INTRODUCTION

1Écrire aujourd’hui pour les Mélanges dédiés à Guy Martinière résonne en moi d’une manière toute particulière. En me permettant de réaliser une thèse, il m’a fait découvrir un territoire atypique dans le paysage et l’histoire de France1. Le choix du sujet et du lieu n’est pas un hasard a posteriori.

2Au début des années 1980 naît le projet éditorial d’une encyclopédie des espaces antillais et guyanais sous la direction de Jacques Adélaïde-Merlande notamment. Guy Martinière y rédige les chapitres consacrés à la Guyane du XVIII^e siècle au début de la Restauration, dont un sur l’administration et les politiques coloniales2. Ainsi partis du Brésil, nous avons traversé le fleuve Oyapock, longtemps zone de rivalité de souveraineté et de tensions militaires entre les deux pays3.

3Au début du XX^e siècle, Vidal de la Blache souligne le caractère mythique encore persistant de cette contrée :

« À peine introduit dans la cartographie, le nom de Guyane commença à prendre un sens générique, comme résumant en lui toutes les idées de richesse qu’on se promettait de la contrée. La Guyane entra donc dans l’Histoire avec une auréole légendaire dont il lui resta longtemps quelque chose. »

4À la recherche de l’Eldorado célébré par l’aventurier et auteur Walter Raleigh, la France est partie à la découverte des terres fabuleuses de Guyane. Ce sont les débuts d’une présence durable dans les terres fermes d’Amérique.

5Avec la fin du XVII^e siècle, la France s’établit de manière durable et y organise une gestion administrative locale avec à sa tête des gouverneurs et lieutenants généraux. Parallèlement à cette mise en place, la Guyane voit se multiplier les expéditions de reconnaissance et d’exploration.

6Chargés de la bonne gestion et du développement de la colonie, les gouverneurs et ordonnateurs ont parmi leurs prérogatives la connaissance et la défense de ce territoire, ainsi que le développement de nouveaux bourgs, servant de relais à la présence et à l’autorité de la France. C’est pourquoi des gouverneurs, d’Antoine Lefebvre de La Barre à Gilbert Guillouet d’Orvilliers, vont assurer au cours des XVII^e et XVIII^e siècles l’accompagnement de scientifiques quand ils ne sont pas eux-mêmes à la tête d’expéditions. D’un espace d’exploration, la colonie devient un lieu de peuplement. Par manque d’accès direct par la terre, ces expéditions prennent le fil de l’eau, celle des fleuves et de l’océan.

7C’est à partir des mémoires, des lettres et des rapports envoyés au ministère de la Marine et des Colonies que nous allons nous intéresser à ces administrateurs, leurs motivations, et les résultats de leurs expéditions. Articulée en trois points, la première étape de cette contribution s’attachera à établir le profil de ces hommes. Il s’agit ensuite de comprendre les raisons de ces expéditions et leurs évolutions au cours de la période avant de conclure sur le bilan de celles-ci et la mutation des enjeux autour du territoire guyanais.

PORTRAITS ET STRATÉGIES FAMILIALES DE CES ADMINISTRATEURS-EXPLORATEURS

8De La Ravardière, Poncet de Brétigny, Barrère, La Condamine… La liste des hommes partis à la découverte des terres de Guyane peut être longue. Parmi les officiers, jésuites, botanistes et administrateurs qui s’y sont essayé, nous nous intéresserons à ce dernier groupe composé des gouverneurs, des ordonnateurs/intendants et des « fonctionnaires » subalternes.

9La question ici est de savoir s’il y a un portrait type de l’administrateur-explorateur ou non. Nous allons constater qu’au sein de ce groupe, il y a ceux qui font partie d’une lignée de découvreurs et les autres, plus anonymes, qui le sont devenus un peu par circonstances.

Une histoire de famille

10La Marine présente des familles qui se sont inscrites dans l’histoire de l’exploration puis de la colonisation des terres nouvelles d’Amérique. C’est notamment le cas des Guillouet d’Orvilliers et des Lemoyne de Chateaugué.

