La plantation coloniale : champs de cannes à sucre et esclavage à Saint-Domingue au xviiie siècle
p. 281-298
Texte intégral
1L’étude présente s’appuie sur l’exemple de trois familles métropolitaines propriétaires de plantations de cannes à sucre à Saint-Domingue au XVIIIe siècle : les familles Galbaud du Fort, Le Chauff de Kerguenec et Pays de Lathan. La dernière est angevine, les deux autres, nantaises. Hissées à la tête de ces exploitations coloniales par le seul jeu des alliances matrimoniales, ces trois dynasties n’ont de cesse de maintenir, et si possible d’améliorer ce capital foncier et humain.
2Les trois plantations ou « habitations1 », exclusivement sucrières, sont localisées à l’ouest de la partie française de l’île de Saint-Domingue, en la juridiction du Port-au-Prince, à l’Arcahaye pour l’habitation Maré, propriété Le Chauff de Kerguenec et à Léogane pour les habitations des Sources et des Varreux, propriétés respectives des familles Galbaud du Fort et Pays de Lathan. Il s’agit ici de visualiser un tableau concret de l’organisation spatiale et productive des domaines antillais, et par conséquent de comprendre en quoi la répartition des parcelles de cannes à sucre peut être stratégique sur une exploitation dont la production est tout entière tournée vers l’exportation. Cette primauté sucrière reste évidement associée aux cultures vivrières et parcs à bestiaux pour assurer une quasi autarcie alimentaire et fonctionnelle à cet univers servile où travaille et vit une main-d’œuvre noire abondante.
3La progression peut être menée en deux temps : tout d’abord, une étude de l’espace géographique entre parcelles de culture, enclos, cases et équipements sucriers. Ensuite, comprendre comment s’organise et cohabite, par force, un effectif de plusieurs centaines d’individus asservis.
GÉRER L’ESPACE
Les cultures sucrières
4Les parcelles de cannes à sucre proprement dites ne représentent qu’une partie de la superficie totale de la plantation, en général entre un tiers et la moitié. Ces parcelles correspondent à de grandes pièces de quatre à cinq carreaux en moyenne, et s’élèvent à une petite centaine de carreaux au total sur les habitations, soixantedix carreaux exactement pour la plantation Maré2, et quatre-vingts pour celles des Sources3 et des Varreux4.

Tableau 1. – La répartition des cultures sur l’habitation des Varreux.
5La production sucrière répond à la rigueur d’un circuit bien précis, allant de la mise en terre des plants de cannes jusqu’au raffinage, en passant par la récolte après dix-huit mois de pousse, et la roulaison (ou broyage des tiges de cannes au moulin). Pour une surface d’un carreau roulé, on remplit de six à huit barriques, sachant que la superficie roulée annuellement est toujours plus grande que la superficie plantée au cours de la même période car on ne plante pas en nouvelles ou jeunes cannes tous les ans ; c’est le système des rejetons, qui laisse venir la repousse, comme aux Varreux et aux Sources où les plants sont exploités parfois jusqu’aux cinquièmes rejetons. Ainsi, en 1788, sur vingt pièces cultivées en cannes, le gérant Bérouet note5 : six pièces roulées, cinq en jeunes rejetons, trois en grandes cannes, une seule commencée à être plantée et cinq à planter en 1789.
6À l’Arcahaye, la famille Le Chauff reproduit, semble-t-il, cette même préférence pour les rejetons. On ne plante qu’assez peu en jeunes cannes : en moyenne 24 carreaux annuellement, avec une amplitude qui varie de façon relativement notoire, entre 8 et 36 carreaux. Par contre, la superficie roulée, quant à elle, se stabilise autour de 64 carreaux. Le graphique suivant montre cette constance dans le nombre de carreaux de cannes mis en roulaison. Carreaux roulés et carreaux plantés peuvent ne pas être distincts et désigner la même parcelle de terre, si le gérant replante un terrain qui vient d’être roulé. À l’inverse, une terre nouvellement plantée ne peut pas être mise au moulin la même année, puisque la roulaison intervient sur des pousses de dix-huit mois.

Graphique 1. – Évolution de la superficie des carreaux de cannes plantés et roulés sur l’habitation Maré entre 1785 et 1790.
7Après la roulaison, le jus extrait des cannes ou « vesou » passe dans cinq chaudières successives dans lesquelles il s’épaissit au fur et à mesure. La combustion permet de le débarrasser des impuretés par écumage, avant d’être refroidi dans des rafraîchissoirs, où le grain de sucre commence à se former.
8Le dernier stade du circuit productif n’est pas toujours effectué à la colonie : il s’agit du raffinage, qui transforme le sucre brut en sucre blanc, plus cher et moins lourd. Il peut être plus ou moins raffiné ; le sucre « terré » étant du sucre semi-raffiné. Il existe aussi du sucre appelé « meslis », obtenu par combustion de gros sirops.
9Produire en blanc nécessite de faire l’investissement d’une purgerie, où le sucre est disposé dans des formes coniques percées à leur pointe pour recueillir le gros sirop. Le sucre est ensuite blanchi par le procédé du « terrage » : on verse de l’eau mélangée à de l’argile, de façon à le recouvrir complètement et empêcher un écoulement trop rapide de l’eau. Reste à sécher les pains de sucre pendant une quinzaine de jours sur des étuves.
10Outre le sucre, les sirops et la guildive, rarement exportés en métropole, et donc absents des comptes de ventes et de gestion, restent des produits dérivés dont l’écoulement commercial se réduit à l’aire domingoise. La guildive, l’eau-de-vie locale, aussi appelée « tafia » est obtenue par distillation des écumes et gros sirops. Lorsque François Galbaud du Fort prend la direction de l’habitation des Sources en 1735, la plantation se résume à une guildiverie, ayant été transformée un demisiècle plus tôt en dépendance de l’habitation voisine, lors du mariage en secondes noces de l’aïeule de l’épouse Galbaud, avec François Rousseau qui avait rassemblé les deux plantations en une seule et transporté les cinq chaudières de l’habitation des Sources sur l’habitation Rousseau. C’est donc en montant d’abord une guildiverie que François Galbaud prend possession de son domaine colonial.
