1Le 6 février 1606, Philippe Duplessis-Mornay fait conjointement avec son épouse, Charlotte Arbaleste, son testament. L’acte est rédigé à Saumur, la ville dont Mornay est gouverneur depuis 15891. Il est vraisemblable que c’est l’état de santé de l’épouse qui engage le couple à tester. Déjà atteinte de divers maux comme l’attestent sa correspondance et le préambule du testament, Charlotte Arbaleste ne se remet pas du décès de leur fils unique, Philippe, mortellement blessé le 23 octobre 1605 au siège de la ville de Gueldres dans les rangs de l’armée de Maurice de Nassau engagée dans de rudes combats contre le général espagnol, Spinola. Apprenant par la bouche du pasteur Bouchereau, la mort de son fils, Mornay murmure : « J’ai perdu mon fils, j’ai donc perdu ma femme. » Charlotte Arbaleste n’assiste pas à l’enterrement le 21 avril 1606. Elle meurt moins d’un mois plus tard, le 15 mai suivant2.

2C’est dans ce contexte, tragique, que Mornay rédige ce testament conjoint. Après des paragraphes affirmant leur foi, la donation réciproque de leurs biens, des legs en faveur des églises réformées avec qui le couple est lié, des pauvres, d’un étudiant en théologie, apparaissent les clauses concernant la famille et d’abord leurs trois filles survivantes, Marthe, Élisabeth et Anne. Une des clauses est particulièrement intéressante :

« Requerons Messire Jacques de Saint-Germain nostre gendre, et nostre fille de Fontenay sa femme, de retirer Ibora nostre grand Indien, pour le continuer en l’instruction de la Vraye Religion Chrestienne, et le faire baptiser lorsqu’il sera capable ; lequel neantmoins ils pourront mettre ès mains de monsieur de la Ravardière, s’il le demande pour le voyage des Indes, avec promesse de le faire instruire et baptiser comme dessus : et le mesme requerons nous de Messire Jacques des Nouhes aussi nostre gendre, mari de nostre fille de la Tabarière, pour Atoupa frère dudit Ibora ; et d’abondant parce qu’il est plus jeune, de luy faire apprendre les lettres tout ce dont son esprit se rendra capable, et ce parce que nodits gendres sont en païs non esloignez de la mer, où ils peuvent este utiles3. »

3Cette clause permet donc d’apprendre la présence de deux Indiens, Ibora et Atoupa, à Saumur et demeurant, vraisemblablement, au château, résidence du gouverneur depuis 1596 dont le confort s’améliore avec les travaux effectués au début du XVII^e siècle par la réception d’appartements privés richement décorés en tableaux et tapisseries. L’intérêt porté par Philippe Duplessis-Mornay au monde atlantique depuis 1570 permet d’expliquer cette présence amérindienne au bord de la Loire en ces premières années du XVII^e siècle.

DÉCOUVRIR L’ATLANTIQUE PAR LA CAUSE NÉERLANDAISE

4Au printemps 1584, Mornay, qui s’est affirmé au cours des années précédentes comme le principal conseiller d’Henri de Navarre, adresse au roi de France un mémoire dont le titre est sans ambiguïté : Discours au roi Henri III. Sur les moyens de diminuer l’Espagnol4.

5Depuis 1580, le royaume est en paix grâce à l’action de François d’Anjou qui, à la demande de Catherine de Médicis, a su négocier avec Henri de Navarre et les Grands du parti huguenot le traité de Fleix, entériné ultérieurement par le roi (novembre-décembre 1580). Les clauses confirment les textes de Poitiers et de Nérac, textes relativement favorables aux réformés. Mais, Mornay est convaincu que la noblesse catholique regroupée autour des Guises, n’a jamais accepté la coexistence confessionnelle imposée à Poitiers (1577). Au début de l’année 1584, Mornay est persuadé que les Guises préparent une nouvelle prise d’armes pour le printemps. Pour faire face à ce danger, il faut calmer ses coreligionnaires afin d’avoir le temps de mettre sur pied une politique de diversion c’est-à-dire à préparer une guerre contre l’Espagne. Comme le souligne Hugues Daussy « l’idée d’utiliser une entrée en guerre contre l’Espagne, comme un moyen de rétablir l’unité nationale, n’est pas nouvelle5 ». Coligny s’était employé à réaliser une telle entreprise en 1569 et surtout en 1572 à partir, peut-être, d’un mémoire de Mornay6.

