Conclusion
p. 311-314
Texte intégral
1En réunissant ces articles consacrés à la question de la concession environnementale au sein d’un volume collectif, nous souhaitions aborder sous une nouvelle perspective la question de l’appropriation des ressources naturelles et des modalités de mise sous contrat de la nature. Cette approche ciblait l’angle mort issu de la confrontation, dans l’historiographie et les sciences sociales, entre le modèle de la propriété d’un côté, et celui des communs de l’autre. Au prisme de la concession, les contributions de cet ouvrage éclairent le moment où l’environnement passe sous le contrôle du privé ou, au contraire, celui où il est partagé et mis au service de l’intérêt collectif. Mettre la concession au centre de la démarche fait ainsi ressortir le positionnement des pouvoirs souverains qui, en définitive, conservent par ce biais un contrôle sur les modalités d’exploitation et y trouvent un moyen d’étendre leur autorité.
2En premier lieu, la très grande souplesse du modèle concessionnaire rend compte de son importance. Les concessions environnementales ont été utilisées dans une très grande diversité de cas et de terrains, et avec une profondeur historique considérable ; elles s’observent ainsi depuis le Moyen Âge, sur les territoires métropolitains comme dans les colonies, et profitent à des particuliers comme à des personnes morales, notamment des entreprises de statuts privés ou publics. Elles sont employées dans le cadre de projets de prédation et d’extraction comme dans des opérations d’aménagements à forte implication sociale. Dans tous les cas, elles sont un levier essentiel dans la logique de valorisation, c’est-à-dire d’intégration dans l’économie marchande, des produits de la nature.
3L’efficacité de cette méthode d’allocation des ressources tient tout d’abord à sa robustesse juridique permettant de sécuriser et encourager les investissements. La concession n’est pas une simple autorisation ou permission, ni même un droit de location accordé : par la délégation qui est contractualisée, le concessionnaire devient un quasi propriétaire que seul un acte officiel peut révoquer. Il est donc question non seulement de droits, mais aussi de souveraineté. Cette économie des contrats sous tendue par la souveraineté illustre la dimension politique de l’exploitation des ressources naturelles. Les concessions sont toujours enchâssées dans des projets politiques élaborés et le résultat d’alliance entre investisseurs et institutions. Ce faisant, la concession environnementale porte en elle une double dimension, tout à la fois aliénation et création du domaine : par la concession, le pouvoir souverain abandonne son domaine mais contribue également à en créer les limites et partant à le définir.
4C’est sans doute pour cette raison que la concession a été un outil régulièrement mobilisé par les pouvoirs dans le cadre de politiques d’aménagements, et notamment pour la construction d’infrastructures. Mais il faut se défaire d’une vision accordant à l’État le rôle de l’aménageur suprême. D’une part, la simple connaissance de l’époque moderne suffit à montrer le caractère majoritaire des concessions seigneuriales (à différents niveaux) dans un monde où l’enchevêtrement des droits est la règle. D’autre part, même lorsque l’État parvient à légitimer sa souveraineté grâce à cet outil juridique, les échecs sont nombreux, et dans les cas de réussite, le constat est bien souvent, en réalité, une appropriation de la nature par des acteurs privés. La concession se distingue ainsi une nouvelle fois par une forte ambivalence. En effet, elle rend possible l’enrichissement privé sous réserve qu’il profite à l’intérêt collectif. Grâce à cette double dimension, le modèle de la concession a traversé les siècles. Il est aussi bien pertinent dans le cadre d’une économie dirigée ou impériale que dans une économie libérale où toute forme de création de valeur peut être assimilée à un service rendu à la collectivité.