11Il existe différentes catégories de sirops suivant la grosseur du grain de sucre6. La mélasse, que l’on peut classer avec les sirops, présente une texture épaisse avec des grains extrêmement grossiers, incapables de former des cristaux.
12Généralement, les sirops sont, soit utilisés pour la fabrication du sucre terré et du tafia, soit vendus tels quels sur place, malgré quelques envois de barriques pour le compte des propriétaires en métropole. Largement minoritaires en volume dans les cargaisons ainsi que dans le compte des recettes, ces deux produits dérivés ont tout de même l’avantage d’assurer des revenus stables, par un cours bien moins fluctuant que celui du sucre.
13La canne n’occupe qu’une assez faible superficie de l’habitation, mais en général aussi la plus fertile. Le schéma de cette répartition n’est pas figé ; la canne épuise largement les sols et la rotation entre cannes, cultures vivrières et savanes apparaît, dans ces conditions, inévitable. Ainsi, aux Sources, le gérant Inginac écrit à la veuve Galbaud du Fort en 1789 qu’il a « mis le numéro 15 en patates ; les numéros 16 et 17 le seront aussy, de cette façon, tous vos vivres patates et bananiers seront contigus […], la pièce Thomas Ibo refuse absolument la patate » et il explique : « Je laisse reposer cette terre et je la mettrai j’espère en cannes l’année prochaine, je mettrai des patates à la fin de l’année dans le terrain qu’occupaient les anciennes cases à nègres qui seront à cette époque à peu près établies sur le morne7.»
Les cultures vivrières et les parcs à bestiaux
14Le planteur tend toujours à sacrifier les cultures vivrières au profit des denrées exportables. Ne représentant en effet que 6 % de la superficie globale de l’habitation aux Varreux et 19 % à Maré, les cultures vivrières, données en ration à l’atelier des esclaves, se résument généralement à la trilogie : mil-patates-ignames. Le terme « patate » désigne la patate douce et non la pomme de terre qui n’était, elle, que très peu cultivée aux Antilles. S’ajoutent souvent à cette trilogie, des bananes, du maïs et plus rarement du manioc. Peu de graines importées de métropole ; par contre, la correspondance d’Inginac avec la famille Galbaud du Fort, fait état de « poids d’Angole ». Cette relative diversité ne cache pas une insuffisance alimentaire que ne parvient pas à pallier l’entretien de « jardins à nègres », sortes de petits lopins de terre laissés aux esclaves pour leur propre compte et utilisation. Ils s’en occupent durant les quelques heures restantes de la semaine qui ne sont pas consacrées au travail du maître, c’est-à-dire lors du repos dominical. La superficie de ces quelques mètres carrés de terre (à peine plus de cinq carreaux aux Varreux) a tendance à diminuer au fil des ans.

Tableau 2. – La répartition des cultures vivrières et des savanes sur l’habitation des Varreux.
15Le tableau ci-dessus montre que la répartition des cultures laisse, aux Varreux, une très grande place aux savanes et hattes, constituant à elles seules plus de 60 % de la plantation. À Maré, la superficie laissée en savanes apparaît plus restreinte, couvrant 47 carreaux, soit 33 % du total, mais reste tout de même plus étendue que l’espace consacré aux vivres8. Les termes de « savanes » et de « hattes » recouvrent quasiment la même réalité, à savoir des prairies naturelles abandonnées en pâture aux animaux du domaine. La hatte n’est pas une habitation propre ; adjacente à la plantation principale, il s’agit bien souvent d’un terrain que le colon a acquis postérieurement et qui sert d’exploitation secondaire, quelquefois planté en vivres, mais le plus fréquemment laissé en prairies. Les hattes font alors offices de parcs à bestiaux comme le sous-entend l’origine espagnole du mot9.
16La place de Marsamba sur les hauteurs de l’habitation Galbaud du Fort, s’apparente vraisemblablement à une hatte, même si le terme est absent du contrat de vente. Achetée en 1771 par les veuves Duquesnot et Dubreuil, femme et belle-mère de Philippe-François Galbaud du Fort, cette place n’est rien de plus qu’un terrain en grande partie « savaneux, sans aucun bâtiment dessus […] contigu par son bout ouest et son côté sud-est à l’habitation des Sources de Léogane10 ». De même pour la hatte Pays, située à « un quart de lieuë de l’habitation (des Varreux), contenant 141 quarreaux un quart, partie en bois debout et halliers, le reste divisé en quatre savannes […] servant à paître les animaux de la hatte et les mulets de l’habitation11 ». Elle est utilisée comme parc d’élevage du cheptel de 307 têtes des Varreux.
17Outre la hatte, l’habitation possède sur place plusieurs enclos et parcs. L’état de 1784 en mentionne quatre aux Varreux : un pour les moutons, un pour les mulets, un pour les bœufs et le dernier pour les chevaux. L’état répertorie 307 animaux, tant à la hatte que sur la plantation. Les bêtes à cornes forment l’essentiel du cheptel avec 44 bœufs de cabrouets, 57 vaches, 46 bouvards, 43 gazelles et 2 taureaux. S’ajoutent 83 mulets et une vingtaine d’équidés, bien utiles pour les charrois et le moulin.

Tableau 3. – Animaux présents sur l’habitation et la hatte des Varreux en 1784.
