Les mobilisations paysannes à l’épreuve du changement sectoriel
Le cas de la grève du lait au Pays basque1
p. 167-193
Texte intégral
1Volatile par nature, l’attention médiatique à l’égard des agriculteurs a été ravivée à l’occasion de la « grève du lait » initiée dans plusieurs régions françaises par des producteurs de lait de vache en septembre 2009. L’événement aura sans doute permis de révéler à l’échelle sociétale la situation complexe d’une catégorie socioprofessionnelle en proie à des mutations accélérées. L’analyse de cette crise peut servir de miroir reflétant les évolutions d’un secteur, pris ici sous l’angle des mobilisations socioprofessionnelles. On en observera les modalités au Pays basque français, un choix de territoire doublement pertinent. D’une part, et malgré un désaccord sur les chiffres de la mobilisation, tous les observateurs s’accordent pour voir dans le Pays basque – et dans les Pyrénées-Atlantiques – l’un des territoires français où la grève de septembre 2009 a été la plus fortement suivie. Ensuite, le syndicalisme agricole est porteur ici d’une histoire singulière, qui s’est stabilisée autour d’un clivage entre Fédération Départementale des Syndicats d’Exploitants Agricoles (FDSEA) et Euskal herriko laborarien batasuna (ELB, Union des paysans du Pays basque), branche basque de la Confédération Paysanne. La structure bicéphale du département des Pyrénées-Atlantiques (Béarn et Pays basque) s’est fait ressentir sur le plan syndical. La grève du lait a vu l’irruption d’un troisième acteur, non syndical mais associatif et spécialisé, l’Association des Producteurs de Lait Indépendants (APLI), qui pourrait peut être à l’avenir venir troubler ce bipartisme syndical.
2Loin de vouloir aborder l’ensemble des enjeux soulevés par la crise du lait, ce texte se recentre sur les mobilisations activées à cette occasion. Il s’agit d’illustrer, avec un cas de mobilisation territoriale, l’hypothèse développée par Élise Roullaud2 à propos de la grève de 2009. Outre l’originalité du répertoire d’action, l’auteur voit dans la grève le révélateur d’un double phénomène : la sectorisation forte de la représentation syndicale avec le renforcement d’organisations par filières, et la prégnance de la dimension européenne dans la façon de concevoir les enjeux mais aussi de penser l’action protestataire. Ces éléments génériques se retrouvent sur la scène basque. S’y greffe un contexte local marqué par une bipolarité syndicale interrogée par l’émergence d’une forme de mobilisation atypique. On examinera successivement, à partir d’une approche séquentielle, les différentes étapes de la mobilisation. À partir d’un exposé succinct des causes de la crise, nous reviendrons sur la grève proprement dite, la sociologie des acteurs impliqués et les modalités d’action, avant d’extraire quelques pistes concernant les conséquences de cette mobilisation.
VERS LA MOBILISATION : FLUCTUATIONS DES PRIX ET MUTATIONS DES RÉGULATIONS
Une crise européenne
3À l’échelle française, la crise du lait révèle l’une des pires crises que le secteur agricole ait connues depuis une trentaine d’années, avec une chute du revenu moyen des agriculteurs ayant atteint les - 20 % en 20083. La crise dans le secteur bovin-lait est provoquée par la baisse brutale du prix du lait à un niveau jamais atteint par le passé, y compris en 2006, pourtant une très mauvaise année. Cette baisse, imputable en partie à la baisse de la demande, est consécutive à une hausse toute aussi exceptionnelle à l’échelle européenne en 20074. Ces fluctuations témoignent d’abord d’une forte sensibilité des mécanismes de fixation des prix aux marchés mondiaux (pour la poudre de lait et le beurre), à côté des marchés européens (fromages ordinaires et produits de grande consommation) et intérieur (produits de qualité, bien valorisés). En 2007, les prix flambent à la suite d’une augmentation continue de la demande des pays asiatiques et d’une chute de production de certaines nations exportatrices. Les producteurs européens, notamment allemands et français, réagissent en augmentant leur production, ce que permet l’altération des quotas. L’augmentation engendre du même coup une chute brutale des prix dans des marchés désormais dérégulés. Les excédents européens se déversent dès lors dans les pays de Sud, soutenus par les subventions aux exportations5.
4Ces fluctuations économiques, à effet direct sur le revenu des producteurs, interviennent dans un contexte de mutation de la régulation publique du secteur. À l’échelle de l’Union Européenne (UE), la fin programmée du système des quotas est entérinée par les ministres de l’Agriculture le 20 novembre 2008. L’objectif est de libéraliser les niveaux de production, de baisser les prix à la consommation et de renforcer la compétitivité du secteur. De façon globale, le système de régulation reposant sur le contrôle des droits à produire par les quotas depuis 1984, la préférence communautaire (taxation du lait importé en Europe), l’intervention sur les stocks d’excédents permettaient jusque-là de limiter les variations de prix et d’en amortir les effets sur le producteur. En 2003, l’UE confirme le démantèlement progressif (jusqu’en 2015) des quotas, l’altération de la préférence communautaire, sous la pression de l’OMC et des États-Unis, et la réduction des fonds d’intervention. Parallèlement, la réforme de la PAC de 2003 remplace le financement public du soutien au marché par des aides directes aux éleveurs (aides laitières qui deviendront des droits à paiement unique). L’aide au revenu du producteur est déconnectée de la quantité produite et du soutien au marché. En 2006, les effets d’une régulation essentiellement par le marché se font sentir, avec des fortes fluctuations de prix et une chute des prix considérable. En 2007-2008, le coût des matières premières, des aliments et de l’énergie augmente, ce qui aggrave le coût de revient du lait.
