Conclusion. Polyphonies juvéniles
p. 239-242
Texte intégral
1De quoi la « jeunesse » fut-elle le nom aux Amériques ? Comme nous l’avons vu au fil de ces pages, la question se révèle plus épineuse qu’il n’y paraît, étant donné que cette expression renvoie à la fois à une catégorie propre aux acteurs et à un outil analytique, inégalement mobilisé par les sciences sociales. Le mot « jeunesse » appartient ainsi autant à la polyphonie de la langue commune qu’à la polysémie du langage savant, ce qui n’est pas sans produire des effets de brouillage cognitif chez les praticiens de toutes disciplines. Le fait qu’il s’agisse, de manière indissociable, d’un « concept indigène » et d’un objet d’étude peut le rapprocher (pour certaines époques et certains contextes) de la variable « classe », comme il peut l’éloigner (pour d’autres périodes et d’autres espaces) des attributs de la « race » et du « genre » – autant de notions situées et impérativement historicisables. En ce sens, toute étude doit constamment prendre en compte et faire consciemment le lien entre les catégories de description du monde social, mobilisées par les acteurs, et celles employées, plus ou moins savamment, par la communauté académique. L’affaire se complique logiquement, dès lors que l’analyste constate une pluralité d’acceptions aux mots « jeunesse » et « jeunes » chez les acteurs étudiés et dès lors que les disciplines des sciences humaines et sociales observent le fait juvénile de manières distinctes, tout en s’accordant, a minima, sur l’idée qu’une « construction sociale » y préside nécessairement. Au-delà de ces précautions épistémologiques, les travaux réunis dans ce livre permettent toutefois de donner chair à la « jeunesse », à partir du passé et du présent des Amériques. Trois grandes idées les traversent et il convient maintenant d’en distinguer les apports.
2En premier lieu, l’acteur « jeunesse » apparaît inlassablement comme un sujet-objet politique au sein de l’espace social. L’identification juvénile relève de processus croisés d’assignation et de revendication au sein de la Cité, tout en sachant que le sens de la « jeunesse » a pu alternativement se charger d’un contenu infantilisant et minorant ou, a contrario, d’un substrat rédempteur et émancipateur. La « jeunesse » a donc pu fonctionner comme une ressource politique, sociale et culturelle multimodale, où s’entrechoquèrent des logiques d’instrumentalisation et d’empowerment. Suivant cette ligne, l’identification juvénile s’est apparentée à une politisation, qu’elle prît la forme de l’infrapolitique ou celle, plus classique, d’une socialisation partisane, syndicale ou organisationnelle. Plusieurs contributions ont particulièrement mis en valeur ces aspects. Au Chili, la démocratie chrétienne des années 1960 s’est puissamment régénérée par l’engagement juvénile, la « Marche de la Jeune Patrie » en constituant l’un des points d’orgue. Toutefois, le caractère volatile de la jeunesse, faite de cohortes successives, a pu expliquer, par la suite, un désengagement générationnel tout aussi abrupt. Dans le Québec des « années 1968 », la mobilisation politique des adolescents a aussitôt conduit à leur infantilisation publique, alors même que ces derniers se concevaient comme des « citoyens en devenir », en écho au discours scolaire porté à leur égard. Dans l’Argentine ouvrière des années 1970, l’identification juvénile cohabita a priori avec des engagements militants qualifiés de « gauchistes ». Elle s’y mêla également, dans la mesure où l’histoire internationale de la « nouvelle gauche » peut être lue comme la recherche permanente et inaboutie d’un « sujet révolutionnaire » : qui allait être l’acteur principal de la « Révolution » ? La classe ouvrière, les femmes, les Afro-Américains, le mouvement étudiant… ou la « jeunesse » en général ? Cette dernière n’était pas sans mérite : elle permettait de condenser de facto, sous le caractère subsumant de l’âge biologique, toute une série de luttes sociales.