18Aux Sources, l’accroissement du cheptel semble régulier et équilibré entre bovins et équidés, malgré une petite baisse numérique notée en 1773. Les achats de bestiaux concernent surtout les mulets et les bœufs, pour lesquels on note une moyenne de 9 bœufs achetés annuellement entre 1771 et 1773 et de 6 mulets achetés annuellement entre 1765 et 1771. Le prix de vente n’est jamais précisé, mais d’autres sources permettent d’avancer que, financièrement, le mulet reste la bête la plus prisée : 400 livres coloniales en moyenne contre 150 pour un bœuf, 100 pour un bouvard et 140 pour un cheval. La mortalité sur le bétail nouvellement acheté est très forte : 50 % en moyenne sur une période de moins de cinq ans. Ainsi, sur les 44 mulets acquis par l’habitation entre 1765 et 1771, il en meurt 21 ; et sur 28 bœufs achetés entre 1771 et 1773, 14 sont décimés.

Tableau 4. – Évolution du cheptel de l’habitation des Sources entre 1741 et 177312.
Les bâtiments d’exploitation et d’habitation
19La plantation est un lieu de travail et de vie. Le terme d’« habitation » recouvre bien cette double réalité, entre la fabrique et les équipages sucriers, les magasins et entrepôts, les cases d’esclaves, l’hôpital, les cuisines et la case du maître : la grande case.
La grande case
20La vie entière de la plantation s’organise tout autour de la case principale, qui est le bâtiment le plus imposant. L’état de l’habitation des Varreux, en date du 23 octobre 1784, note pour la case du maître les dimensions de 66 pieds sur 30 (soit 21 mètres sur 9,5). Elle se divise en « une salle, deux chambres à coucher, un office, quatre cabinets, un sallon à manger, avec une galerie à l’ouest sous le même comble ». La maison comporte donc une seule pièce centrale et une salle à manger, ouverte sur une galerie, ce qui évite l’ardeur du soleil qui ne donne pas directement sur cette dernière pièce. La couverture est en « essentes », planchettes de bois tropicaux imputrescibles. Pas d’étages pour cette maison de maître, mais une case adjacente « servant à loger les étrangers […] divisée en trois chambres » qui permet d’accueillir les convives de passage.
21De façon générale, la maison coloniale, sommairement meublée, n’est pas construite pour durer. F. Girod précise qu’elle doit être refaite, cyclones et catastrophes naturelles aidant, tous les dix à quinze ans13. Au dire de l’auteur, les plus belles demeures de l’île n’ont jamais dépassé le niveau d’une bonne maison de campagne en métropole à la même date. Cet état de fait semble d’autant plus logique que les colons ne résident qu’assez rarement sur leurs habitations. Et quand bien même ils y résident, il est clair que « l’esprit de retour (vers la métropole) les anime presque tous. Dans ces conditions, ils campent sur les plantations plus qu’ils ne s’y établissent, jugeant inutile et trop dispendieux de s’installer comme ils eussent aimé le faire pour une période de vie14 ».
22La grande case de l’habitation des Sources, sans marquer une profonde exception, présente un agencement tout autre que le schéma établi par F. Girod. Lorsque Philippe-François Galbaud du Fort prend la direction du domaine, il en conserve la structure et la distribution en deux ensembles : le premier, sur le morne, consistant une case de bois équarri, couverte de têtes de cannes et entourée de planches de palmistes avec trois chambres de maître. Et le deuxième, un peu plus bas, en bordure des savanes, avec une autre maison à demeurer, parfaitement identique à la première, mais plus ancienne, se trouvait au cœur géographique de la fabrique sucrière et en constituait le véritable centre de direction.
23En 1748, les descriptions du procureur du domaine, Berquin, laissent supposer qu’il fait complètement rebâtir la grande case, puisqu’il
« […] fait netoyer touts les terrains aux environs de la Sources aux Annes […] où [il a] bati la maison principale de soixante-trois pieds de long sur vingt deux de large, divizé en plusieurs chambres et une galerie et deux cabinets de côté sud ; lesdits cabinets en forme de pavillons, faits de masonerie et couverts d’essentes et la maison de bois d’asamblages maçonné entre poteaux et couverte de thuilles15 ».
Les bâtiments d’exploitation
24Une habitation sucrière nécessite des installations plus coûteuses qu’une plantation en indigo ou en café. Le cœur de l’appareil productif, ce sont les équipages, ensemble de quatre à cinq chaudières, dans lesquelles ont fait cuire le jus des tiges de cannes. Aux Varreux, deux équipages fonctionnent, l’un de quatre chaudières et l’autre de trois : « Une grande chaudière de cuivre et deux petites de potin avec leurs fourneaux de 58 pieds de long sur 27 de large, entre poteaux de bois incorruptibles équarris, couverte au nord avec lappentis en thuilles et au sud, en essentes du pays16. » S’ajoutent à cela, une purgerie, plusieurs bacs et bassins, servant à disposer les barriques de sucre brut, à préparer la terre pour le terrage du sucre ou encore à tremper les formes et les pots. Indispensables aussi les magasins pour entreposer les barriques prêtes à l’expédition, les vivres et les ustensiles de travail. Trois puits et deux moulins pour les Varreux viennent compléter cette infrastructure. Aux Sources, il faut rajouter une guildiverie, une tonnellerie, une forge et un moulin supplémentaire.
Le quartier des esclaves
25L’habitation est un chantier permanent ; les correspondances de Berquin et d’Inginac témoignent de perpétuels aménagements, modifications et reconstructions. La case du maître règne géographiquement en effet sur bon nombre de bâtiments : la cuisine, l’hôpital, le four, des clapiers, poulaillers et même parfois un colombier, représentation du principe seigneurial, adopté par les colons sur les habitations d’une certaine importance. Petit détail aux Sources, Berquin précise que pour toutes ces constructions, « les portes et fenêtres de bois d’acajou ferm[ent] à clefs17 ». Outre cette suite de bâtiments fonctionnels, le schéma spatial de la plantation comprend le quartier des esclaves, en moyenne une trentaine de cases : vingtcinq aux Sources en 1710, 30 en l’an VI pour 79 esclaves et vingt-cinq cases également aux Varreux en 1784 pour 166 esclaves. Chacune des cases est couverte en têtes de cannes et feuilles de lataniers, et se divise en trois chambres.