Les Guillouet d’Orvilliers

11Rémy Guillouet d’Orvilliers est lieutenant du roi et gouverneur particulier de la dite « isle » de Cayenne de 1796 à son décès en 1713. Si son origine rurale ne le prédestinait pas à une carrière maritime et coloniale, son mariage lui ouvre les portes de l’Amérique. Il épouse en 1666 à La Rochelle la fille d’Antoine Lefebvre de La Barre. Ce capitaine de vaisseau vient de reprendre avec son escadre Cayenne aux Hollandais et devient gouverneur de la colonie de Guyane. De cet embryon de colonie, il posa les bases d’une organisation, dressa les plans des fortifications de Cayenne et fit des essais de culture. C’est le 1^er mai 1682 qu’il est nommé gouverneur général de la Nouvelle-France après une longue carrière au sein de la Marine succédant ainsi au comte de Frontenac. Il emmène alors son gendre Guillouet d’Orvilliers comme capitaine des gardes. L’union du jeune capitaine Guillouet d’Orvilliers à la fille d’un officier établi comme Lefebvre de La Barre est des plus profitables pour le premier. Sous l’impulsion de son beau-père, il amorce une carrière en Amérique française par la Nouvelle-France. Rémy Guillouet d’Orvilliers continue ensuite sa carrière en Guyane où il est nommé lieutenant du roi le 18 août 1690. Il revient sur les terres qui ont vu les débuts de son beau-père comme premier gouverneur de ladite colonie. À l’instar de celui-ci, il est fait à son tour gouverneur en titre le 9 mars 1706 après plusieurs intérims. Si ce mariage allie deux familles du Bourbonnais, il amorce dans le même temps la présence des Guillouet d’Orvilliers en Guyane et les intègre dans une tradition familiale de gouverneur qu’ils poursuivront sur trois générations.

12Son fils premier, Claude, reprend le flambeau. Avec le « pedigree » que nous venons de décliner, Claude ne peut que faire une carrière dans la Marine et les colonies. En 1685, il débute en Nouvelle-France alors que son grand-oncle François Lefebvre de La Barre est gouverneur de la colonie. Il poursuit sa carrière ensuite à Rochefort pendant une vingtaine d’années. Le décès de son père en 1713 ouvre l’intérim au gouvernement de Cayenne : il lui succède en 1716 jusqu’à son propre décès le 12 décembre 1728. De son mariage est né Gilbert Guillouet d’Orvilliers (1713-1764) qui fait la très grande majorité de sa carrière dans la colonie dont il sera gouverneur entre 1736 et 1763. Gilbert va se marier à deux reprises, à chaque fois, avec une femme liée aux Îles du Vent. La première, Marie Élisabeth Giraud de Crezol, est créole de la Martinique et liée au clan Jaham de Haumont de Marigot. La seconde est la fille de François Louis de Brach, gouverneur de la Martinique entre 1728 et 17424.

Jean-Baptiste Lemoyne de Châteaugué

13Jean-Baptiste Lemoyne de Châteaugué est le fils de Charles Lemoyne de Longueuil et de Châteauguay (1626-1685), négociant en Nouvelle-France. Charles Lemoyne doit l’octroi d’un fief, des titres de la seigneurie de Longueuil et de Châteauguay ainsi que des lettres de noblesse au soutien des gouverneurs dont Lefebvre de La Barre. Sa carrière au sein de la Marine fait passer Jean-Baptiste Lemoyne de Chateaugué par Rochefort, la Louisiane, la Martinique, Cayenne et l’« Isle Royale ». Il finit notamment gouverneur de Cayenne puis de l’« Isle Royale ». Il ne s’agit pas là d’un parcours isolé : il fait partie d’une très nombreuse fratrie dont plusieurs membres sont liés à la colonisation du Canada et de la Louisiane quand ils ne sont pas simplement officiers de Marine. Lemoyne de Châteaugué souligne dans ses états de service le fait qu’un grand nombre de ses frères ont été tués dans les guerres au Canada ou décédés en service. Parmi ses frères, il est possible de trouver Charles Lemoyne de Longueuil (1656-1729); Pierre Lemoyne d’Iberville et d’Ardillières (1661-1706), évoqué hier matin par Mme Virginia Donovan; Jean-Baptiste Lemoyne de Bienville (1680-1767). Lemoyne de Chateaugué compte parmi ses neveux deux gouverneurs – l’un de Montréal et l’autre de Trois Rivières – et un capitaine de vaisseau.