6Mornay a espéré dans un premier temps que François d’Anjou réussirait à persuader le roi d’engager la guerre contre Philippe II. Le duc n’était-il pas engagé dans les affaires néerlandaises. En janvier 1579, les provinces du Sud des Pays-Bas, dont la population est majoritairement catholique, proclament l’union d’Arras et assurent une fidélité sans faille au roi d’Espagne. Quelques jours plus tard, les sept provinces du Nord, contrôlées par les calvinistes, forment l’union d’Utrecht. À la recherche d’un monarque, et surtout d’un soutien extérieur, le protecteur des provinces rebelles à l’autorité de Madrid, Guillaume d’Orange fait appel à François d’Anjou. Par ce choix, émerge de nouveau l’idée d’un bloc antiespagnol composé des Néerlandais révoltés, de la France et de l’Angleterre. Comme l’écrit Arlette Jouanna : « Derrière les enjeux religieux, il y a aussi la question de la maîtrise de l’Atlantique nord et de la mer du Nord7. » Si le roi de France est réticent à s’engager dans un conflit avec Philippe II, Catherine de Médicis peut, à cette date, être plus sensible aux arguments des partisans de la guerre. En août 1578, le roi du Portugal, Sébastien, meurt au Maroc. Son successeur, âgé, meurt en janvier 1580. Catherine de Médicis soutient qu’elle a des droits sur le trône du Portugal. Consciente de la fragilité de ses prétentions, elle décide de soutenir un autre prétendant, Antonio, prieur de Crato. Peine perdue, Philippe II s’impose comme roi du Portugal en septembre 1580. Une flotte française armée pour soutenir la résistance aux Açores est écrasée (septembre 1580). Le même mois, le duc d’Anjou passe avec les émissaires des États-Généraux de l’union d’Utrecht le traité de Plessis-lès-Tours. Le 26 juillet 1581, les Provinces-Unies proclament leur indépendance. La tentative du duc d’Anjou de s’emparer par surprise d’Anvers est un désastre : un millier de gentilshommes français est tué par la « furie » de la milice bourgeoise de la ville. Le duc d’Anjou n’aura pas le temps d’entreprendre une nouvelle opération aux Pays-Bas puisqu’il meurt le 10 juin 1584. Mornay avait été, par réalisme politique, favorable au traité de Plessis-lès-Tours, et cela, malgré ses réticences à l’égard du personnage. Les conditions de l’entreprise sur Anvers lui confirment ses appréhensions. Il dénonce à cette occasion la « perfidie » et la « déloyauté » du duc.

7Le double échec de la France au Portugal et aux Pays-Bas contraint Mornay à s’adresser directement à Henri III pour sauver sa politique de diversion. Dans un premier temps, il propose « que sa Majesté rafraischist ses alliances en Angleterre, en Allemaigne et en Suisse ». Dans un second temps, en avril 1584, c’est de vive voix qu’il tente de persuader le roi. A-t-il eu le temps de développer son plan ? Impossible de répondre à une telle question mais il rédige le texte connu sous le titre de Discours au roi Henri III. Sur les moyens de diminuer l’Espagnol. Pour Mornay, il ne s’agit plus d’envoyer quelques contingents dans telle ou telle contrée européenne sous domination espagnole comme les Pays-Bas ou de faciliter la guerre de course contre les navires espagnols, il s’agit d’engager la France dans une stratégie mondiale pour mettre des bornes à l’impérialisme espagnol non seulement en Europe, mais aussi en Afrique, en Amérique et en Asie. Il faut mettre l’Espagne « entre deux fers ». Le conseiller d’Henri de Navarre tente de démontrer à Henri III que les conditions sont favorables pour susciter une ligue antiespagnole8.

