Introduction. « Classe, genre, race »… et âge ? La jeunesse comme quatrième modalité du social et ressource politique
p. 7-20
Texte intégral
1La jeunesse n’est-elle qu’un « mot » ? C’est à l’analyse déployée par le sociologue Pierre Bourdieu que répondent les autrices et auteurs de cet ouvrage, en ancrant leur réflexion en terre américaine et en offrant une série de travaux qui, sans prétendre à l’exhaustivité, sont autant d’éclairages sur différents pays du continent. Loin d’être une expression univoque, la « jeunesse » est ici appréhendée comme une catégorie sociale construite, renvoyant à une diversité de situations1. Il est possible de la distinguer de « l’enfance » et de « l’adolescence », même s’il existe évidemment des porosités entre tous ces termes2. Enjeu de luttes constantes, cette notion apparemment immuable a été et reste profondément labile, tout en ayant pu connaître des périodes de sédimentation ou de stabilisation relative. Ainsi, les frontières de la « jeunesse » et de « l’âge adulte » ne furent jamais réellement fixes, à l’instar des qualités attachées à ces deux statuts sociaux potentiellement antagoniques. Cette construction plastique se fonde néanmoins sur un élément tangible et largement identifiable au sein des sociétés humaines, l’âge biologique, lequel a pu constituer une ressource mobilisable sur les plans politique, social et culturel, par les « jeunes » comme par les « vieux ». Il convient donc de distinguer l’âge biologique de l’âge social, la jeunesse demeurant un moment biographique spécifique capable de façonner les trajectoires individuelles postérieures.
2Plurielle, diverse et disparate par définition, la catégorie « jeunesse » l’est sans doute plus encore outre-Atlantique que dans la vielle Europe. Dans les Amériques contemporaines, l’expression « jeunesse » masque difficilement l’extrême pluralité des acteurs qu’elle prétend réunir. Le mot rend lisible un indéniable élan vital autant qu’il rend invisible les formes de domination sociale. Au sein d’un continent profondément marqué par les inégalités, cette catégorie englobe aussi bien les jeunes issus des couches populaires que ceux des classes moyennes ou dominantes. Dans des sociétés issues des empires coloniaux européens et postesclavagistes, elle regroupe, malgré elle, les jeunes identifiés ou s’identifiant comme « noirs », « blancs », « métis », « indigènes » ou « autochtones ». En Amérique latine comme aux États-Unis et au Canada, elle met sur un même plan les jeunes ouvriers, paysans, étudiants ou non scolarisés, encadrés ou non par des églises, des associations, des syndicats ou des partis politiques, et ce, de gauche à droite du spectre idéologique. La disparité des situations est également le fait des différentes constructions nationales et des écarts de développement entre Nord et Sud. Sur le plan diachronique, la succession des « générations », liées à une socialisation historiquement située face à une série d’événements nationaux ou internationaux, vient enfin s’ajouter aux différences entre sociétés et à la diversité inhérente aux cohortes et aux classes d’âge.
3Néanmoins, force est de constater que la « jeunesse » est devenue, par-delà son hétérogénéité, un élément structurant du xxe siècle américain et, par-là même, une catégorie spécifique que les sciences sociales doivent prendre au sérieux. Plusieurs facteurs ont contribué à la construction, et donc à la pertinence, de la catégorie « jeunesse » aux xxe et xxie siècles, éclairant, à travers elle, l’action des jeunes en chair et en os. Semblable à celle de l’Europe occidentale, la chronologie de la « jeunesse » aux Amériques est d’abord marquée par le surgissement des premiers mouvements et organisations de jeunes et d’étudiants, lesquels se formèrent essentiellement durant le premier xxe siècle et contribuèrent, dans un second temps, à la radicalité politique des « années 19683 ». Cette chronologie inclut également, essentiellement à partir des années 1940, la fabrique des premières politiques publiques à destination des « jeunes », devenus catégories d’État. Elle comprend enfin l’affirmation et le constant renouvellement des cultures juvéniles, après 1945, ainsi que les préoccupations récurrentes concernant le sort de la jeunesse déviante, voire délinquante, tout au long des xxe et xxie siècles.