14Le futur administrateur de Cayenne passe près de dix ans (1727-1737) à la Martinique comme lieutenant du roi. À peine deux ans après son arrivée sur l’île, il épouse le 7 novembre 1728 Marie Jeanne Émilie Jaham des Fontaines. Elle est très probablement la fille de Jean-Baptiste Jaham des Fontaines (1662-1724), lieutenant-colonel de milice du régiment de Capesterre à la Martinique. Il s’agit là d’une des familles les plus importantes et les plus denses de la Martinique, issue de Jean Jaham sieur de Vertpre, qui se décompose en plusieurs branches dont les Jaham Dupré, les Jaham du Haumont et les Jaham des Rivières.

15Les différentes unions et les cousinages font apparaître des passerelles entre différents administrateurs de Guyane qui n’ont a priori aucunes attaches communes : les Guillouet d’Orvilliers et les Lemoyne de Chateaugué, deux familles qui se trouvent un pied de part et d’autre de l’Atlantique5.

Explorateurs par opportunité

16Une partie des gouverneurs et autres administrateurs envoyés en Guyane ont eu comme responsabilités inédites d’explorer la colonie. Si certains font encore partie de la Marine si étroitement liée à la colonisation et l’exploration, des nouveaux profils apparaissent principalement à partir de 1763 et des réformes de Choiseul.

François de La Motte Aigron : explorateur et gouverneur

17À l’exemple des Guillouet d’Orvilliers, François de La Motte Aigron est de noble extraction provinciale, l’Aunis en l’occurrence, mais sa famille n’est en rien liée avec l’histoire et la découverte du Nouveau Monde. Sa famille est originaire de Montignac en Charente où elle dispose du fief de Combizan. D’après le nobiliaire du diocèse de Limoges, cette famille tire sa noblesse « de cloche » par l’échevinage de la ville d’Angoulême. Traverser l’Atlantique et y faire une carrière nécessitent soutien et réseau. Ses oncles y pourvoient : le capitaine de vaisseau Salampart lui fait faire ses débuts au sein de la Marine et le lieutenant Gobert de Chouppes l’introduit dans la colonie de Cayenne. Mais le plus sûr moyen de s’implanter dans un nouveau lieu est encore de se marier et ce que fait La Motte Aigron à deux reprises. Les alliances familiales entourant François de La Motte Aigron font tout aussi apparaître des officiers de Marine, des nobles de province que de simples habitants de Cayenne mais cet ensemble a permis l’implantation de cet homme dans la colonie, implantation qui ne fera pas souche car il n’a pas eu de descendance6

François Duvillard : habitant et garde-magasin à Oyapock

18Des missions d’explorations peuvent être réalisées par des administrateurs de moindre importance. Ils sont choisis par leurs connaissances du terrain, leurs disponibilités ou tout simplement par défaut. Aux Archives nationales, il est possible de retrouver dans les archives hydrographiques le journal d’une exploration menée en 1738 par le garde-magasin au poste d’Oyapock, François Duvillard. Outre le fait qu’il est affecté au poste d’Oyapock depuis 1727, il est également un habitant possédant une habitation où sont cultivés cacao et café. Il dispose donc logiquement une bonne connaissance de la région. Par contre, nous ne disposons d’aucune information sur la vie et la famille de cet homme et de ses attaches personnelles à la découverte et la colonisation de l’Amérique. Il fait partie de ces nombreux « anonymes » ou, tout du moins, ces petits « fonctionnaires » qui ont participé au développement de la Guyane7.

Les frères de Béhague

19Le nom des Béhague est introduit par deux frères dans la colonie de Guyane : le premier est le major Jacques François Marie Éléonor Thimoléon de Béhague, chevalier d’Hartincourt (1742-1793). Son aîné, Jean-Pierre Antoine de Béhague (1727-1813), n’est d’autre que le commandant en chef et gouverneur par intérim de la colonie en 1763-1765. La présence de cet officier à la tête du gouvernement de la colonie est provoquée par les réformes mises en par Choiseul à partir de 1763 : la Marine n’est plus la seule à fournir le personnel colonial. Ces deux frères appartiennent à une famille de militaires originaire des Pays-Bas autrichiens. Leur famille est particulièrement bien liée à la noblesse française dont les Mollien.