LES AMÉRIQUES DANS LA STRATÉGIE DE MORNAY

8Le projet de ligue antiespagnole que Mornay défend auprès d’Henri III et de Catherine de Médicis doit rassembler à l’origine : la reine d’Angleterre, Élisabeth I^re, les princes allemands et le roi du Danemark, Frédéric II. Pour lui, Élisabeth I^re « entrera volontiers dans ceste Ligue » car elle doit réagir à la fois à une conspiration organisée « contre son estat et contre sa propre personne » par l’ambassadeur d’Espagne lui-même mais aussi, concomitamment, « aux grandes menées que Philippe II fait en Écosse ». Mornay peut développer cet argumentaire car l’attitude de Londres à l’égard de Madrid a profondément évolué au début des années 1580. Si depuis 1566, année qui voit le début de la sanglante répression du duc d’Albe contre les rebelles des Pays-Bas, les rapports entre les deux pays sont assez tendus il y a toujours eu de part et d’autre la volonté de ne pas s’engager dans un affrontement total. L’annexion du Portugal, donc de ses possessions ultramarines, par l’Espagne engage Élisabeth I^re dans une politique plus agressive à l’encontre de Philippe II. Le comportement de la reine vis-à-vis de Francis Drake en avril 1581 marque le début de cette nouvelle attitude anglaise. En refusant de rendre des comptes à Mendoza, l’ambassadeur de Philippe II à Londres, sur les pillages du corsaire anglais au cours de son tour du monde et surtout en anoblissant ce dernier, la reine d’Angleterre ne pouvait ignorer que sa conduite envers celui que Philippe II appelait « le plus grand voleur du monde » serait considérée à Madrid comme « une insulte à l’égard de l’Espagne9 ». La participation active de l’ambassadeur espagnol à tous les complots et intrigues menés contre la reine à l’intérieur du royaume mais aussi sur ses frontières va accélérer le processus de rupture entre les deux pays. Mendoza est prié de quitter l’Angleterre en janvier 1584, soupçonné d’avoir soutenu un complot visant à renverser Élisabeth I^re et faire monter sur le trône Marie Stuart. C’est sans doute à ce complot que fait allusion Mornay10.

9Bien plus que le Danemark, pourtant utile pour éviter une mer du Nord et une mer Baltique espagnole – ce qui n’était pas une crainte infondée compte tenu de l’activisme jésuite en Suède à cette époque, ou l’Allemagne – si compliquée car « non encore réunis en corps » comme l’écrit Mornay, c’est l’Angleterre qui a un rôle moteur dans cette « contre-ligue » protestante. Mais, comme le démontre Hugues Daussy, Mornay est conscient des obstacles à lever pour faire l’union des églises réformées d’Europe. Il ne pourra y avoir ligue politique sans accord religieux préalable ! Pour le conseiller d’Henri de Navarre, c’est une nouvelle occasion de regretter la désunion confessionnelle du protestantisme qui reprend l’idée de la tenue « d’un synode général de toutes les églises réformées d’Europe ». Sur ce point, l’échec est patent en 1584. Néanmoins, les délégations envoyées par Navarre, sur le conseil de Mornay, auront permis d’améliorer les relations entre le Béarnais et Élisabeth I^re et de reprendre pied en Allemagne11. Ainsi, au printemps 1584, la ligue antiespagnole dépend presque exclusivement de l’engagement anglais. Les contacts de Mornay à Londres sont décisifs. Il ne peut y avoir de guerre maritime, notamment dans l’Atlantique, contre les Espagnols sans les corsaires anglais. Des hommes que connaît Mornay depuis plusieurs années et dont il suit les entreprises… et dont il obtient des renseignements stratégiques. Les lignes qu’ils consacrent dans son texte aux Amériques le démontrent.

