Du conflit économique à la confrontation politique : le cas des rapports conflictuels franco-ivoiriens de 2000 à 2004
From economic conflict to political confrontation: the case of franco-ivorian conflictual relationship from 2000 to 2004
p. 89-101
Résumés
La présente communication analyse dans ses grandes lignes, les relations conflictuelles qui ont caractérisé les rapports politiques et diplomatiques entre la France et la Côte d’Ivoire, de 2000 à 2004. Né en 2000 de la mise en cause par le régime socialiste de Laurent Gbagbo des accords de coopération économique, monétaire et militaire liant la Côte d’Ivoire à la France depuis le 24 mai 1961, le conflit s’intensifie en novembre 2004 à la suite d’une confrontation militaire entre les forces ivoiriennes et françaises, présentes sur le territoire ivoirien dans le cadre de l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (ONUCI), depuis le déclenchement de la rébellion armée en septembre 2002. Une confrontation qui accélère du coup la dégradation des rapports franco-ivoiriens.
The present communication broadly analyzes the conflictual relationship that characterized the political and diplomatic relationship between France and Côte d’Ivoire from 2000 to 2004. The conflict, which began in 2000 when the socialist regime of Laurent Gbagbo challenged the economic, monetary and military cooperation agreements that had linked Côte d’Ivoire to France since 24 May 1961, intensified in November 2004 following a military confrontation between Ivorian and French forces, present on the Ivorian territory as part of the United Nations Operation in Côte d’Ivoire (UNOCI) since the outbreak of the armed rebellion in September 2002. This confrontation has accelerated the deterioration of Franco-Ivorian relations.
Texte intégral
1En octobre 2000, le régime du Front populaire ivoirien (FPI) de Laurent Gbagbo accède au pouvoir en Côte d’Ivoire. Au nom de l’affirmation de la souveraineté du pays, et après une relecture des accords de coopération économique, monétaire, financière et militaire liant la Côte d’Ivoire à la France depuis le 24 avril 1961, le régime socialiste des nouvelles autorités ivoiriennes parvient à la conclusion que lesdits accords sont inégaux et caducs car ne privilégiant que les intérêts de la France, au détriment du développement de la Côte d’Ivoire.
2Contrairement à cette vision, la droite au pouvoir en France décide en 2002, au nom de la défense de ses intérêts et de ses acquis, d’agir par tous les moyens, y compris militaires, pour maintenir le statu quo. De cette opposition, naît une crise politique qui altère profondément les rapports franco-ivoiriens, en novembre 2004.
3Élaborée à partir de l’exploitation et de la confrontation des données recueillies sur la base des sources et périodiques consultés, cette communication vise à examiner de manière critique, le conflit économique et politique qui a caractérisé et détérioré les rapports entre la Côte d’Ivoire et la France, de 2000 à 2004. L’objet de cette communication consiste donc à expliquer pourquoi d’une crise d’intérêts économiques opposant la Côte d’Ivoire à la France en 2000, les relations entre les deux États ont si vite évolué vers une dégradation manifeste en 2004 ?
4Aussi, afin de mieux conduire cette étude, convient-il dans un premier temps d’expliquer les fondements réels de ce conflit. Une fois ses causes identifiées et connues, on peut alors aisément, dans un second temps, examiner ses manifestations, avant d’analyser au cours d’un troisième mouvement, ses conséquences.
Les fondements du conflit : de la crise de défense des intérêts économiques aux tensions politiques (2000-2003)
5Les sources des rapports conflictuels franco-ivoiriens de 2000 à 2004 sont à analyser sous l’angle du conflit d’intérêts économiques et politiques.
La crise de défense des intérêts économiques ivoiro-français
6Elle constitue l’une des causes profondes de la détérioration des rapports politiques entre la Côte d’Ivoire et la France au début des années 2000, et se résume à la mise en cause des accords de coopération économique, monétaire et financière par le régime socialiste ivoirien, dès son accession au pouvoir d’État, en octobre 2000, et la réaction française à cette mise en cause.
La mise en cause de l’accord de coopération économique par le régime socialiste ivoirien
7Le 24 avril 1961, sont signés, à Paris, des accords de coopération économique, monétaire et financière entre la Côte d’Ivoire et la France1. Il s’agissait, pour la France, de pérenniser et de raffermir ses relations bilatérales avec son ancienne colonie.
8Selon l’article 21 du titre 4 de cet accord relatif à la monnaie, il est écrit ceci :
« La convertibilité entre le franc CFA et le franc français est illimitée et garantie par le fonctionnement d’un compte d’opérations ouvert au nom de l’institution d’émission dans les écritures du Trésor français2. »
9L’élément principal que vise cet article fait référence à la parité fixe entre le franc CFA et le franc français. À travers cet article, le Trésor français s’engage à garantir un taux de change fixe et de la libre convertibilité au franc CFA, ce qui confère à ce dernier, en retour, une solidité, une confiance et une sécurité.