20Le frère du gouverneur s’établit de manière durable dans la colonie de Guyane en épousant la veuve de Joseph Moreton de Chabrillan, ancien commandant des troupes à Cayenne et auteur d’une importante mission d’exploration dans le Haut Camopi. Cet officier est également le représentant dans les colonies d’une très vieille noblesse remontant au XIII^e siècle : la maison Guigues de Moreton de Chabrillan. La greffe de la famille de Béhague ne tient qu’à l’installation du major qui décède à Cayenne le 8 mars 1793 permettant ainsi de retrouver des descendants au XIX^e siècle toujours présents dans la colonie8.

21Six personnages, six parcours familiaux et professionnels : autant de profils d’administrateurs-explorateurs différents. Analysons maintenant dans un second temps les missions au cours desquelles ils se sont illustrés.

« LA GÉOGRAPHIE, ÇA SERT D’ABORD À FAIRE LA GUERRE »

22La connaissance de la géographie de la colonie est un instrument de pouvoir et qui peut le cas échéant servir en cas de conflit. Il est essentiel pour un état de connaître le territoire – de la colonie en l’occurrence – afin de le peupler, de le développer et de le contrôler. Les débuts de la présence française en Guyane pose la question de la connaissance du territoire. L’histoire de cette colonie est intimement liée aux relations qu’elle nourrit avec les pays frontaliers – les Hollandais au nord-ouest et les Portugais au sud-est – relations ponctuées d’anicroches plus ou moins conséquentes. C’est pourquoi des îlots de vie et administratifs vont être disséminés le long du littoral et des zones frontalières afin de renforcer l’autorité française sur ledit territoire. Gouverneurs et ordonnateurs sont les principaux acteurs de cette politique.

La rencontre avec ces terres fermes d’Amérique

23En tant que premier gouverneur en titre de la colonie, Lefebvre de La Barre se doit de reconnaître les limites du territoire placé sous son autorité. En 1664, « ce gouverneur employa aussi, dit-il, pendant une année entière un habile pilote à visiter toutes les rivières et toutte la coste de Cayenne et de la terre ferme voisine ». En dépit de cette bonne volonté et en l’absence d’un cartographe, le résultat n’est pas à la hauteur de l’ambition affichée. « Il fut mal servi à en juger par la description qu’il donne de ces côtes apparemment d’après ce pilote ». Il se trompe dans la description de l’embouchure de l’Iracoubo, et sur la position du Macouria et du Kourou.

24Pierre Éléonore de Férolles qui prend le relais du gouvernement souhaite poser les bases d’une place forte à Cayenne. Il envoie au ministère un plan raisonné ainsi qu’une carte des rivières connues du gouvernement en 1696. Il est également l’auteur d’un « mémoire concernant la possession de la Guyane par les Français » deux ans plus tard. Il charge également François de La Motte Aigron alors capitaine de l’exploration de l’Oyapock. Férolles écrit au ministre qu’il l’a envoyé « visiter la rivière d’Oyapock et la remonter le plus haut qu’il pourra, attendu que c’est l’endroit de ce pays d’où l’on doit retirer les plus grand avantages pour le commerce selon le rapport des traitteurs et des Indiens ». Le bassin de l’Oyapock est au centre des préoccupations du prochain gouverneur, Rémy Guillouet d’Orvilliers : il désire faire compléter en 1706 les investigations menées jusqu’à présent car il juge le lieu propre à accueillir un établissement9.

