Passé militaire, trajets militants : la poursuite politique de la lutte armée par les indépendantistes en Casamance
Military past, militant journeys: the political continuation of the armed struggle by the separatists in Casamance
p. 117-128
Résumés
L’article analyse les différentes trajectoires des anciens combattants du Mouvement des Forces Démocratiques de Casamance (MFDC) au sud du Sénégal, en mettant l’accent sur la poursuite politique de la lutte armée. Si la demande d’indépendance est souvent présente dans leur discours, elle prend différentes formes qui leur permet d’entrer dans la vie politique ou de devenir des agents du processus de paix. Il est question d’essayer de comprendre les motivations des acteurs et de les contextualiser dans le but d’identifier les mécanismes qui mènent au dialogue et à une résolution de conflit sur le long terme.
In this paper, we study some various trajectories of the ex-fighters of the Movement of the Democratic Forces in Casamance (MFDC) in southern Senegal, targeting especially the political engagement meant to continue the former armed struggle. The claim for independence is frequent in the post-MFDC fighters’public discourse and it takes a variety of shapes (from continuing in the local political life to transforming into agents of peacebuilding). This paper is about trying to understand the motivations of actors and contextualize them in order to identify the mechanisms that lead to long-term dialogue and conflict resolution.
Texte intégral
1La poursuite politique de la lutte armée par les anciens combattants dépend d’une série de facteurs personnels et sociaux. Si les recherches sur ce phénomène ont été nombreuses, la littérature sur les processus connexes – tel « l’exil interne » des anciens combattants – est moins riche1. Par sa typologie, le conflit casamançais se prête à l’étude des modes de « production » et de fonctionnement politique des éléments paramilitaires démobilisés. L’objectif de notre recherche est double. D’abord, expliquer d’une manière critique l’évolution historique du mouvement de « libération » de la Casamance, en insistant sur les séparations et les regroupements des principales factions impliquées dans ce conflit. Puis, à la lumière de cette synthèse, nous allons essayer d’analyser les profils des anciens combattants indépendantistes en exil interne reconvertis au militantisme politique.
2Pour ce faire, nous proposons un plan en deux grandes parties. La première sera consacrée à la nature et à l’évolution historique du conflit casamançais, avec un accent particulier sur la fragmentation et les tentatives de regroupement du mouvement sécessionniste, dont la puissance décroît de son pinacle, à la fin des années 1980, à son étiage au milieu des années 2010. Dans la seconde partie, nous traiterons de la question de l’exil interne des anciens combattants et tout particulièrement du devenir politique des exilés internes. Nous présenterons ici les résultats les plus pertinents d’une enquête sociologique que nous avons menée en 2018 et au début de 2019 en Casamance et dans le Sénégal « métropolitain » consistant à identifier, interviewer et faire dialoguer des anciens combattants appartenant à des différents groupes rebelles casamançais. Ceci nous a permis d’établir une série de régularités et d’esquisser par conséquent une série de trajets militants, allant du « maquisard sans maquis » au « notable repenti » – portraits que nous présenterons dans cette partie finale de notre article, avant de tirer quelques conclusions.
Le conflit casamançais. De la rébellion à l’apaisement relatif
3Depuis plus de 30 ans, le Sénégal doit composer avec une rébellion indépendantiste dans le sud du pays. La région de la Casamance, située entre la Gambie et la Guinée-Bissau, a connu des périodes de conflit parfois très violentes, ponctuées de plusieurs cessez-le-feu, pour aujourd’hui stagner dans une situation de « ni paix ni guerre ». Si des réunions secrètes aux relents nationalistes avaient lieu depuis plusieurs années2, on retient souvent le 26 décembre 1982 pour marquer le début des événements, date à laquelle le Mouvement des forces démocratiques de Casamance (MFDC) organise une grande manifestation pacifique en faveur de l’indépendance à Ziguinchor. L’objectif symbolique de cette marche était de décrocher le drapeau sénégalais de la gouvernance. Mamadou Nkrumah Sané et l’Abbé Diamacoune, principaux idéologues du mouvement, sont arrêtés quelques jours auparavant3. Ôter le drapeau sénégalais pour le remplacer par un drapeau blanc était un symbole fort. Les gendarmes, pris de panique, tirent sur la foule, des victimes sont recensées des deux côtés. Cette marche reste pour le MFDC un moment fort de l’histoire du mouvement. Le soutien de la population était essentiel pour légitimer la lutte armée. Le MFDC se positionne ainsi comme le porte-parole d’une population délaissée par l’État, souffrant d’un faible développement économique et de la spoliation de ses richesses naturelles par des étrangers. La Casamance connaît aussi une grande pression sur le foncier. La loi sur le Domaine national, votée en 1964 mais appliquée à la fin des années 1970, permet l’attribution par l’administration des terrains non enregistrés au cadastre. Encouragés par la sécheresse, beaucoup de Nordistes en profitent pour acquérir des terres dans cette région verte. Les terrains acquis sur le littoral sont souvent utilisés pour construire des complexes hôteliers. Les locaux subissent plus qu’ils ne profitent du potentiel touristique de leur région : les hôtels empiètent sur leur espace productif et font appel aux populations plus qualifiées du Nord pour composer leur personnel4. Le MFDC peut profiter « du vide politique […] qui lui assure un quasi-monopole dans la représentation du mal casamançais5 ». Le mouvement se radicalise à partir de décembre 1983. Les leaders politiques sont alors en prison, ce qui laisse davantage de place à Atika, la branche armée menée par Sidy Badji qui constitue un maquis en 19856.
