AVERTISSEMENT

1Le texte proposé en hommage amical à Guy Martinière décrit un itinéraire d’homme. Il ne se veut pas un modèle de micro ou de biohistoire. Il ne s’inscrit pas dans une conceptualisation spécifique, un courant historiographique, une école particulière. Il ne revendique rien d’autre que le plaisir de rapporter – et faire connaître – un parcours humain qui se déroule sur fond de XVIII^e siècle maritime.

2Le bonheur de découvrir un inédit appartient aux surprises de la recherche. Et, quand le manuscrit émane de la plume d’un inconnu, la réjouissance se double de l’intérêt de la rareté. Un homme, né à Rochefort au milieu du Siècle des lumières, a rédigé un mémoire où il déroule le fil de sa vie alors qu’il aborde la cinquantaine. Il n’importe pas, pour le propos d’aujourd’hui, de connaître les motivations de l’auteur à livrer ce long et méticuleux récit, dont les détails recoupent exactement les faits énoncés dans son dossier de carrière. L’analyse complète du mémoire viendra en son temps. Mais le récit des épisodes d’une existence bien remplie, permet d’évoquer les multiples facettes de la vie maritime du XVIII^e siècle. Silencieux de l’histoire, les milliers de marins qui ont animé les ports, les rivages et les navires de cette époque, trouvent ainsi leur porte-parole1.

331 décembre 1812, 9 heures du soir, à bord du vaisseau l’Amsterdam, ancré au port du Texel, se meurt Jean Pierre dit Étienne, capitaine de vaisseau, né le 7 octobre 1754 à Rochefort. Par lettre du lendemain, premier jour de l’année 1813, le vice-amiral commandant l’escadre souligne la « triste situation » de sa veuve et de sa fille mineure, présentes au Texel. Quatorze ans plus tard, devant notaires à Rochefort où elle réside, la veuve Étienne cède, contre une pension annuelle, tous ses biens à son gendre et à son fils. Le souvenir de Jean Pierre dit Étienne aurait pu s’effacer totalement. Mais sa vie toute consacrée à la mer et à la marine a laissé des traces dans les archives, à commencer par un étonnant récit, saga haute en couleurs, rédigé par cet homme sûr de lui et fier de son itinéraire.

4Issu d’une famille de pilotes de Rochefort, il ne quitte pas sa sphère professionnelle et épouse à 23 ans une fille de pilote entretenu des vaisseaux du roi. Jean Pierre dit Étienne avait commencé sa carrière à l’âge de 12 ans, comme mousse sur la flûte la Coulisse. L’aventure commençait alors. Six mois de navigation ininterrompue, de Rochefort aux Antilles, avec cabotage entre les îles de la Martinique et de la Guadeloupe, constituent son voyage initiatique. Ce parcours inaugural marque aussi le début d’une longue pratique de l’océan Atlantique qu’il traversera dix fois, aller et retour, entre 1766 et 1792. Les grades et les voyages s’enchaînent en alternance avec d’autres destinations. La grande houle océanique berce le jeune mousse devenu novice, puis matelot à bord de navires de toutes tailles et fonctions : flûte, vaisseau, yacht, gabarre. Puis, mettant sa vivacité, son intelligence et son goût de la navigation en harmonie, Jean prend les connaissances nécessaires au pilotage et progresse dans cette spécialité précieuse et recherchée. Il se forme à la pratique d’abord comme simple timonier, puis aide, second et enfin maître pilote. Il croise et cabote sur la frégate la Diligente comme garde-côtes de Saint-Domingue, puis sur la corvette le Rossignol aux îles du Vent, ou encore sur les frégates la Charmante et la Cérès, toujours dans les « Indes occidentales ». Ces années de formation s’étalent de 1774 à 1781, en temps de paix puis de guerre, et contiennent des participations aux célèbres escadres d’évolution destinées à l’apprentissage des équipages en prévision de la guerre d’Amérique.

