Conclusion. Les frontières brouillées de la diplomatie rebelle
p. 227-232
Texte intégral
1Diplomaties rebelles ou diplomatie de rebelles, au fond peu importe car l’une ou l’autre de ces expressions donne, a priori, l’impression d’un oxymore. Cette sensation peut sembler fondée si l’on considère que la diplomatie est le domaine exclusif des relations inter-étatiques. Or, depuis plusieurs années maintenant, l’histoire de la diplomatie a considérablement élargi son spectre au-delà et en-deçà du niveau étatique. La diplomatie est avant tout considérée comme une activité mêlant quête du renseignement, représentation et négociation, exercée par des individus représentants des groupes liés par la conviction, plus ou moins affirmée, de constituer une entité singulière. C’est, précisément, dans l’espoir d’assurer leur destin commun qu’ils s’exercent à la diplomatie. Cette conception de la diplomatie ouvre, dès lors, un large champ des possibles qui est désormais pleinement investi.
2Parmi ces groupes d’individus agissant à une échelle internationale se trouvent les rebelles. Ce terme générique est d’une grande élasticité sémantique pouvant désigner une poignée de personnes ayant pris les armes pour contester l’autorité sous laquelle ils vivent, autant que de véritables entités constituées et organisées. À cet égard, la période 1562-1629, que l’on peut qualifier globalement de temps des guerres de Religion, constitue un observatoire particulièrement pertinent. On y trouve réunis plusieurs éléments qui favorisent l’émergence d’une diplomatie rebelle : la confessionnalisation des sociétés, l’affaiblissement passager ou durable de l’autorité de l’État ou, encore, un sentiment de solidarité, voire de fraternité, avec des coreligionnaires oppressés à l’étranger. La coexistence de ces forces centrifuges au moment où émerge une puissante réflexion sur l’État et la souveraineté devient un facteur essentiel dans les relations internationales qui contribue grandement à caractériser la période 1562-1629. C’est précisément ce que les neuf textes réunis dans ce volume tendent à montrer. Il s’agit ici d’envisager dans le cas français la conception et les modalités d’une activité diplomatique rebelle extérieure mais qui demeure, malgré tout, tournée vers des objectifs essentiellement propres au royaume. Autrement dit, la diplomatie rebelle brouille la distinction opératoire, mais en partie artificielle, que les historiens ont coutume de faire entre affaires intérieures et extérieures. Elle impose d’intégrer des paramètres internationaux dans une situation qui relève, d’abord et avant tout, de considérations internes.
3Engagés dans une contestation armée contre leur prince, les rebelles se tournent vers les puissances étrangères pour bénéficier d’un refuge et obtenir des soutiens. Au moment où l’on pense de plus en plus la vie internationale comme celle d’une société des souverainetés, avec ses propres codes et des modalités de fonctionnement particulières, on conçoit aisément que la transversalité de la diplomatie rebelle ait un fort potentiel subversif. S’interroger sur ce point est une manière de considérer à nouveaux frais l’idée même de ce qu’est la diplomatie pour en envisager la complexité : la diplomatie rebelle est-elle une véritable diplomatie ? Est-elle une activité de nature diplomatique sans être une véritable diplomatie ? Une sorte de diplomatie des marges ? Une diplomatie imparfaite, voire incomplète ? Ces interrogations se retrouvent, d’une manière ou d’une autre, dans les différentes contributions de ce volume. C’est en ce sens qu’il est susceptible d’intéresser de nombreux chercheurs au-delà des seuls spécialistes des guerres de Religion, car il soumet à des questionnements originaux la notion même de diplomatie.
4En effet, l’ouvrage se situe à un carrefour. À la fois contribution à l’histoire de la diplomatie par les guerres de Religion et histoire des guerres de Religion par la diplomatie, il nous offre une réflexion croisée qui s’intègre dans la dynamique des renouvellements actuels de l’étude des conflits confessionnels, mais aussi des pratiques, des discours, des modalités et des acteurs de la diplomatie. L’ouverture épistémologique qui caractérise, entre autres, ces deux champs de la recherche permet d’étudier une forme particulière de diplomatie asymétrique mettant aux prises des acteurs de natures différentes, des rebelles d’un côté, des souverains de l’autre.