5Ce tournant dérégulationniste est renforcé à l’échelle nationale française par une injonction de la Direction Générale de la Concurrence et de la Répression des Fraudes (DGCCRF) en avril 2008 à l’encontre de l’interprofession, afin qu’elle mette un terme aux mécanismes de recommandation de prix qui étaient jusque-là négociés aux échelles nationale (CNIEL, Centre National Interprofessionnel de l’Économie Laitière) et régionale (CRIEL) entre producteurs (représentés par la FNPL, branche laitière de la FNSEA), industriels (FNIL) et coopératives (FNCL). L’émission de recommandations nationales pour le prix du lait tombe dès lors sous le coup d’une accusation de distorsion de concurrence, mais dans un contexte où le prix du lait est très élevé. Malgré cette injonction, des négociations s’ouvrent entre industriels et représentants des producteurs, dans un contexte de mobilisations devant les laiteries. Ces discussions se déroulent à l’échelle de l’interprofession, une échelle de régulation spécifique à la France. Le 3 juin 2009, la FNPL parvient à un accord avec les industriels, autour d’un prix moyen du lait à 280 euros les 1 000 litres pour 2009. Ce faisant, la FNPL prend acte de la fin des quotas et de cette forme de régulation, et plaide en faveur d’une adaptation à la nouvelle situation par le biais d’une contractualisation entre le producteur et l’industriel. L’accord est critiqué par les organisations syndicales minoritaires (Confédération Paysanne, Coordination Rurale) et la nouvelle APLI. S’y exprime la critique contre le monopole de la représentation des producteurs par la FNPL au sein de l’interprofession et contre les termes d’un accord jugé trop favorable aux industriels.
Un secteur en mutation au Pays basque
6Ces évolutions sont suivies de près au Pays basque, où la filière, malgré des évolutions structurelles, reste dynamique. Le département des Pyrénées-Atlantiques, avec environ 1 100 producteurs, produit autour d’un tiers de la collecte de lait en Aquitaine. Pour le seul Pays basque, les estimations du nombre de producteurs en activité en 2010 varient entre 350 et 450. Le Pays basque, avec 60 millions de litres, représente un peu plus du tiers de la production départementale pour environ un tiers des producteurs. En moyenne, chaque exploitation produit entre 160 000 et 200 000 litres (selon les estimations), soit des niveaux et des quotas légèrement inférieurs à ceux de l’échelle départementale. Lorsque les quotas sont fixés en 1983, on trouve 5 400 producteurs de lait de vache dans le département. Ce nombre passe à 1 100 en 2009, soit une baisse de 79 % en 27 ans ! Au Pays basque, le lait de vache régresse en montagne, au point de disparaître dans certains cantons, comme ceux de Tardets et Baigorry, désormais spécialisés dans le lait de brebis et la production de viande bovine. Dans la Soule, un producteur de Libarreinx mis à part, la dizaine de producteurs de lait de vache se concentre en basse Soule, entre Mauléon et Charritte. Les producteurs de lait de vache sont aujourd’hui répartis dans l’ensemble des territoires de coteaux et de plaines. Certaines zones limitrophes des Landes, comme Bardos-Bidache, constituent des bassins laitiers importants.
7À la différence d’autres productions, le lait de vache, en tant que matière première, est fortement dépendant des logiques industrielles. Si la vente directe se développe chez les producteurs basques, elle reste une option minoritaire ou complémentaire. La grande majorité de la production est collectée par des laiteries à statuts, soit coopératif, soit privé. Le principal opérateur privé reste Danone et, de façon très minoritaire, Chaumes. Parmi les coopératives, certaines, comme Berria ou 3A6, assurent collecte et transformation du lait. D’autres se concentrent sur la collecte, comme la Coopérative Laitière du Pays Basque (CLPB), qui regroupe 38 producteurs, et Haize Hegoa (le Vent du sud), mais qui collecte peu en Pays basque. Les coopératives de collecte recueillent le lait et le revendent à des opérateurs privés qui le transformeront. Le caractère aléatoire de la relation commerciale avec les opérateurs privés peut conduire certaines coopératives à placer le lait, par défaut, sur le marché SPOT, soit un marché instantané entre laiteries, volatil par excellence et soumis à une forte pression spéculative. De fait, la forte dépendance des producteurs à l’égard des laiteries en font des acteurs vulnérables aux stratégies commerciales, aux négociations en amont entre industriels et centrales d’achat. La crise de 2008 frappe directement ce bassin laitier fragilisé, et pousse les producteurs à adopter différentes stratégies pour y faire face.
LA MOBILISATION : LA GRÈVE ET L’ÉMERGENCE DE L’APLI
Un nouveau système d’acteurs ?
8Les réactions à la crise ne s’expriment pas d’une seule voix. Le contexte de crise du secteur a favorisé l’émergence de nouvelles organisations syndicales ou parasyndicales, notamment l’APLI, créée en France en décembre 2008. À l’échelle européenne, l’APLI intègre le European Milk Board (EMB), structure essentiellement franco-allemande, qui, depuis 2006, a choisi de ne pas s’affilier au COPA-COGECA, principal groupe d’intérêt institutionnalisé regroupant syndicats et coopératives agricoles à l’échelle européenne. L’EMB entend, par une mobilisation parallèle, œuvrer en faveur d’une instance européenne de contrôle représentant l’ensemble des acteurs de la filière laitière.