4Nombreux sont ceux à interpréter la crise casamançaise à l’aune du faible développement de la région. Geneviève Gasser montre que certains jeunes engagés dans le maquis seraient prêts à le quitter s’ils avaient davantage de certitude de trouver un emploi. Elle pose la question de savoir si la résistance historique et les liens identitaires pourraient céder le pas devant une reprise de l’économie sénégalaise et la création de nouveaux emplois. Il faudrait alors se demander si derrière la menace sécessionniste ne se cache pas la recherche d’une meilleure intégration à l’ensemble socioéconomique sénégalais7. Marut montre au contraire que la région souffre d’un excès de développement. Elle est l’une des seules à avoir connu un tel afflux d’hommes et de capitaux. Ce sont plutôt les pratiques qui posent problème. En attribuant massivement des terres aux étrangers et aux Sénégalais du nord, l’État encourage les inégalités et la destruction du milieu naturel. Le Sénégal considère que les ressources telles que l’arachide appartiennent au domaine national et s’arroge tous les droits en matière d’exploitation. Les Casamançais ne s’opposent pas au progrès de la région mais plutôt « à une conception rentière des ressources, qui a tous les traits d’une “mise en valeur” coloniale, jusque dans le regard porté aux autochtones8 ». D’autres estiment que l’ethnicité doit être appréhendée pour mieux comprendre la formulation de la revendication indépendantiste. Le MFDC a toujours clamé représenter toutes les ethnies. Pourtant, ses leaders font davantage appel à la tradition joola pour construire leur discours et l’identité casamançaise. S’ils ont compris qu’ils devaient donner une dimension régionale à leur lutte, il n’en reste pas moins qu’ils utilisent essentiellement des référents traditionnels joola pour légitimer leur combat, en évoquant par exemple la résistance des Joola face à la colonisation9. Le registre de la tradition joola mobilisé par le MFDC masque en réalité « la modernité de sa revendication10 ». L’Étatnation est en effet une notion absente des sociétés joola pré-coloniales. Le mouvement effectue un véritable travail culturel afin de « construire et fixer l’identité joola sous un masque casamançais11 » ; le Sénégal a ainsi échoué à produire une identité sénégalaise dans le sud du pays12.
5Nous avons proposé plusieurs grilles de lecture pour comprendre la naissance du discours séparatiste, il faut maintenant s’arrêter un instant sur le MFDC pour saisir sa formation, son évolution et ses divisions. Ainsi que le souligne Christian Roche, les maquisards ont subi des conditions de vie très dures et ont dû suivre une formation de guérilleros en étant peu armés au départ. Si les munitions finirent par arriver de pays arabophones tels que la Libye, « un des principaux soucis des combattants évalués à un millier, dans la décennie 1990-2000, était de trouver de la nourriture13 ». Le rapport d’Amnesty International a pointé du doigt les exactions commises par le MFDC à l’encontre des populations qu’il est pourtant censé représenter. Durant de nombreuses années, ils n’ont pas hésité à abattre des civils soupçonnés de connivence avec l’État ou à procéder à des raids dans des villages afin de voler argent et réserves alimentaires. Ces épisodes de violence ont contraint les populations à se réfugier dans les centres urbains ou en Guinée-Bissau et Gambie voisines14. En 1991, le MFDC sort politiquement renforcé d’un cessez-le-feu conclu avec le Sénégal, puisqu’ils sont reconnus comme un interlocuteur du pouvoir central15. Ils réclament le départ des militaires sénégalais et en profitent pour contrôler une plus grande