10Mornay propose à la fois d’envoyer une flotte de « quatre grands vaisseaux » pour combattre la flotte espagnole des Antilles et du Pérou et d’entreprendre une opération de débarquement :

« Quant à faire une descente en la Terre-Ferme, j’ai parlé à plusieurs grands navigateurs de diverses nations qui semblent l’avoir bien recogneue, lesquels m’ont souvent asseuré que quatre mille hommes prenans terre à l’endroit de l’isthme appelé Darien, entre Panama et Nombre de Dios, s’en pourraient aisément rendre maîtres. »

11S’installer en ce lieu, c’est s’établir au cœur du système colonial espagnol dont le centre névralgique se situe depuis quelques années sur cette étroite bande de terre. L’isthme de Darien est devenu un passage obligé entre le Pérou et la métropole avec l’indispensable transfert terrestre de Nombre de Dios à Panama12. Des renseignements que Mornay a reçus de Françis Drake et de ses compagnons au cours de ses différents séjours à la cour anglaise au titre d’ambassadeur d’Henri de Navarre à partir de 157613. Il s’agit de priver l’Espagne de ses richesses américaines et a contrario de donner au camp protestant les moyens de sa guerre contre le « papisme ».

12Henri III n’optera pas pour cette politique. Le conseil et même Catherine de Médicis y sont opposés. L’a-t-il au moins entendue ? S’il eut quelques velléités de la réaliser, la mort du duc d’Anjou le 10 juin 1584 et l’assassinat de Guillaume d’Orange le 10 juillet bouleversent la situation politique et diplomatique. Et quelques semaines après, une ligue catholique est organisée par les Guises. Le 31 décembre 1584, un traité d’alliance, certes resté secret, est signé à Joinville entre les Guises et les représentants du roi d’Espagne14. La guerre civile tant redoutée par Mornay est inévitable. Désormais, les relations avec les pays protestants se limitent à obtenir de leur part un soutien diplomatique et financier à Henri de Navarre.

UN INTÉRÊT CONSTANT POUR LES ENTREPRISES FRANÇAISES AUX AMÉRIQUES ?

13Le 15 avril 1589, Mornay entre à Saumur dont il vient d’être nommé gouverneur par Henri III. Cette nomination marque la part prise par lui dans l’accord passé entre Henri III et Henri de Navarre à Plessis-lès-Tours quelques jours auparavant. Le roi et l’héritier au trône de France depuis la mort de François d’Anjou (10 juin 1584) ont décidé de faire front commun contre la Ligue qui tient, entre autres villes et provinces, Paris, la capitale. Navarre exigeait comme gage une ville sur la Loire. Le roi ne consentit qu’à céder Saumur… et à condition que Mornay en soit le gouverneur. Cette exigence marque la confiance tissée au fil des négociations entre Henri III et Mornay. Le nouveau gouverneur de Saumur reçoit une mission stratégique : tenir à l’Ouest les ligueurs bretons emmenés par le duc de Mercœur pendant que le roi et Navarre marchaient sur Paris. Le gouvernement de Mornay va être bouleversé par l’assassinat du roi (1^er août 1589), la conversion et le sacre d’Henri IV. Toute son énergie est, entre autres affaires, mobilisée pour protéger les églises réformées et négocier un statut pour les protestants. Ce qui sera fait par l’édit de Nantes (1598). La distance prise avec Henri IV, à cause de sa conversion, puis l’évidente mise à l’écart de la cour et le « guet-apens » de 1600 isole Mornay à Saumur15. Les Amériques n’ont dû guère être pendant ces années un sujet de réflexion. Mais, au début du XVII^e siècle, deux Indiens vivent à Saumur. Ils témoignent de l’intérêt constant de Mornay pour les Amériques.

14En janvier 1592, Mornay est à Londres pour obtenir l’aide de l’Angleterre au moment où Henri IV assiège Rouen. Il s’agit de persuader Élisabeth I^re qu’une défaite d’Henri IV serait une victoire de l’Espagne qui aurait les coudées franches pour réoccuper l’ensemble des Pays-Bas et se tourner ensuite vers l’Angleterre, désormais isolée « il vaut trop mieux combattre l’Espaignol en France qu’en Angleterre ». Il présente Henri IV « comme le rempart contre l’ambition espagnole16 ». L’ambassade de Mornay est un demi-échec car Élisabeth I^re marque toujours sa défiance à l’encontre d’Henri IV. Sans doute a-t-il rencontré ses amis et recueilli quelques informations sur l’activité anglaise dans l’Atlantique. Mais, à cette date le front est en France.