9En France, l’APLI démarre d’un noyau d’une quinzaine de producteurs du Tarn, de l’Ariège, de l’Aveyron, etc., spécialisés dans la génétique et les concours de vaches, et cherchant depuis quelques années à promouvoir des approches alternatives aux choix génétiques français, inspirés notamment du modèle canadien. Ce noyau suit avec intérêt la grève du lait allemande de mai 2008, et réfléchit à une action équivalente en France. Une première réunion se tient en Aveyron en octobre 2008 et réunit 350 personnes issues de neuf départements. S’y expriment des producteurs en difficulté, déçus du syndicalisme majoritaire. L’APLI émerge de ces réunions en tant que forme associative et asyndicale, et réfléchit aux répertoires d’action. Les producteurs participent aux blocages de laiteries et aux mobilisations de la fin 2008. S’estimant insatisfaits par l’accord interprofessionnel du 3 juin 2009, ils envisagent d’autres moyens d’action.
10L’APLI s’implante tout particulièrement dans les bassins laitiers fragiles, particulièrement dans le Grand-Sud-Ouest (Midi-Pyrénées et Aquitaine). Le mouvement gagne le Pays basque par le biais d’un producteur basque installé dans le Tarn, qui participe aux prémisses de l’APLI. De retour au pays, il s’installe en GAEC dans la Soule. À l’automne 2008, deux producteurs basques envisagent une première tentative de grève pour début 2009, et organisent une première réunion en novembre 2008 près de Tarbes (en Bigorre, dans la région Midi-Pyrénées), puis en pays de Mixe. Fin 2008 - début 2009, plusieurs actions syndicales (blocages de centrales d’achat, occupations de grandes surfaces, etc.) conduisent à un accord. Jugeant ces avancées insuffisantes, l’APLI relance un cycle de réunions au printemps 2009. La mobilisation associe des producteurs basques, béarnais, haut-pyrénéens, ariégeois, etc. À l’échelle basque, de son noyau souletin et bas-navarrais, le mouvement trouve des relais à Bardos, Came et en vallée de Cize, et gagne Saint-Pée-sur-Nivelle et la Côte basque. Les producteurs basques constituent avec leurs voisins immédiats béarnais et landais, la section Landes - Pyrénées-Atlantiques de l’APLI. Se structure dès lors un réseau propice à soutenir une éventuelle mobilisation de grande ampleur. Celle-ci ne tardera pas.
11Les militants de l’APLI au Pays basque entendent stabiliser leur mouvement autour de quelques idées maîtresses. L’APLI, d’une part, se dit indépendante, et se présente comme une structure associative et asyndicale, qui entend se démarquer du clivage FDSEA-ELB :
« Il n’y est plus, le clivage. Vu la baisse des revenus, il n’y a plus de clivage. Je crois qu’aujourd’hui, au Pays basque comme partout ailleurs, tous les syndicats ont perdu du pouvoir parce qu’on en est arrivé là. Maintenant on ne dit plus : il est de la fédé, il est d’ELB. Ils ont perdu de leur pouvoir. On n’a plus peur des syndicats, on n’est plus en adoration non plus. Ils ont perdu de leur brillant. Aujourd’hui on a compris qu’il était nécessaire qu’il y ait des syndicats de différents bords, et je crois qu’ils ont compris qu’il fallait qu’ils se bougent. Je crois que c’est l’APLI qui a gagné sur le terrain7. »
12Le refus affiché des idéologies, la dénonciation du syndicalisme d’appareil et la priorité du pragmatisme et des intérêts sectoriels des producteurs sont mis en avant par l’APLI. L’association développe ensuite une pensée alternative sur le plan des institutions : plutôt que de chercher à tout à prix à intégrer des arènes de négociation (comme l’interprofession) jugées inefficaces, l’APLI entend plutôt promouvoir des outils de régulation parallèles. Enfin, les promoteurs basques de l’APLI maîtrisent incontestablement les nouveaux outils de communication : le choix de moyens d’action en témoigne ainsi que l’usage d’Internet. S’affirme dès lors un mouvement social dont l’impulsion ne vient pas des syndicats, porté par des éleveurs en difficulté et n’ayant pas forcément une longue expérience de ce type de mobilisation, issus d’un bassin laitier fragile, et porteurs d’une remise en cause potentielle de l’offre syndicale existante.
13Syndicat majoritaire à l’échelle départementale, la FDSEA se positionne de façon critique sur le recours à la grève. Plutôt que d’inciter les producteurs à se léser eux-mêmes pour un résultat aléatoire, la Fédération préfère promouvoir la voie des négociations en vue d’une contractualisation avec les industriels, via des groupements de producteurs et les négociations interprofessionnelles. Sur le plan des mobilisations, tout en partageant le diagnostic d’une libéralisation du marché et en plaidant pour le maintien d’instruments de régulation, la FDSEA préfère à la grève d’autres formes de mobilisations, comme des journées d’action régionales et nationales ou l’organisation d’une conférence régionale du lait. À la fin de la grève, la FNSEA organise une grande journée d’action nationale sous forme de rassemblements régionaux pour demander un plan d’urgence et dénoncer la baisse de revenu agricole. 50 000 agriculteurs se mobilisent en France, dont 2 000 à Mont-de-Marsan, venus des Landes et des Pyrénées-Atlantiques. La position de la FDSEA fait débat dans ses propres rangs. Lors d’un rassemblement d’une centaine de producteurs de lait à Pau devant la Maison de l’Agriculture, plusieurs d’entre eux déchirent symboliquement leur carte syndicale. Plusieurs adhérents de la FDSEA rejoignent l’APLI. Pour sa part, le Syndicat Des Jeunes Agriculteurs des Pyrénées-Atlantiques (SDJA 64) prend le contre-pied de son syndicat national en se déclarant « solidaire des actions qui se font8 », sans pour autant appeler formellement à la grève.