partie du territoire casamançais. Le chef du maquis nord de l’époque, Kamougué Diatta, d’abord opposé à ce cessez-le-feu, dirige son territoire comme si l’État n’existait plus, sans l’accord de la direction du MFDC. Les populations devaient ainsi lui verser une cotisation au lieu de payer leurs impôts. Son engagement pour l’indépendance de la région est rapidement remis en cause puisqu’il semble prêt à négocier avec le gouvernement, ce qui affaiblit le mouvement, tandis qu’un noyau dur se constitue autour de Diamacoune, Nkrumah Sané et Léopold Sagna (alors à la tête du Front Sud16). Lorsque ce dernier se rend à Dakar en 1993 pour rencontrer et discuter avec Abdou Diouf, il est rapidement destitué de ses fonctions et c’est la figure montante du Front Sud, Salif Sadio, qui est désormais en charge des opérations militaires17. En 1993, Diamacoune consent à un nouveau cessez-le-feu, signé avec le ministre des Forces armées du Sénégal, Madia Mary Dieng. Il lance un appel pour la paix depuis Ziguinchor qui sera vivement critiqué par Nkrumah Sané18. En 1997, le Front Sud de Salif Sadio se replie sur la rive nord du fleuve Casamance et tente de reprendre les camps de Sidy Badji. En 2000, il fait tuer Léopold Sagna et se sépare des « tièdes » de son camp en les faisant enfermer dans des « bunkers très étroits, sans manger et sans eau19 ». L’aile militaire et l’aile politique s’éloignent l’une de l’autre. Diamacoune décide de suivre la ligne du gouvernement qui annonce la mise à prix de la tête de Salif Sadio après que celui-ci ait commis des attaques très violentes. L’abbé Diamacoune se veut être l’interlocuteur légitime du MFDC et tient des discours ambigus, oscillants entre la nécessité de la paix et du développement dans la région et l’impossible négociation de l’indépendance20. Le MFDC se fragilise, d’autant plus que Dakar se rapproche de la Guinée-Bissau qui soutenait jusqu’alors de manière indirecte la rébellion en lui permettant de se réfugier sur son territoire ou en laissant libre cours au trafic d’armes. À la suite de l’accord de paix de mars 2001, signé par Diamacoune mais discrédité par Nkrumah Sané, le prêtre continue de jouer sur l’ambivalence en demandant à l’État de construire une université de Casamance et de rendre effectif le désenclavement de la région. On pourrait voir là non pas la volonté « de s’extraire de l’ensemble sénégalais, mais de mieux y participer21 ». Jusqu’en 2006, la région connaît une phase d’accalmie, qui prend fin lorsque Salif Sadio prend la parole au travers de la radio SUD FM. L’État compte se servir des divisions internes et les factions de Mangne Diemé et de César Atoute Badiate, aidées par les armées bissau guinéenne et sénégalaise, viennent mettre la pression à Sadio. C’est peine perdue, ce dernier étant soutenu par des mercenaires originaires du Libéria et de la Sierra Leone22. Les divisions sont nombreuses au sein des séparatistes. Vincent Foucher note que le paradoxe du MFDC est que sa survie a été rendue possible par la décentralisation du mouvement en plusieurs factions, le rendant extrêmement faible23. Une question reste en suspens, celle des sources de financements du MFDC. Outre des éventuels dons de la diaspora casamançaise et des vols de bétail ou de ressources vivrières, Evans Martin met en avant les trafics de bois et de noix de cajou dans lesquels sont impliqués aussi bien les indépendantistes que les militaires de l’armée sénégalaise. Quant à la production et à la vente du cannabis, il ne faut pas les surestimer ; si certains maquisards demandent une taxe aux producteurs de chanvre indien, en aucun cas ils ne contrôlent l’entière chaîne de production24.