10En échange de cette garantie, l’État ivoirien est obligé de déposer ses réserves de change dans les caisses du Trésor français, dans un compte courant appelé le Compte d’opérations. Jusqu’en 1973, la Côte d’Ivoire devait y déposer la totalité de ses avoirs extérieurs qu’elle détenait. Mais depuis le 13 mars 1973, suite à la convention de coopération financière entre la France et les États de la zone franc, cette disposition a été assouplie, permettant ainsi qu’au moins 65 % de ses réserves demeurent dans les caisses du Trésor français3.
11Toujours au titre de cet accord monétaire et financier, l’article 49 des statuts de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) fait obligation à son Conseil d’administration de comprendre en son sein, 16 administrateurs, soit deux par pays-membre qui participent à la gestion de la banque. Outre ces représentants, deux doivent être désignés par le gouvernement français en tant que membres de cette structure pour travailler dans les mêmes conditions et avec les mêmes attributions que les administrateurs désignés par les États membres de l’Union économique et monétaire ouest africaine (UEMOA). En outre, les modifications de ses propres statuts doivent recueillir l’unanimité des membres du Conseil d’administration. Or, l’opposition des deux représentants français au sein de cet organe suffit pour annihiler la décision des 16 représentants des États membres.
12Pour les nouvelles autorités ivoiriennes, issues du Front populaire ivoirien (FPI) de Laurent Gbagbo, cet accord de coopération monétaire et financière, ne constituait ni plus ni moins, qu’un traité de coopération à l’avantage de la France, visant à pérenniser l’ordre économique, monétaire et financier colonial. En d’autres termes, il s’agissait d’un accord inégal, privilégiant les intérêts de la France et qui impactait négativement le développement et la souveraineté de la Côte d’Ivoire. Pour ce faire, il importait de rompre avec ce système d’échange et d’envisager un tout autre moyen autonome et souverain. À l’avant-garde de cette opposition gouvernementale ivoirienne, le président de l’Assemblée nationale, Mamadou Koulibaly, enseignant-chercheur à l’université de Cocody-Abidjan, maître de conférences en économie monétaire. Aussi, dès novembre 2000, alors qu’il dirigeait le département de l’Économie et des finances dans le premier gouvernement du FPI au pouvoir, avait-il préconisé la rupture pure et simple du franc CFA d’avec l’ex franc français. Quelle fut la réaction française à cette mise en cause inédite de cet accord ?
La réaction française à la mise en cause de l’accord de coopération économique
13Elle se situe entre la circonspection et l’étonnement en raison du caractère inédit de cette déclaration depuis l’accession de la Côte d’Ivoire à l’indépendance. À cela, on peut émettre l’hypothèse d’une certaine exaspération de la classe dirigeante française face à une telle déclaration, susceptible de constituer une source de menace des intérêts français en Côte d’Ivoire.
14Rappelons qu’entre 2000 et 2002, la population française résidant en Côte d’Ivoire était estimée à près de 20 000 âmes4. Au plan économique, la France possédait, sur la même période, entre 600 et 700 entreprises dont 160 filiales de grands groupes français comme Bouygues, Bolloré, Total5, etc. À cette dimension, il convient de mentionner la présence militaire française d’un Bataillon d’infanterie et de marine, dénommé le 43e BIMA. Aussi, ces divergences au sommet des deux États vont-elles distancier leurs rapports.
15Dans ces conditions, une telle déclaration au sommet de l’État ivoirien ne pouvait que faire frémir la classe politique française, d’abord en raison du caractère inédit de cette prise de position radicale depuis l’accession de la Côte d’Ivoire à l’indépendance, en 1960, mais aussi du fait de la menace que cela représentait pour la présence française en Côte d’Ivoire.
La crispation et la montée des tensions politiques ivoiro-françaises
16Elles s’expliquent par la rébellion armée de septembre 2002, le rééquipement de l’armée ivoirienne et leurs effets.
La rébellion armée de septembre 2002 et ses effets
17Dans la nuit du 18 au 19 septembre 2002, une tentative de coup d’État éclate en Côte d’Ivoire et se mue, très rapidement, en une rébellion armée. Les principaux auteurs de l’attaque étaient pour la plupart des déserteurs de l’armée ivoirienne en exil, depuis la fin du régime de la junte militaire du Conseil national du salut public (CNSP), du général Robert Guéï6. Après les premières revendications d’ordre corporatiste, les rebelles, organisés au sein du Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI), finissent par exprimer leurs réelles préoccupations7.