26Le quartier des esclaves est bien souvent construit dans un coin de la plantation, un peu à l’écart, sur le bord des savanes même pour l’habitation des Sources. Le procureur écrit en 1748 qu’il a « coupé les savannes derrière la maison, claux [sic] et planté en hayes vives, […] et mis les cazes à nègres tout le long d’un entourage dont une partie sont faites et les autres l’on y travaille par le moyen l’on sera à l’abri du feu et les cannes du grand jardain ne coureront aucun risque18 ». L’on craignait en effet de façon générale chez les colons, qu’un incendie déclaré dans les quartiers d’esclaves ne se propage à tout le reste de la plantation. Aussi, les cases à nègres étaient-elles établies dans des zones contraires aux vents, c’est-àdire au-delà de la cuisine et de l’hôpital pour les Sources. Cet éloignement géographique au sein de la plantation confine bien à la notion de quartier, espace de culture et de pensée propres, dont on retire souvent « une vue faussement simple sur un monde qui fut au contraire extrêmement confus et complexe parce que, justement, il était un monde19 ».
27Toutefois les cases des esclaves de jardin et celles des esclaves domestiques sont différenciées, les dernières restant un peu moins mises à l’écart. Aux Varreux, aucune case n’est réservée aux esclaves domestiques ; ils logent directement dans une pièce attenante à la demeure du maître, ainsi que les négresses tout juste accouchées. Le fait que ces dernières ne soient pas regroupées à l’hôpital, mais que l’on ait créé un lieu spécifique tend peut-être à montrer un souci d’hygiène avec surtout la volonté d’éradiquer la forte mortalité infantile.
28Le quartier des esclaves abrite en moyenne deux ou trois centaines de personnes selon les habitations : 175 aux Varreux en 1784, 296 à Maré en l’an VI et 150-170 aux Sources suivant les années. Au-delà de l’organisation géographique du logement, il importe désormais d’appréhender les conditions de vie et de travail de cette maind’œuvre servile au sein de ce lieu clos et autarcique que représente la plantation coloniale.
LA POPULATION SERVILE SUR CE LIEU DE VIE ET DE TRAVAIL
Les esclaves comme forces de travail
La part des achats dans les comptes de gestion
29Ils constituent l’une des dépenses principales, récurrentes et importantes dans les comptes de gestion interne des habitations des Sources et Maré. Les valeurs portées en pourcentage des dépenses annuelles globales de la plantation apparaissent extrêmement irrégulières, allant de 0 à 40 %. Outre les frais de la vie quotidienne, et notamment la nourriture pour 150 à 300 personnes qui a un coût évident, ces dépenses recouvrent essentiellement les traites de paiement d’achats effectués. Ainsi, les 186 esclaves acquis pour l’habitation Maré en 1785 viennent grever le budget des six années suivantes.

Graphique 2. – Évolution de la dépense annuelle consacrée aux esclaves selon les comptes de l’habitation Maré entre 1785 et 1790.
30L’acte du 12 février 1785 est contracté entre le gérant Manègre de la Feuillade, au nom des héritiers Maré, et la famille Lieutaud pour la somme de 372 000 livres coloniales sans intérêt, si les échéances sont respectées20. Le paiement prévu sur six ans ne semble guère s’échelonner au-delà, même s’il manque encore 29 324 livres en mars 1791. D’autres recensements serviles font défaut à Maré, pour savoir dans quelles conditions cette acquisition vient compléter l’atelier déjà en place. Tout laisse à penser que l’effectif peut être numériquement important en cette fin du XVIIIe siècle, puisque même après les troubles révolutionnaires, on compte encore 296 esclaves sur cette habitation de l’Arcahaye.

Graphique 3. – Évolution de la dépense annuelle consacrée aux esclaves selon les comptes de l’habitation des Sources entre 1742 et 1777.
31Le même cas de figure se retrouve aux Varreux. Un acte passé le 29 mars 1782 devant le notaire général de Conseil supérieur de Port-au-Prince, fait état d’un achat de « trente têtes d’esclaves » par Charles Boissonnière de Mornay, en tant que fondé de la procuration de Jacques-Marie Pays de Lathan, au sieur Antoine Hilier, habitant au Cul-de-Sac21. La transaction est contractée pour 14 nègres, 7 négresses, 3 négrittes et 6 négrillons pour le prix de 78 000 livres coloniales, soit 52 000 livres tournois. S’ajoute à cette somme, une ferme de 7 500 livres coloniales, autrement dit les intérêts, avec un taux extrêmement fort de 9,62 %.
Une certaine « politique » d’achat
32Les achats les plus conséquents sont effectués avec les capitaines de navires qui arrivent des côtes d’Afrique et vendent leur cargaison à Port-au-Prince aux colons les plus offrants. Les sources révèlent pour les familles étudiées, des achats de fréquence régulière, mais numériquement faibles, c’est-à-dire cinq, six individus à la fois. Le planteur fractionne ainsi les dépenses et limite aussi les pertes en cas d’épidémies sur une même cargaison. Cette politique de prudence n’empêche pourtant pas, que sur un total de 46 esclaves achetés par cargaison pour le compte de l’habitation des Sources entre 1765 et 1773, il en meurt 21 avant la fin de l’année 1773, soit un taux de mortalité de 46 % durant ces seules huit années. Les individus achetés sont jeunes, l’âge moyen oscillant entre 25 et 35 ans et bien souvent originaires de la Côte-de-l’Or et d’Angola et du Congo.