14Autre acteur local, ELB décide après mûre réflexion de rejoindre l’APLI dans l’appel à la grève. À l’échelle nationale, le 10 septembre 2009, la Confédération Paysanne se déclare « solidaire (s) du mouvement de grève du lait qui s’enclenche9 » et entend soutenir les grévistes dans leur démarche. Ceci étant, la Confédération laisse chaque fédération départementale libre de se positionner. Au Pays basque, ELB et l’APLI s’accordent sur trois revendications : un prix qui rémunère la valeur travail et les coûts de production ; la limitation des quantités produites au niveau de ce que le marché peut payer ; le refus de la contractualisation, qui met les producteurs sous la coupe des laiteries. L’interprofession – et l’accord du 3 juin 2009 –, en particulier, est au cœur des critiques, au sens où les syndicats minoritaires ne sont pas représentés au sein du CNIEL10. Dès avant la grève, en juillet 2009, lors d’une action à la sous-préfecture de Bayonne, ELB réaffirme son analyse de la politique européenne. La garantie de prix stables passe par une offre adaptée à la demande européenne. Le syndicat estime que les 10 % de la production européenne exportés à bas prix sur le marché mondial sont responsables des problèmes actuels. D’où sa position pour une politique de maîtrise de la production, comme meilleure politique pour les producteurs (du nord et du sud de la planète), consommateurs et contribuables. ELB et la Confédération Paysanne appellent à un changement de politique qui doit se traduire dans l’immédiat par une diminution de la production laitière européenne afin de rétablir les conditions d’un prix rémunérateur. Si, historiquement, ELB et la Confédération Paysanne étaient critiques à l’égard du système des quotas (sur les mécanismes de répartition, sur le mode de calcul fondé sur la référence historique de production comme ayant conduit à des logiques individualistes et ayant aggravé la surproduction), le syndicat demande à présent, faute d’alternative, le maintien de ce système et l’organisation d’une véritable maîtrise publique.
15Début septembre 2009, ELB précise sa position sur la crise laitière. Le syndicat prend acte du lancement de la grève par l’APLI et l’EMB. ELB ne décide pas d’« entrer » dans la grève mais de soutenir les producteurs faisant grève : « La décision appartient à chaque producteur, dans sa liberté et sa conscience11. » Le syndicat soutiendra toutes les formes de lutte comportant les trois objectifs suivants : prix rémunérateur garanti ; maîtrise des volumes à hauteur des besoins du marché intérieur de l’UE, plus les marchés solvables à l’export, soit le volume actuel réduit de 5 % à 7 % ; solidarité entre producteurs (la réduction du volume doit être proportionnellement plus forte pour les productions les plus importantes, pour que les plus petits producteurs gardent une possibilité de croissance). Ces demandes sont réitérées lors d’une action à la Direction Départementale de l’Agriculture (DDA) de Bayonne après la grève le 19 octobre 2009. L’annonce d’une subvention européenne de 280 millions d’euros pour aider le secteur laitier est jugée insuffisante et destinée avant tout à mettre un terme au mouvement social12. Début octobre, ELB déplore que les demandes du groupe de vingt pays demandant une nouvelle régulation européenne se soient heurtées à l’intransigeance de M. Fischer Boel, commissaire européen13.
16La crise se déroule donc dans un contexte syndical basque déjà tendu en raison d’une transmission d’exploitation litigieuse en basse Soule et d’une controverse territoriale et judiciaire autour de la structure associative Euskal herriko laborantxa ganbara (chambre d’agriculture du Pays basque) mise en place en 2005 par la mouvance de l’agriculture paysanne14. Ceci étant, le soutien d’ELB à la grève constitue un apport décisif pour l’APLI. Au coude à coude au Pays basque avec la FDSEA aux élections consulaires, ELB dispose d’une base consolidée sur ce territoire et d’un savoir-faire éprouvé en matière de mobilisation, dont bénéficie la grève de 2009. Côté basque espagnol, le syndicat Euskal Herriko Nekezarien Elkartea (EHNE), membre de la COAG espagnole, soutient également la grève qui se développe au nord des Pyrénées.
Un nouveau répertoire d’action ?
17La grève du lait proprement dite se déroule en septembre 2009. Elle fait suite à plusieurs mobilisations syndicales conventionnelles, à l’image des distributions de lait par les éleveurs d’ELB dans un hypermarché de la Côte basque le 18 mai 2009. En juin, la situation se durcit au niveau national, malgré l’accord du 3 juin. Des blocages de plateformes d’approvisionnement de grandes surfaces ont lieu ; des heurts avec les forces de l’ordre se produisent en Bretagne. En juillet, au Pays basque, les producteurs d’ELB bloquent plusieurs camions de collecte de lait, puis escortés par une dizaine de tracteurs, se rendent à la sous-préfecture de Bayonne pour exiger davantage d’implication des pouvoirs publics15. ELB appelle également les producteurs basques à participer aux trois « caravanes du lait » organisées par la Confédération Paysanne (qui ont pour objectif d’atteindre Strasbourg le 14 juillet). La manifestation rassemblera des paysans de la Coordination Européenne Via Campesina (ECVC) et de l’EMB. Début septembre 2009, les producteurs d’ELB participent à une manifestation organisée à Bordeaux par la Confédération Paysanne, avec distribution de lait et de fruits et légumes, pour réclamer « l’abandon de la politique de destruction de l’agriculture menée par la Commission européenne16 ».