15Un certain nombre de faits témoignent de la constance de l’intérêt de Mornay pour les Amériques. Et certains de ses contemporains le savent. En 1599, Louis de La Blachière, pasteur de l’église de Niort, adresse un exemplaire de l’ouvrage de Bruneau de Rivedoux, Histoire véritable de certains voyages périlleux et hasardeux sur la mer, avec une dédicace qui confirme que Mornay connaît l’auteur qui a en effet servi sous ses ordres avant d’être nommé capitaine général de l’île de Ré. Si le pasteur voit d’abord dans ces « voyages périlleux et hasardeux » une image de la vie de Mornay – et des hommes en général dans les tempêtes du temps, il sait aussi sa curiosité pour les habitants du Nouveau Monde. Il attend aussi du gouverneur de Saumur qu’il défende son ancien compagnon d’armes des calomnies qui pourraient le viser en l’accusant de n’avoir pas effectué les voyages dont il parle dans son livre17.

16Pour expliquer la présence à Saumur d’Atoupa et d’Ibora, il faut revenir au texte du testament et relever un nom « monsieur de la Ravardière ». Il s’agit de Daniel de la Touche, seigneur de la Ravardière, gentilhomme huguenot d’origine poitevine. Un acteur essentiel des expéditions du royaume outre-mer décidées par Henri IV contre l’avis de son principal ministre, Sully. Le 12 janvier 1604, La Ravardière quitte Cancale à destination de l’embouchure de l’Amazone. Il a pour associé René de Montbarrot nommé en 1602 par lettres patentes du roi lieutenant général de la Guyane. Ce dernier, retenu par sa charge, participe en 1603 à la préparation mais ne peut embarquer. La Ravardière prend donc le commandement de l’entreprise pour un pays qu’il connaît pour y avoir déjà voyagé à plusieurs reprises selon le père Claude d’Abbeville. L’objectif assigné par Henri IV était de confirmer les informations qui avaient été ramenées par Charles de Vaux, un protestant tourangeau, au retour de l’expédition effectuée par Jacques Riffaut au Maragnan dès 1594. Cette terre entre Orénoque et Amazone, « ventre mou » de l’Amérique ibérique, suscite au cours des années 1590 bien des convoitises. Walter Raleigh en vante les richesses dans son ouvrage publié à Londres en 1596 The Discovery of the large, riche and beautiful empire of Guyana qui relate son voyage effectué en 1595. Des Hollandais croisent aussi, débarquent à la recherche de l’Eldorado ! Henri IV marque le succès de l’expédition en nommant La Ravardière le 3 juillet 1605, lieutenant général en la terre d’Amérique depuis la rivière des Amazones jusqu’à l’île de la Trinité18.

17Atoupa et Ibora ont vraisemblablement été ramenés par La Ravardière en 1605 et confié à son ami Mornay. La date de ce voyage, sa destination permet d’avancer l’hypothèse qu’Atoupa et Ibora sont vraisemblablement des « toupinamboux », ou « tupinambas », un terme utilisé par les Français pour qualifier les Amérindiens de cette région mais qui rassemble en fait plusieurs groupes. Comme le précise le texte du testament, ils doivent être éduqués, baptisés. Comme ils portent toujours leur nom indien et non un prénom chrétien, il est possible d’avancer l’hypothèse qu’ils n’ont pas été baptisés. Ils doivent être mis « ès mains de monsieur de la Ravardière, s’il le demande pour le voyage des Indes ». Il était donc prévu qu’ils reviennent en Guyane pour servir de truchement lors de la prochaine expédition. Mais celle-ci met plusieurs années à se concrétiser et à s’organiser. Il faut attendre l’année 1609 pour que Charles de Montmorency autorise l’armement de L’Esprit pour la Guyane. Henri IV confirme La Ravardière dans ses fonctions. À peine a-t-il débarqué à Cancale qu’il apprend l’assassinat du roi (14 mai 1610). Le souverain qui l’avait soutenu dans son entreprise de colonisation du Maragnan n’entendra pas sa relation.

