse de Reich, ces travailleurs ne sont pas des « analystes symboliques » mais, d’après Florida, toutes ces personnes seraient désignées indifféremment comme des membres de la « classe créative ». Nous touchons ici à la lacune fondamentale des travaux de Florida : sa définition de la « classe créative » est tellement vaste et gonflée qu’elle perd sa signification sur le plan de l’analyse. Son livre est, en gros, une ode au pouvoir de la créativité, mais Florida n’étaye par aucune preuve le contenu créatif des postes qu’il dit appartenir à la « classe créative ». De plus, il définit la « classe créative » d’une façon tellement large que, en fin de compte, il n’existe pas beaucoup de différences entre les villes et les régions qui sont censées être des serres chaudes de la « classe créative » et celles qui ne le sont pas ; en fait, presque toutes les grandes villes et régions possèdent une « masse critique » de la classe créative. Par exemple, le tableau 3.1, adapté du livre de Florida, The Rise of the Creative Class, indique le pourcentage que représentent, par rapport à la main-d’œuvre totale, les professions de la classe dite créative dans les grandes régions métropolitaines américaines. Comme le tableau l’indique, la fourchette de la part de l’emploi occupée par la « classe créative » est plutôt mince. En effet, un écart de moins de neuf points de pourcentage sépare une région à « forte densité de la classe créative » (Denver, au 8e rang) d’une région à « faible densité de la classe créative (Grand Rapids, au 48e rang). Un écart de seulement trois points (ou, si vous voulez, 30 000 avocats !) sépare Houston (10e rang) de Portland (30e rang).
Tableau 3.1 : Proportion de l’emploi régional que représente la « classe créative » dans les grandes métropoles américaines

10En d’autres termes, indépendamment de la question de savoir si Florida a défini de façon appropriée ce qu’il appelle la « classe créative », son assertion concernant la « montée » de cette catégorie1 de travailleurs est a) dépourvue d’originalité, empruntée et manque de rigueur sur le plan conceptuel ; de plus b) cette assertion ne fait pas une grosse distinction entre les structures professionnelles de la plupart des régions métropolitaines et des villes.
11La deuxième grande thèse de Florida veut que la classe créative soit le « moteur du succès économique des villes et des régions ». Contrairement à David Brooks qui tourne en dérision le souci de soi-même et les habitudes de consommation ostentatoires de ceux qu’il nomme les « bobos » (bohémiens bourgeois), et contrairement à Robert Reich qui met en garde contre le « sécessionnisme » et l’intérêt personnel étroit des « analystes symboliques » qui menacent de polariser les régions métropolitaines, Florida affirme que « l’avenir économique même des villes dépend de cette nouvelle classe ». Pour citer Florida, « mes travaux de recherche me portent à croire que nous sommes témoins d’une des plus grandes migrations de l’histoire humaine », faisant fi apparemment, et comme il lui est commode de le faire, des 20 millions d’immigrants étrangers qui sont arrivés aux États-Unis entre 1900 et 1920, les 20 millions d’immigrants qui sont arrivés entre 1980 et 2000, ou de la migration de cinq millions de Noirs du Sud entre 1940 et 1970, qui a transformé de façon radicale la nature de l’Amérique urbaine. « Le seul moyen, selon Florida, de rendre aux économies [urbaines et régionales] leur caractère concurrentiel consiste à agir sur les conditions sous-jacentes qui motivent [la classe créative] à choisir ces endroits. »
12Dans un instant, je présenterai des données sur la question de savoir s’il existe, en fait, un lien entre la taille de la classe créative d’une ville ou d’une région et sa performance économique. Il importe ici de faire remarquer deux erreurs méthodologiques capitales dans la façon dont Florida aborde la question. Tout d’abord, comme je l’ai déjà indiqué, il emploie un système de classement des régions créatives qui – bien que séduisant pour les médias et les professionnels du développement économique – est trompeur et déficient sur le plan de la méthodologie. Comme le faisait remarquer récemment Austan Goolsbee, économiste de l’université de Chicago, dans la plupart des systèmes de classement, les différences de classement des divers éléments sont sans signification sur le plan statistique, et une variante minime entraînera des changements importants (plus particulièrement lorsque la plupart des éléments classés se retrouvent près du milieu). Comme nous l’avons vu, c’est exactement le cas du classement des régions créatives par Florida : 34 des 49 régions métropolitaines les plus grandes aux États-Unis se retrouvent à au plus cinq points de pourcentage l’une de l’autre quand elles sont classées selon la part de tous les travailleurs que représente la classe créative. L’écart entre les régions est trop mince pour que le système de classement de Florida ait quelque valeur analytique que ce soit.