5La notion de diplomatie rebelle s’inscrit dans le cadre d’une réflexion normative sur les modalités des relations entre souverainetés qui connaît une grande vigueur à partir de la seconde moitié du xvie siècle. C’est dans ce cadre théorique en formation qu’est pensée la place de sujets mécontents ayant pris les armes et aspirant à intervenir dans un champ qui est celui du dialogue entre souverainetés constituées et reconnues. La position purement légaliste accorde aux princes le monopole du droit d’ambassade, si bien que l’exercice diplomatique alternatif devient, en lui-même, un crime de lèse-majesté. Ce type de condamnations peut se retrouver chez les auteurs du droit des gens ou dans les proclamations royales. Sans être vaines, elles n’entravent cependant jamais réellement l’exercice de la diplomatie rebelle, mais la placent, en quelque sorte, hors-cadre, lui imposant une charge supplémentaire. La lutte contre la diplomatie rebelle a donc un double volet : le premier relève de l’exercice de l’autorité princière sur ses sujets et le second d’un combat contre les ingérences étrangères. Dans cette double dimension, affaires intérieures et extérieures sont à la fois étroitement reliées, mais en même temps distinguées dans l’ordre du discours par la mobilisation d’arguments particuliers. Ainsi, toute guerre civile d’ampleur est un conflit à résonance internationale, faisant d’un contentieux local un paramètre de la « société des princes » (Lucien Bély). Par ce surclassement, les sujets révoltés ne sont plus seulement des séditieux, mais des rebelles qui ont gagné en dignité et en légitimité. Le droit d’ambassade qui peut leur être accordé est en soi une reconnaissance qui signifie beaucoup. Mais en amont, il doit y avoir toute une réflexion sur la représentation. Il faut ainsi se demander s’il existe un seuil critique au-delà duquel une rébellion prend une dimension internationale, car toutes n’ont pas produit de la diplomatie. Mais d’un autre côté, dans quelles conditions le contexte européen peut-il être favorable à l’accueil des diplomates rebelles ? Il est clair que la crainte protestante d’un grand complot catholique ourdi lors de l’entrevue de Bayonne fut de nature à stimuler la solidarité confessionnelle et à créer des conditions d’écoute favorables à la diplomatie des réformés français, même si l’internationale protestante resta pour l’essentiel à l’état de projet. À cet égard, on le voit bien, le contexte des guerres de Religion est sans doute le parfait cas d’école alliant des situations de crises ouvertes à une confessionnalisation qui invite à la transnationalité.
6Sans doute l’un des points saillants de ce volume est-il le jeu de la diplomatie rebelle entre lumière et obscurité, à partir des premiers contacts marqués par le sceau du secret. Ils peuvent être facilités par les exilés qui servent de relais à leur camp et agissent en toute discrétion. Il y a, ensuite, les envoyés qui doivent se dissimuler car ils ne bénéficient pas des immunités diplomatiques, dont la définition est l’objet d’un réel intérêt à partir de la seconde moitié du xvie siècle. La diplomatie rebelle est d’ailleurs un des facteurs alimentant doublement la réflexion normative sur le statut des envoyés à travers deux interrogations. La première porte sur le moment de bascule qui fait d’un porte-parole un ambassadeur placé sous la protection du droit des gens. De ce point de vue, la délivrance d’un sauf-conduit comme préalable aux négociations est plus qu’une garantie de sécurité. La seconde interrogation porte sur le comportement des ambassadeurs officiels vis-à-vis des sujets rebelles du prince auprès duquel ils sont accrédités. Dans toutes ces affaires, le secret est de rigueur. Il est partagé tant par la puissance qui reçoit des sollicitations de sujets révoltés que par leurs représentants à l’étranger. Le secret porte autant sur la négociation en elle-même que sur la transmission des informations qui l’entoure. Or, la dissimulation a un coût, que ce soit pour la circulation des courriers, l’obtention de renseignements ou les déplacements discrets d’envoyés. De manière plus générale, ce type de considération montre tout l’intérêt qu’il y aurait à conduire des enquêtes sur l’usage de la publicité et de la discrétion en diplomatie. La dimension cachée donne à la