18Face à cette rébellion armée, les forces gouvernementales répliquent mais sont très mal préparées. Elles souffrent de plusieurs maux dont leur impréparation au combat, leur faible professionnalisation, leur manque de cohésion et surtout leur sous-équipement notoire. Leur seule et véritable prouesse au cours des premiers combats fut d’avoir repoussé la rébellion de la capitale économique, Abidjan, et d’avoir stabilisé le front au niveau du Centre-Sud du pays.
19Conscient de tous ces handicaps de son armée, le chef de l’État ivoirien sollicite l’aide de la France en réclamant l’application de l’accord de défense du 24 avril 1961 liant la Côte d’Ivoire à la France. Mais cette dernière fait savoir à la Côte d’Ivoire que cette guerre était plutôt intra-étatique et non une agression extérieure qui ne nécessitait pas l’appui des forces françaises8. Les forces françaises engagées à partir du 21 septembre sur le terrain restent officiellement dans une posture d’interposition entre les deux camps. Le régime ivoirien et ses partisans accusent la France de prendre fait et cause pour la rébellion. Les irréductibles du FPI, réunis au sein des « jeunes patriotes » n’hésitent pas à organiser des sit-in et des marches en guise de protestation devant l’ambassade de France et le 43e BIMA à Abidjan. Les relations politiques et diplomatiques entre l’ancienne métropole et son ex-colonie se crispent.
20N’ayant pu mater la rébellion armée, les forces gouvernementales sont obligées de signer le premier accord de cessez-le-feu, le 17 octobre 2002, grâce à la médiation de la Communauté économique des états de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), représentée par le ministre des Affaires étrangères sénégalais, Cheick Tidiane Gadio. Désormais, les armes se taisent momentanément et laissent la place à la diplomatie. Ainsi, de la mi-novembre à la mi-décembre 2002, les représentants de la rébellion, des forces gouvernementales, du parti au pouvoir et les autres partis de l’opposition politique se retrouvent à Lomé, au Togo, pour trouver une solution politique à la guerre en Côte d’Ivoire. Mais les pourparlers, après un mois de discussions, échouent. Face à cet échec, la France propose une rencontre, à Paris, en janvier 2003, afin de réconcilier les frères ennemis ivoiriens.
21Du 15 au 23 janvier 2003, est organisée, à l’initiative du président de la République française, Jacques Chirac, une table ronde des forces armées et politiques ivoiriennes. Les travaux furent présidés par le juriste français, Pierre Mazeau, assisté par des facilitateurs désignés par l’ONU, l’Union Africaine et la CEDEAO. Le 24 janvier 2003, la réunion de Paris rend ses conclusions, à savoir :
la réaffirmation de la nécessité de préserver l’intégrité territoriale de la Côte d’Ivoire ;
la reconnaissance des institutions et la restauration de l’autorité de l’État ;
la restauration des forces de défense et de sécurité ;
la création d’un gouvernement de réconciliation nationale dirigé par un Premier ministre de consensus ;
la définition du programme du gouvernement de réconciliation ;
la création d’un comité de suivi de l’application des accords de Paris9.
22Au lendemain de cette table ronde, une autre rencontre, au sommet, cette fois-ci, eut lieu du 25 au 26 janvier 2003, à Paris Kléber. C’est la conférence des chefs d’État sur la Côte d’Ivoire entre l’Ivoirien Laurent Gbagbo, le Français Jacques Chirac, le Burkinabé Blaise Compaoré, le Gabonais Omar Bongo, le Sénégalais Abdoulaye Wade, le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, le président de la Commission de l’Union africaine, Alpha Konaré. Au cours de cette réunion, fut nommé le nouveau Premier ministre ivoirien, chef du gouvernement de réconciliation nationale en la personne de Seydou E. Diarra. Ce nouveau gouvernement fut composé de représentants désignés par chacune des délégations ivoiriennes ayant participé à la table ronde, avec une attribution des ministères, établie de manière équilibrée entre les partis durant toute la durée du gouvernement de réconciliation.
23La principale conséquence de ces deux rencontres fut que le chef de l’État ivoirien, Laurent Gbagbo fut contraint de limoger son Premier ministre, Pascal Affi N’Guessan, leader de son parti, le FPI, et de se débarrasser de la majorité des ministres issus de ce parti.