33Dans ces conditions, la préférence en matière d’achat reste sans ambiguïté en faveur des nègres déjà « faits » au pays, achetés à des colons et donc acclimatés à la vie aux colonies. Huit esclaves de cette qualité viennent grossir l’effectif de l’atelier des Sources en 1789, outre 15 esclaves nouveaux en provenance de la Côte-de-l’Or et du Mozambique22. Les nègres nouveaux jouissent des soins tout particuliers du gérant qui les nourrit « à la main » deux fois par jour. Ils prennent un repas varié « en fer et en pois, en riz en maïs » deux à trois fois par semaine. Inginac poursuit : « Ils couchent dans la case qu’occupait monsieur Parison, sur des planches que j’ai fait couvrir avec des nattes, de cette façon et encore de la propriété de leurs hardes que l’on blanchit toutes les semaines, j’espère les conserver et j’y réussirais, du moins je n’aurais aucun reproche à me faire ny à craindre23. » L’acclimatation et notamment au niveau du régime alimentaire s’avère parfois assez longue. Les nommés Pompée et Castor, de nation « mondangue », refusent bananes et patates pour préférer « ramasser dans les savanes des sauterelles et autres vilenies » ou attraper des oiseaux. Ils veulent absolument de la viande, ayant dit que « si on [leur] voulait donner le cœur de quelque nègre, ce seroit pour [eux] un mets délicieux […] ; ils [ont] même été surpris armé [s] d’une serpe disposés à couper le cou au petit Michel qui s’enfuit à la case de Thérèse24 ». Cette violente accusation d’anthropophagie, portée telle quelle dans les sources épistolaires d’un gérant secondaire au principal fondé de pouvoir, relève d’un schéma préformé entre colonisateur et colonisé.
34Le cours de l’esclave croît régulièrement à la fin du XVIIIe siècle. Les transactions laissent entrevoir quelques disparités, mais la tendance à la hausse est générale. De 2 000 livres coloniales par tête d’esclave en 1785, le chiffre passe à 2 600 voire 3 000 livres à peine trois années plus tard.
Affectation et hiérarchie des esclaves au travail
35Ce sont les recensements d’esclaves qui permettent d’approcher au mieux les questions d’affectation servile. Quatre actes ont ainsi été établis pour la plantation des Sources entre 1749 et 1773 et un seul aux Varreux, en 1784. On y lit le nom de l’esclave, souvent son âge et sa qualification au travail, plus rarement sa nation d’origine, mais jamais son estimation financière25.
36Entre l’effectif global porté au bas de l’acte et le détail des différents groupes de travail, il existe quelquefois une large différence. Aux Sources par exemple, les documents, et notamment les recensements de 1749 et 1754, laissent apparaître de longues listes d’invalides, face à la colonne voisine titrée « travaillant ». Toutefois, le pourcentage d’esclaves actifs va croissant. Il est difficile de savoir si la cause en est le rajeunissement de l’atelier ou sa meilleure santé. Quoi qu’il en soit, la cécité ou la vieillesse de certains individus n’est pas une raison suffisante pour le repos, aux yeux du gérant, qui les affecte au gardiennage de barrières et de haies. Sur 143 esclaves recensés en 1749, 43 % travaillent, et 68 % sur 149 en 1754. L’acte de 1757 permet d’établir deux chiffres : celui, global, de 73 % d’actifs sur l’ensemble des 167 esclaves et un deuxième chiffre calculé sur une population adulte seule, à savoir 134 personnes : 92 %. Aux Varreux, les inaptes au travail représentent à peine 10 % des 175 esclaves recensés en 1784.
37Outre la liste des infirmes, le gérant doit aussi composer avec les exigences et l’astreinte des corvées royales qui réquisitionnent les esclaves des particuliers pour les grands travaux de voirie. En 1770, le gérant Barré se voit ainsi dans l’obligation de « fournir pendant quinze jours quinze nègres munis de hâche, houets, piquais et un cabrouet attelé de trois mulets pour aller au Lamentin réparer le grand chemin ». Il précise que presque tous les nègres envoyés sont revenus malades, étant « forcés de coucher dans les halliers exposés aux injures du temps, [et qu’] ils ne se sont nourris que de crabes26 ». Ces condamnations portées par le gérant, loin d’être forcément erronées quant aux absences répétées et aux mauvais traitements, viseraient en tout cas à justifier au propriétaire certains retards potentiels dans l’avancée des travaux quotidiens de la plantation.
38La répartition des tâches répond, semble-t-il, à un souci de promotion sociale, les esclaves les plus malheureux étant sans conteste les « nègres de jardin », 81 personnes sur 175 recensés aux Varreux. Ils y sont répartis en trois ateliers : « le grand jardin » estimé à 65 % des nègres de jardin, l’atelier des jeunes de 12 à 15 ans et le groupe des « enfants au panier ». Ces deux derniers, secondaires et peu productifs, marquent une étape vers le grand atelier pour les jeunes et les convalescents, réparant les cases, triant les patates et ignames. L’essentiel des travaux des champs incombe par conséquent au grand atelier, majoritairement composé de femmes à 71,6 %, les hommes restant plus mobiles vers des postes à la raffinerie, aux écuries et aux métiers du bois.

Tableau 5. – Répartition et affectation des 175 esclaves des Varreux en 1784.
39Il faut ajouter à ces quatre catégories six nègres nouveaux, non encore affectés à un poste de travail et trois commandeurs.

Tableau 6. – Répartition et affectation des 134 esclaves adultes des Sources en 1757.
40Quant aux esclaves domestiques, ils ne représentent que 5,1 %, aux Varreux, et 1 % aux Sources, soit un chiffre nettement inférieur à la moyenne de 10 % donnée par G. Debien. Rigueur financière ou absentéisme des colons ? Un personnel domestique presque exclusivement féminin, où les esclaves travaillent comme blanchisseuse, hospitalière ou encore servante à la table du maître. Le service à la grande case est « un mouvement perpétuel, une récompense pour quelques-uns, un essai pour les autres, un refuge pour les affaiblis, et pour beaucoup une étape confortable vers la liberté27 ».