Exploiter, recenser et peupler

25C’est le fils de Rémy Guillouet d’Orvilliers, Claude, qui coordonne une expédition en 1727 dont l’objectif est de remonter l’Oyapock et de rejoindre le Maroni par le Tamouri. La recherche de mines d’or et d’argent dans l’intérieur des terres a pris la place des volontés de peuplement :

« Monsieur d’Orvilliers faisait assez tout ce qui dépendait de luy pour reconnoistre l’intérieur des terres dans l’étendue de son gouvernement et pour découvrir les mines qu’elles pouroient renfermer. Mais il manquait d’homme capable de les parcourir fort utilement. […] Un des premiers officiers qui commandait à Oyapock eut ordre de remonter cette rivière jusques là pour voir ce qui en était… »

26Il ouvre ainsi la marche à d’autres missions dans cette région. Jacques-François Artur juge ses missions d’autant plus nécessaires que la rivière de l’Oyapock a été selon lui « extrêmement défigurée, quoyqu’en beau » par le père Labat qui en donne une étendue navigable plus importante que dans la réalité.

27Dès 1729, le père Fauque remonte l’Oyapock jusqu’au Camopi dans le but de convertir les Amérindiens et de les rassembler au sein de missions. La même année, le sergent La Haye est envoyé par le gouverneur Guillouet d’Orvilliers le long de l’Oyapock pour reconnaître les terres à l’ouest et au nord du Camopi. Missionné pour reconnaître les ressources minières de cette région, il découvre une forêt entendue sur 10 lieues de cacaoyers. En 1738, c’est au tour du garde-magasin du poste d’Oyapock de réaliser une expédition entre l’Oyapock et l’Approuague « en faisant faire un chemin par les Indiens ». C’est aussi l’occasion pour lui d’étudier les vents qui balayent ces rivières. Son journal de bord est consultable dans la série hydrographique des archives de la Marine. À la fin de cette compilation, on retrouve des dessins de côte mais plus tardifs de Cayenne et Cabassou. On ignore l’auteur de ces relevés mais l’artiste a pris le temps de faire un portrait en marge des feuillets. Des nouvelles routes fluviales sont au cœur des recherches de ces explorateurs : elles représentent en effet le seul moyen de percer la forêt si dense qu’elle se révèle être un véritable dédale : la mésaventure de deux randonneurs au printemps dernier illustre parfaitement bien la difficulté à se repérer.

28Bien qu’issu d’une illustre famille d’explorateurs de l’Amérique du Nord, Lemoyne de Chateaugué ne prend pas lui-même la tête de l’expédition en 1742 dans le haut Camopi. C’est Joseph Moreton de Chabrillan, lieutenant de garnison, s’en trouve chargé avec l’objectif de pacifier la région qui connaît d’importantes rivalités entre les tribus amérindiennes. Il est possible de retrouver le journal de cette mission retranscrit dans le manuscrit sur l’histoire de la Guyane de Jacques-François Artur. Outre les aspects diplomatiques, c’est aussi l’occasion de réaliser des relevés et la description du haut bassin de l’Oyapock et du Maroni10.

29La venue en 1744 de Charles Marie de La Condamine en Guyane se fait à l’occasion du retour de l’expédition qu’il menait en Amérique du Sud avec plusieurs scientifiques et académicien entrepris 8 ans plus tôt. Le naturaliste profite de son séjour dans la colonie pour effectuer des relevés topographiques et cartographiques ainsi qu’un descriptif des conditions de navigation entre Cayenne et Kourou.

30Avec l’aide du médecin du roi et du gouverneur Gilbert d’Orvilliers, La Condamine se rend à Kourou pour faire des expériences sur la vitesse du son à partir de coups de canon :

« Le 22, il partit pour Kourou, où je l’accompagnay aussi avec M. d’Orvilliers et le major de la place [Jean-Baptiste Hyacinthe Dunezat de Saint-Michel]. Le principal dessein de M. de la Condamine était d’y faire l’expérience du son. L’ingénieur M. Fresneau avait les ordres de M. d’Orvilliers et une instruction de M. de la Condamine pour faire tirer du fort trois coups de canon chaque jour pendant trois jours consécutifs à commencer le lendemain de notre départ. »

31Ce voyage est l’occasion de la publication à son retour d’un Journal du voyage fait à l’Équateur servant d’introduction historique à la Mesure des trois premiers degrés du Méridien (1751).

32Ces expéditions ont produit une importante littérature composée de mémoires, de journaux, et de cartes. La publicité autour de Cayenne et de sa colonie est importante mais est-elle pour autant efficace ? Le bilan à la fin du XVIII^e siècle est en effet à mitiger.