13Deuxièmement, Florida néglige de définir avec soin, précision et consistance les unités géographiques dont il essaie, par sa thèse de la classe créative, d’expliquer la bonne fortune économique. Bien qu’il parle indifféremment de « villes » et de « régions » dans son livre et ses articles, la thèse de la classe créative est présentée surtout comme une théorie qui explique pourquoi certaines villes sont gagnantes, alors que d’autres ne le sont pas. De longs passages de The Rise of the Creative Class sont consacrés à la question de savoir pourquoi la classe créative est attirée dans certaines villes. Dans un article largement diffusé, Florida présente un « classement de la créativité » pour les villes et, dans son site Web, il invite les internautes à vérifier le classement de leur ville en fonction des divers indices qu’il propose. Et pourtant – et il faut insister là-dessus ici –, tous les indices et toutes les données de Florida concernent des régions métropolitaines. Il ne présente aucune donnée sur les villes dans aucun de ses écrits. Il n’y a rien, par exemple, sur le nombre de postes de la classe créative dans les villes ; rien sur la question de savoir si la classe créative a tendance à vivre dans les villes ou dans les banlieues (bien que Florida soutienne que la classe créative est attirée par des environnements urbains authentiques et uniques). Autrement dit, la thèse de la classe créative – perçue comme une théorie innovatrice de la croissance urbaine et acceptée avec enthousiasme par les dirigeants municipaux de l’Amérique du Nord comme une stratégie de développement économique urbain – ne contient absolument aucune preuve à l’appui de ce qu’elle avance en ce qui concerne les villes. Même si la thèse de Florida valait pour les régions – ce qui n’est pas le cas, comme nous allons le voir sous peu –, ses travaux ne révèlent rien sur la fortune économique des villes et sont, à cet égard, trompeurs.
14Le troisième grand volet de la thèse de Florida porte sur la supposée prédilection de la classe créative pour la ville. Les personnes créatives et talentueuses sont attirées par des endroits, non par des emplois, selon Florida, et les endroits susceptibles d’attirer la classe créative sont ce qu’il appelle les villes « branchées », selon son vocabulaire nouvel-âgiste (« cool cities », en anglais). « Les membres de la classe créative ont l’embarras du choix et ils exigent d’une ville qu’elle leur offre une grande diversité et des équipements de haut niveau. Ils préfèrent la culture locale – un mélange grouillant de terrasses, d’artistes de rue, de petites galeries d’art et de bistros où il est difficile de différencier les artistes des spectateurs. » Le contingent « bohémien » de la classe créative, selon Florida, est plus particulièrement attiré par ces villes, et il essaie de démontrer ce rapport au moyen d’un « indice bohémien ». En outre, Florida soutient que la classe créative est attirée par les villes « tolérantes » qui sont ouvertes et accueillantes face à des populations diverses. Comme mesure indirecte de la tolérance, Florida a lancé son célèbre et controversé « indice gai » ; il soutient qu’il existe un lien étroit entre les villes tolérantes possédant une forte concentration de gais et la prospérité économique attribuable à la classe créative2. Le prétendu rapport entre tous ces facteurs de prospérité urbaine est résumé dans le sous-titre d’un des articles de Florida : « Pourquoi les villes sans gais et sans groupes rock sont en train de perdre la course du développement économique. »
15L’argument de la ville « branchée » est, à bien des égards, l’élément clé de la thèse de la classe créative. En effet, il établit un lien de cause à effet entre les types de ville, la croissance de la classe créative et la prospérité urbaine. Et cela a une incidence directe sur les technocrates de développement économique : cultivez le caractère « branché » de la ville, dit Florida, et vous allez attirer la classe créative (moteur de croissance et prospérité urbaine).
16De nouveau, bien que le caractère « branché » des villes soit au cœur de la théorie de Florida, il ne présente aucune donnée sur les villes ; tous ses indices célèbres concernent l’échelle métropolitaine (et, comme nous allons le voir, ne sont assortis d’aucune donnée empirique à ce niveau d’analyse non plus). De plus, bien que M. Florida inclue de longues anecdotes sur ce que la classe créative attend des villes – anecdotes recueillies au cours d’« entrevues » et de « groupes de concertation », sans données à l’appui, qu’il dit avoir tenus à la grandeur du pays –, il ne présente aucune donnée concrète et systématique (comme des réponses à un sondage) sur ce qui incite la classe créative à choisir tel ou tel lieu. En fait, de nombreuses études sur les choix de lieu des particuliers et des entreprises indiquent que les facteurs du caractère « branché » de Florida sont rarement cités : ce sont les emplois, le logement, les écoles, la faiblesse du taux de criminalité et la propreté de l’environnement qui attirent les migrants. Enfin, comme nous le verrons, son « indice gai » est une mesure déficiente des villes « tolérantes ». M. Florida suppose, mais ne démontre jamais, que « l’indice gai » est une bonne indication de la tolérance. Mais alors, pourquoi s’agirait-il là d’un indice meilleur, pour les migrants, du degré de tolérance d’une collectivité que les mariages interraciaux, surtout étant donné que le gros de la population gaie mène une vie placardée ? De plus, l’affirmation fracassante de Florida selon laquelle « les villes sans gais » perdent sur le plan économique est un exemple de la faiblesse de ses travaux. Il n’y a pas de grandes villes ou régions où il n’y ait pas de gais et, comme il se doit, il n’existe pas d’écarts remarquables dans la proportion des ménages gais qui habitent les plus grandes régions métropolitaines des États-Unis.