24Pour le chef de l’État ivoirien et ses partisans, les décisions issues des deux rencontres de Paris ont constitué une lourde humiliation. Le responsable de cet affront : la France. En effet, pour Laurent Gbagbo, il était inadmissible que la France, pays des droits de l’homme et de démocratie, se soit permise d’admettre, à la même table de négociation, des leaders d’un régime constitutionnel, démocratiquement élus et des membres d’une rébellion armée, en attribuant à cette dernière des portefeuilles ministériels. Pour lui, son régime et ses partisans, la France venait ainsi de prendre définitivement fait et cause pour la rébellion armée. Outre cette dernière et ses effets, le rééquipement de l’armée ivoirienne, en violation flagrante des accords de coopération militaire liant la Côte d’Ivoire à la France, a aussi contribué à la crispation et à la montée des tensions politiques entre les deux États.
Le rééquipement de l’armée ivoirienne et la violation de l’accord de coopération militaire
25Tirant les leçons de la faiblesse de son armée, en particulier de son sous-équipement notoire, l’État ivoirien décide de se doter de nouvelles armes. Aussi, s’est-il efforcé, après les nombreux échecs subis face à la rébellion armée10, de se rééquiper. Dans ce cadre, des aéronefs de combat sont achetés. On peut citer, à titre d’illustration, l’achat des avions de guerre russes de type Sukhoï 25, des hélicoptères d’attaque MI 24 et de transport de troupes MI 8. Outre cette escadrille de guerre, des pièces d’artillerie, des véhicules de transport de troupes et des chars de combat sont venus compléter l’arsenal ivoirien. Au total, ce sont, entre 150 et 200 milliards de francs CFA, soit environ 228 à 304 millions d’euros dépensés pour ces achats massifs11. En quoi ces achats massifs d’armes de guerre par la Côte d’Ivoire ont-ils constitué une violation de l’accord de coopération militaire avec la France ? En effet, outre le traité de coopération économique, monétaire et financier, la Côte d’Ivoire est aussi liée à la France par un autre accord d’assistance militaire technique. Selon l’article 3 de cet accord,
« La République de Côte d’Ivoire, en vue d’assurer la standardisation des armements, s’adressera en priorité à la République française pour l’entretien et le renouvellement des matériels et équipements de ses forces armées12. »
26Or, il se trouve que tous ces arsenaux militaires acquis au lendemain de la rébellion armée ont été achetés ailleurs qu’en France. Il s’agit pour l’essentiel, des pays fournisseurs comme la Biélorussie, la Chine, la Russie et l’Ukraine. En agissant de la sorte, l’État de Côte d’Ivoire violait ainsi l’article 3 de l’accord d’assistance militaire technique le liant à la France. Cette situation a constitué aux yeux de la France, non seulement une provocation, mais un défi, doublé sans doute d’une frustration inavouée, dans la mesure où la France admettait difficilement que la Côte d’Ivoire, son ex-colonie, État pivot de son pré-carré en Afrique, se soit subitement passée de ses fabricants d’armes que sont Dassault, Giat, Thalès et autres pour acquérir un tel équipement militaire. L’une des incidences directes de cet acte du gouvernement ivoirien demeure sans conteste, la perte de devises pour le Trésor français, et ce, à un moment où l’industrie de l’armement française, en particulier l’aviation de combat était en proie à une rude concurrence internationale.
27À titre illustratif, il a été constaté que dans le domaine de l’aviation de guerre par exemple, la France éprouvait de sérieuses difficultés depuis l’an 2000 à vendre ses aéronefs de combat. Ainsi, après un appel international lancé par la Corée du Sud, en 2002, pour l’équipement de ses forces aériennes, ce pays a préféré les F16 américains aux Rafales français. En 2003, ce fut le tour de la Pologne d’acheter ces mêmes F16 au détriment des Mirages 2000D français. Enfin, il y a aussi l’exemple de l’Afrique du Sud qui a préféré, au cours de cette même année, les Gripen suédois au détriment de ces mêmes Mirages13.
28À l’issue de cette analyse, il convient de retenir que les conflits d’intérêts économiques et politiques ont fortement contribué à la crispation des relations entre la Côte d’Ivoire et la France. Quelles en furent les manifestations ?
Les manifestations du conflit (octobre-novembre 2004)
29Elles se sont traduites par le projet ivoirien de réforme de la zone franc et la confrontation militaire franco-ivoirienne de novembre 2004.
Le projet ivoirien de réforme de la zone franc (octobre 2004)
30Les 28 et 29 octobre 2004, s’est tenue, à l’Hôtel Ivoire d’Abidjan, une conférence internationale sur la réforme de la zone franc. Cette conférence a regroupé des opérateurs économiques et des personnalités du monde universitaire, venus de plusieurs États africains et de la France. Organisée par la Cellule d’analyse des politiques économiques du Centre ivoirien de recherches économiques et sociales (CAPEC/CIRES) de l’université de Cocody-Abidjan, elle visait à étudier les possibilités de mise en œuvre future de la rupture du franc CFA d’avec l’ex franc français. Après deux journées de réflexion, les participants ont convenu de l’idée de la création d’une nouvelle monnaie CFA qui serait indépendante de l’ex-franc français. On retient par exemple que, « les fondements de la zone franc sont dépassés, compte tenu des mutations intervenues dans l’environnement monétaire international ». Ou encore, « qu’il est inutile d’attendre la mort naturelle de la zone franc avec le cortège de coûts qui seraient liés à son agonie et qu’il faut la réformer maintenant parce qu’elle est devenue caduque14 ».