18La grève du lait constitue un saut qualitatif dans les modes de mobilisation. Le choix du répertoire d’action est motivé par l’inefficacité des moyens jusque-là mobilisés, et en particulier des blocages, qui ne peuvent avoir qu’une durée légale limitée. La mobilisation s’inspire des expériences allemandes récentes, mais elle s’inscrit également, comme le rappelle Jacques Rémy17, dans une histoire longue des crises à répétition que connaît le secteur du lait du fait de la surproduction et ce, dès les années 1950 jusqu’à la mise en place des quotas en 1984. Sans doute le parallèle le plus frappant provient-il de la grève du lait de 1972 qui, en son temps, marqua fortement les rapports entre syndicalisme et coopérativisme, notamment dans les départements de l’Ouest18.
19Le seul moyen de toucher les industriels, selon l’APLI, est de les pénaliser financièrement par une grève de la collecte. Le message est simple : au vu de l’écart entre les marges des industriels et le prix payé au producteur, autant donner, voire jeter le lait. Le recours au lexique de la grève, soit d’un mot d’ordre relevant davantage de la tradition salariale que de celle du patronat, traduit bien la situation de dépendance à l’égard des laiteries vécue par les producteurs laitiers19. L’APLI demande une revalorisation du prix du lait à 400 euros les 1 000 litres. À l’échelle nationale, l’APLI et l’Organisation des Producteurs de Lait (OPL), affiliée à la Coordination Rurale, sont les principaux fers de lance de la grève. Début août, les producteurs de lait du Pays basque français réunis à Sare font savoir qu’ils appelleront à une grève du lait, relayant ainsi, via l’APLI, l’appel à la grève de l’EMB. Ils intègrent de la sorte une tactique de grève européenne, qui rapproche là aussi les producteurs laitiers des stratégies jusque-là propres à d’autres secteurs industriels20.
20La grève proprement dite dure, en fonction des producteurs, environ deux semaines. Dans un premier temps, le lait de la traite non collecté fait l’objet de distributions dans les fermes ou sur les places dans une vingtaine de communes. À Bayonne, les producteurs du canton de Bidache procèdent à des dons de lait au Secours catholique en faveur d’un quartier touché par des inondations. Les réglementations sanitaires rendant difficiles les dons aux hôpitaux ou aux écoles, les distributions restent limitées. Au bout d’une semaine, la mobilisation prend de l’ampleur. Certains producteurs jettent le lait à la fosse à lisier ou dans les champs (dont 15 citernes par quelque soixante-dix producteurs du canton de Bidache)21. 5 000 litres de lait sont déversés devant la sous-préfecture de Bayonne le 23 septembre. Des barrages filtrants sont organisés le 21 septembre 2009 par une cinquantaine de tracteurs devant la fromagerie des Chaumes à Jurançon, mais aussi devant les 3A à Lons et devant Berria à Macaye. Devant les Chaumes, les grévistes observent une minute de silence en hommage aux sept agriculteurs suicidés en France depuis le début de la crise. Le 23 septembre, trois camions de collecte remplis du lait des non grévistes sont interceptés à Ayherre, Saint-Pée et Briscous et sont détournés vers la sous-préfecture de Bayonne, où une quatrième citerne, contenant le lait des grévistes, attend pour une distribution à la population22. La mobilisation au Pays basque est l’une des plus importantes en France, même si les acteurs de la filière sont loin de s’accorder sur les chiffres de la participation. Selon l’APLI, la grève aurait été suivie par 80 % des producteurs en Pays basque. ELB parle de 70-80 % au Pays basque et à l’échelle du département. Selon la FDSEA, ce chiffre doit être ramené à 35 %, dans la mesure où les grèves d’un ou deux jours par solidarité n’ont pas à être comptabilisées. Ce taux reste supérieur à la moyenne nationale.