17Pour résumer, la thèse de la classe créative emprunte beaucoup du travail d’autres chercheurs ; et, quand Florida s’aventure sur de nouveaux terrains – comme lorsqu’il parle du rôle de la classe créative dans la promotion de la croissance économique urbaine ou de la question de savoir si « les villes sans gais et sans groupes rock perdent la course du développement économique » –, ses travaux sont entachés d’erreurs méthodologiques, de vides dans les données, de classements pseudo-scientifiques (« l’indice gai » et « l’indice bohémien ») et de concepts douteux (pour commencer par le concept même de « classe créative » et celui des villes « branchées »).
18Mais, ce qui est le plus grave, ses principales assertions sur la classe créative, quand elles sont soumises au test empirique, sont tout bonnement fausses. Voyons maintenant certaines des données empiriques.
CLASSE CRÉATIVE ET PROSPÉRITÉ URBAINE : LES PREUVES
19Ramenée à l’essentiel, la thèse de la classe créative est simple. Les villes « branchées », tolérantes, attirent des personnes très mobiles et bourrées de talent : la classe créative. C’est ensuite que les emplois arrivent à mesure que les entreprises – plus particulièrement les compagnies de haute technologie – s’installent et croissent là où les personnes de talent veulent vivre. Et c’est ainsi que les villes qui attirent la classe créative jouissent d’une grande prospérité économique.
20Examinons maintenant la première assertion, à savoir que la « classe créative » préfère les « villes branchées » assorties de « paysages urbains authentiques et uniques », de nombreux groupes rock, d’une pléthore de clubs de nuit, de cafés et de sentiers de bicyclette.
21En fait, la « classe dite créative », comme la majorité des travailleurs américains, préfère vivre en banlieue, et pas dans les quartiers chics et à la mode que Florida appelle à tort des aimants de la classe créative. Comme le tableau 3.2 l’indique, la grande majorité de ceux qui détiennent des emplois de la classe créative dans les régions que Richard Florida qualifie de carrefours de la classe créative, habite les banlieues – tout comme la majorité des travailleurs dans ces régions. Dans la plupart des régions, un pourcentage légèrement plus élevé de résidents de la classe créative habite le centre-ville comparativement aux autres travailleurs, mais l’écart n’indique pas de préférence marquée pour les villes branchées de la part de la classe créative. Et dans les deux régions classées par Florida parmi les dix premières pour la concentration des travailleurs de la classe créative – Washington (D. C.) et Hartford –, plus de neuf résidents de la classe créative sur dix habitent dans les banlieues.
Tableau 3.2 : La « classe créative » préfère-t-elle les villes ?
Distribution géographique des résidents titulaires d’emplois de la « classe créative » dans des régions métropolitaines à concentration élevée de travailleurs de la classe créative

22Les tableaux 3.3 à 3.6 révèlent la mesure dans laquelle a) la classe créative n’est pas particulièrement attirée par les villes centrales et b) la classe créative ne saurait servir d’ancre solide pour ramener les résidents dans les villes centrales. Ces tableaux exposent des données sur les tendances de la migration intérieure aux États-Unis dans les régions métropolitaines entre 1995 et 2000, c’est-à-dire les années d’or de l’emballement pour Internet, années pendant lesquelles les premières régions pour leur concentration de travailleurs de la classe créative auraient dû, selon Florida, attirer un grand nombre de résidents vers les villes centrales « branchées ». En fait, dans les régions où la concentration de résidents de la classe créative est plus forte et dans les régions où la concentration est plus faible, davantage de travailleurs ont quitté le comté central à destination d’autres secteurs de la région métropolitaine que de travailleurs ont déménagé vers le comté central3. Cela vaut pour les professionnels – la catégorie d’emploi de recensement états-unien sur la migration qui se rapproche le plus de la « classe créative » – ainsi que pour toutes les autres occupations. En moyenne, dans les régions à forte concentration de travailleurs de la classe créative, le nombre des professionnels qui ont quitté le comté central à destination des banlieues périphériques est de deux fois supérieur à celui des professionnels qui ont déménagé vers le comté central. Cela remet donc en question l’attrait irrésistible des villes branchées pour la classe créative.