3Ceci nous conduit à une seconde idée : l’âge biologique, perçu socialement, a pu être à l’origine d’une altérisation de la jeunesse. Il est possible d’appréhender ce processus de deux manières. D’une part, la mise en altérité a pu concerner le groupe « jeune » pris dans son ensemble. Ceci peut se lire dans l’ensemble des contributions, que la jeunesse ait été une « classe d’âge » démographiquement dominante, pour reprendre la belle expression utilisée par Edgar Morin en 1963, ou dominée, à l’heure du vieillissement fin-de-siècle de la population. Cette catégorisation d’un âge spécifique au sein des sociétés, comme le montre l’histoire de la jeunesse chilienne fascinée par Angela Davis au temps de l’Unité populaire, a pu favoriser des formes « d’activisme transnational », tout particulièrement à gauche du spectre politique. D’autre part, l’identification d’un Autre, déviant ou menaçant, peut s’observer au sein même de la jeunesse. Une part importante des contributions réunies conforte cette approche. Dans le Montréal de l’après-1945, la Cour du Bien-Être social s’est alarmée de la sexualité jugée déviante des jeunes filles, sur fonds de « paniques morales » répétées. Or, l’action de ces « primitives de la révolte », lesquelles cherchaient essentiellement à vivre de manière autonome, peut être lue comme une infrapolitique, renvoyant, malgré elle, aux réflexions du féminisme. À une autre échelle, le Québec des années 1950 et 1960 fut aussi le terrain de luttes sociales à l’intérieur de la « jeunesse », pour la définir et en détenir le monopole. À ce titre, la dynamique d’altérisation a pu équivaloir à une logique d’exclusion, entretenue par les mâles blancs étudiants, à l’encontre des étudiantes, des étudiants étrangers et des jeunes des classes populaires, tous jugés en dehors de « l’Histoire » que les premiers prétendaient écrire par leurs mobilisations. Le croisement des étiquettes infamantes (juvénilisation, racisation, marginalisation) se retrouve toujours aujourd’hui dans le discours politique et médiatique à l’encontre des « gangs de rue ». Cependant, comme les critical gang studies le montrent, même ces derniers, qui devraient pourtant correspondre à l’image de l’Autre le plus barbare qu’il soit, peuvent être analysés comme des « vecteurs de politisation », dotés d’une agentivité qui leur est propre.
4Catégorie politique et sociale, la « jeunesse » peut enfin être disséquée sous l’angle du culturel. Les Amériques sont ici un théâtre extrêmement expressif où la jeunesse a largement colorié les formes et les contenus des cultures. La dynamique sujet-objet de l’acteur catégorisé peut être importée dans le domaine culturel. Au Nicaragua, les acteurs du sandinisme ont tenté de construire l’image d’une révolution essentiellement juvénile. Si le cinéma d’après 1979 a favorisé cette vision instrumentale, il faut également souligner que ses auteurs formaient une « jeune » élite qui faisait logiquement « corps » avec l’objet du regard-caméra. Dans le même ordre d’idées, le Chili des années 2000 et 2010, gros d’une révolte sociale qui explosa soudainement en 2019, a vu l’éclosion d’un cinéma documentaire permettant d’observer, de manière souterraine, les nouvelles formes de mobilisation portées par les lycéens et étudiants. La jeunesse peut, dès lors, s’apparenter à un vaste incubateur de pratiques nouvelles. Ceci est particulièrement palpable dans le cas du rap, né aux États-Unis. Élément d’une « culture juvénile » localisée, ce courant musical a ensuite connu un processus d’altérisation ou, plus précisément, dans le registre américain, de « racialisation », où l’invraisemblable « authenticité » (realness) se voulait une preuve marquante. Là encore, une montée en généralité apparaît en filigrane : les produits des cultures juvéniles, à l’âge de la massification musicale, ont constamment irrigué d’autres univers sociaux qui ont fait un travail postérieur d’appropriation.
5Les jeunesses américaines, dans toute leur complexité et leurs vicissitudes, forment donc autre chose qu’un « mot ». Si « l’âge » vient logiquement compléter un triptyque consacré (class, gender, race), il ne peut engager une analyse automatique où savantes et savants mobiliseraient cette notion sans critique ni contextualisation. C’est sans doute parce que la « jeunesse » appartient au temps immensément long des vocabulaires vulgaires et raffinés qu’elle est susceptible d’apparaître partout, tel un spectre qui hante les sociétés de toute éternité. Dans ce cadre, le continent américain fournit un laboratoire d’observation qui n’a rien à envier à la « vieille Europe ». En ce sens, les processus que nous venons d’analyser contribuent à éclairer le temps contemporain des jeunesses à travers le globe.
Auteur
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Romain Robinet
Université d’Angers.
Romain Robinet est maître de conférences HDR en histoire contemporaine à l’université d’Angers et membre du laboratoire TEMOS (Temps, Mondes, Sociétés, CNRS UMR 9016). Ses recherches actuelles portent sur l’histoire politique et sociale du Mexique.

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