18La mort d’Henri IV n’interrompt pas le projet de colonisation du Maragnan. Mais, La Ravardière doit s’associer avec des partenaires catholiques et assurer le transport et l’établissement de Capucins chargés de la conversion des Indiens. Dans une lettre adressée à Mornay, il évoque ce qu’a représenté pour lui de devoir embarquer des Capucins mais il se soumet car l’aide financière du parti dévot est indispensable à la réussite du projet colonial. De l’expédition de 1612-1613, importante pour la reconnaissance du pays, retenons l’arrivée de six Indiens à Paris le 12 avril 1613. L’année suivante, nouvelle mission. Le rythme s’accélère. La « France équinoxiale » devient une réalité. Ce qui inquiète les Portugais qui établissent un fort en face de l’île où sont établis les Français. Les Français sont mis sous surveillance… y compris dans le royaume. En 1623 Mornay, qui a été démis de sa charge de gouverneur deux années auparavant, est inquiété. Un courrier, rédigé en espagnol, adressé à Mornay est intercepté. Celui-ci fait état d’une visite de La Ravardière à Mornay dans sa demeure de La Forêt-sur-Sèvre et qu’un mystérieux compagnon d’expéditions américaines, un Rochelais, devait les rejoindre. Pour le pouvoir c’est la preuve que Mornay participe à un projet d’expédition. Qui est visé dans cette affaire d’espionnage ? Mornay ? La Ravardière ?

19Entre 1613 et 1623, bien des choses se sont passées en Guyane. En novembre 1614, La Ravardière avait attaqué le fort portugais sans réussir à le prendre.

20Une trêve fut alors conclue et des négociations s’engagèrent. Pour Philippe III, un renforcement de la présence française est un danger pour l’Amérique ibérique. Comme le souligne Nicolas Fornerod, « l’appartenance confessionnelle et l’assise sociale de La Ravardière contribuent à attiser ses appréhensions ». À Paris, le parti espagnol, très influent à cette date, faisait pression sur Marie de Médicis pour qu’elle abandonne la France équinoxiale afin de ne pas mécontenter Madrid. La trêve résistait au Maragnan grâce à l’obstination de La Ravardière. Mais, une flotte et des renforts portugais l’avaient contraint à capituler le 4 novembre 1615. Conduit à Pernambouc, le gouverneur lui avait proposé de se rendre à Lisbonne pour présenter ses revendications. Il y débarque le 23 juillet 1616. Après de multiples rebondissements, La Ravardière est emprisonné à Lisbonne. Il avait fallu une forte pression diplomatique pour que Philippe III ordonne la libération du Français en octobre 1619 mais, il n’avait été relâché que le 29 janvier 1620. En mars 1620, La Ravardière quittait Lisbonne… avec le projet de repartir au Maragnan. Dès son retour en France il nouait des contacts à Saint-Malo, Brouage et La Rochelle mais aussi avec Dom Cristobal de Portugal, le frère du prétendant du Portugal, Dom Manuel, le beau-frère de Maurice de Nassau. Réseaux hollandais, mais aussi réseaux anglais puisque La Ravardière s’était rendu à Londres au cours de l’hiver 1621-1622. En 1623, Philippe IV se plaint auprès de Louis XIII de l’activisme de La Ravardière19.