4C’est en se confrontant à cette extrême diversité de situations que les contributions, ici réunies, cisèlent les jeunesses américaines comme catégorie d’analyse. Cette dernière est d’abord appréhendée comme un acteur politique singulier, notamment entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et le milieu des années 1970, moment unique où la jeunesse – forte de sa puissance démographique – devint un groupe potentiellement dominant. Le cycle contestataire des « années 1968 » apparaît ainsi indissociable des processus de politisation à « l’ère de la jeunesse4 ». Catégorie dominée, la jeunesse est elle-même traversée par des rapports de domination signifiés par le genre. Aux prises avec la double affirmation de l’âge biologique et de l’âge social, elle peut être analysée comme un laboratoire de reconfiguration entre identités sexuées. Suivant une logique relativement similaire, elle est également à la source de processus d’ethnicisation ou de racialisation, fruits d’une appropriation des assignations subies ou du pari émancipateur de l’altérité, voire de mobilisations antiracistes. Surreprésentée médiatiquement dans les sociétés contemporaines, la jeunesse s’avère enfin aussi bien actrice qu’objet des différentes productions culturelles, enchâssées dans les processus évoqués précédemment. Si elle n’est plus nécessairement une puissance démographique, elle demeure au centre des renouvellements des « cultures de masse » et de la vitalité créative des Amériques. Le continent pourrait-il réellement être pensé sans sa jeunesse ? Avant de dévoiler la structure du livre, présentons trois axes généraux de réflexion qui en furent le préalable.
Espaces, formes et degrés des politisations juvéniles
5Le premier axe, appréhendé à partir de la « jeunesse », est celui des processus de politisation, notion entendue dans son acception la plus large. Si la politisation, au sens strict, fait référence à l’apprentissage par des acteurs individuels ou collectifs de la « politique institutionnelle », de ses règles et de ses enjeux, ainsi qu’à leur insertion pratique au sein de cet univers labellisé, la politisation, au sens large, apparaît largement polysémique5. Analysée de manière générale, la politisation peut en effet opérer à trois niveaux.
6Le premier d’entre eux correspond à ce que l’anthropologue James C. Scott a qualifié, depuis les années 1980, d’« infrapolitique6 ». Élaboré à partir d’une ethnographie de la paysannerie malaise, ce concept permettait initialement de pénétrer un « monde souterrain » de conflits politiques, lesquels pouvaient prendre la forme de rumeurs, de commérages, de menaces, d’actes de sabotage ou d’insubordinations. Il s’agissait, en somme, d’actes politiques ne disant pas leur nom. Néanmoins, cette infrapolitique pouvait avoir des conséquences politiques tout à fait tangibles : les résistances à l’impôt ou le refus de servir au sein de l’armée pouvaient fragiliser les États ou entités politiques concernés, dans de multiples parties du monde. Par ailleurs, cette même infrapolitique pouvait être investie de significations plus authentiquement politiques, à l’instar des paysans anglais de l’époque moderne qui pensaient leurs pratiques illégales de braconnage comme un « droit ancestral ». Il est donc tout à fait légitime de penser l’infrapolitique comme un premier espace de politisation, voire de socialisation politique. En d’autres termes, et en suivant une conception dynamique de la politisation, le niveau infrapolitique peut aussi bien être considéré comme un monde en soi, c’est-à-dire un univers autonome différent de la « politique institutionnelle », que comme une étape dans un processus de politisation, conduisant progressivement à l’adoption de « répertoires d’action » plus spécifiquement politiques, comme les manifestations, les pétitions ou les grèves7. Un lien est donc à effectuer entre les actions des « primitifs de la révolte » et des formes plus élaborées ou légitimes de mouvement social8. Historiens, sociologues, politistes ou spécialistes des aires culturelles ont bien montré que ce type de relation a pu exister dans le cas de la jeunesse française ou américaine, depuis la politisation des gangs de jeunes afro-américains en lien avec le mouvement des droits civiques jusqu’au rôle crucial des bandes de jeunes (pandillas) dans la naissance du mouvement étudiant de l’été 1968 à Mexico9.