6L’État sénégalais semble démuni face à une rébellion qui maîtrise le terrain sur lequel elle évolue. Prenant garde à ne pas écorner son image d’État démocratique auprès de la communauté internationale, le Sénégal se garde d’employer des méthodes trop brutales, même si Amnesty International avait dénoncé les atteintes aux droits humains de l’armée sur les populations casamançaises. L’ONG a relevé des cas de tortures et d’humiliations destinés à semer la terreur et à pousser la population à la délation25. De nombreuses personnes ont également été portées disparues, tandis que d’autres ont été victimes d’exécutions extrajudiciaires. Face à l’accroissement des tension, l’État doit agir. Le 1er janvier 1981, Léopold Sédar Senghor laisse le relais à Abdou Diouf qui instaure à nouveau le pluralisme politique tout en interdisant « la création des partis politiques fondés sur des appartenances ethniques ou religieuses. Ce qui revenait à dire que le MFDC ne saurait être considéré comme un parti politique26 ». Durant la période Diouf, les émissaires de l’État s’attachèrent à diviser la rébellion en dialoguant avec ceux du Front Nord dirigés par Sidy Badji. En 1992, Diouf promet également la décentralisation et donc davantage de pouvoir pour les régions. Cette solution apparaît comme un moyen de désamorcer les tensions tout en renforçant l’intégration des régions27. En juillet 1997, les autorités sénégalaises constatent une prolifération de mines antipersonnel et antichar en Casamance. Elles proviennent pour la plupart d’anciens stocks d’armes laissés sur place par le colonisateur portugais en Guinée-Bissau et auraient été mises à disposition du MFDC par des hauts responsables militaires bissau-guinéens28. Abdou Diouf donne également une réponse socio-économique au conflit casamançais. Dans le court terme, cela revient à « alimenter les cantonnements du Front Nord et financer le développement d’activités économiques en échange du maintien de leur abandon de la lutte armée29 ». Lorsqu’Abdoulaye Wade est élu en 2000, il rompt avec le formalisme des années Diouf en invitant Diamacoune au palais présidentiel et en multipliant les rencontres avec les leaders du MFDC30. Wade met en place une Commission de gestion de la paix, dirigée par le général Mamadou Niang et par Youba Sambou, un Casamançais alors ministre des Forces armées sénégalaises31. Il souhaite aussi interdire les intermédiaires étrangers dans le processus de paix32. Wade met en place une véritable « politique de séduction » des combattants33 : des subventions sont versées à ceux qui acceptent de renoncer à la lutte pour se réinstaller dans la vie civile. Des soins sont également apportés aux malades et des dizaines de millions de francs CFA sont versées à l’abbé et à ses proches collaborateurs34. Des accords de paix sont signés en 2004 mais restent sans effets car le Front Sud refuse de collaborer. Ils permettent néanmoins le lancement du programme de relance des activités économiques et sociales en Casamance (PRAESC) « établi l’année précédente sur la base financière des promesses des bailleurs de fonds et dont la gestion est dévolue à une nouvelle agence gouvernementale, l’Agence nationale pour la reconstruction de la Casamance (ANRAC)35 ». Macky Sall arrive au pouvoir en 2012 et décide de faire appel à des experts internationaux, notamment à l’ONG catholique Sant’Egidio dans le but de se rapprocher de Salif Sadio. En 2014, il se rend en Casamance avec une liste de projets tels que des nouveaux bateaux, l’électrification de villages, la construction d’un train entre Ziguinchor et Tambacounda36… L’État sénégalais continue ainsi de proposer des solutions économiques et de développement à un problème qui est fondamentalement politique.
7Qu’en est-il aujourd’hui ? Le MFDC est éclaté. Au sein de la branche armée, les hommes de Salif Sadio, qui constituent aujourd’hui le Front Nord, semblent s’être détachés du MFDC et ne sont plus reconnus par le secrétaire général Nkrumah Sané37. Sadio est contesté dans sa zone par Lamanara Sambou, tandis que César Atoute Badiate est implanté dans le sud. Ce dernier semble plus favorable à des discussions avec Dakar mais doit composer avec de nombreux chefs rebelles dissidents38. Quant au pôle politique, il semble lui aussi plus divisé que jamais. Nkrumah Sané continue, depuis son exil à Paris, de diriger une partie du MFDC, qui ne reconnaît pas le siège du parti construit par Abdou Elinkine à Ziguinchor. Enfin, des anciens du MFDC se seraient rassemblés dans un « groupe de contact », qui se présente comme un intermédiaire entre le MFDC et l’État, bien qu’il soit désavoué par l’actuel secrétaire général. En 2014, l’ANRAC totalise 52 800 déplacés internes, 20 000 réfugiés en Gambie et en Guinée-Bissau et 8 000 personnes déplacées à Ziguinchor39. Elle estime le nombre de maquisards à 2 300 en 200640, bien qu’ils ne seraient plus que quelques centaines aujourd’hui41. Si l’ANRAC a un volet consacré à la démobilisation et à la réinsertion des anciens combattants, il est difficile de trouver des informations officielles sur les actions mises en place et sur le devenir des combattants qui décident de quitter le maquis. Pour la plupart, ils se reconvertiraient dans le domaine de la sécurité privée ou dans l’agriculture, tandis que d’autres bénéficieraient d’un programme de formation aux métiers de l’artisanat mis en place par l’État sénégalais42.
Poursuivre la lutte armée par des moyens politiques : un objectif, plusieurs stratégies ?