DÉFINIR LES FRONTIÈRES ET APPARITION DE NOUVEAUX ESPACES DE VIES

33En terre ferme de Guyane, la France n’ambitionne pas de création urbaine majeure dans les premiers temps pour marquer sa présence en Amérique du Sud : Cayenne se contente jusqu’à la fin du XVII^e siècle d’un fortin de bois. C’est la compagnie de Rouen qui est à l’origine du petit fort Saint-Michel de la colline du Cépérou surplombant l’anse sablonneuse de Cayenne. Des fortifications inspirées par Vauban sont commencées à partir de 1689 suivant un plan orthogonal en damier, typique des ports coloniaux. Il s’agit d’une place forte atypique basée sur un hexagone irrégulier, entourée de remparts de terre. Cet ouvrage est composé de trois bastions, côté terre, d’un demi-bastion et de deux batteries, face à la mer.

34Quant au développement de son emprise sur les terres de Guyane, la France se heurte à des difficultés majeures en raison d’un manque chronique d’hommes, ceux-ci représentant une condition essentielle pour toute entreprise coloniale. À la fin du XVII^e siècle, les Français occupent davantage des places fortes que des villages et n’exploitent qu’une infime portion du territoire conquis : l’île de Cayenne avec Remire et Matoury, à l’est l’Approuague et l’Oyapock, à l’ouest Kourou et Sinnamary.

35Pourtant, le territoire reconnu de fait à la France part des environs de Cayenne jusqu’au delta de l’Amazone. La définition du territoire relevant de la souveraineté française est donc peu précise. Dès la fin du XVII^e siècle, la monarchie française cherche alors à contrôler effectivement ses terres sur le plateau des Guyanes en tentant de s’imposer aux Hollandais établis à l’ouest et aux Portugais à l’est.

Oyapock et la présence portugaise à l’est

36Le poste de Saint-Louis d’Oyapock, fortin de quatre bastions, est créé en 1722 avec la volonté de signifier aux Portugais du Brésil les limites des territoires de chacun :

« Messieurs d’Orvilliers et d’Albon, pour arrêter ces voisins, et les contenir dans leurs justes limites, proposèrent au ministre d’établir et de fortifier le Maroni et l’Oyapoc. Ils demandaient deux nouvelles compagnies pour garder les deux forts qu’ils proposaient de faire construire sur ces deux rivières, avec deux cents nouveaux habitants, partie laboureurs et partie artisans, pour y commencer deux établissements solides. Les deux compagnies furent accordées sans difficulté et envoyées en 1722. Mais quant aux habitants, le ministre répondit qu’on n’avait point trop de ces sortes de gens en France. »

37Les projets élaborés par les autorités locales se heurtent aux données budgétaires imposées par le ministère et le roi. Entre le Maroni et l’Oyapock, les administrateurs ne disposent pas de moyens suffisants à l’établissement de deux postes et c’est la frontière sud-ouest qui se trouve dotée d’un fort. La rivière de l’Oyapock représente une frontière naturelle entre la terre équinoxiale et le Pará portugais; d’ailleurs les autorités décident pour marquer cette symbolique de la construction d’un fort au lendemain de la signature du traité d’Utrecht, d’autant que les Portugais auraient bravé l’autorité française en gravant leurs armes sur la Montagne d’Argent, à près de trois lieues en amont de l’Oyapock. Cette place forte sert de point de départ à la colonisation du bassin de la rivière; un missionnaire y est même dépêché. Les liaisons jusqu’à Oyapock sont périlleuses en raison des embouchures dangereuses de l’Oyapock et de l’Approuague. Le poste de Saint-Louis est accessible uniquement par pirogue, privant de soutien la garnison : un corsaire anglais le prend et le détruit sans peine en 1744. Le bas Oyapock et ses affluents sont colonisés par d’anciens soldats devenus colons installés sur des petites exploitations. La plupart de ces hommes épousent d’ailleurs des indiennes, seules femmes disponibles. Le bourg est alors dépourvu de juge, de procureur ou de notaire, réduit à quelques maisons autour de la demeure des jésuites et de l’hôpital, de la caserne et du magasin du roi. En 1727, le lieutenant Dunezat y est envoyé avec un détachement d’une vingtaine d’hommes avec approvisionnement et munitions et un sergent fait office de garde-magasin. En 1732, l’autorité ministérielle soutient et encourage les décisions et les efforts des administrateurs de Cayenne : il est demandé au gouverneur Dussault de Lamirande et à l’ordonnateur Lefebvre d’Albon de rester attentif aux engagements du service du roi à l’établissement d’Oyapock avec une enveloppe financière de 2 500 livres. Quelques années plus tard, suite à un voyage d’inspection sur place, l’ordonnateur Lemoyne se fait l’écho des observations du gouverneur Guillouet d’Orvilliers et du contrôleur Des Essarts : le poste d’Oyapock doit être fortifié à la mesure de son rôle défensif à l’égard des Portugais du Pará. Des travaux seront alors réalisés. Cette occupation du territoire s’inscrit dans un large « contesté » des frontières entre colonisateurs européens, contesté possible en raison d’une certaine méconnaissance de la géographie de leurs colonies respectives. Pour s’imposer aux Hollandais et aux Portugais, la France présente un handicap majeur avec une très faible population, surtout en dehors de la ville de Cayenne. Ces contestés territoriaux vont ponctuer les relations entre la Guyane française, le Surinam et le Pará.