7Un second degré de politisation peut être relié à ce que plusieurs praticiens des sciences sociales appellent « la politique ailleurs », « les objets politiques non identifiés » ou « les frontières du politique10 ». Ces différents termes renvoient à des formes non conventionnelles de participation politique, allant des conseils municipaux d’enfants aux mobilisations de sans-papiers, en passant par les formes d’engagement dit « apolitique ». L’étude de ces formes non conventionnelles a permis de montrer que ce qui était considéré comme « la politique » au sein d’une société était lui-même l’objet de luttes sociales. Une politisation existe donc dans les frontières du politique, dans des espaces qui ne correspondent pas à la politique « légitime », c’est-à-dire au « champ politique », lequel est contrôlé par des « professionnels » animés par un habitus spécifique11. L’existence de ces espaces marginaux, des acteurs qui les construisent et de leurs pratiques, vient remettre en cause ou modifier les frontières traditionnelles du champ politique. Il existe donc un niveau de politisation non conventionnelle qui s’effectue aux marges du champ politique, montrant que l’existence de celui-ci dépend d’une frontière que « professionnels » et « profanes » cherchent à contrôler. Là encore, plusieurs travaux ont pu montrer que la « jeunesse » était devenue une ressource politique spécifique dans le cadre du mouvement de mai-juin 1968 ou qu’il pouvait exister des univers politiques frontaliers, spécifiques à la jeunesse, comme le « champ politique étudiant » des années 1920-1930 au Mexique12.
8Le troisième niveau de politisation correspond à l’acception la plus classique, évoquée ci-dessus. Il s’agit de la socialisation politique, qui s’effectue initialement au sein de la cellule familiale, de l’école, de l’atelier mais aussi et surtout dans le cadre de groupements, mouvements ou sections de jeunesse des syndicats, églises ou partis politiques13. Si la chronologie de ces organisations est bien connue pour la France ou l’Europe, elle l’est nettement moins pour les Amériques. S’il est nécessaire de prendre en compte les dimensions locales ou régionales de ces acteurs collectifs, l’échelle internationale de ces organisations apparaît désormais fondamentale. Le xxe siècle vit en effet l’internationalisation croissante des organisations de jeunesse et l’intégration des jeunes américains au sein d’ensembles comme la Fédération mondiale de la jeunesse démocratique (1945) ou l’Assemblée mondiale de la Jeunesse (1949)14. Sur le plan diachronique, l’étude de la socialisation politique implique d’analyser l’exposition des jeunes individus à une série d’événements de nature à favoriser leur politisation. L’existence des « générations » est à donc à relier à ces événements globaux que furent la Grande Guerre, la guerre civile espagnole, le second conflit mondial ou la guerre froide globale, laquelle favorisa une « politisation et une internationalisation de la vie quotidienne », selon la belle formule de Greg Grandin15.
Insubordinations juvéniles, mobilisations sociales
9Le second axe développé par ce livre est celui des insubordinations et mobilisations juvéniles. Il s’agit ici de prendre la mesure et de penser le vaste continuum qui lie les simples refus d’obéissances, incivilités, illégalismes ou critiques de l’autorité « adulte » au surgissement de mobilisations plus construites, prenant la forme d’occupations de bâtiments, de grèves ou de manifestations. Si les échos avec les différents sens du mot « politisation » sont ici évidents (entre l’infrapolitique et les actes d’insubordination, entre la surpolitisation et l’émergence de mobilisations juvéniles nouvelles), plusieurs autres dimensions propres à l’étude des mouvements sociaux et à la « mobilisation des ressources » doivent être prises en compte.
10En premier lieu, il apparaît nécessaire de considérer l’existence de vagues ou de cycles de protestation. L’indéniable dimension juvénile des « années 1968 », c’est-à-dire du milieu des années 1950 à la fin des années 1970 (les chronologies étant légèrement différentes selon les dynamiques propres aux sociétés américaines), ne doit pas masquer l’existence de cycles précédents ou postérieurs tout aussi significatifs, allant du moment charnière compris entre la fin de la Grande Guerre et le milieu des années 1930 aux mobilisations des jeunes et étudiants influencés par l’altermondialisme au début du xxie siècle16. Il semble particulièrement fécond d’imbriquer ces cycles de protestations avec l’évolution des formes de délinquance juvénile, tout au long des xxe et xxie siècles. Il s’agit, enfin, d’établir, dans ces différents cas de figure, la nature américaine et/ou transnationale de ces cycles, en appréciant dans quelle mesure les liens tissés à l’échelle continentale et les rythmes du développement socio-économique ont pu façonner ces moments protestataires17.