Tableau 3.3 : Migration intrarégionale et interrégionale nette des travailleurs dans les régions à forte concentration de travailleurs de la « classe créative » : 1995-2000
Solde de la migration nette de la population civile active entre le comté central et le reste de la région métropolitaine, et entre le comté central et le reste des États-Unis

Tableau 3.4 : Migration intrarégionale et interrégionale nette des « professionnels » dans les régions à forte concentration de travailleurs de la « classe créative » : 1995-2000
Solde de la migration nette de la population civile active entre le comté central et le reste de la région métropolitaine, et entre le comté central et le reste des États-Unis

Tableau 3.5 : Migration intrarégionale et interrégionale nette des travailleurs dans des régions choisies : 1995-2000
Solde de la migration nette de la population civile active entre le comté central et le reste de la région métropolitaine, et entre le comté central et le reste des États-Unis

Tableau 3.6 : Migration intrarégionale et interrégionale nette des « professionnels » dans des régions choisies : 1995-2000
Solde de la migration nette de la population civile active entre le comté central et le reste de la région métropolitaine, et entre le comté central et le reste des États-Unis

23Quand on tient compte de la migration interrégionale, plusieurs comtés centraux des régions à forte concentration de travailleurs de la classe créative de M. Florida présentent un gain de migration net entre 1995 et 2000, mais pas plus que dans les régions qui occupent un rang inférieur dans son système de classement. Le comté central (Suffolk) de Boston (3e rang, selon la présence de la classe créative) a réalisé un gain de seulement 1 535 travailleurs (et a perdu 807 professionnels) par suite de la migration interrégionale nette entre 1995 et 2000. Le comté Cook de Chicago (14e rang) a essuyé une perte nette de 29 362 travailleurs (bien qu’il ait connu un gain net de 4 496 professionnels) par suite de migrations interrégionales. Par ailleurs, les régions à plus faible concentration de travailleurs de la classe créative, comme Phoenix (35e rang) et même Memphis (47e rang), ont fait aussi bonne figure ou, comme dans le cas de Phoenix, ont réussi considérablement mieux à attirer les migrants d’autres régions du pays vers les comtés centraux.
24Ces constatations, bien que contraires à la rhapsodie de M. Florida sur le désir de la classe créative de vivre dans ces villes « branchées », n’ont rien de surprenant. En 1991, Robert Reich mettait en garde contre la « sécession » des analystes symboliques vers les banlieues résidentielles et les secteurs « exurbains » (p. 271). « La grande majorité des spécialistes financiers, des avocats et des cadres qui travaillent pour les compagnies d’assurance de Hartford n’imagineraient jamais vivre là ; après tout, Hartford est une des villes les plus pauvres au pays. Ils se ruent plutôt vers Windsor, Middlebury et d’autres cantons avoisinants du Connecticut qui sont, faut-il s’en étonner, parmi les plus riches du pays » (p. 272). Ce qui est ironique et ridicule tout à la fois pour le système de Florida, c’est que la région de Hartford se place au septième rang des grandes régions du pays pour le pourcentage de travailleurs titulaires d’emplois de la classe créative. Mais, comme l’indique le tableau, 2,96 % de ces « travailleurs créatifs » de la région métropolitaine de Hartford habitent les banlieues. Cela est loin d’être une illustration brillante de l’attrait qu’exerceraient « les quartiers urbains authentiques » sur la classe créative.
25Comme il en a l’habitude, M. Florida tente d’esquiver le problème. Il avoue qu’un gros morceau de la classe créative habite la banlieue (il ne reconnaît cependant pas que c’est la grande majorité), mais il affirme du même souffle que « ces périphéries innovatrices [comme Silicon Valley et la route 128 de Boston] doivent être comprises en relation aux centres urbains prospères et aux cultures tolérantes et ouvertes où elles sont ancrées ». (Comme Hartford, peut-être ?)
26Mais ce n’est pas là ce que soutient Florida dans The Rise of the Creative Class. Ce sont les villes avec des groupes rock, des cafés et des quartiers branchés qui attireraient la classe créative, non à titre d’observateurs remplis d’admiration ou de touristes venant d’enclaves exurbaines éloignées, mais à titre de résidents quotidiens de la ville « branchée », de la ville « 24 heures sur 24 ». Et Florida soutient que la revitalisation du centre-ville et la croissance de l’emploi dans les villes sont la conséquence de l’attrait des quartiers urbains pour la classe créative. « Seattle illustre la tendance », affirme-t-il, en mentionnant la croissance de la haute technologie dans le secteur commercial central et dans les quartiers « à la mode » le long des quais. Mais, comme le démontre le tableau 3.2, moins du tiers de la classe créative de la région de Seattle habite la ville de Seattle. En fait, entre 1995 et 2000, le nombre de professionnels qui ont quitté King County à destination d’un autre secteur de la région métropolitaine de Seattle était plus de deux fois supérieur à celui des professionnels qui arrivaient dans King County. Cela n’a rien d’étonnant car, dans la région de Seattle comme dans la plupart des régions des États-Unis, la part du lion de la croissance de l’emploi est concentrée à l’extérieur de la ville centrale. À Seattle, plus de 78 % de la croissance nette de l’emploi dans la région entre 1992 et 2001 était réalisée dans les banlieues. À San Francisco, autre mecque de la classe créative, plus de 90 % de la croissance nette de l’emploi concernait les banlieues. Et à Hartford, toute la croissance nette de l’emploi était le fait des banlieues. Comme la figure 3.1 l’indique, la part de la ville de la croissance régionale nette de l’emploi était environ la même entre 1992 et 2001 dans les régions à forte concentration de travailleurs de la classe créative (d’après le classement de Florida) et dans les régions à moins forte concentration de travailleurs de la classe créative. Un défi économique capital pour les villes américaines concerne la décentralisation régionale de l’activité économique et le mouvement de la création d’emplois vers la périphérie. Tant et aussi longtemps que le centre de gravité économique dans les régions continuera de se déplacer hors des villes centrales – et les données du recensement récent indiquent une croissance continue du navettage entre banlieues –, la classe créative, comme tous les autres travailleurs, suivra les emplois.