31À l’analyse des différents accords de coopération franco-ivoiriens, la dénonciation desdits traités par l’État ivoirien paraissait fondée. D’abord parce que ces accords, dans l’ensemble, étaient inégalement privilégiés à l’avantage de la France. Ensuite parce que la monnaie et l’armée représentent des leviers extrêmement sensibles tout en constituant des baromètres de la souveraineté d’un État. Toutefois, il convient de rappeler que la Côte d’Ivoire a aussi profité de ces accords. Ainsi, grâce à la coopération monétaire et financière, le franc CFA a pendant longtemps bénéficié de la notoriété, de la solidité et de la sécurité, du moins jusqu’à sa dévaluation en janvier 1994.
32Contrairement à la Côte d’Ivoire, l’attitude de la France, plus modérée, s’est bornée à une déclaration du président Jacques Chirac, manifestant la volonté de l’ex-métropole à réviser ces accords avec la Côte d’Ivoire, dans l’intérêt bien compris des deux États. Outre cette première dimension, la crise militaire entre les forces ivoiriennes et l’armée française a aussi constitué un moment fort de l’expression du conflit ivoiro-français.
La confrontation militaire franco-ivoirienne de novembre 2004 et ses incidences
33Du 4 au 6 novembre 2004, les forces ivoiriennes engagent une opération militaire aérienne du nom de Dignité15, mais en réalité « Fierté » selon le nom de code militaire attribué par l’État-major de l’armée ivoirienne. Deux jours après le début de cette intervention, un incident grave survint et mit fin prématurément à l’expédition. En effet, le 6 novembre 2004, au cours d’une mission de bombardement, un sukhoï 25 de l’armée de l’air ivoirienne tire des roquettes sur le cantonnement militaire français de la Licorne à Bouaké, dans le centre du pays. Le bilan fut lourd : neuf soldats français tués16. La réaction des forces françaises ne s’est pas faite attendre. Elles ripostent très violemment dans les heures qui suivent en détruisant presque toute l’escadrille ivoirienne, à commencer par les deux chasseurs-bombardiers ayant pris part à l’opération « Fierté ». Cette première étape de la riposte s’est déroulée à l’aéroport de Yamoussoukro, la capitale politique de la Côte d’Ivoire, au Centre-Sud du pays, où étaient stationnés ces aéronefs. Après Yamoussoukro, ce fut le tour d’Abidjan de vivre le même scénario. Ici encore, les soldats français détruisent au sol à l’aéroport international Félix Houphouët-Boigny, trois hélicoptères dont un de combat et deux de transport de troupes.
34Plusieurs raisons objectives peuvent justifier l’attitude guerrière de la France. L’une d’elles est relative à l’application de la résolution 1479 adoptée par le Conseil de sécurité des Nations unies, le 13 mai 2003, autorisant la France à veiller, en appui aux forces onusiennes en Côte d’Ivoire, à l’application du cessez-le-feu du 3 mai 2003 dit « accord de cessez-le-feu complet » et de la ligne de démarcation séparant la zone gouvernementale au Sud, de la région nord sous contrôle rebelle17.
35L’opération Fierté, tout en constituant une violation des accords de cessez-le-feu, a certainement représenté un affront et une atteinte à la crédibilité et à l’honneur des troupes françaises chargées de veiller à cette application. Mais au-delà de toutes ces considérations, la France entendait, par cette riposte militaire musclée, contraindre la Côte d’Ivoire à une solution politique négociée de cette crise avec la rébellion armée, comme elle l’avait précédemment exprimée depuis le début de la crise.
36Au lendemain de la destruction des aéronefs de guerre ivoiriens par l’armée française, cette dernière déploie à travers la ville d’Abidjan, plus d’une centaine de blindés et de véhicules de transport de troupes, occupant du coup, les points stratégiques de la capitale économique, dont l’aéroport Félix Houphouët-Boigny, l’Hôtel Ivoire de Cocody, à 600 mètres de la résidence du président de la République, les ponts Félix Houphouët-Boigny et de Gaulle, reliant le nord et le sud d’Abidjan.