11En second lieu, la variable cruciale qu’est le genre doit être prise en compte, aussi bien dans l’étude des insubordinations que des mobilisations. Le genre, ici entendu comme la construction sociale des identités sexuelles, apparaît comme un élément particulièrement important pour comprendre toute une série de phénomènes déjà mis en valeur, tels que la place des jeunes filles dans les insubordinations au Canada ou la reconfiguration des rapports de genre durant le mouvement de 1968 au Mexique18. Il semble dès lors important de prêter la plus grande attention à la place du corps et de la sexualité dans la construction des identités politiques, ainsi qu’à la circulation du féminisme, suivant une chronologie longue et parallèlement attentive à la logique de l’événement.
12Enfin, la dimension médiatique de ces insubordinations et mobilisations doit faire l’objet de réflexions. Il peut s’agir de médias construits ou animés par les jeunes eux-mêmes, de la presse lycéenne à la radio associative, en passant par une série d’expériences cinématographiques embryonnaires. Ces éléments sont à la fois des sources primaires pour pénétrer au cœur des conflits, insubordinations et mobilisations mais aussi des vecteurs pouvant décupler leur impact. Il peut aussi être fécond de considérer les médias « adultes » comme des vecteurs des mobilisations juvéniles ou, au contraire, comme des acteurs spécifiques contribuant à les réduire au silence.
Altérités juvéniles, racialisation, ethnicisation
13Le troisième axe de cet ouvrage mobilise une littérature parfois controversée, celle de la racialisation et de l’ethnicisation, souvent résumée lapidairement par le mot « race ». Étroitement lié à l’américanisation des sciences sociales, ce terme demeure polémique dans de nombreux champs scientifiques, en Allemagne, en France mais aussi au Mexique ou en Argentine. Il est néanmoins possible de l’expliciter pour neutraliser les effets de clivage pouvant découler de son utilisation. La « race » renvoie en réalité à trois séries de processus que nous nous proposons de relier aux politisations juvéniles.
14La première manière d’étudier la « race » est de considérer l’idéologie raciale, c’est-à-dire « l’idée de race ». Cette dernière fut au centre d’un métarécit global, de la seconde moitié du xviiie siècle aux années 194019. Si l’offensive de l’Unesco la discrédita progressivement, la notion de race fut, durant ces décennies, la principale forme légitime de compréhension biologique du social. Liée en partie à la pensée de Charles Darwin et plus généralement à l’autorité croissante des sciences (y compris sociales), elle formait le centre d’un système conceptuel, interagissant inégalement avec d’autres notions clés : « hérédité », « milieu », « sang », « lutte », « infériorité », « supériorité ». Ce système conceptuel, s’il n’était pas nécessairement « raciste » (c’est-à-dire impliquant une hiérarchie raciale ou un préjugé à l’encontre de certaines « races »), était assurément « racialiste », dans la mesure où il établissait des liens ténus ou forts, selon les acteurs, entre des données biologiques et des éléments dits sociaux ou culturels20. Sans que le lien entre le physique et le psychique fût nécessairement un déterminisme puissant, il avait, par son existence même, une valeur explicative et discréditait l’autonomie du social.
15La seconde manière d’appréhender la « race » en sciences sociales permet en réalité d’éviter l’usage abusif de ce terme. Il s’agit de l’analyse des « processus de racialisation », entendue ici comme la construction sociale de l’altérité – construction enchâssée dans des rapports de domination et fondée sur des critères phénotypiques ou lignagers (à l’instar des « jeunes issus de l’immigration »), sans que les mots « race » ou « ethnie » soient nécessairement employés21. Oppressif, ce processus d’altérisation peut néanmoins être inversé stratégiquement pour mettre en lumière son caractère illégitime, voire scandaleux. Il nous semble fécond d’appréhender la politisation des jeunes dans ce cadre. Les Amériques apparaissent ici comme un vaste laboratoire pour penser ces dynamiques de racialisation, posant la question de la politisation des jeunes dits « autochtones », « indigènes » ou « afrodescendants », dans le cadre de « régimes nationaux d’altérité22 ». Il est nécessaire de noter qu’il est aussi possible de parler d’ethnicisation, dans la mesure où ces processus peuvent se fonder sur un véritable héritage culturel, revendiqué comme tel, sans pour autant nier l’importance de la « frontière » dans la définition des groupes ethniques23.