Figure 3.1 : La part de la ville de la croissance régionale nette de l’emploi, 1992-2001

27Bref, malgré les efforts peu convaincants de Florida pour esquiver la question, sa thèse de la classe créative pose en principe l’attrait des « travailleurs créatifs » pour le mode de vie urbain. La classe créative est encensée par M. Florida comme l’ancre de la revitalisation des villes. Or, les preuves sont éloquentes : la classe créative n’est pas plus disposée à vivre dans les villes – branchées ou pas – que les autres travailleurs.
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28Les villes qui attirent et entretiennent la classe créative, selon Richard Florida, seront les « gagnantes » sur le plan économique. Or, bien que The Rise of the Creative Class contienne un grand nombre de tableaux et d’indices qui lui confèrent une patine de rigueur scientifique, M. Florida, comme un critique l’a fait remarquer, « ne fournit pas de données qui démontrent que ses villes créatives possèdent une économie florissante et maintiennent leur rendement économique au fil du temps ».
29À raison, les données nous portent à croire, par exemple, qu’il n’existe pas de rapport entre la proportion des travailleurs de la classe créative d’une région et la croissance de l’emploi. Parmi les 49 régions métropolitaines possédant un million d’habitants ou plus aux États-Unis, il y a une corrélation de + 0,008 entre la proportion des travailleurs de la classe créative et la croissance de l’emploi entre 1992 et 2001 – essentiellement, aucun rapport entre les deux variables.
30Le tableau 3.7 indique avec plus de détails à quel point la « thèse de la classe créative » colle mal à la performance économique – pour les régions et pour les villes. (Je fais remarquer de nouveau que, même si Florida tient mordicus à sa thèse de l’importance de la classe créative pour le développement économique urbain, il ne fournit pas du tout de données pour les villes.) Le tableau divise le classement par Florida de la structure des classes des régions métropolitaines en cinq catégories : les dix régions avec la proportion la plus élevée de travailleurs de la « classe créative » ; ensuite, les régions cotées 11 à 20, 21 à 30, etc. Puis, pour chaque groupe, nous avons examiné divers indicateurs économiques, pour la région dans son ensemble et pour la ville centrale (croissance de l’emploi, taux de chômage et, pour la ville centrale, taux de pauvreté).
Tableau 3.7 : La thèse de la « classe créative » explique-t-elle quoi que ce soit sur le rendement économique municipal ou régional ? Régions métropolitaines américaines de plus de 1 million d’habitants

31Dans les régions ou dans leur ville centrale, il n’existe pas de rapport entre la proportion des travailleurs de la classe créative actifs sur le marché du travail et aucun de ces indicateurs économiques. Bien que les dix premières régions pour leur concentration de travailleurs de la classe créative annoncent les taux de croissance de l’emploi municipal et régional les plus élevés entre 1992 et 2001, la deuxième tranche de dix villes est assortie des taux de croissance les plus bas, des taux de chômage les plus élevés et des taux de pauvreté les plus élevés dans la ville centrale. La performance économique du groupe des régions au bas de l’échelle présente généralement des similitudes avec le premier groupe.
32Les deux autres fameux indicateurs de Florida – l’indice bohémien et l’indice gai – sont également déficients comme prédicteurs du rendement économique. L’indice bohémien de Florida, malgré son étiquette évocatrice, n’a rien à voir avec la mesure objective du « bohémianisme », le bohémien étant entendu comme une personne avec des aspirations réelles ou supposées au plan artistique ou intellectuel qui vit et agit sans égard aux règles de comportement traditionnelles. Il s’agit plutôt, pour Florida, d’une sous-catégorie comprenant le noyau des occupations essentielles de la classe créative : écrivain, artiste, musicien, concepteur, acteur, photographe, etc. Il suppose simplement que les personnes titulaires de ce genre d’emploi sont des « bohémiens ».
Figure 3.2 : Indice bohémien et croissance de l’emploi aux États-Unis.