37Pour les partisans du régime au pouvoir, l’action des forces françaises, en particulier la concentration des troupes et des arsenaux de guerre impressionnants dans le périmètre de la résidence du président ivoirien, Laurent Gbagbo, ne représentait ni plus ni moins qu’une action savamment orchestrée pour le renverser. Aussitôt, ils s’organisent à travers la ville en se constituant pour certains, en boucliers humains autour de la résidence du chef de l’État, pour d’autres, autour de la télévision ivoirienne, à quelque 400 mètres de l’Hôtel Ivoire, et pour d’autres, enfin, à travers des actes de vandalisme, de pillage, de destruction des biens matériels et des manifestations anti-françaises. Aussi, a-t-on observé, outre la destruction des entreprises purement économiques, le saccage de nombreuses écoles françaises dont le lycée français Descartes et l’école internationale Jean-Mermoz. Sur un total d’environ 600 à 700 entreprises françaises implantées en Côte d’Ivoire, les émeutes anti-françaises auraient occasionné la dégradation ou la destruction de 120 entreprises et la fermeture de 150 autres18.
38Selon le rapport établi lors de la rencontre du 22 novembre 2004, à la salle de conférences du Centre du Commerce International d’Abidjan (CCIA), réunissant les opérateurs économiques victimes de la crise des 6, 8 et 9 novembre 2004, il y aurait eu pour le seul district d’Abidjan, 78 entreprises entièrement détruites et 11 partiellement19. Quelles furent les répercussions de cette confrontation sur les rapports politiques des deux États ?
Les conséquences du conflit : de la dégradation manifeste des rapports politiques franco-ivoiriens aux sanctions internationales contre la Côte d’Ivoire (novembre 2004)
39Le projet ivoirien de réforme de la zone franc, la confrontation militaire franco-ivoirienne de novembre 2004 et leurs effets ont sérieusement dégradé les rapports politiques entre la Côte d’Ivoire et la France, et valu à la première, des condamnations et des sanctions internationales.
La dégradation manifeste des rapports politiques franco-ivoiriens
40La riposte française à l’opération « Fierté » des FANCI a été très mal appréciée et digérée par la classe politique dirigeante ivoirienne, en particulier, le président Laurent Gbagbo. Selon l’interview qu’il a accordée à Thomas Hofnung du quotidien français, Libération, au lendemain de cette crise, reprise par le quotidien ivoirien Fraternité Matin, le chef de l’exécutif ivoirien n’a pas manqué d’affirmer que la France, en détruisant la flotte aérienne ivoirienne, a pris position pour les rebelles. Il dira même à l’endroit de l’opération Licorne, « au lieu de désarmer les rebelles, c’est moi qu’on juge. C’est une injustice inacceptable et intolérable et nous ne l’accepterons pas20 ». Il s’est senti davantage offusqué lorsque le chef de l’État français Jacques Chirac, au lendemain de cette crise, a qualifié son régime de « dérive fasciste21 ».
41En réaction à cette déclaration, le président Laurent Gbagbo a rétorqué qu’il s’agissait d’une insulte à son égard. Au niveau de l’opinion publique ivoirienne, cette crise fut diversement interprétée. Pour les partisans du régime, la réaction française, tout en constituant une atteinte à la souveraineté de la Côte d’Ivoire, a suscité un sentiment anti-français. À l’inverse, dans les camps de la rébellion armée et de l’opposition politique, la riposte française fut plutôt saluée, estimant que cela obligerait le régime de Laurent Gbagbo à privilégier l’approche politique et diplomatique au détriment de la force armée pour la résolution du conflit.
42Du côté français, tout en condamnant vigoureusement l’opération Fierté des FANCI, l’ex-métropole s’est félicitée d’avoir détruit les aéronefs ivoiriens et réitéré sa position relative à une solution négociée de la crise. D’ailleurs, elle initia un projet d’embargo sur les armes en direction de la Côte d’Ivoire. De plus, il a été également observé une récrimination à l’égard des autorités ivoiriennes, soupçonnées de susciter un sentiment anti-français au sein de la population. Pour joindre l’acte à la parole, la France encourage ses ressortissants vivant en Côte d’Ivoire à rentrer, pour tous ceux dont la présence en terre ivoirienne n’était pas indispensable. Parallèlement à la crise des chars, les forces françaises évacuent environ 8 000 de leurs compatriotes du territoire ivoirien. Outre ces premières mesures, l’ambassade de France près la République de Côte d’Ivoire ferme presque sa représentation diplomatique en limitant le personnel au strict minimum indispensable. Il a découlé de cette dernière mesure, une extrême rigueur quant à la délivrance du visa français, aussi bien aux autorités qu’aux populations ivoiriennes. Enfin, pour mieux garantir la sécurité de ses ressortissants restés sur place, la France renforce sa présence militaire par l’envoi d’un contingent de gendarmes en Côte d’Ivoire. À cette dimension liée à la dégradation sensible des rapports politiques franco-ivoiriens, la condamnation de la Côte d’Ivoire par la communauté internationale mérite d’être relevée.