16Une troisième façon de considérer la race dans la politisation juvénile peut revenir à poser la question de la « blancheur24 ». La prise en compte de l’altérité des jeunes, qu’elle soit assignée (cas correspondant largement à la racialisation) ou revendiquée (cas évoquant le processus d’ethnicisation), ne peut se faire sur la seule base du sujet minoritaire au sein d’une société. Le sujet dominant, « blanc » aux États-Unis ou en Argentine, « métis » au Mexique ou au Pérou, peut être aussi défendu ardemment par les jeunes qui s’identifient au groupe majoritaire. Il s’agit donc d’appréhender les processus de racialisation de manière relationnelle, en ne se concentrant pas uniquement sur les « Autres » (les jeunes indigènes ou afrodescendants) mais en incluant également les pratiques des jeunes dominants.
Structure de l’ouvrage
17Ce livre se compose de trois grandes parties. La première, intitulée « Politisations et insubordinations à “l’ère de la jeunesse” » interroge à la fois la variété et l’intensité des mobilisations juvéniles durant les « années 1968 ». Élodie Giraudier analyse le couple engagement/désengagement dans le cas des jeunes militants de la Démocratie chrétienne, soulignant les profondes affinités entre ce parti et la jeunesse chilienne durant les années 1960. Andréanne LeBrun montre, dans sa contribution sur 1968 au Québec, que les formes de politisation et de mobilisation durant cette période conflictuelle concernèrent non seulement les jeunes mais aussi les « enfants » des écoles secondaires, accusés de manière éminemment paternaliste de « se mêler à une querelle d’adulte ». Dans sa contribution, Jean Baptiste Thomas explore, quant à lui, la radicalité des jeunes ouvriers argentins et le théâtre de contestation que fut incontestablement l’usine. La seconde partie de cet ouvrage, nommée « Altérités juvéniles », invite parallèlement à considérer les « jeunes » comme des « autres » à l’intérieur de l’espace social, mais aussi à examiner les « autres » au sein même de cette « jeunesse ». Dans ce cadre, David Niget observe les logiques de politisation de la déviance juvénile féminine, articulant les prismes du genre et de l’infrapolitique, dans une étude se fondant sur les archives de la Cour du Bien-Être social de Montréal, de 1945 à 1970. En écho à cet article, Daniel Poitras porte son regard sur les altérités juvéniles du Québec des années 1950 et 1960, soulignant le rôle des jeunes des classes populaires, des femmes et des étudiants étrangers. Manuel Suzarte examine, de son côté, la question de l’altérité juvénile sous un angle transnational, en analysant les réceptions du mouvement des droits civiques états-unien par la jeunesse chilienne, se concentrant notamment sur la figure iconique d’Angela Davis. Enfin, Yohann Le Moigne relie déviance juvénile, racialisation et politique en étudiant les gangs de rue des États-Unis, appréhendés comme vecteurs de politisation. La troisième partie de ce livre, ayant pour titre « La jeunesse comme culture », repense les questionnements précédents au travers d’expressions plastiques différentes, dont les jeunes furent acteurs autant qu’objets. À cet égard, Olga Lobo dissèque les variations de l’esthétique de la révolte dans le cinéma documentaire chilien des années 2000 et 2010. Andrea Cabezas Vargas s’intéresse, quant à elle, au cinéma de la révolution sandiniste au Nicaragua et montre bien qu’une partie de la jeunesse présida à ses destinées, tandis qu’une autre constitua la matière première de cet art très politique. Enfin, David Diallo scrute les transformations du rap états-unien, lequel passa, en l’espace de quelques années, du rang de contre-culture juvénile à celui de « musique noire », posant, là encore, la question de la racialisation et de l’altérité juvénile.
18Dans l’ensemble, les travaux ici réunis contribuent à penser la jeunesse aux Amériques comme modalité du social, c’est-à-dire comme une variable pouvant être identifiée à « l’intersection » des rapports de classe, genre et race, sans que ces catégories soient concurrentes et seulement dans la mesure où leur historicisation est explicitée25. L’âge, et la jeunesse en particulier, peuvent être légitimement ajoutés à ce triptyque trop souvent réifié. Plus largement, il faudra lire ces pages en ayant à l’esprit que la jeunesse a été vécue comme une émotion et une énergie par ses participants. Pour appréhender son caractère évanescent et insaisissable, remettons-nous aux paroles du poète nicaraguayen Rubén Darío : « Jeunesse, divin trésor, tu pars déjà pour ne plus revenir ! Quand je veux pleurer, je ne pleure pas et parfois je pleure sans vouloir… Mais l’Aube d’or est à moi ! »
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Scott James C., Weapons of the Weak: Everyday Forms of Peasant Resistance, New Haven, Yale University Press, 1985.