5Ainsi, ce jeune pilote acquiert, entre 18 et 28 ans, une incontestable compétence en matière de navigation dans ce vaste océan dont il connaît désormais les côtes européennes aussi bien qu’américaines. Mais son « histoire atlantique », si elle n’intègre aucune portion du littoral brésilien, s’enrichit par deux fois de navigations africaines. Au service du roi comme timonier sur le senau l’Ourse, Jean Pierre dit Étienne part à destination de Gorée et Ouidah. La relâche pour rafraîchir à l’île Terciera dans l’archipel des Canaries, révèle l’état sanitaire des hommes puisque « l’équipage fut réduit de moitié dans cette campagne malheureuse où la plus horrible famine se manifesta ». Connaître à 20 ans ces conditions éprouvantes au large du continent noir et des comptoirs où se pratique la traite négrière, renforce la résistance physique du jeune timonier. À tel point que, après un an d’absence pour cette redoutable campagne, il débarque à Rochefort le 3 septembre 1774 pour réembarquer un mois plus tard à destination de Saint-Domingue où il va demeurer une autre année entière.

6Si l’enchaînement de ces deux campagnes suggère un rôle de la marine royale dans la surveillance des zones de traite et des espaces antillais de revente dans les années 1770, il procure aussi à Jean Pierre dit Étienne un embryon de connaissances littorales qu’il va développer ultérieurement. En effet, entre 1785 et 1791, il passe de la guerre d’Indépendance américaine au service du commerce privé, de la bataille navale à la traite négrière. Il participe à trois campagnes triangulaires comme lieutenant puis capitaine au long cours. Le Comte d’Hector, armateur Garasché de La Rochelle, le voit lieutenant à bord à destination de la côte d’Angole puis de Saint-Domingue. Voyage réussi puisqu’il se concrétise par la vente de huit cents nègres et s’achève par le retour en métropole en juin 1787. Il est suivi d’une deuxième campagne sur le même navire un an plus tard. Mais cette fois, Jean est le capitaine du bord. Le commerce de traite s’effectue sur la côte de l’or et s’achève à Saint-Domingue, au Cap-Français et à Port-au-Prince, par la vente de six cents nègres. Le navire est de retour à Bordeaux le 23 octobre 1789. Le 5 mai suivant, la Pauline part du même port, pour le même type de campagne, la même destination, et avec Jean pour lieutenant. La vente s’effectue, pour partie seulement, au Cap-Français, le reste à La Havane, sous la gestion de ce lieutenant désormais rompu aux techniques du commerce négrier. Mission accomplie, il rentre à Bordeaux, le 15 novembre 1791. Un dernier voyage au commerce à destination directe de Saint-Pierre de la Martinique parachève l’itinéraire atlantique de Jean Pierre dit Étienne.

7À 38 ans, dans la pleine force de l’âge, jouissant déjà d’un quart de siècle d’expérience maritime, Jean entre dans l’ère révolutionnaire et impériale, riche de nombreuses compétences. Fin navigateur, au fait des affaires de négoce et de marine, reconnu dans le milieu négrier bordelais, il est aussi apprécié dans la marine militaire pour son comportement courageux lors de la campagne de Suffren en Inde, à laquelle il a participé comme maître pilote sur le vaisseau l’Illustre. Il y reçoit sa première blessure.

8L’Atlantique ne constitue donc pas le seul espace de formation de Jean Pierre dit Étienne. Entremêlant les destinations et les activités, il a par ailleurs, et dès l’âge de 14 ans, caboté entre Cadix, Toulon et Gènes, prenant connaissance de la Méditerranée et de ses particularités climatiques, qu’il retrouvera à 40 ans, lorsque le grand arsenal du levant deviendra son port d’attache. Entretemps, du long cours au cabotage, du commerce à la guerre, il aura sillonné le littoral français de Brest à Bayonne, vécu trois ans dans l’océan Indien à batailler sous les ordres de Suffren, et fera retour aux sources en poste à Rochefort entre 1792 et 1794.

9Il est alors fait lieutenant de vaisseau, affecté sur la bombarde le Sphinx, en fait un ancien vaisseau rasé ayant à son bord 400 élèves marins. Commandée par son aîné de dix ans, François Pierre dit Étienne, la bombarde a pour mission de surveiller et défendre l’entrée de la Charente. À son bord, Jean doit entraîner et former les jeunes marins à la manœuvre et à l’exercice du canon. Défenseur de l’estuaire et éducateur, il assure ce double rôle lorsqu’il est requis pour en tenir un troisième, moins maritime mais plus redoutable. Les événements révolutionnaires le rattrapent.