21C’est au cours de cette année-là que le courrier concernant la réunion chez Mornay à La Forêt-sur-Sèvre est intercepté. Quelle implication peut avoir Mornay dans cette affaire ? Sans doute d’avoir mis à sa disposition ses réseaux néerlandais orangistes et anglais. Les liens de Mornay avec la famille de Nassau sont très forts depuis les années 1570 et il en est de même avec l’Angleterre, et au plus haut niveau en ces années-là avec le roi Jacques I^er comme en atteste sa correspondance. Quant au « Rochelais » qui devait participer à cette réunion, s’agissait-il de René de Loudrière, le nouvel associé de La Ravardière ? Mornay meurt le 11 novembre 1623. Il ne saura pas que le 27 novembre 1624, Louis XIII remettra à La Ravardière et de Loudrière le titre de « lieutenants généraux esdictz pays de l’Amérique depuis la rivière des Amazones jusques à l’isle de la Trinité avec plain pouvoir de faire la découverte et conqueste desdictz pays20 ». Surprenant ? Non, à cette date, la France durcit sa politique contre les Habsbourg. Une orientation qui aboutit au soutien des Provinces-Unies dans leur guerre contre l’Espagne (traité de Compiègne) et au mariage d’Henriette, la jeune sœur de Louis XIII, au nouveau roi d’Angleterre, Charles I^er. Et, sous la houlette de Richelieu, à l’alliance avec les princes luthériens d’Allemagne. Il n’apprendra pas, non plus, la prise de San Salvador de Bahia par les Néerlandais en mai 1624 puis de Pernambouc en 1630 préludes provisoires à la fondation du Brésil hollandais par l’occupation de Recife de 1630 à 1654, la Nouvelle-Hollande connaissant son apogée avec le gouvernement de Jean-Maurice de Nassau (1637-1644)21.

22Philippe Duplessis de Mornay participe de la prise de conscience en France que désormais, les conflits européens ne se dérouleront plus uniquement sur le continent. L’expansion européenne porte au-delà et sur les mers les guerres. La possession de comptoirs et de colonies s’impose comme un des paramètres dont doivent tenir compte les stratèges. Point d’appui, pourvoyeurs de richesses indispensables au budget de grands États comme l’Espagne, les possessions coloniales deviennent des enjeux autant économiques que militaires. En 1572, auprès de Coligny, en 1584, auprès d’Henri III, Mornay entend persuader ses interlocuteurs – à la différence du roi, l’amiral était conquis par cette idée avant le mémoire de notre jeune huguenot – que privée des ressources de son Empire, l’Espagne serait mis « entre deux fers ». La volonté de défendre la France des appétits des Habsbourg, se double chez lui, bien évidemment, de la lutte contre Philippe II, le champion de la cause catholique. Son dessein ? Faire l’unité de la France contre l’Espagne. Une politique qui a le mérite de faire d’une pierre deux coups : fragiliser voire ruiner le « papisme », pacifier la France par une solidarité d’armes entre catholiques et réformés. Marginalisé par Henri IV, tenu à distance par Marie de Médicis, qui sut toutefois l’utiliser quand ce fut nécessaire dans les mois qui suivirent l’assassinat de son royal époux, Mornay reste dans la lutte contre l’Espagne sur la pensée géostratégique qu’il a élaborée et précisée entre 1570 et 1585. La présence d’Ibora et Atoupa marque le soutien sans faille de Mornay aux entreprises de La Ravardière et à la « France équinoxiale », une pique au flanc de l’Empire ibérique. Son investissement consiste d’abord à mettre à la disposition de La Ravardière ses correspondants en France, mais aussi en Angleterre et aux Provinces-Unies. La mort l’empêchera de prendre connaissance des derniers rebondissements de cette aventure française en Guyane.

23À la date du 27 juillet 1608 le secrétaire du consistoire de l’église réformée de Saumur chargé de tenir le registre de la communauté note la sépulture « d’un Indien estant à M. du Plessis, gouverneur22 ». La mention reconnaît au décédé son appartenance à la communauté. Mais, cette reconnaissance ne va pas jusqu’à le nommer. Ibora ? Atoupa ? En l’état de la documentation, il est impossible de répondre à cette double question. Mais, une chose est certaine, il existe en terre saumuroise, sur les rives d’un fleuve ouvert sur l’Atlantique et le Nouveau Monde, une sépulture qui témoigne de l’intérêt de Philippe Duplessis-Mornay, un des Grands du parti huguenot, pour les Amériques.