21L’APLI insiste sur le caractère personnel, volontaire et responsable de l’acte. Tous soulignent l’intensité des discussions, voire des pressions qui ont pu s’exercer entre producteurs, entre voisins ou au sein des familles sur l’opportunité de la grève. Dans un GAEC où deux frères sont en désaccord sur le principe de la grève, le lait est jeté une traite sur deux. D’autres situations sont plus tendues. La décision d’entreprendre la grève ou pas doit tenir compte d’une infinité de facteurs, surtout dans un régime de petite exploitation familiale. Dans tel GAEC, par exemple, si le promoteur de la grève est l’associé extérieur au cercle familial, les avis de l’exploitant local et des parents seront décisifs. La violence symbolique que soulève le geste va bien au-delà de la simple perte économique. Tous, partisans ou détracteurs de la grève, s’accordent sur la difficulté de ce geste. ELB est dans un premier temps réticent à l’idée d’une grève du lait, avant de décider finalement de soutenir les grévistes :
« Trop de respect. Il est impensable, il nous est impensable de jeter notre production. C’est un aliment. Ce n’est pas comme une autre production. C’est un aliment. Et c’est aussi notre production. C’est quelque chose que nous considérons avec beaucoup de respect. Et jeter cela, vraiment, c’est impensable23. »
22Pour ce producteur du nord de la Soule, administrateur de coopérative et non gréviste, le geste témoigne avant tout d’une situation de désarroi :
« Jeter son produit alors qu’on est responsable de son produit. On n’est pas des salariés. Jeter son produit, on sait ce qu’on fait. C’est un geste de désarroi. Ils ont voulu dire : on est au bord du gouffre, il n’y a pas eu de solution jusqu’à présent, c’est la seule solution qu’on voit. Il y a eu je pense dans ce geste, dans tous ces mouvements du lait, une prise en compte des responsables. Il y a eu pas mal de gens, ministres, etc., qui sont venus voir ce qui se passait dans la production laitière, qui ne s’imaginaient pas le désarroi dans lequel était la production laitière. Il y a des gens qui se sont engagés à trouver des solutions, que demain il y ait un prix du lait pour qu’on puisse au moins vivre. C’est sûr que médiatiquement ça a eu une incidence favorable24. »
23Pour l’APLI, c’est précisément du fait que la grève est une violence que le producteur exerce avant tout sur lui-même que la mobilisation tire sa force. S’en tenant à ce principe, l’APLI refuse de basculer vers des actions plus dures à l’encontre des industriels ou de la distribution. On retrouve au Pays basque ce qui est observé à l’échelle européenne, un souhait de la part des organisateurs de la grève de se démarquer de l’image violente associée aux manifestations d’agriculteurs25. Se déploie ici, toutes proportions gardées, une stratégie de la violence sur soi à fort impact médiatique, qui est finalement plus proche de modes d’action type grève de la faim que d’actions spectaculaires violentes26.
24Parallèlement à la grève proprement dite, des répertoires d’action plus classiques sont mobilisés. Plusieurs manifestations et rassemblements sont organisés. Certains sont d’ampleur modeste, mais à teneur symbolique, comme la manifestation devant la résidence secondaire du ministre de l’Agriculture, Bruno le Maire, à Saint-Pée-sur-Nivelle, avec présence des élus locaux. Une centaine de producteurs se réunissent devant la Maison de l’agriculture à Pau ; le 5 octobre, un grand défilé de cent cinquante agriculteurs au volant de leurs tracteurs sillonne Bayonne27 ; le 19 octobre, une trentaine de producteurs de lait d’ELB et de l’APLI investissent la DDA à Bayonne ; le 22, le président national de l’APLI réunit cinq cents agriculteurs à Pau, etc. Des filtrages de laiteries ont encore lieu à la fin de la grève.
UNE MOBILISATION AUX EFFETS PLURIELS
Un mouvement social à fort impact médiatique et sociopolitique
25Au-delà du secteur, le succès de tout mouvement social consiste aussi à susciter des relais dans l’opinion. Sur ce plan, la stratégie de « scandalisation » de la grève est un succès28. Les relais médiatiques sont sensibles au registre symbolique. Inévitablement, la focalisation médiatique conduit à une simplification des enjeux. Elle contribue cependant à sensibiliser l’opinion et à conférer un statut européen à la cause. Par ailleurs, la mobilisation des élus locaux en faveur des producteurs est patente. Le Conseil municipal de Saint-Pée-sur-Nivelle et des communes voisines se mobilisent. Une dizaine de maires de petites communes accompagnent la manifestation ELB-APLI début octobre 2009 à Bayonne. La Communauté de communes Baigorri-Garazi adopte à l’unanimité une motion de soutien aux producteurs de lait de vache adressée à l’UE et demandant aux habitants de la vallée de s’approvisionner directement chez les éleveurs en grève de livraison. Le Conseil général des Pyrénées-Atlantiques29 exprime sa solidarité à la filière. Le Conseil régional30 se mobilise aussi en organisant une concertation régionale. La grève suscite également des réactions de soutien plus inattendues, comme celles du Parti abertzale (nationaliste basque) Batasuna ou de l’évêque de Bayonne.
Conséquences économiques : le débat sur la contractualisation
26Les conséquences purement financières de la grève sont relativement mineures pour les industriels et les coopératives. Selon la FDSEA, il manque peu ou prou 35 % de lait sur cette période. Pour la coopérative 3A, qui regroupe environ 115 producteurs basques, l’incidence économique est minime avec 7 % de perte de lait sur le mois de la grève, d’autant que la grève se déroule lors d’une période où le lait est en excédent31. La perte financière est beaucoup plus consistante pour les producteurs, surtout pour ceux ayant fait durer la grève au-delà de 10 jours. La grève publicise cependant le débat de fond sur les formes de régulation du secteur. Plusieurs solutions alternatives sont envisagées, nationalement comme localement. Prenant acte de la disparition entérinée du système des quotas, la FDSEA plaide en faveur d’un schéma de contractualisation pour réguler le prix du lait :
« Ça veut dire qu’on doit s’organiser collectivement pour massifier l’offre, se mettre en face de l’industriel, ça veut dire qu’il faut qu’on discute d’égal à égal. Il faut que le cadre de la loi nous le permette. Pour dire voilà : de quel volume avez-vous besoin pour quelle valorisation ? Et on met les prix en face, et on part sur ces bases-là. En gros le contrat va donner de la visibilité à l’éleveur pour savoir sur quelle base il part. Sachant qu’aujourd’hui l’industriel dit : il y a trop de lait donc je vous paye mal, parce que je ne peux pas bien vendre. Là on part dans le sens inverse. On dit : ce lait-là, on ne le fait pas, s’il doit être fait, ou alors si on le fait, il faut que ce soit une bonne moyenne. On peut aussi vouloir, si après tout le lait est bien valorisé, on en a la contrepartie, on peut avoir une partie du lait mal payée entre guillemets, si la moyenne convient. C’est à nous de le choisir32. »
27Cette forme de contractualisation permettrait d’éviter de se positionner sur des marchés trop volatiles, comme le marché SPOT, et de pouvoir se positionner sur les marchés intérieurs européens, notamment espagnol, où les produits français sont concurrencés par du lait allemand. Au Pays basque, des producteurs anticipent un cadre législatif national en voie de transformation, en s’organisant notamment en groupement de producteurs ayant un contrat de partenariat avec Danone. L’accord permet aux producteurs de négocier avec l’entreprise un prix qui améliore le prix négocié à l’échelle interprofessionnelle. Il autorise également une meilleure adéquation aux exigences réciproques de qualité.