Vers l’ouest et le Surinam

38À l’opposé, la rivière de Sinnamary marque une première limite à l’aire d’influence de Cayenne et de l’autorité de la France. Au-delà, ce territoire est disputé aux Hollandais installés au Surinam : preuve en est, en 1722 le gouverneur hollandais de Paramaribo prétend fixer la frontière entre les deux colonies au niveau du Sinnamary en lieu et place du Maroni. Alors gouverneur à Cayenne, Claude Guillouet d’Orvilliers souligne la nécessité d’établir un poste à Sinnamary. La colonisation de la région commence au niveau du Kourou à l’initiative des Jésuites. Au XVIII^e siècle, l’activité des Jésuites s’étend de Kourou jusqu’à Iracoubo en passant par Sinnamary, englobant la population de ces bourgades. C’est vers 1715 que le père Lombard s’installe au niveau de Kourou où il fait construire une église et une école : en 1723, les Galibis en forment la principale et la plus nombreuse « nation ». Près de Sinnamary, une autre mission est fondée entre 1734 et 1741 par le père Matthieu de Caranave sous le patronage de saint Joseph. Les Jésuites, grâce à leur puissance économique et à leur dynamisme, vivent en totale autarcie sur leurs missions par rapport à l’autorité royale. L’administration voit d’un mauvais œil cette région coupée totalement de tout contrôle royal. À la différence de l’Oyapock, cette région ne se voit dotée que très tardivement d’agents royaux (à partir des années 1763 avec la tentative de colonisation blanche de Kourou). Il faudra attendre donc le départ des jésuites de la colonie pour que des relais des administrateurs de Cayenne soient installés au nord-ouest du territoire.

39En 1762, Béhague, alors commandant, visite la Guyane afin de trouver un site convenant à l’établissement d’une future colonie :

« Le 30 [août], le nouveau commandant continua à reconnoistre le païs : il fit le tour de l’isle par la rivière de Barca [Rivière du Tour de l’Isle], et se rendit ensuitte à Approuague, dont on luy avait parlé avantageusement. Il cherchait surtout un port capable de recevoir de gros vaisseaux, et on luy avait fait entendre qu’il pourrait le trouver dans cette rivière; mais elle n’a pas plus de profondeur à son embouchure que celle de Cayenne… Il se transporta ensuitte à Oyapock, mais il y trouva encore moins d’eau à l’embouchure intérieure… Il fut d’ailleurs assez content de cette rivière et du païs mais il luy préféra Approuague où il projetta le chef lieu de la colonie au préjudice de Cayenne préférable à tous égards.  »

40Au Service Historique de la Défense, on retrouve ainsi plusieurs cartes et plans des rivières de Guyane communiquées par Béhague11.

411763 représente une date charnière pour la Guyane et Cayenne. La perte des colonies américaines modifie en effet totalement sa position géopolitique. Choiseul y rêve d’une « Nouvelle Acadie » guyanaise avec l’objectif de fournir aux Antilles le bois, le bétail, et les salaisons importés jusqu’alors du Canada. Choiseul multiplie par l’entremise du premier commis du Bureau des colonies des demandes d’information auprès des administrateurs en place sans pour autant dévoiler l’ensemble de son projet.