41Les ouvriers spécialisés, « nègres à talents », constituent une soixantaine de personnes, dont 75,4 % d’hommes. On distingue quatre groupes de « professions » : les tonneliers et maçons, puis les gardiens et tailleurs de haies, les hommes travaillant au moulin et à la sucrerie et enfin les charrons et cabrouétiers. G. Debien rapporte qu’à Saint-Domingue, où les emplois restaient soigneusement séparés, « les raffineurs et gens du moulin formaient une orgueilleuse aristocratie ouvrière28 ». Lourde charge, le moulin s’avère de ce fait même, un poste d’honneur. Le travail y est pénible, et de surcroît, ne s’arrête pas la nuit. Le nombre des sucriers représente un cinquième des ouvriers. Les ouvriers sont en général unis car les apprentissages longs et techniques ne permettent pas la rotation des postes, et la cohésion fait de ces hommes un groupe à part, quelque peu indépendant du gérant, qui lorsqu’ils « s’entendent bien, sont les gens heureux de la plantation29 ». Le groupe des gardiens, plus important numériquement, se voit confier la surveillance des animaux, des provisions, des enclos et des barrières. On y trouve quelques femmes et personnes invalides, comme « Thérèse Congo, 62 ans, aveugle, gardeuse de barrière ».

Tableau 7. – Classification des esclaves ouvriers de l’habitation des Varreux en 1784.
42Comme toute plantation, celle des Varreux a son lot d’inaptes au travail par l’âge ou les maladies : 10 infirmes et vieillards et 5 nouveau-nés. La durée de vie sur une habitation est assez courte. Outre ces catégories « professionnelles », trois commandeurs, inscrits en tête de liste du recensement de 1784, dirigent le travail des ateliers et ne sont donc pas affectés précisément à l’un d’eux. Leur âge assez avancé (50 et 55 ans) est aussi leur atout pour ce poste d’expérience.
Les conditions de vie
Identification et démographie
43Les conditions de vie de l’esclave noir sont à lire ou à deviner entre les chiffres bruts des recensements numériques et purement comptables et les lignes noircies par les mains blanches de la correspondance du gérant. Vue rapide et partielle qui donne souvent l’âge, parfois la nation d’origine et un bref état de santé.
44Quand l’affectation au travail n’est pas indiquée, c’est essentiellement l’âge qui renseigne sur la composition et la rentabilité d’un atelier. On compte 138 adultes et 37 enfants aux Varreux. Aucun descriptif pour Maré ; seul l’acte d’achat de 1785 livre une répartition par âge et par sexe des 186 esclaves nouvellement placés sous le contrôle du gérant Manègre. Les plus de 50 ans, au nombre de 31 personnes représentent 17 % du total et les enfants de moins de 14 ans, 55 personnes, soit 29 %. La population d’âge moyen, la plus susceptible d’être mise durement au travail regroupe donc 100 personnes, soit 54 % de l’ensemble.

Tableau 8. – Répartition par sexe et par âge des 186 esclaves achetés en 1785 pour l’habitation Maré.
45Le plus intéressant semble évidement de suivre l’évolution de l’atelier, et l’on s’aperçoit alors aux Sources, par quatre actes distincts sur une période de 25 ans, qu’il se maintient régulièrement. Il ne tend vraisemblablement pas vers un rajeunissement et se stabilise dans une proportion quasi égale d’hommes et de femmes.

Graphique 4. – Évolution démographique par sexe et par âge des esclaves de l’habitation des Sources entre 1749 et 1773.
46La lecture des achats d’esclaves par cargaison fait bien souvent mention de la Côte-de-l’Or et d’Angola, ainsi que du Congo pour la plantation des Sources. Quant aux Varreux, l’état dressé en 1784 ne précise pas le pays d’origine de ces hommes et femmes esclaves. Quoi qu’il en soit, l’étude des prénoms, même si elle n’éclaire pas davantage cette question, reflète la cohabitation raciale contrainte qui est en train de s’opérer aux îles. Entre acculturation forcée à la pensée européenne et chrétienne (Thomas, Noël, Joseph, Jacob, Joachim) et conservation des racines africaines (Thramba, Agousson), certains prénoms juxtaposent les deux statuts : Magdelaine Maassa, Louis Ibo. D’autres encore se voient affublés de surnoms : La Douceur, La Pierre, Léveillé.
47La mortalité reste importante sur l’habitation à la fin du XVIIIe siècle. Il meurt 70 esclaves aux Sources entre 1767 et 1773, soit 11 à 12 personnes par an. La cause du décès n’est pas toujours précisée, car elle n’est d’ailleurs pas toujours connue. Les plus touchés restent les enfants (1 mort sur 5) et les nègres nouveaux (1 mort sur 3). Les mortalités infantile et juvénile s’avèrent considérables : respectivement 40 % et 31 %. En d’autres termes, 1 enfant sur 3 qui naît sur la plantation des Sources y atteint l’âge de 15 ans. Il n’y a pas aux Sources de renouvellement naturel de la population, il n’y naît que 3 nourrissons par an en moyenne. L’étude des lignées familiales permet d’établir que 31 femmes ont donné naissance à 60 bébés entre 1725 et 1772 ; seize d’entre elles ont accouché une seule fois et cinq, quatre fois. Les accouchées sont jeunes (25 ans) et quelquefois tout juste arrivées sur la plantation. Une seule lignée familiale a pu être suivie sur trois générations : il s’agit de « Vieille Marthe » née en 1701, qui accouche en 1729 d’un fils baptisé Jean Cottard. Elle donne ensuite naissance en 1735 à Vénus, décédée en 1768, puis à une seconde fille, Jeanne Marthe en 1737, laquelle eut une fille, Marie-Jeanne née en 1756. En 1773, Vieille Marthe vit toujours sur l’habitation ; elle a 72 ans.
48Le mouvement naturel n’est jamais positif sur le laps de temps étudié : 1767-1773 ; bien plus, on note un déficit de 55 esclaves. Aux Varreux, l’analyse des âges des 175 esclaves vivant sur l’habitation en 1784, hommes, femmes et enfants confondus, montre une espérance de vie de 21 ans et de 35 ans si l’on considère uniquement les adultes. Les chiffres sont similaires aux Sources : respectivement 20 et 39,5 ans en 1749 et 31 et 37 ans en 1773. Comparaison faite avec l’Anjou du XVIIIe siècle30, il apparaît que la démographie des esclaves noirs peut être en quelques points comparable à celle des paysans métropolitains des campagnes de l’Ouest à la même époque. Ceci s’avère particulièrement vérifiable pour les taux de mortalité infantile et juvénile, pour lesquels on note somme toute assez peu de différences. Ces conditions démographiques relativement meilleures pour l’esclave noir ne sont pas sans atténuer sa condition servile et des conditions sanitaires difficiles.