Taguieff Pierre-André (dir.), Dictionnaire historique et critique du racisme, Paris, Presses universitaires de France, 2013.
Thibaud Clément, « Race et citoyenneté dans les Amériques (1770-1910) », Le Mouvement Social, no 252, 2015/3, p. 5-19.
Tilly Charles, La France conteste, de 1600 à nos jours, Paris, Fayard, 1986.
Notes de bas de page
1Bourdieu Pierre, « La “jeunesse” n’est qu’un mot, entretien avec Anne-Marie Métailié », Les jeunes et le premier emploi, Paris, Association des Âges, 1978, p. 520-530 ; Bantigny Ludivine, « Les jeunes, sujets et enjeux politiques (France, xxe siècle) », Histoire@Politique, no 4, 2008/1, [https://shs.cairn.info/revue-histoire-politique-2008-1-page-1?lang=fr]. Sur les jeunes comme acteurs, voir notamment les études réunies par : Levi Giovanni et Schmitt Jean-Claude (dir.), Histoire des jeunes en Occident, t. 2, L’époque contemporaine, Paris, Seuil, 1996 ; Bantigny Ludivine et Jablonka Ivan, Jeunesse oblige. Histoire des jeunes en France, xixe-xxe siècle, Paris, Presses universitaires de France, 2009. Ces derniers rappellent également, dans le sillage de Pierre Bourdieu, que « les catégories d’âge, comme celle de classe et de genre, sont le produit de constructions sociales, de rapports de force et de domination » (p. 6). Sur les Amériques, voir parmi une littérature abondante : Kessler Gabriel et Saraví Gonzalo, « Introduction. Les jeunes en Amérique latine : Société et jeunesse », Problèmes d’Amérique latine, no 105, 2017/2, p. 5-12 ; Austin Joe et Willard Michael N. (dir.), Generations of Youth: Youth Cultures and History in Twentieth-Century America, New York, New York University Press, 1998.
2Sur la question de l’enfance et de l’adolescence, voir par exemple, en sociologie : Cavagnoud Robin, « Fragmentation des parcours de vie et des droits de l’enfance face aux ruptures familiales en Bolivie », Problèmes d’Amérique latine, vol. 108, no 1, 2018, p. 73-90 ; Cavagnoud Robin, L’enfance entre école et travail au Pérou. Enquête sur des adolescents à Lima, Paris, Karthala, 2012. Pour une perspective historique, voir par exemple Boussion Samuel, Gardet Mathias et Ruchat Martine, L’Internationale des républiques d’enfants, Paris, Anamosa, 2020 ; Denéchère Yves, « Vers une histoire de l’adoption internationale en France », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 102, no 2, 2009, p. 117-129 ; Rodríguez Jiménez Pablo et Manarelli María Emma (dir.), Historia de la infancia en América Latina, Bogotá, Universidad Externado de Colombia, 2007 ; Arend Silvia María, Blanco B. de Moura Esmeralda et Sosenski Susana (dir.), Infâncias e juventudes no século xx: histórias latino-americanas, Ponta Grossa, Todapalavra, 2018 ; Jackson Albarran Elena et Sosenski Susana (dir.), Nuevas miradas a la historia de la infancia en América Latina: entre prácticas y representaciones, Mexico, UNAM, 2012.
3Pour le cas européen : Cholvy Gérard (dir.), Mouvements de jeunesse chrétiens et juifs : sociabilité juvénile dans un cadre européen, 1799-1968, Paris, Cerf, 1985 ; Legois Jean-Philippe, Monchablon Alain et Morder Robi (dir.), Cent ans de mouvements étudiants, Paris, Syllepse, coll. « Germe », 2007 ; Artières Philippe et Zancarini-Fournel Michelle (dir.), 68, une histoire collective (1962-1981), Paris, La Découverte, 2008. Pour des études américaines : Cohen Robert, When the Old Left Was Young: Student Radicals and America’s First Mass Student Movement, 1929-1941, Oxford, Oxford University Press, 1997 ; Gardet Mathias, Jeunesse d’Église, Jeunesse d’État au Mexique 1929-1945. Action des catholiques et fastes révolutionnaires, Paris, L’Harmattan, 2003 ; Marsiske Renate (dir.), Movimientos estudiantiles en la historia de América Latina, vol. 1, 2 et 3, Mexico, UNAM, Centro de Estudios sobre la Universidad/Plaza y Valdés, 1999-2006 ; González Marín Silvia et Sánchez Sáenz Ana María (dir.), 154 años de movimientos estudiantiles, Mexico, UNAM, 2011 ; Meza Huacuja Ivonne et Moreno Juárez Sergio (dir.), La condición juvenil en Latinoamérica: identidades, culturas y movimientos estudiantiles, Mexico, UNAM/IISUE, 2019.