La Côte d’Ivoire et les sanctions internationales
43Sur rapport de la République française, et après avoir analysé les développements de la situation en Côte d’Ivoire, suite à la confrontation militaire franco-ivoirienne du 6 novembre 2004, et ses répercussions, les Nations unies, s’appuyant sur un projet de résolution de la France relatif à la crise ivoirienne, adoptent, par le biais du Conseil de sécurité, la résolution 1572 en date du 15 novembre 2004.
44Selon l’article 1 de cette résolution, le Conseil de sécurité « condamne les frappes aériennes engagées par les forces armées de Côte d’Ivoire (FANCI) qui constituent des violations flagrantes de l’accord de cessez-le-feu du 3 mai 2003, et exige que toutes les parties ivoiriennes au conflit, le gouvernement de Côte d’Ivoire comme les forces nouvelles (ex-forces rebelles), respectent scrupuleusement le cessez-le-feu ». Quant à l’article 7, il « décide que tous les États prendront, pour une période de 13 mois à compter de la date d’adoption de la présente résolution, les mesures nécessaires pour empêcher la fourniture, la vente ou le transfert direct ou indirect d’armes à destination de la Côte d’Ivoire22 ».
45À travers ces deux articles de la résolution dont l’un condamne sans ambages l’action militaire ivoirienne des frappes aériennes et l’autre imposant un embargo sur les armes à destination de la Côte d’Ivoire, le régime de Laurent Gbagbo venait ainsi de se faire désavouer par la communauté internationale. C’est le lieu de rappeler que bien avant l’adoption de cette résolution, l’Union africaine avait déjà organisé, le 13 novembre 2004, à Abuja, au Nigéria, à l’initiative du Nigérian Olusegun Obasandjo, président en exercice de l’organisation continentale, un mini-sommet sur la Côte d’Ivoire, relativement à cette crise militaire franco-ivoirienne. On retient de cette rencontre, le rejet total de l’usage de la force et la condamnation de tout recours aux opérations militaires dans le règlement de la crise ivoirienne et le soutien de l’Union africaine au projet d’embargo sur les armes contre la Côte d’Ivoire proposé par la France. Il en ressort que les sanctions onusiennes contre la Côte d’Ivoire n’ont constitué que le prolongement des conclusions du mini-sommet africain du 13 novembre 200423.
Conclusion
46Fondés au départ sur la défense des intérêts économiques mutuels, les rapports politiques entre la France et la Côte d’Ivoire se sont fortement dégradés à la suite de la confrontation militaire de novembre 2004. Toutefois, il convient de faire remarquer qu’en dépit de la gravité des événements qui ont altéré leurs relations, les deux États se sont abstenus, dans l’intérêt bien compris de chacun, de rompre les relations politiques et diplomatiques.
47En définitive, il a fallu la chute du régime socialiste de Laurent Gbagbo, en avril 2011, et l’accession au pouvoir d’État de la droite libérale du Rassemblement des Républicains (RDR) du président Alassane Ouattara, pour que les relations entre la Côte d’Ivoire et la France se normalisent et se raffermissent à nouveau.
48Ce conflit, le premier du genre dans les relations entre la Côte d’Ivoire indépendante et son ex-métropole méritait d’être exposé dans le cadre de cette troisième journée d’étude sur « l’Europe et l’Afrique postcoloniale : enjeux économiques, défis développementaux et stratégies politiques ».
Notes de bas de page
1En réalité, il s’agit d’un accord de coopération économique, monétaire, financière et militaire multilatéral, signé entre la Côte d’Ivoire, le Dahomey (actuel Bénin), la France et le Niger. Pour plus de détails, se référer au Journal officiel de la République de Côte d’Ivoire (JORCI), numéro spécial 46, 21 août 1961.
2Journal officiel de la République de Côte d’Ivoire, idem, p. 1166-1168.
3Agbohou N., Le Franc CFA et l’Euro contre l’Afrique, Paris, Éditions Solidarité Mondiale, 1999, p. 68-69.
4Politique Africaine, « Dossier la Côte d’Ivoire en guerre », no 89, mars 2003, p. 114.
5Assemblée nationale française, Rapport d’information sur la Côte d’Ivoire, no 4481, 2017.