Les conditions sanitaires
49Les maladies les plus couramment observées outre le scorbut, sont variées : les fièvres, les maladies pulmonaires comme la tuberculose ou la pleurésie, la variole, mais aussi les affectations cutanées telles que la gale et la lèpre. Berquin décrit les dégâts de la variole, couramment appelée « petite vérole » ou encore « petite verrette » qui sévit sur la plantation en 1758 pendant trois mois et demi et touche soixante-dix esclaves. Il craint même que « tout l’atelier y passe ; […] leur convalescence est très grande puisque la plante des pieds leur tombe31 ». Onze esclaves de l’habitation décèdent en deux mois.
50Les plantations bénéficient de façon générale des conseils avisés d’un chirurgien attitré, qui n’est autre aux Sources, que Shéridan, le frère de Shéridan associé à Séché à la maison de commerce Michel de Nantes. Il est congédié en 1758 après deux ans de services sur l’habitation, suite à l’épidémie de petite vérole. En 1786, c’est le chirurgien Lafitte qui exerce et emploie les remèdes locaux, à base de « salsepareille, gayac et autres ingrédients32 » dans le cas de coliques et « une bouteille de Robante syphilitique avec une petite fiole d’eau minérale fondante, remède nouveau vanté pour le traitement des pians33 ».
51Les efforts sanitaires consistent aussi en la construction et l’entretien d’un hôpital permanent sur la plantation. Inginac y fait porter ses efforts et la fierté se lit dans ces lignes en date du 7 février 1789 qu’il adresse à la veuve Galbaud :
« Vôtre hopital sera monté sur le morne à la place de l’ancien le mois prochain, il a 80 pieds et est distribué en cinq chambres, dont une est divisée en deux ; par ces divisions, les maladies contagieuses seront séparées, celles vénériennes également, les femmes en couche y auront leur cabinet, avec lit et paillasse, draps de grosse toile, l’hospitalière y aura son logement, de cette façon l’officier […] qui est monsieur Rolland médecin apointé depuis le 1er de l’an à 1 500 livres et qui fournit les remèdes ordinaires et le gérant n’auront plus à dire que le déffaut d’un hopital commode et aéré empêche la guérison des sujets34.»
52Entre souci humanitariste et intérêt économique, les actes du XVIIIe siècle prouvent sans nul doute que la santé de l’esclave possédé requiert toutes les attentions du maître ou de son gérant. J. Cauna avance même que
« […] l’état sanitaire est bien meilleur qu’on ne pourrait le penser a priori, largement supérieur à celui des engagés du XVIIe siècle par exemple. C’est que l’engagé blanc devait être libéré et installé au bout de ses trois ans d’engagement, perte sèche pour le colon, alors que l’esclave noir est une marchandise de prix, un capital investi qu’il faut conserver en bon état de rendement le plus longtemps possible35.»
53Hypothétiquement moins mal traité, l’esclave noir reste en tout cas une marchandise dont le taux de mortalité et les tentatives de fuites ne décroissent guère.
Le marronnage
54Le marronnage, fréquent lors des guerres ou des fêtes dominicales, se concrétise surtout pour des habitations proches de la frontière avec la partie espagnole de l’île de Saint-Domingue. Une seule indication « marron » figure sur l’état des Varreux, et ce, parmi les « nègres nouveaux » : Achille, 19 ans. Beaucoup sont rattrapés dans les paroisses voisines après des fugues de quelques jours, mais ce type de marronnage reste peu pourchassé, les maîtres y étant habitués. Le grand marronnage lui est sévèrement puni.
55La fuite de l’esclave Jasmin, « barbe blanche, nation Congo » qui s’évade des Abricots, petite habitation secondaire établie en caféière au sud de l’île, donne lieu à quelques descriptions de la part du gérant36. Dans son escapade, Jasmin « emmena avec lui sa femme qui est une vieille nommée Nanette » et un autre esclave, prénommé Marquis. Le gérant les fait rechercher et retrouve leur trace à la geôle de Jérémie, où il doit payer 246 livres coloniales pour les en faire sortir. La punition prévue par le Code noir ne leur est pas appliquée. Le Code noir préconise en effet une gradation en trois étapes : la première fuite s’ensuit d’un marquage au bras de la fleur de lys, et de l’amputation des deux oreilles, ensuite on coupe le jarret, et la deuxième récidive entraîne la mort de l’esclave marron. Au lieu de cela, et n’ayant pas de barre, le gérant de l’habitation Galbaud du Fort se contente de les donner en garde au commandeur. Le fouet ne servira même pas, de « crainte qu’il ne meure, tant il est maigre ». Jasmin et Marquis s’enfuient une seconde fois et sont à nouveau repris un mois plus tard. Jasmin « avait beaucoup souffert dans le bois par le mauvais temps et par les mauvais vivres ; il ne s’était nourri que de mays vert et d’ignames crus et à moitié mûrs, il a eu un cours de ventre continuel, ses pieds enflèrent » et il mourut deux jours après. La vieille Nanette, quant à elle, est revenue de la geôle couverte d’ulcères qui furent soignés avec des traitements « à la ptisane de bois nago ». Le gérant termine son récit par un constat clair et sans équivoque : « Le marronnage est mortel pour les nègres dans ce quartier-ci, suivant ce que m’ont dit unanimement tous les habitants. »
56Épargner l’esclave lors de sa punition vise tout simplement à maintenir une maind’œuvre apte à un travail physique. Ce code, qui dans ses termes juridiques, nie toute humanité à l’esclave noir, lui conserve son statut de « bien meuble », et incidemment, établit des règles et des principes limitant quelques abus coloniaux. Il est à l’époque, l’un des rares textes européens en la matière.