Régions métropolitaines, 1992-2001
Croissance de l’emploi moyenne, en pourcentage, dans les régions métropolitaines de plus de un million d’habitants, selon le classement de 1990 de l’indice bohémien de Richard Florida (par quintile)

33Indépendamment de la question de savoir si l’indice mesure véritablement le « bohémianisme », Florida affirme, pour ce qui est du développement économique, que « l’indice bohémien » est un « prédicteur étonnamment juste de tous les phénomènes : bassin des compagnies de haute technologie, croissance de la population et croissance de l’emploi ». Pas vraiment. L’indice bohémien était en corrélation à – 0,303 avec la croissance régionale de l’emploi entre 1992 et 2001 – c’est-à-dire une corrélation légèrement négative. À la figure 3.2, où on divise de nouveau les régions en cinq groupes, on constate qu’il y a peu de rapport entre le classement obtenu pour cet indice et la croissance de l’emploi : le deuxième « quintile » de régions, classées suivant leur degré de « bohémianisme », passe devant le premier quintile pour la croissance de l’emploi. Et il n’y a pratiquement pas de différence au plan des taux de croissance de l’emploi pour les trois derniers quintiles.
34Le tableau 3.8 explique pourquoi. De nouveau, Florida a choisi un indicateur qui ne contribue pas à différencier les régions et les villes les unes des autres. Entre Dallas (15e rang) et Jacksonville (49e rang) pour l’indice bohémien, on note une extraordinaire différence de 0,4 point de pourcentage au plan de la proportion des travailleurs de la région qui sont titulaires d’emplois de « bohémiens ». À Boston et à Seattle, deux châteaux forts du bohémianisme selon le classement de Florida, seulement 2,8 % et 2,7 % des travailleurs occupent des postes de « bohémiens ». Peut-on vraiment croire que des pourcentages aussi faibles et des différences interrégionales aussi peu significatives – pour une variable dont l’utilité sur le plan de l’analyse est douteuse d’entrée de jeu – puissent être qualifiés de « prédicteurs étonnamment justes de »… quoi que ce soit ? Comme le démontre le tableau 8, pour les deux indicateurs clés du bien-être économique – le taux de croissance de l’emploi et le taux de chômage –, l’indice bohémien semble ne rien nous apprendre sur le rendement économique des régions ou de leur ville centrale.
Tableau 3.8 : Indice bohémien et rendement économique des régions métropolitaines choisies

35L’« indice gai » de Florida est tout aussi inutile comme outil d’analyse du développement économique urbain. Rappelons la déclaration remarquée de M. Florida : « les villes sans gais [et sans groupe rock] perdent la course du développement économique ». Mettons de côté l’hyperbole, ce que M. Florida essaie de dire, c’est que a) les villes et régions « tolérantes » et ouvertes à la diversité sont celles qui attirent la classe créative, et que b) l’importance en nombre de la population gaie d’une ville ou d’une région est une bonne mesure du niveau de tolérance et d’ouverture à la diversité dans la collectivité.
36Nous nous trouvons ici devant plusieurs sauts d’analyses douteuses. Tout d’abord, M. Florida ne fournit aucune preuve que la classe créative aurait une prédilection particulière pour les collectivités « tolérantes » ou ouvertes à la diversité. En fait, comme nous l’avons vu, la classe créative choisit très majoritairement de vivre dans les banlieues relativement homogènes des grandes régions métropolitaines. D’ailleurs, dans des travaux de Robert Reich et de moi-même pendant des années, nous démontrons, preuves à l’appui, comment les « analystes symboliques » se sont retirés dans des enclaves où la « générosité et la solidarité s’arrêtent aux limites de nos valeurs foncières communes ».
37Deuxièmement, même si la classe créative était attirée vers les collectivités « tolérantes », Florida n’explique par aucun motif valable pourquoi l’indice gai devrait logiquement être la meilleure « mesure indirecte » d’une collectivité ouverte et tolérante. L’homosexualité reste toujours, dans la plupart des cas, un phénomène placardé. Pourquoi une caractéristique plus visible de la tolérance de la collectivité, comme la proportion des mariages interraciaux ou le degré de ségrégation raciale, ne serait-elle pas un indicateur plus significatif ?
38Troisièmement, les meilleures données disponibles sur les ménages gais dans les villes et régions américaines, les données de recensement 2000 sur « unmarried partner households » employées par Florida et son collaborateur Gary Gates, indiquent des différences statistiques insignifiantes entre les villes et les régions pour ce qui est de la proportion gaie par rapport au nombre total de ménages. En 2000, dans les plus grandes régions métropolitaines au pays, San Francisco possédait le plus fort pourcentage de ménages gais (1,8 %) et Buffalo le plus faible (0,4 %) ; pour les plus grandes villes, San Francisco arrivait en première place avec 2,7 %, tandis que plusieurs villes (Kansas City, Raleigh, Detroit, San Antonio et Louisville) arrivaient au dernier rang avec 0,6 %. Parmi les 49 régions métropolitaines les plus grandes aux É. -U., 47 affichaient un pourcentage entre 0,4 % et 0,9 % de ménages gais ; parmi les villes centrales de ces régions, 30 affichaient des pourcentages de ménages gais entre 0,8 % et 1,3 %. Ces écarts sont tellement minces et la proportion des ménages gais généralement tellement faible dans tous les cas qu’il serait déraisonnable de penser que la performance économique puisse être associée à cette variable.