8Comme nous avons pu le constater dans notre ample analyse historique, après une première période d’émergence et puis de consolidation allant de 1980 à 1991, le mouvement rebelle casamançais a connu une période d’affaiblissement qui a été marquée, notamment dans la période allant de 1992 à 2000 par un processus de démobilisation et d’« auto-démobilisation » des combattants rebelles. Dans le cadre de ce processus, on peut distinguer plusieurs trajectoires des militants casamançais. La plupart des anciens combattants restent en Casamance, mais, pour des raisons différentes, principalement liées à l’absence des ressources, ne font plus la guerre et s’adonnent à d’autres préoccupations pour subvenir à leurs besoins. Une partie rejoint le maquis en Guinée-Bissau ou se disperse en Gambie, où ils obtiennent rarement l’asile politique. D’autres quittent la Casamance et le Sénégal, en abandonnant toute activité militaire ou politique. Enfin, une dernière partie (que l’on peut estimer comme étant à la hauteur d’une centaine de personnes) quitte la Casamance, mais reste au Sénégal afin de poursuivre politiquement le combat.
9C’est cette dernière catégorie qui nous intéresse particulièrement ici pour au moins deux raisons. D’abord, parce que les « exilés internes » casamançais correspondent a priori à la typologie du combattant repenti, amplement présente dans le sillage des conflits armés à travers le globe. Et donc se pencher sur leur cas pourraient nous permettre de tirer des enseignements susceptibles d’être généralisables à un niveau régional, voire international. Deuxièmement, tout en ayant quitté la Casamance depuis au moins une vingtaine d’années, il est probable qu’ils aient un regard plus détaché mais encore très intéressé par rapport au conflit dans lequel ils ont été impliqués. De ce fait, ils constituent une source non-négligeable d’informations et d’observations inédites et qualitatives (que tout chercheur avisé devrait considérer, certes, avec une bonne dose de précaution). Mais ce sont surtout l’interprétation propre que ces anciens rebelles ont fait rétrospectivement de la réalité de leur combat et les motivations de leur implication, de leurs actions, de leur engagement paramilitaire initial, de leur défection ultérieure et de leur réorientation vers la poursuite politique de la lutte armée qui nous ont intéressés le plus ici.
10Si l’on se penche donc sur la centaine « d’exilés internes » ayant quitté la Casamance pour s’établir quelque part dans le Sénégal « métropolitain », nous pouvons facilement identifier deux sous-catégories sensiblement égales du point de vue de leurs effectifs. Le premier est composé d’anciens combattants ayant quitté la Casamance dans les années 1992-1993, après la grande scission entre « collabos » adeptes de la frange « pacifiée » de Sidi Badji et Kamougué Diatta, ayant accepté les accords de Cacheu et « radicaux » (les fidèles de l’abbé Diamacoune et du Front Sud du MFDC). N’ayant plus accès aux ressources nécessaires pour continuer leur combat et étant les témoins et parfois les acteurs mêmes de la guerre fratricide qui déchirait leur mouvement jadis solide et redouté, ces combattants se sont démobilisés d’une manière plutôt rapide et ont quitté la province, pour la plupart, par peur de représailles. Le second groupe est constitué de combattants ayant progressivement quitté la Casamance, suite à l’aggravation des clivages et conflits internes au sein des factions rebelles (1994-2001). Les déchirures consécutives des deux factions initiales, notamment la guerre entre les groupes de Léopold Sagna, aidé par l’armée de la Guinée Bissau et celui de Salif Sadio, et puis le brouillage des fronts à travers l’émergence du Groupe de Djibidione, qui est devenu le groupe le plus violent et le plus intolérant par rapport aux autres factions, ont poussé les anciens combattants indépendantistes à une deuxième vague de départs. Pour ce qui est des endroits de la relocation de ces deux groupes, nous pouvons estimer qu’une soixantaine d’entre eux ont déménagé à Dakar, que probablement une petite vingtaine a pris la voie de Saint-Louis et que les autres habitent à Thiès, Kaolack, Mbour et Joal-Fadiouth. Dans notre enquête, nous avons pu constater que ces anciens combattants ont constitué par la suite au moins trois groupes : deux à Dakar (dont un avec les arrivés du début des années 1990 et l’autre mixte, comprenant des arrivés des deux périodes) et un à Saint-Louis. Après avoir déposé les armes et quitté leur province natale, ces anciens paramilitaires se sont reconvertis dans différentes professions, dont notamment le commerce, la médecine et la religion. Il s’agit essentiellement d’hommes (9 sur 10), les rares femmes combattantes étant restées en Casamance après leur démobilisation.