57Au final, il se dégage de l’approche des plantations Le Chauff de Kerguenec, Galbaud du Fort et Pays de Lathan que l’habitation sucrière engendre d’une part, la construction, l’aménagement et l’entretien de nombre d’infrastructures techniques et matérielles et d’autre part la gestion humaine et l’intendance d’un atelier d’esclaves de deux à trois centaines d’individus. On comprend alors aisément l’attention épistolaire du propriétaire absent et la confiance qu’il place dans son gérant, habilité à le suppléer dans la décision immédiate et la gestion financière des dépenses fonctionnelles, ainsi que lors des transactions avec les capitaines négriers ou encore pour la surveillance des travaux agricoles de récolte et de roulaison. Resterait à cibler davantage dans cette perspective de gestion antillaise, les instructions des colons-planteurs à leurs gérants, pour comprendre le tissu hiérarchique entre le procureur, l’économe, le fondé de pouvoir et le gérant.
Notes de bas de page
1 Le terme d’« habitation » est synonyme de celui de « plantation » ; L’habitation désigne à l’origine un domaine foncier spécialisé dans la culture de la canne à sucre, puis, par extension, toutes les exploitations coloniales produisant des denrées d’exportations de quelque nature qu’elles soient.
2 « Bail du 15 prairial an VI », habitations séquestrées, AN, centre d’Outre-Mer, 5 supsdom 4.
3 « Estimation calculée à partir de l’État des dégâts suite à l’ouragan », par le gérant Bérouet, 16 août 1788, ADLA, 175J10.
4 « État général de l’habitation des Varreux », 23 octobre 1784, Arch. privées de Lathan.
5 « Estimation calculée à partir de l’État des dégâts suite à l’ouragan », par le gérant Bérouet, 16 août 1788, ADLA, 175J10.
6 Cauna J., Au temps des isles à sucre (histoire d’une plantation de Saint-Domingue au XVIIIe s.), Paris, Karthala, 1987, p. 186.
7 « Correspondance du gérant Inginac à Madame Dubreuil, veuve Galbaud du Fort », 30 juin 1789, ADLA, 175J14.
8 « Bail du 15 prairial an VI », habitations séquestrées, AN, centre d’Outre-Mer, 5 supsdom 4.
9 La hatte est alors un « haras » : lieu où l’on élève des bestiaux.
10 « Contrat de vente de la place dite Marsamba », 12 octobre 1771, ADLA, 175J10.
11 « État général de l’habitation des Varreux », 23 octobre 1784, Arch. privées de Lathan.
12 Le recensement des animaux en 1741 a lieu lors de l’estimation générale des habitations Duquesnot et Rousseau le 21 août 1741 (ADLA, 175J10). Celui de 1749 porte exclusivement sur la plantation Duquesnot, rebaptisée « plantation des Sources », mais ne détaille pas le nombre exact des différentes espèces animales.
13 Girod F., La vie quotidienne de la société créole : Saint-Domingue au XVIIIe s., Paris, Hachette, 1971, p. 60.
14 Du Halgouet H., « Inventaire d’une habitation à Saint-Domingue » (la sucrerie Paquet de Lugé), Société de l’histoire des colonies françaises, 1933, n ° 4, p. 226.
15 « État des augmentations faites sur l’habitation des Sources entre 1742 et septembre 1748 », ADLA, 175J10.
16 « État général de l’habitation des Varreux », 23 octobre 1784, Arch. privées de Lathan.
17 « État des augmentations faites sur l’habitation des Sources entre 1742 et septembre 1748 », ADLA, 175J10.
18 Ibid.
19 Debien G., « La société coloniale aux XVIIe et XVIIIe siècle ; Destinées d’esclaves à la Martinique (1746-1778) », Notes d’histoire coloniale n ° 57, Extrait du bulletin de l’Institut français d’Afrique noire, Dakar, 1960, p. 1.
20 « Contrats et vente de nègres par M. Petitbois à M. de Manègre pour l’habitation Maré », 12 février 1785, ADLA, 146J13.
21 « Acte d’achat d’esclaves », 29 mars 1782, Arch. privées de Lathan.
22 « Correspondance du gérant Inginac à Madame Dubreuil, veuve Galbaud du Fort », mai et 30 juin 1789, ADLA, 175J14.
23 Ibid., 30 juin 1789.
24 « Correspondance du gérant Barré aux Abricots à Parison », 9 septembre 1770, ADLA, 175J13.
25 « Recensements des esclaves sur l’habitation des Sources », 1749, 1754, 1757, 1773, ADLA, 175J10. « État général de l’habitation des Varreux », 23 octobre 1784, Arch. privées de Lathan.
26 « Correspondance du gérant Barré aux Abricots à Parison », 9 septembre 1770, ADLA, 175J13.
27 Debien G., « La société coloniale aux XVIIe et XVIIIe siècles ; Destinées d’esclaves… », op. cit., p. 31.
28 Ibid., p. 32.
29 Ibid., p. 35.
30 Lebrun F., Les hommes et la mort en Anjou aux XVIIe et XVIIIe siècles, EPHE, Paris, 1971, p. 181-197.
31 « Correspondance du gérant Berquin à Philippe-Franois Galbaud du Fort », 26 décembre 1758, ADLA, 175J11.
32 « Correspondance du gérant Crémon aux Abricots à Parison », 6 mai 1786, ADLA, 175J13.
33 Ibid., 10 septembre 1785.
34 « Correspondance du gérant Inginac à Madame Dubreuil, veuve Galbaud du Fort », 7 février 1789, ADLA, 175J14.
35 Cauna J., Au temps des isles à sucre, op. cit., p. 129.
36 « Correspondance du gérant Bérouet aux Abricots à Parison », 15 octobre 1774, ADLA, 175J13.
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