28Une telle contractualisation requiert d’une part un cadre stabilisé de négociations à l’échelle de l’interprofession entre producteurs, coopératives et industriels de la filière en vertu de l’accord du 3 juin 2009, une stabilisation qui ne va pas forcément de soi. Le 18 mars 2010, lors de la réunion interprofessionnelle du CNIEL, les discussions sont rompues entre les producteurs et la FNIL (industries laitières) et le groupe Lactalis en particulier (qui demande l’application d’un indicateur de compétitivité pour rééquilibrer le différentiel entre la France et l’Allemagne). S’ensuit un bras de fer entre producteurs et industriels qui se conclut – provisoirement – par un accord le 30 mars 2010, sous la pression du ministère de l’Agriculture. Le prix du lait pour les trimestres suivants devrait ainsi être fixe, en fonction de nouveaux indices qui devraient tenir compte de l’écart de prix entre le lait français et le lait allemand, des coûts de production et des cours mondiaux des produits industriels (beurre et poudre)33.
29La contractualisation requiert ensuite un cadre juridique pour être stabilisée, tant à l’échelle nationale, européenne que mondiale. En mars 2010, la FNPL, par la voix de son président Henri Brichart, saisit les commissaires européens en charge de la concurrence et de l’agriculture de la problématique du secteur laitier34. La FNPL réagit suite à un rapport d’experts européens, promouvant l’idée d’un regroupement d’exploitants en coopératives afin de constituer une force de négociation plus forte auprès des industriels. Selon la FNPL, le respect strict des règles européennes de la concurrence conduirait à limiter à cent cinquante environ le nombre de producteurs associés. Par ailleurs, la détermination d’un prix équitable ne peut passer que par l’inscription de clauses de prix basées sur des indices reconnus par les industriels et les producteurs. La FNPL formule dès lors trois propositions. D’une part, afin de rééquilibrer les forces entre une offre éclatée et un nombre réduit de transformateurs et distributeurs, la FNPL propose d’effectuer des regroupements d’éleveurs à l’échelle des bassins de production de dimension régionale ou interrégionale, sans que ces organisations soient systématiquement considérées comme des ententes horizontales par les autorités de la concurrence. Deuxièmement, la FNPL demande à ce que l’UE et les États membres instaurent des mécanismes juridiques spécifiques visant à renforcer la protection des producteurs de la filière face aux industriels. L’instauration de lignes directrices européennes afférant à de bonnes pratiques contractuelles pourrait dès lors être invoquée par les producteurs dans le cadre de leurs relations commerciales. Enfin, la FNPL demande à ce que le mandat de l’organisation collective au profit de l’organisation économique de producteurs soit formellement autorisé par l’UE :
« Les organisations de producteurs doivent juridiquement être en mesure de négocier collectivement les conditions générales de vente pour leurs adhérents, sans transfert de propriété, sur la base d’un ou de plusieurs prix de base déterminables susceptibles de varier en fonction d’indices ou d’indicateurs pertinents et partagés, objectivés le cas échéant par les pouvoirs publics. En effet, le transfert de propriété au profit de l’organisation collective de producteurs, alors même que l’offre de lait est largement excédentaire, paraît économiquement dangereux35. »
30La FNPL critique ainsi l’incitation à s’organiser en coopérative de collecte proposée par les experts européens. La coopérative de collecte ne donnerait pas de moyen de pression suffisant sur l’industriel, à la différence du syndicat de producteur à l’intérieur de la laiterie. La FNPL demande un cadre juridique permettant que la négociation du prix se fasse par le syndicat de producteurs, mais sans transfert de propriété, qui reste aux mains de l’industriel. Dans ce cadre-là, l’organisation régionale en termes de bassins laitiers semble constituer le meilleur moyen de conserver la production sur tous les territoires une fois consommée la disparition des quotas. Dans le même ordre d’idée, la FNPL comme le ministère de l’Agriculture français, accueillent positivement la nouvelle expertise que le Groupe de Haut Niveau (GHN), mis en place en octobre 2009, remet en juin 2010. Ce rapport préconise notamment un renforcement de la contractualisation entre producteurs et industriels. Ces mesures nécessiteraient d’importants aménagements législatifs, concernant notamment les règles de la concurrence européenne. La FNPL y voit la reconnaissance de l’existence d’un déséquilibre entre producteurs laitiers et industriels36.