5La concession est bien un contrat de type public, même si cette catégorie perd de sa pertinence pour les périodes anciennes et hors du cadre français. En ce sens, elle procède d’un accord entre des parties s’entendant sur des clauses et des objectifs communs. Mais le compromis entre acteurs contractant a aussi une dimension exclusive et suscite, de manière légitime, des résistances, soit sur le plan théorique soit par des riverains expropriés ou spoliés de leurs droits d’accès ou d’usages par les concessionnaires. Les recherches invitent ainsi à identifier les acteurs, leurs rapports et relations, et considérer les relations sociales conflictuelles qui en découlent, d’autant plus que correspondent des niveaux de gestion de la ressource très différents entre ces acteurs. Ainsi, le concessionnaire est bien souvent un acteur extérieur aux communautés, et n’a pas le souci de ménagement. Son but est l’exploitation (la mise en ressource, la valorisation) pour le profit, et non pour les besoins des communautés. La nature n’a pas le même sens, ni les mêmes horizons avec ou sans la concession. Cette dernière déclasse, dévalorise et délégitime des pratiques et des relations sociales. Elle incarne l’immixtion de logiques politiques et économiques lointaines et centralisées dans des équilibres socio-environnementaux parfois hérités de longue date. En imposant un nouvel acteur en situation de monopole, elle lui accorde une position éminente dans les équilibres sociaux et un rôle d’interlocuteur privilégié, souvent pourvoyeur d’emplois. Les concessions ne se réduisent donc pas à de simples supports juridiques d’appropriation des ressources, mais sont aussi des leviers de transformation sociale.
6Faire l’histoire des concessions est donc un moyen de réaliser une histoire du capitalisme et de l’économie. L’approche historique, surtout envisagée sous l’angle de la politique économique, révèle que la nature et ses ressources se trouvent bien souvent au centre de l’intérêt des délégataires. Dès le Moyen Âge, les mines sont ouvertes sous le régime de la concession. À bien des égards, les franchises de conquêtes agricoles participent également de ce mouvement : les autorités politiques s’en servent pour peupler des terres qui leur échappent largement. La concession est un moyen et un droit servant de socle à la création de richesse. Le régime concessionnaire accompagne la conversion de la nature ou de l’environnement au service de la production. Agissant comme un puissant levier, il permet de donner de la valeur à un simple potentiel, en socialisant la nature et en créant de ce fait l’environnement. Le détour par la concession confirme de la sorte un élément déjà soulevé lors d’un précédent colloque du RUCHE : la nature est un enjeu de pouvoir et doit être placée au cœur des pratiques de gouvernements. L’étude historique de la concession le révèle sans nuance : l’action politique environnementale a une histoire ancienne qui a considérablement influencé l’évolution des sociétés.
7C’est en dernier lieu parce que les concessions sont des contrats de mise en valeur ou de gestion qu’elles ont des conséquences sur l’environnement. Elles sont un des outils qui érigent les matières en ressources, la nature en marchandise. Si, historiquement, la concession est un mode de gestion, c’est aussi un mode de prédation. Elle permet la libéralisation vis-à-vis des entraves d’autres formes d’exploitation, ou l’arrivée de financements qui changent l’échelle des exploitations, un système ouvert sur un marché extérieur au cadre géographique de la concession, ce qui provoque souvent une surexploitation, une modification irréversible des milieux, des déplétions et pollutions multiples. La concession accompagne et rend possible des changements d’échelle considérables dans les pratiques d’extraction et de transformation environnementale. L’alliance entre la fermeté de la signature souveraine et la liberté qu’elle laisse à ses bénéficiaires lui confère son efficacité. La concession se trouve ainsi au cœur des dynamiques environnementales contemporaines.
Auteurs
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Thomas Le Roux
Centre de recherches historiques (EHESS/CNRS).
Thomas Le Roux, spécialiste de l’histoire de l’impact de l’industrialisation sur l’environnement, est chargé de recherche au CNRS, rattaché au Centre de recherches historiques (EHESS/CNRS). Ses travaux portent sur l’histoire des pollutions et des risques industrielles, sur les mines et sur la filière laitière durant la première industrialisation. Il a notamment publié, avec François Jarrige, La contamination du monde (Seuil, 2017).
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Raphaël Morera
Centre de recherches historiques (CNRS-EHESS).
Raphaël Morera est chargé de recherche au CNRS et il codirige le Centre de recherches historiques (UMR 8558, CNRS-EHESS). Spécialiste de l’histoire environnementale de l’Europe moderne, il a publié avec Nicolas Lyon-Caen aux éditions Champ Vallon en 2020, À vos poubelles citoyens ! Environnement urbain, salubrité publique et investissement civique (Paris, xvie-xviiie siècle). En 2024, il a publié Une histoire au fil de l’eau. Paris et son environnement, xvie-xviiie siècle aux Éditions de l’EHESS.

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