11L’enquête de terrain a consisté en 23 entretiens (dont 14 à Dakar, 5 à Saint-Louis, 2 à Thiès et 2 à Joal) et un focus-groupe. Ce dernier a été organisé à Dakar, avec 9 démobilisés de toutes les époques (1992-2001), l’objectif étant de comprendre, à travers la dynamique des discussions, les motivations des conduites des participants par rapport à l’évolution du conflit et les raisons de leur implication dans des diverses formes de poursuite politique de la lutte armée. Suite à l’analyse et l’interprétation, nous avons pu établir quatre grands profils correspondant à des trajets militants menant aux formes d’engagement actuelles : le maquisard sans maquis, le militant réintégré, le repenti et le martyre.
121. Le « maquisard sans maquis » est un personnage âgé, frustré, auto-marginalisé (à force de n’avoir pas pu se réintégrer après le départ de Casamance) et généralement très antisystème. À en croire à ses réflexions, il « aurait voulu poursuivre la lutte, mais n’avait plus d’alliés valables » (M. N., 68 ans, Saint-Louis). Le regard qu’il porte par rapport au MFDC est particulièrement critique : il reproche à ce mouvement son incapacité organisationnelle, même durant ses années « de gloire » et, d’autant plus, il blâme le fractionnisme qui a sapé les fondements de l’indépendantisme. Aujourd’hui, il s’investit toujours dans la propagande sécessionniste, mais craint les représailles et, de ce fait, il s’implique politiquement d’une manière plutôt modérée et indirecte. Le « maquisard sans maquis » est favorable à toute action susceptible de consolider l’opposition contre le pouvoir en place à Dakar, quel qu’il soit. Par exemple, il soutient le maire déchu de la ville, Khalifa Sall, incarcéré pour corruption, contre le président sortant Macky Sall.
« Notre combat ne s’arrêtera que lorsque l’État sénégalais reconnaîtra l’indépendance totale et effective, de notre pays, la Casamance. Nous y œuvrerons même dans nos tombes. » (P. N., 70 ans, Dakar.)
132. Le « militant réintégré » est dans la plupart des cas un quinquagénaire qui a réussi à s’intégrer partiellement dans les mini-sociétés d’accueil, généralement éloigné du gouvernement sénégalais et parfois mêmes hostiles par rapport à celui-ci. Ayant confiance en ses forces, tout en se considérant « respecté » (A. A., 55 ans, Thiès), il continue une forme de combat à travers le militantisme politique local (par exemple, dans un quartier de Dakar ou de Saint-Louis, dans une paroisse ou au sein d’une confrérie locale). Il pourrait penser agir en faveur du MFDC ou d’autres groupes dissidents sous la couverture des ONG locales, ce qui lui confère un certain degré de légitimité et de respectabilité aux yeux de ses (anciens) camarades. De ce fait, il peut prétendre agir comme un médiateur non-institutionnalisé, une sorte de relais entre le MFDC et l’État, en bénéficiant, à tour de rôle, des faveurs des deux. Il s’imagine ainsi devenir un véritable « nœud » de réseau entre les indépendantistes et les autorités publiques. En ce sens, l’observation d’un interviewé est révélatrice :
« La paix, on y arrive seulement si nous parlons sur deux voix. » (S. N., 57 ans, Dakar.)
14Par contre, ce positionnement entraîne aussi des critiques parfois très dures de la part des autres acteurs. Ainsi, le porteur de ce profil, incarné dans notre recherche par plusieurs sujets, est décrit par les « vrais » combattants pour l’indépendance de la Casamance comme étant celui d’un « businessman du faux sécessionnisme » ou même comme celui d’un « mafieux » (D. N., 67 ans, Dakar).
153. Le « repenti » est un ancien combattant, maintenant plutôt âgé, qui a changé de camp, puisqu’il a généralement été marginalisé au sein de son maquis (plus probablement en tant que membre du Front Sud, en marge des multiples repositionnements de ses factions). Récupéré, suite à sa défection, par les agents de l’État sénégalais (les services secrets, l’armée ou d’autres structures d’influence), il change de camp et devient anti-sécessionniste. Il se fait à présent une profession de foi que d’appuyer l’État contre les indépendantistes. Prenant au sérieux le rôle de « repenti », il s’auto-dénonce pour les erreurs du passé et réifie le processus de sa conversion pour donner l’exemple à ceux qui demeurent encore attachés à la cause sécessionniste. Posant en Casamançais intégré, modéré dans ses aspirations, défendant la voie de la négociation et du compromis et soutenant tout au plus la revendication d’une autonomie plus élevée de la région, il prétend combattre les extrémistes dont il connaît de l’intérieur « la cécité, l’acharnement et les dérapages » (F. O., 68 ans, Dakar). Certains « repentis » ont un discours conciliateur, en adoptant un discours civique (la nation sénégalaise au-dessus de l’appartenance ethnique, la construction commune d’un projet de société au-dessus de toute velléité séparatiste). Aujourd’hui, l’influence du « repenti » est variable, mais généralement beaucoup plus faible en réalité que dans son discours, puisqu’il est perçu en Casamance comme étant un « Nordiste ». Position assumée ouvertement par certains d’entre eux :
« Après les scissions des années 1990, il était devenu clair qu’il était préférable de se ranger du côté des vainqueurs. » (D. D., 69 ans, St. Louis.)