42En 1762, ils font nommer sur place le lieutenant-colonel Béhague de Sept-fontaines chargé d’étudier les possibilités de développement de la colonie. Son mémoire d’instructions définit les cadres de ses investigations sur place devant considérer la Guyane

« comme un pays nouvellement découvert ou il est question d’établir solidement une colonie, et proposera cet établissement d’une manière à la rendre aussi avantageuse à l’état politique des colonies, que fructueuse et utile pour le commerce de la France ».

43Plus particulièrement, il lui est demandé de trouver un lieu pouvant devenir un port capable de recevoir des frégates d’au moins 30 canons, d’évaluer la défense de Cayenne et l’état de son fort et proposer le cas échéant la construction de batteries, de chiffrer les troupes et l’état-major.

44Dans le même temps, il est nommé par le ministre commandant en chef de la colonie et gouverneur par intérim dans l’attente de l’arrivée du chevalier de Turgot. Il envoie ses premières analyses en 1763 où il émet quelques réserves sur les potentialités et la réalisation du plan de son ministre.

45Parallèlement, un projet de colonisation rédigé par Bruletout de Préfontaine inspire Choiseul. Les commandes de cette nouvelle colonie sous les tropiques sont attribuées à Étienne-François Turgot comme gouverneur, et Jean-Baptiste Thibault de Chanvalon comme intendant. Ce projet se singularise par la mise en retrait des administrateurs locaux, ayant acquis une certaine connaissance du terrain et des spécificités guyanaises, le manque de préparation, son record morbide et le discrédit qu’il jette sur la colonie.

CONCLUSION

46En dépit de ces multiples expéditions, cette fin du XVIII^e siècle se caractérise par une occupation sommaire du territoire. La présence française est marquée par quelques postes militaires, plutôt que des villes, disséminés le long du littoral. Les postes de Sinnamary, d’Iracoubo, de l’Approuague et de l’Oyapock sont tenus par des militaires, chargés du service administratif, depuis les années 179012. Certains postes administratifs sont supprimés comme celui du garde-magasin d’Iracoubo, poste replié à Sinnamary, suite à la décision commune de Cointet et Corio13.

47Les habitations représentent l’unique mode d’occupation de l’espace colonial, espace résumé à la bordure littorale. Au cours du XVIII^e siècle, ces exploitations ne partent pas à la conquête de nouveaux espaces, mais se densifient au niveau des vallées de Montsinéry, de Tonnégrande et de la Comté, ainsi qu’entre Cayenne et Kourou. Le reste du territoire – la majeure partie de celui-ci – échappe totalement aux représentants du pouvoir colonial : cela correspond à toute la partie intérieure mais aussi la zone littorale au-delà de Sinnamary.

48Cette période marque également un tournant dans l’histoire et la réputation de la Guyane : après les échecs des différentes tentatives de colonisation libre (Kourou en 1763 et le projet de Bessner), la Guyane passe d’une colonie de peuplement à une colonie pénale. La Révolution décide de faire de cette colonie, dont on ne sait plus quel parti en tirer, un lieu de déportation, comme plus tard les Mascareignes, la Corse et l’Île d’Elbe. Le décret de l’Assemblée législative du 26 août 1792 y prévoit la déportation des prêtres réfractaires. Cette décision est soutenue par les députés de la Guyane à Paris, Bagot et Pomme, qui voient dans la déportation de religieux en Guyane, la possibilité de fonder un centre de culture « florissant14 ».

49La décision de faire des terres guyanaises un lieu de déportation marque un tournant. D’un espace de colonisation, de mise en culture, de projets de vie, ce territoire devient mortifère, synonyme de mort pour le métropolitain. La réputation de la colonie est encore profondément marquée par la catastrophe de Kourou quand les témoignages des déportés et le dénombrement des morts des religieux se font connaître. L’« enfer vert » prend forme aux yeux des Français. La Guyane devient une « guillotine sèche » à l’aube du XIX^e siècle.