diplomatie rebelle un air d’intrigue et de complot. Mais il peut aussi y avoir la quête de reconnaissance et de légitimation, si bien que la diplomatie rebelle peut se déployer sur deux registres, la confidentialité nécessaire et la reconnaissance ostentatoire. Mais n’est-ce pas, au fond, le propre de toute diplomatie ? Sans doute, mais il y a ici une différence de degré et une spécificité argumentative, car il y a une légitimité à acquérir. Il faut alors rechercher la particularité de la diplomatie rebelle dans ce qu’elle offre de plus que la diplomatie officielle, dans une phase d’amont, ce que Hugues Daussy appelle des « balbutiements ». Elle passe par la constitution d’une cohérence des rebelles et par l’aspiration à nouer des contacts. Cette phase initiale peut se dérouler aussi bien à l’étranger via des envoyés ou des réfugiés qu’en France même avec la sollicitation d’ambassadeurs officiels de puissances susceptibles d’aider, soit les catholiques, soit les protestants. En tout cas, il faut évoluer dans le champ de l’informel pour nouer des contacts et gagner des soutiens avant d’ambitionner d’être reconnus comme les acteurs d’une diplomatie autonome pouvant se revendiquer du droit des gens, et non plus du droit public ordinaire. Cette prétention émancipatrice fait du combat des rebelles non plus un simple conflit civil, mais une guerre pleine et entière.
7Cependant, ici comme ailleurs, il faut prendre garde à ne pas céder au vertige du classement rationnel qui, souvent, guette l’historien. Les classifications historiques permettent de mettre de l’ordre dans le maelström des événements que les sources donnent à voir. Car, de fait, en matière de diplomatie la période du second xvie siècle et du premier xviie siècle est marquée par la porosité et la labilité. Elles offrent des interstices dans lesquels s’engouffrent les personnalités qui cherchent à jouer un rôle international, qu’ils soient chefs de partis religieux ou princes ambitieux, voire représentants de communautés plus modestes.
8L’enjeu de la diplomatie rebelle est, au-delà de la reconnaissance d’un groupe social plus ou moins étendu, celle d’un individu dont la diffusion de la parole est, en elle-même, un acte politique. La construction de la figure du chef passe aussi par ce type de reconnaissance pour s’imposer comme personnage incontournable sur la scène intérieure. En ce sens, la réception diplomatique est bien plus qu’un accueil, c’est une entrée en relation dont, au-delà du symbole, la traduction la plus manifeste est l’octroi d’une aide financière et militaire. Cette quête de reconnaissance puis d’assistance implique de mener une diplomatie particulièrement active. Le discours, toujours nécessaire en diplomatie, prend ici une dimension supplémentaire. La parole, l’argumentation, la contre-argumentation, voire le recours aux arguties, donnent corps à l’envoyé rebelle, lui permettant de construire une légitimité pour espérer être reconnu. Tout d’abord, de manière classique, il doit effectivement convaincre ses interlocuteurs qu’il y va de leur intérêt de lui octroyer l’aide qu’il demande. Ensuite, il lui faut encore justifier la rébellion pour faire admettre qu’elle n’est pas réductible à une perturbation du repos public, mais qu’elle est portée par une profonde légitimité qui la qualifie pour accéder à un niveau supérieur de dialogue.
9Mais alors même que l’historiographie a bien montré que la diplomatie officielle n’était pas réductible à une parole unique, le paysage de la diplomatie rebelle semble être encore plus éclaté. Les rebelles sont loin de constituer un ensemble cohérent et homogène. Dès lors se pose la question de la reconnaissance et de la légitimité à représenter et à négocier pour les acteurs concernés. Qui parle ? Qui peut parler au nom d’un mouvement rebelle lui-même, à l’image de la Ligue, extrêmement pluriel voire nébuleux ? La cohérence interne des mouvements séditieux est un préalable à l’activité diplomatique. Au-delà du seul enjeu de la parole, la prise en compte de celui qui la porte est essentielle pour en saisir le sens. Et il faut garder présent à l’esprit qu’une rébellion se veut aussi être la matrice d’un ordre nouveau ou de la restauration d’un ordre ancien qui aurait été perverti. Comment, dans les deux cas, s’intègre-t-il à un ordre international ?