164. Le « martyr » est généralement quelqu’un ayant dû quitter la Casamance puisqu’il était poursuivi par les autorités sénégalaises. Maintenant âgé, il est catholique, s’auto-qualifiant comme « digne et parmi les seuls vrais combattants de la cause casamançaise » (K. N., 70 ans, Thiès). Il a écopé des condamnations de courte ou moyenne durée pour avoir participé au maquis. Le « martyr » demeure attaché en principe à la cause de l’indépendance et même favorable à l’idée d’une nouvelle insurrection générale en Casamance, mais il est conscient de son improbabilité. À force de prêcher la désobéissance civile par rapport à un État « totalitaire », il est devenu une sorte de « mini-gourou » : il inspire quelques jeunes (généralement pas plus d’une poignée), en expliquant souvent la lutte indépendantiste comme une forme de dissidence chrétienne face à l’intolérance islamique :
« Les Casamançais Diola chrétiens sont les nouveaux martyrs, immolés sur l’autel de leur foi par les intégristes musulmans envoyés par Dakar. » (P. A., 73 ans, Joal-Fadiouth.)
Conclusion
17L’analyse que nous avons réalisée ici révèle, d’abord, la persistance de la « question casamançaise » comme un problème perçu comme étant réel et encore sans issue par différents anciens acteurs du conflit, mais aussi par nombre de facteurs d’influence sénégalais et casamançais. Si l’ampleur du conflit a progressivement diminué, il serait pourtant inapproprié de le requalifier comme dispute diffuse entre les porteurs des intérêts régionaux et l’État central, comme certains analystes pro-gouvernementaux le font. Puis, nous pouvons observer que la transformation de la rébellion armée en conflit politique s’est accompagnée par la démobilisation d’une grande partie des anciens combattants, reconvertis sous diverses formes et à des divers degrés en agents politiques. Nous avons découvert que le maintien de l’attachement à la cause indépendantiste est variable, mais, ceci étant, que la préoccupation pour la « question casamançaise » demeure particulièrement vivante chez les anciens combattants, quel que soit leur positionnement actuel par rapport à l’évolution de la situation. Enfin, cette persistance de l’attachement par rapport à la Casamance est explicable aussi en termes pragmatiques : elle permet à d’aucuns de se frayer une voie dans la politique locale, à d’autres d’avoir assez de visibilité pour accéder à des ressources, à quelques-uns de se métamorphoser en négociateurs de paix, et enfin à d’autres de se rendre utiles pour les institutions étatiques. Il serait donc judicieux de prendre en considération l’ensemble des motivations des acteurs et de les contextualiser afin d’essayer de comprendre et d’expliquer les mécanismes qui permettent à des conflits – tel le conflit casamançais – d’évoluer dans la direction des solutions de paix et de réconciliation à long terme.
Notes de bas de page
1Ryan J., « The Impact of Democratization on Revolutionary Movements », Comparative Politics, 27-1, octobre 1994.
2Manga M. L., La Casamance dans l’histoire contemporaine du Sénégal, Paris, L’Harmattan, 2012.
3Bassene R. C., Casamance. Récits d’un conflit oublié (1982-2014), Paris, L’Harmattan, 2015.
4Marut J.-C., Le conflit de Casamance. Ce que disent les armes, Paris, Karthala, 2010.
5Marut J.-C., « Le dessous des cartes casamançaises. Une approche géopolitique du conflit casamançais », inBarbier-Wiesser F. G. (dir.), Comprendre la Casamance. Chronique d’une intégration contrastée, Paris, Karthala, 1994, p. 193-211, p. 205.
6Awenengo Dalberto S., « Le conflit casamançais. Matrices, émergences et évolutions », Revista de Politica International, no XI-XII, 2008, p. 116-145.
7Gasser G., « Être jeune à Ziguinchor », Autrepart, no 18, 2001, p. 143-156.
8Marut J.-C., « Le problème casamançais est-il soluble dans l’État-nation ? », in Diop Momar-Coumba, Le Sénégal contemporain, Paris, Karthala, 2002, p. 425-458, p. 437.