6Le Conseil national du salut public est le nom de la junte militaire qui mit fin au pouvoir d’État du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) du président Henri Konan Bédié, le 24 décembre 1999. Il est demeuré au pouvoir jusqu’au 24 octobre 2000, date à laquelle, sous l’effet conjugué de sa défaite aux élections présidentielles d’octobre 2000 et de la pression populaire, est contraint d’abdiquer.
7Le MPCI était dirigé par Guillaume K. Soro, ex-leader des années 1990 de la puissante Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire (FESCI). C’est un proche du Rassemblement des républicains (RDR) de l’ex premier ministre ivoirien Alassane Dramane Ouattara (1990-1993). Les principales revendications du MPCI étaient les suivantes : la lutte contre le déficit démocratique en Côte d’Ivoire, la lutte contre le tribalisme et la xénophobie dont étaient victimes les populations du Nord du pays, communément appelées les Dioula ; le départ du président Laurent Gbagbo du pouvoir.
8Le refus de la France d’appuyer l’armée ivoirienne se fonde sur le considérant de cet accord de défense qui stipule, certes, la volonté des forces des deux États à coopérer, dans le domaine de la défense, mais seulement de la défense extérieure, c’est-à-dire en cas d’agression externe. Pour plus d’informations, se référer au JORCI, op. cit.
9Les Signataires, « Accords de Linas Marcoussis », Paris, 24 janvier 2003, 6 pages dactylographiées, p. 1.
10Il s’agit principalement des revers subis face à la rébellion armée à travers deux échecs de reconquête de la ville de Bouaké, la capitale du Centre du pays, base de la rébellion, par faute de soutien et de coordination des opérations, de deux échecs également de reconquête de la ville de Vavoua, dans le Centre-Ouest du pays, et du délogement des forces gouvernementales de Man, la capitale de l’Ouest du pays, par les rebelles, après une première bataille victorieuse contre ces derniers.
11Soit exactement entre 672 881 et 304 897 175 d’euros. Le premier montant a été révélé par le ministre d’État, ministre de l’Économie et des finances, Paul Antoine Bohoun Bouabré lors des débats portant sur le projet de loi relatif aux finances 2004 à l’Assemblée nationale. Quant au second, il émane d’une déclaration de politique générale du président de l’Assemblée nationale, Mamadou Koulibaly. Pour plus de détails, se référer à Noumé A., « Ce que Gbagbo a dépensé pour la guerre », L’Inter, no 1171, 2004, p. 7.
12Journal officiel de la République de Côte d’Ivoire, op. cit., p. 1178.
13Promée J.-L., « Rafale, Thyfonn, Gripen des musts trop prometteurs », Science et Vie, 2003, numéro spécial 223, p. 152-153.
14CAPEC/CIRES, « Conférence internationale sur la zone franc », Abidjan, 29 octobre 2004, 7 pages dactylographiées, p. 4.
15Cette opération représentait pour les forces armées ivoiriennes, une action de vengeance et de rétablissement de leur honneur, après les nombreux échecs subis face à la rébellion armée et suite au rééquipement militaire entrepris par l’État ivoirien. L’objectif majeur de cette opération visait à conquérir, par la force armée, les zones centre, nord et ouest aux mains de la rébellion, depuis l’éclatement de la guerre, en septembre 2002, et ceci, en violation des trois accords de cessez-le-feu dont celui dit « accord de cessez-le-feu intégral », de juillet 2003, signé avec la rébellion armée.
16Soudan F., « France-Côte d’Ivoire. Le piège et la faute », Jeune Afrique L’Intelligent, no 2291, 2004, p. 12.
17S/Res/1479 (2003) Résolution du Conseil de sécurité des Nations unies relative à la création d’une Mission des Nations unies en Côte d’Ivoire.
18Dossier Politique Africaine, art. cité.
19Goore B. H., « Les entreprises demandent réparation », Fraternité Matin, no 12012, 2004, p. 2.
20Zagbayou F., « L’U. A. pour un embargo contre la Côte d’Ivoire », Fraternité Matin, no 12006, 2004, p. 2.
21Koffi C., « La France dans le bourbier ivoirien », Marchés Tropicaux et Méditerranéens, no 3079, 2004, p. 2543.
22S/Res/1572 (2004) Résolution du Conseil de sécurité des Nations unies relative à un embargo sur les armes contre la Côte d’Ivoire, 15 novembre 2004.
23Zagbayou F., art. cité.
Auteur
Docteur d’État en histoire contemporaine des relations internationales et exerce en qualité de maître de conférences à l’université Félix Houphouët-Boigny de Cocody-Abidjan (Côte d’Ivoire), où il assure la fonction de vice-doyen chargé de la pédagogie à l’Unité de formation et de recherches en sciences de l’homme et de la société (UFR-SHS).

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