39Il s’avère évidemment que messieurs Florida et Gates ont tort : l’indice gai n’est pas lié à la prospérité économique urbaine. La corrélation de l’indice gai se situait à un niveau modeste, + 0,298, pour ce qui est de la croissance de l’emploi régional entre 1992 et 2001. Comme le tableau 3.9 le démontre, bien que les cinq régions assorties du « plus grand nombre » de ménages gais4 affichaient une croissance de l’emploi et un dossier de chômage supérieurs à ceux des cinq dernières régions, les régions classées au milieu (23e au 27e rang) affichaient en fait des statistiques légèrement meilleures que le premier groupe5. Ces chiffres n’ont rien d’étonnant. Ce qui, par contre, est renversant, c’est qu’on en arrive à croire que, parce qu’une région possède 0,9 % de ménages gais et une autre seulement 0,7 %, cela va faire une différence au chapitre du développement économique.
Tableau 3.9 : Indice gai et croissance de l’emploi dans les régions américaines

40L’absence de corrélation entre l’indice gai et la performance économique élevée ne contredit pas entièrement la thèse de Florida sur la tolérance, la classe créative et la prospérité économique urbaine. Il se peut que, malgré les exagérations de Florida, la tolérance reste importante, mais que l’indice gai ne soit qu’une mesure indirecte médiocre de l’ouverture et de la diversité. En effet, d’autres indicateurs potentiels de la tolérance ne réussissent pas à faire la corrélation ni avec une concentration élevée de travailleurs de la classe créative, ni avec les mesures de la prospérité économique. Il n’existe pas de corrélation significative entre les régions à forte concentration de travailleurs de la classe créative et l’intégration résidentielle raciale (+ 0,091), pas de corrélation entre les régions à forte concentration de travailleurs de la classe créative et l’intégration résidentielle ethnolinguistique (+ 0,041), et pas de corrélation entre les régions à forte concentration de travailleurs de la classe créative et les mariages interraciaux (+ 0,183). Il existe cependant une certaine corrélation entre les régions à plus forts taux de mariages interraciaux et les taux de croissance de l’emploi plus élevés (+ 0,394).
41En vérité, il ne s’agit pas là d’une corrélation à partir de laquelle on puisse raisonnablement fonder une théorie du développement économique urbain6. De plus, étant donné la faible corrélation entre la proportion des travailleurs de la classe créative et le taux de mariages interraciaux dans les régions, on peut, sans grand risque de se tromper, supposer que d’attirer la classe créative dans les régions tolérantes sur le plan racial n’avait véritablement pas provoqué la croissance économique associée à des taux élevés de mariages interraciaux.
42Bref, après examen rigoureux, il n’existe pratiquement pas de données empiriques pour étayer l’une ou l’autre des hypothèses de la théorie de la classe créative. La « classe créative », concept très douteux d’entrée de jeu, n’a pas de corrélation significative avec les indicateurs clés du développement économique urbain et régional. Malgré les assertions de Richard Florida sur ce que la classe créative veut – des quartiers urbains branchés et « authentiques » –, le fait est que la grande majorité des travailleurs de la supposée « classe créative » vit dans les banlieues, que les travailleurs « créatifs » quittent les villes centrales pour les banlieues en plus grand nombre que ceux qui déménagent vers la ville centrale, et que le centre de gravité économique des régions – « créatives » ou non – continue de s’écarter de la ville centrale. Il n’existe tout bonnement pas de preuve pour affirmer que la classe créative, malgré les exagérations de Richard Florida et de ses acolytes, est un facteur important de revitalisation urbaine. Enfin, il n’existe pas de corrélation entre les fameux indices de Florida pour décrire les « économies créatives » – l’indice gai et l’indice bohémien – et la prospérité économique. Il s’agit là – et il n’y a pas de façon gentille de le dire – d’indices bidon. La thèse de la classe créative ne présente que peu de valeur intellectuelle pour les chercheurs et les technocrates spécialisés en urbanisme.