9Diedhiou P., L’identité joola en question (Casamance). La bataille idéologique du MFDC pour l’indépendance, Paris, Karthala, 2011.
10Awenengo Dalberto S., « À qui appartient la paix ? Résolution du conflit, compétitions et recompositions identitaires en Casamance (Sénégal) », Journal des anthropologues, no 104-105, 2006, p. 79-108, p. 2 [en ligne].
11Ibid., p. 3.
12Ibid., p. 15.
13Roche C., La Casamance face à son destin, Paris, L’Harmattan, 2016, p. 143.
14Amnesty international, Sénégal. La terreur en Casamance, Paris, Les éditions françaises d’Amnesty International, 1998.
15Marut J.-C., « Guerre et paix en Casamance. Repères pour un conflit, 1990-1993 », inBarbier-Weisser F. G. (dir.), Comprendre la Casamance. Chronique d’une intégration contrastée, Paris, Karthala, 1994, p. 219.
16Ibid.
17Roche C., La Casamance face à son destin, op. cit.
18Marut J.-C., « Guerre et paix en Casamance… », inBarbier-Weisser François George (dir.), Comprendre la Casamance. Chronique d’une intégration contrastée, Paris, Karthala, 1994.
19Roche C., La Casamance face à son destin, op. cit., p. 153.
20Foucher V., « Pas d’alternance en Casamance ? Le nouveau pouvoir sénégalais face à la revendication séparatiste casamançaise », Politique africaine, no 91, 2003, p. 101-119.
21Gasser G., « “Manger ou s’en aller” : que veulent les opposants armés casamançais ? », in Diop M.-C., Le Sénégal contemporain, Paris, Karthala, 2002, p. 459-498, p. 488.
22Manga M. L., La Casamance dans l’histoire contemporaine du Sénégal, op. cit.
23Foucher V., « The Resilient Weakness of Casamançais Separatists », inBoas M. et Dunn K. C., African Guerrillas : Raging against the Machine, Boulder, Lynne Rienner Publisher, 2007.
24Evans M., « Ni paix ni guerre : the Political Economy of Low-Level Conflict in the Casamance », in Collisons S. (ed.), Power, Livehoods and Conflict : Case Studies in Political Economy Analysis for Humanitarian Action, Londres, Overseas Development Institute, Background for Humanitarian Policy Group Report, no 13, 2003, p. 37-52.
25Amnesty international, Sénégal. La terreur en Casamance, op. cit.
26Diedhiou P., L’identité jòola en question (Casamance). La bataille idéologique du MFDC pour l’indépendance, op. cit., p. 271.
27Marut J.-C., « Le dessous des cartes casamançaises. Une approche géopolitique du conflit casamançais », op. cit.
28Diallo B., La crise casamançaise. Problématique et voies de solution, op. cit.
29Awenengo Dalberto S., « Le conflit casamançais. Matrices, émergences et évolutions », art. cité.
30Manga M. L., La Casamance dans l’histoire contemporaine du Sénégal, op. cit.
31Roche C., La Casamance face à son destin, op. cit.
32Foucher V., « Pas d’alternance en Casamance ? Le nouveau pouvoir sénégalais face à la revendication séparatiste casamançaise », op. cit.
33La Casamance face à son destin, op. cit., p. 154.
34Ibid.
35Awenengo Dalberto S., « Le conflit casamançais. Matrices, émergences et évolutions », art. cité., p. 13.
36Roche C., La Casamance face à son destin, op. cit.
37Informations obtenues lors d’un entretien avec Mamadou Nkrumah Sané en octobre 2018.
38Ndiaye A., Conflits armés et résilience, dans l’univers des femmes de Kaguitte (Casamance), Saint-Denis, Edilivre, 2018.
39Ndiaye A., Conflits armés et résilience…, op. cit.
40Diallo B., La crise casamançaise. Problématique et voies de solution, op. cit.
41Selon une enquête de terrain (2017) du Pr. Sergiu Mişcoiu (université Babes-Bolyai, Cluj-Napoca, Roumanie).
42Informations recueillies auprès de Enzo Fasquelle, étudiant à Science Po Paris.
Auteurs
Titulaire d’un master 2 en études africaines de l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne et travaille aujourd’hui dans le domaine de l’entrepreneuriat en Casamance.
Professeur de sciences politiques à l’université Babes-Bolyai (Cluj-Napoca, Roumanie), où il dirige le Centre d’études africaines. Il est également directeur de thèses à l’université Paris-Est, au sein du Laboratoire interdisciplinaire d’études politiques (LIPHA – EA 7373).

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