10D’août à décembre 1793, la ville et le port de Toulon ont été livrés aux Anglais par une partie des habitants et des responsables maritimes de l’arsenal. Constituant un bastion de résistance inquiétant pour l’exécutif révolutionnaire, Toulon est l’occasion pour ce dernier de tenter d’éviter la reproduction de situations semblables, en dépêchant des représentants en mission dans chaque port de guerre. Ainsi parviennent fin septembre 1793 à Rochefort, puissants de leur autorité tenue directement du Comité de salut public, Laignelot et Lequinio, dont le ressort d’exercice couvre la totalité du département de Charente-Inférieure. Ils installent un tribunal révolutionnaire à Rochefort dès le 29 octobre. Le 17 décembre suivant, Toulon est repris aux Anglais. Quelques vaisseaux sur lesquels ont embarqué des habitants apeurés par les représailles, parviennent à s’échapper, dont l’Apollon, qui désarme à Rochefort avec 1 100 personnes à bord. Jugés traîtres à la patrie, état-major et passagers essuient l’épreuve du tribunal révolutionnaire et le jugement des treize jurés qui le composent.

11Parmi ces derniers, siège comme 8^e juré, contraint et forcé, Jean Pierre dit Étienne. Il a tout tenté pour éviter de répondre à la réquisition. Mais, menacé ainsi que son épouse, d’exil et de séquestration de ses biens, il cède et siège pendant quarante-cinq jours. Il avoue n’avoir pu sauver qu’un seul membre de l’état-major de l’Apollon, un enseigne de vaisseau résidant à Soubise, ancien maître pilote comme lui. La majorité des jurés a déclaré coupables tous les autres officiers de l’Apollon, y compris son commandant, le lieutenant de vaisseau Berlay, ancien maître pilote entretenu au service « avec lequel j’avais fait beaucoup de voyages sous ses ordres », écrit le 8^e juré Étienne.

12Cet épisode passé, la soumission aux autorités révolutionnaires peut-être, mais surtout la protection du général Martin, lui valent de quitter rapidement Rochefort désormais de sinistre mémoire, pour Toulon et la lumière de la Méditerranée. Nommé capitaine de vaisseaux, chef de l’état-major du désormais contre-amiral Martin, il l’accompagne dans sa nouvelle affectation et rallie la rade de Toulon dès février 1794. La Méditerranée devient le théâtre de sa carrière pendant presque dix ans. Il participe à toutes les opérations navales importantes, du blocus de Gênes à la campagne d’Égypte, de Toulon à la Corse, de Raguse à Ancône dont il devient l’administrateur à terre.

13Les épreuves de la guerre ne l’épargnent pas. Commandant l’Heureux à la funeste bataille d’Aboukir, il y reçoit trois blessures graves qui ne l’empêchent pas cependant de rester à bord de son vaisseau pris par les Anglais. Puis, débarqué à Alexandrie par un navire parlementaire français, il y est soigné avant d’en repartir, fin octobre 1798, sur une tartane à destination d’Ancône. Les séquelles physiques et financières l’accablent pendant de longues années. Il a perdu dans l’affaire d’Aboukir tous ses effets personnels dont ses instruments de navigation, « sextant, longues vues de jour et de nuit, trois Neptunes complets et autres objets précieux indispensables à la mer ». Il en contracte des dettes qu’il est long à pouvoir rembourser, faute d’appointements suffisants. Sa situation est si désastreuse qu’il ne peut suivre les recommandations du Comité de salubrité navale de Toulon lui prescrivant l’usage des eaux de Barèges pour soulager les douleurs liées aux blessures provoquées côté gauche, à la tête, au cou et à l’épaule par le boulet d’Aboukir.