CONCLUSION – ET LES IMPLICATIONS EN MATIÈRE DE POLITIQUE
43Le développement économique urbain est un domaine particulièrement susceptible de succomber aux modes et aux stratégies mal éclairées. Pendant des années, les villes offraient des programmes d’incitatifs pour attirer les entreprises, malgré la preuve évidente que ces stratégies, qui viennent d’ailleurs fausser le marché, ne réussissaient pas à créer des emplois et finissaient par dilapider des ressources qui auraient été mieux investies si l’on avait répondu aux besoins locaux. Même si la presque totalité des chercheurs universitaires affirme que les stades et les centres de congrès ne sont pas des moteurs de développement économique, les villes d’Amérique du Nord ont investi des milliards de dollars dans ces installations – sous prétexte qu’elles constituent des investissements importants pour leur avenir économique !
44La « thèse de la classe créative » est la plus récente dans cette longue suite de politiques mal conçues. C’est, dans les cercles du développement économique, la mode du jour. Et comme la plupart des modes, elle ne contient pas que du faux : améliorer les installations de la « qualité de vie » dans les villes – comme les parcs et les espaces publics – a du bon sens pour des raisons autres que le simple fait d’essayer d’attirer la « classe créative » ; de promouvoir une collectivité ouverte et tolérante est un but louable peu importe son lien avec le développement économique. Mais les disciples urbains de Richard Florida risquent de gaspiller des ressources de plus en plus rares pour des plans conçus pour attirer une légion nationale imaginaire (et même, selon les travaux les plus récents de M. Florida, une légion internationale) de travailleurs « créatifs », libres comme l’air et en quête de la ville la plus « branchée » de la planète. Dans un effort futile pour se constituer amies de la classe créative, les villes risquent de perdre de vue leurs défis et leurs priorités de base.
45Prenons l’exemple de Baltimore, qui a lancé avec tambours et trompettes sa stratégie « Creative Baltimore ». Il s’agit ici d’une ville où les quartiers avec plus de la moitié des travailleurs en chômage ont grandi sans cessation depuis 1970 (voir la carte), où les écoles publiques ont fait faillite au début de l’année, et qui a vu sa population diminuer de 15 % depuis 1990. Les riches font « sécession » et quittent Baltimore : entre 1995 et 2000, les ménages riches (revenus de plus de 100 000 $ par année) étaient cinq fois plus nombreux à quitter la ville pour les banlieues qu’à déménager des banlieues vers la ville. Dans ces circonstances, s’attacher à la classe créative revient à s’assurer que les fenêtres sont propres tandis que la maison brûle. Baltimore, comme la plupart des villes, n’a pas besoin de stratégie pour la classe créative ; elle a besoin d’une stratégie pour reconstruire les écoles publiques, pour créer de l’emploi pour les résidents locaux et pour établir des alliances régionales afin d’élargir la réserve des ressources pour la revitalisation urbaine. Il n’y a rien de mal, bien sûr, à rendre une ville attrayante pour la classe créative – ou pour quelque migrant potentiel que ce soit, d’ailleurs. Mais si les villes ne réussissent pas à s’attacher aux défis véritables du développement économique, trompées et distraites qu’elles sont par le prosélytisme de M. Florida faisant de la classe créative le sauveur de la situation économique, alors les conséquences de cette folie laisseront une marque profonde.
Figure 3.3 : Chômage à Baltimore : 1970-2000
Secteurs de recensement avec 50 % ou plus de la population de plus de 16 ans sans emploi ou non active

Notes de bas de page
1 Je ne m’étendrai pas ici, faute de temps, sur l’emploi que fait M. Florida du concept de « classe » qui, au mieux, est assez cavalier, comme en conviendraient les sociologues sérieux. Je me contenterai de dire qu’il est bien légitime de se demander si la classe créative de M. Florida est vraiment une classe et si elle est véritablement créative.
2 Chose curieuse, les notions de M. Florida sur la tolérance et la diversité ne tiennent apparemment pas compte de la langue. Dans son évaluation du potentiel créatif de Montréal, il écrit que : « Montréal est une ville majoritairement francophone sur un continent anglophone, ce qui est à la fois un atout et un handicap. Bien que cet environnement multilingue puisse servir à attirer le talent, il exige des nouveaux arrivés qu’ils aient une certaine connaissance de la langue française, ce qui peut exercer un effet de dissuasion… [Et] la survie de Montréal sera étroitement liée à sa capacité de conserver ces personnes créatives et talentueuses. » Autrement dit, M. Florida semble dire que la politique linguistique du Québec ne colle pas aux impératifs économiques d’une classe créative en croissance.
3 Le comté central des régions urbaines correspond au comté où se trouve la ville centrale.
4 Si on peut dire qu’une région assortie d’un taux de 0,9 % de ménages de conjoints de même sexe possède une proportion « élevée » de ménages gais.
5 La même tendance vaut quand on examine le rapport entre la proportion des ménages gais et le rendement économique des villes.
6 Les rapports de cause à effet ne sont pas clairs. Il se peut que les régions à forte croissance de l’emploi attirent de nouveaux résidents de tous les milieux et que, en conséquence et par un simple jeu d’arithmétique, elles soient davantage susceptibles de voir se contracter des mariages interraciaux.
Auteur
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