4Manzano Valeria, The Age of Youth in Argentina: Culture, Politics, and Sexuality from Perón to Videla, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 2014.
5Lagroye Jacques (dir.), La politisation, Paris, Belin, 2003. Sur les différents sens du mot « politisation » et les actuels débats concernant cette notion, voir les dossiers intitulés « Passé et présent de la politisation » (Revue française de science politique, no 60, 2010/1) et « La politisation des individus » (Critique internationale, no 50, 2011/1), dont l’introduction de Aït-Aoudia Myriam, Bennani-Chraïbi Mounia et Contamin Jean-Gabriel, « Indicateurs et vecteurs de la politisation des individus : les vertus heuristiques du croisement des regards » (p. 9-20).
6Scott James C., Weapons of the Weak: Everyday Forms of Peasant Resistance, New Haven, Yale University Press, 2012 [1985]. Voir également le dossier consacré à cette notion par la Revue française d’études américaines (no 131, 2012/1) et l’article introductif de Marche Guillaume, « Why Infrapolitics Matters » (p. 3-18).
7Tilly Charles, La France conteste, de 1600 à nos jours, Paris, Fayard, 1986.
8Hobsbawm Eric, Primitive Rebels: Studies in Archaic Forms of Social Movement in the 19th and 20th Centuries, New York, Norton, 1965.
9Peralva Angelina, « Violence de banlieue et politisation juvénile », Cultures & Conflits, no 18, 1995, [https://journals.openedition.org/conflits/451?lang=es] ; Diamond Andrew, « From Fighting Gangs to Black Nations: Race, Power, and the Other Civil Rights Movement in Chicago’s West Side Ghetto, 1957-1968 », Revue française d’études américaines, no 116, 2008/2, p. 51-65 ; Rodríguez Kuri Ariel, « Los primeros días. Una explicacíon de los orígenes inmediatos del movimiento estudiantil de 1968 », Historia Mexicana, no 1, 2003/53, p. 179-228.
10CURAPP, La politique ailleurs, Paris, Presses universitaires de France, 1998 ; Martin Denis-Constant (dir.), Sur la piste des OPNI (Objets politiques non identifiés), Paris, Karthala, 2002 ; Arnaud Lionel et Guionnet Christine (dir.), Les frontières du politique. Enquêtes sur les processus de politisation et de dépolitisation, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005.
11Bourdieu Pierre, Propos sur le champ politique, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2000. Pour un regard postérieur critique, Lahire Bernard, « Champ, hors-champ, contrechamp », in Bernard Lahire (dir.), Le travail sociologique de Pierre Bourdieu. Dettes et critiques, Paris, La Découverte, 1999, p. 23-57.
12Bantigny Ludivine, « Une jeunesse rédemptrice. Interprétations et usages politiques de la contestation (autour de mai-juin 1968) », Histoire@Politique, no 4, 2008/1, [https://shs.cairn.info/revue-histoire-politique-2008-1-page-10?lang=fr&tab=resume] ; Robinet Romain, La Révolution mexicaine : une histoire étudiante, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017.
13Muxel Anne, L’expérience politique des jeunes, Paris, Presses de Sciences Po, 2001.
14Altbach Philip G., « The International Student Movement », Journal of Contemporary History, no 1, 1970/5, p. 156-174 ; Morder Robi et Rolland-Diamond Caroline (dir.), Étudiant(e)s du monde en mouvement : Migrations, cosmopolitisme et internationales étudiantes, Paris, Syllepse, 2012 ; Moraga Valle Fabio, « Reforma desde el sur, revolución desde el norte. El Primer Congreso Internacional de Estudiantes de 1921 », Estudios de historia moderna y contemporánea de México, no 47, 2014, p. 155-195.