14La dernière partie de la carrière de Jean Pierre dit Étienne se déroule sous d’autres cieux, dans d’autres eaux – celles froides et brumeuses de Boulogne, Amsterdam et Anvers – au temps des guerres impériales et du formidable développement de l’arsenal de l’Escaut. Si sa situation professionnelle semble rétablie, sa vie professionnelle est ébranlée des chocs de la vie privée. François, son frère aîné meurt en 1806, après une longue et brillante carrière au service de la mer. Joseph, son fils né en 1780, lieutenant de vaisseau au beau parcours offensif, trois fois prisonnier des Anglais et libéré sur parole, rompt les amarres de la vie familiale.

15Père, frère et fils ont pourtant navigué ensemble, s’épaulant de leur soutien réciproque et de leurs relations, partageant souvent, sinon les mêmes bords, du moins les mêmes campagnes de mer. Puis, père et fils s’opposent violemment. Joseph s’obstine à vouloir épouser une jeune veuve d’origine anversoise, mère d’un petit orphelin et enceinte de ses œuvres. L’attachement profond qu’il porte à la jeune femme se heurte au refus têtu du son père qui voit une mésalliance dans cette union avec une personne dont « les ressources ne se constituent que dans le fruit de ses journées comme couturière ». Le père, oubliant ses propres origines modestes, défend le « rang qu’il occupe dans la marine et conséquemment dans la société ». Il estime que son fils devrait en faire autant, au lieu de tomber dans l’égarement, la mauvaise conduite, les erreurs.

16Personne ne cède. Ni le fils, ni le père. Ce dernier formule par écrit son refus du mariage. En 1810, il demande, par lettre envoyée d’Amsterdam, au ministre de la Marine de signifier au rebelle le même refus. Le fils choisit alors de démissionner de la marine pour épouser la personne de son choix. Après la mort du père en 1812, la veuve Étienne joue l’apaisement. La famille se reconstitue autour d’elle et de la jeune mère. Un moment désemparé, le clan se ressoude avec Joseph comme aîné, sa jeune sœur Félicité, mariée elle aussi, et la maman apaisée après tant de dissensions. La vie continue, la génération suivante prend le relais. La mer devient un horizon vu de la terre.

17D’un petit pilote audacieux et volontaire, la vie en mer et à terre a façonné un notable sûr de sa valeur et de sa place dans la société. La position revendiquée n’est pas usurpée. Elle est le résultat de circonstances et d’opportunités saisies. L’époque s’y prête. Révolution et Empire voient réussir ces hommes issus du rang, à la compétence certaine, à l’engagement intense, réclamant, à juste titre, la reconnaissance de leurs talents. Professionnels de la mer, aux affectations successives, gravissant à la force du poignet les échelons d’une hiérarchie ouverte par absence des anciens cadres nobles à la méritocratie des modestes, ces hommes acceptèrent toutes les conséquences d’une vie mouvementée. Comme tout marin : partir loin et longtemps ; laisser femme et enfants à terre ; confier ses petites affaires à d’autres ; risquer de tout perdre y compris la vie.

18Jean Pierre dit Étienne, né à la veille de la guerre de Sept Ans, parcourt les mers du globe, touche des terres et des îles, cingle d’un littoral à l’autre, riche de fortunes diverses. Sans états d’âme, il trafique des marchandises et des hommes. Il fréquente plusieurs mondes, plusieurs espaces, plusieurs sociétés qui constituent autant de savoirs. Il croise et brasse, joue de la cohésion familiale comme de l’appui de négociants bordelais avec lesquels il aurait pu continuer de faire des affaires si les événements n’avaient interrompu le trafic négrier. Il sollicite ministre et Premier Consul pour obtenir une affectation navale, fréquente leurs audiences et leurs salons, courtisan maladroit mais obstiné d’un nouveau monde dont il ne possède pas les usages et les louvoiements.

19Mais toujours, il assure ses responsabilités de marin, d’officier, d’administrateur. Cette vie foisonnante résume une époque. L’itinéraire de Jean Pierre dit Étienne, s’il est unique, n’est pas exceptionnel. Ils furent nombreux, ces jeunes mousses que la vie sema de par le monde, à mourir ici où là, trop tendres, trop fragiles. D’autres survécurent, aguerris, meurtris, endurcis. Voraces et volontaires, acquérant savoirs et compétences, ils furent les piliers d’une société en mutation tout autant que les acteurs d’une vie quotidienne ancrée dans l’universel maritime.