10Dans la France des guerres de Religion, la diplomatie rebelle se déploie à l’échelle internationale, à l’échelle du royaume et à l’échelle locale. Son étude invite à décliner une réflexion verticale sur la représentation, l’apparat diplomatique, le formalisme de la négociation, les subtilités sémantiques et les revendications symboliques. Elle est aussi un terrain fécond pour contribuer à une réflexion horizontale sur l’emboîtement des identités chez les acteurs de la diplomatie qui, dans le contexte envisagé par le volume, peuvent être pris entre un sentiment de solidarité confessionnelle et celui de leur devoir de sujet. Mais ils peuvent aussi, en fonction de la conjoncture politique et/ou de choix stratégiques personnels, passer de la diplomatie rebelle à la diplomatie officielle et inversement. Dès lors, comment sont utilisés les réseaux relationnels, les amitiés, les relations de dépendance ? À des degrés divers, plusieurs des contributions permettent de retourner la perspective en adoptant le point de vue de la diplomatie du prince dont les sujets se sont révoltés. Ce changement de regard invite à s’interroger sur la manière la plus pertinente de se défendre contre les activités de sujets séditieux ou, du moins, à en limiter l’effet. On y retrouve des pratiques ordinaires de surveillance, d’espionnage et d’infiltration.
11Finalement, entre ressemblance et dissemblance, diplomatie officielle et diplomatie rebelle relèvent d’une gémellité ambiguë. Leurs acteurs partagent une culture commune et sont susceptibles de passer de l’une à l’autre, leurs stratégies discursives et les moyens qu’elles mobilisent peuvent être identiques. Cette porosité a cependant des limites. Les diplomates rebelles incarnent une désobéissance qui leur vaut nécessairement de la suspicion. Il leur faut acquérir une légitimité, si bien que leur qualification est un enjeu même à une époque où les dénominations diplomatiques ne sont pas figées. Enfin, puisque la pratique diplomatique est une transaction, il faut aussi envisager la diplomatie rebelle en considérant ce qu’elle peut, ou veut, offrir et ce qu’elle demande ou espère. C’est sans doute, à la lecture des études présentées dans ce volume, dans cette espérance de reconnaissance, d’aide, de secours et de soutiens que se niche la singularité la plus particulière de la diplomatie rebelle.
12Enfin, et sans surprise, nous ne pouvons qu’appeler Matthieu Gellard et Fabrice Micallef à poursuivre l’enquête en allant vers la seconde modernité, voire au-delà. Le facteur confessionnel, omniprésent pour la période couverte par le volume, serait sans doute moins important et laisserait place à des investigations sur les formes de solidarités transnationales. Quelques pas de recul permettraient d’élargir les perspectives pour aboutir à une réflexion au long cours sur les guerres civiles dans les relations diplomatiques, sur ces moments de bascule et d’imbrication du national et de l’international et enfin, au-delà, sur les articulations des réalités politiques. On voit bien tout le potentiel de cette thématique que le livre permet de placer clairement au cœur des dynamiques actuelles de décloisonnement de l’histoire de la diplomatie et des relations internationales.
Auteur
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Éric Schnakenbourg
Professeur d’Histoire moderne à l’université de Nantes, et directeur du Centre de recherches en histoire internationale et atlantique (CRHIA). Spécialiste de l’histoire des relations internationales en Europe et dans l’espace atlantique aux xviie et xviiie siècles. Il a notamment publié Entre la guerre et la paix. Neutralité et relations internationales, xviie-xviiie siècles, PUR, 2013 et codirigé Une diplomatie des lointains. La France face à la mondialisation des rivalités internationales, xviie-xviiie siècles, PUR, 2020

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