15Grandin Greg, The Last Colonial Massacre: Latin America in the Cold War, Chicago, University of Chicago Press, 2011, p. 17.
16Sur le cycle de la « réforme universitaire » en Amérique latine, voir : Portantiero Juan Carlos, Estudiantes y Política en América Latina. 1918-1938, Mexico, Siglo XXI, 1978.
17Bergel Martín et Martinez Mazzola Ricardo, « América Latina como práctica. Modos de sociabilidad intelectual de los reformistas universitarios (1918-1930) », in Carlos Altamirano (dir.), Historia de los intelectuales en América Latina, Buenos Aires, Katz, vol. 2, 2010, p. 119-143.
18Carey Elaine, Plaza of Sacrifices: Gender, Power, and Terror in 1968 Mexico, Albuquerque, University of New Mexico Press, 2005 ; Myers Tamara, Caught: Montreal’s Modern Girls and the Law, 1869-1945, Toronto, University of Toronto Press, 2006.
19Balibar Étienne et Wallerstein Immanuel, Race, nation, classe. Les identités ambiguës, Paris, La Découverte, 1988 ; Graham Richard (dir.), The Idea of Race in Latin America, 1870-1940, Austin, University of Texas Press, 1990 ; Appelbaum Nancy P., Macpherson Anne S. et Rosemblatt Karin A. (dir.), Race & Nation in Modern Latin America, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2003 ; Anderson Warwick, « Racial Conceptions in the Global South », Isis, no 4, 2014/105, p. 782-792 ; Reynaud-Paligot Carole, De l’identité nationale. Science, race et politique en Europe et aux États-Unis. xixe-xxe siècle, Paris, Presses universitaires de France, 2011 ; Schaub Jean-Frédéric, Pour une histoire politique de la race, Paris, Seuil, 2015 ; Thibaud Clément, « Race et citoyenneté dans les Amériques (1770-1910) », Le Mouvement Social, no 252, 2015/3, p. 5-19.
20Taguieff Pierre-André (dir.), Dictionnaire historique et critique du racisme, Paris, Presses universitaires de France, 2013.
21Fassin Didier et Fassin Éric (dir.), De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société française, Paris, La Découverte, 2006 ; Audebert Cédric, Hoffmann Odile et Poiret Christian, « Contextualiser pour mieux conceptualiser la racialisation », Revue Européenne des Migrations Internationales, no 1, 2011/27, p. 7-16.
22Rolland-Diamond Caroline, Black America. Une histoire des luttes pour l’égalité et la justice (xixe-xxie siècle), Paris, La Découverte, 2016 ; Ndiaye Pap, La condition noire. Essai sur une minorité française, Paris, Calmann-Lévy, 2008. Concernant le regain d’indianité dans les Amériques, voir : Le Bot Yvon, La grande révolte indienne, Paris, Robert Laffont, 2009. Pour des études faisant le lien entre autochtonie et jeunesse : Gagné Natacha et Jérôme Laurent (dir.), Jeunesses autochtones. Affirmation, innovation et résistance dans les mondes contemporains, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009 ; Dillingham Allan S., « Indigenismo Occupied: Indigenous Youth and Mexico’s Democratic Opening (1968-1975) », The Americas, no 4, 2015/72, p. 549-582 ; López Caballero Paula et Giudicelli Christophe (dir.), Régimes nationaux d’altérité. États-nations et altérités autochtones en Amérique latine, 1810-1950, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016.
23Barth Fredrik (dir.), Ethnic Groups and Boundaries. The Social Organization of Cultural Difference, Oslo, Universitetforlaget, 1969.
24Laurent Sylvie et Leclère Thierry (dir.), De quelle couleur sont les Blancs. Des « petits Blancs » des colonies au « racisme anti-Blancs », Paris, La Découverte, 2013.
25Gallot Fanny, Zancarini-Fournel Michelle et Noûs Camille, « Imbrication des dominations et conditions d’émancipation », 20 & 21. Revue d’histoire, no 146, 2020/2, p. 2-16.
Auteur
-
Romain Robinet
Université d’Angers.
Romain Robinet est maître de conférences HDR en histoire contemporaine à l’université d’Angers et membre du laboratoire TEMOS (Temps, Mondes, Sociétés, CNRS UMR 9016). Ses recherches actuelles portent sur l’histoire politique et sociale du Mexique.

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