31ELB et la Confédération Paysanne restent réservés sur la formule de la contractualisation. Le spectre d’une évolution similaire à celle des filières « porcine » et « volaille » sert de repoussoir. Pour le syndicat, le risque d’une contractualisation est de mettre les producteurs sous la coupe des industriels. Les pouvoirs publics doivent impérativement être partie prenante de ces contrats, aux côtés des industriels et des producteurs. À l’échelle européenne, la Coordination Européenne Via Campesina, à laquelle adhère la Confédération
32Paysanne, critique les orientations proposées par le GHN en juin 2010. Un contrat individuel entre producteur et une laiterie ne serait utile que s’il y a une maîtrise publique de la production et une négociation collective des prix sur la base des coûts de production, travail compris37. À l’échelle locale, ELB interpelle en mai 2010 les députés basques au sujet de la loi de modernisation agricole en préparation, en demandant à ce que les interprofessions soient plus représentatives et en critiquant le projet de contractualisation obligatoire. Cette dernière mesure est jugée insuffisante pour contrebalancer le pouvoir des centrales d’achats38.
33De son côté, l’EMB est tout aussi critique sur les conclusions du rapport du GHN, tout en soulignant les apports positifs sur deux points (consolidation juridique servant de socle aux organisations de producteurs et amélioration du marquage des produits laitiers)39. L’EMB juge cependant que la position de faiblesse des producteurs rend difficile la passation de contrats équitables, d’où l’exigence de création d’une instance européenne de régulation et de suivi du marché. En France, le discours de l’APLI sur la contractualisation s’accompagne d’une critique réitérée de l’interprofession. L’APLI propose dès lors de promouvoir un Office du lait parallèle40. En décembre 2009, l’APLI se fixe un objectif minimal de 35 % de la collecte de lait française, soit près de 700 milliards de litres, pour constituer une alternative à l’interprofession. L’association met également en avant le modèle canadien de gestion des volumes de production, qui permettrait d’ajuster la production à la demande du marché. L’APLI dépose à Angers, en mai 2010, les statuts d’un « Office national du lait », où syndicats minoritaires, consommateurs et élus seraient représentés. Selon l’APLI, le projet d’office aurait déjà réuni en mai 2010 près de 12 000 promesses d’adhésions (sur 83 000 producteurs laitiers en France), pour environ 4 milliards de litres de lait, soit 20 % de la production nationale41. Le défi reste cependant de convaincre les industriels.
34Au Pays basque, les coopératives tirent également les leçons de la crise. La coopérative 3A (coopérative de collecte et de transformation), par exemple, envisage après la grève du lait de mettre en place des courbes de collecte aux producteurs par rapport à ses besoins industriels de transformation de fromages, afin d’éviter au maximum la constitution d’excédents. Les administrateurs de la coopérative déploient également une énergie considérable afin de restaurer la confiance avec les producteurs :
« La grève, au niveau du ressenti, on a eu six mois très difficiles au niveau de la coopérative. Vraiment, très difficiles. On n’avait pas de relations avec les producteurs. On a essayé. On a fait quinze réunions au niveau de la coopérative. Trois dans le département, en pleine grève. Où les gens nous ont boycotté. Où les gens sont venus dire : vous n’avez rien à nous dire, on sait ce que vous avez à nous dire, ils sont repartis. Et on a insisté, on est reparti encore à faire des réunions, on a dit ce n’est pas possible. C’est des gens qu’on connaît, c’est des gens qui travaillent ensemble, il faut quand même qu’on leur dise ce qui se passe au niveau de la coopérative, à l’extérieur de la coopérative, dans l’industrie laitière. Et petit à petit le dialogue est revenu, alors que le prix du lait est resté toujours aussi bas42. »
Les conséquences syndicales
35La grève du lait annonce pour certains les signes précurseurs d’un ébranlement du rapport de forces entre syndicats, doublé d’une remise en cause du monopole des structures classiques de la représentation généraliste par l’imposition des structures de défense par filière43. Le mouvement semble fédérer des producteurs de tous bords, dépassant les oppositions syndicales traditionnelles. La situation basque incite à rester prudents concernant un effet éventuel sur la recomposition syndicale. Certes, des déçus de la FDSEA sont venus grossir les rangs de l’APLI, bien qu’une estimation fiable soit difficile à effectuer. Les liens entre l’APLI et la Coordination Rurale, principaux promoteurs de l’appel à la grève au niveau national44, ne sont pas avérés ici. La Coordination Rurale reste peu présente sur un territoire basque quadrillé quasiment à parité par ELB et la FDSEA. La situation serait peut-être à nuancer pour la partie béarnaise du département, d’où la Coordination Rurale a tiré l’essentiel des 12 % de suffrages lors des élections consulaires de 200745. Par ailleurs, il n’est pas certain que le rapprochement conjoncturel entre ELB et l’APLI sur la grève du lait débouche sur une coalition durable. L’accord d’ELB avec l’APLI sur les revendications à court terme ne signifie pas qu’il y ait identité parfaite de vues entre deux structures aux origines distinctes. Une coalition négative contre le syndicat majoritaire ne fonde pas forcément une identité d’intérêts et de valeurs. S’ils s’accordent sur le principe de la grève et sur les revendications immédiates, ELB et APLI n’approfondissent pas forcément l’harmonisation de leurs points de vue sur les mécanismes de fixation des prix ou sur les clés de répartition des quotas, qui constituent pour ELB un cheval de bataille à l’échelle départementale. Sur d’autres thématiques, l’identité de points de vue est loin d’être acquise entre ELB et l’APLI, notamment autour de la transmission d’exploitations. Enfin, un syndicat généraliste et une association sectorielle spécialisée ne partagent pas forcément les mêmes objectifs. Il s’agira d’observer à l’avenir si la coalition se stabilisera, si l’APLI décide par exemple d’étendre sa mobilisation au lait de brebis, un secteur où ELB est fortement présent à l’échelle de l’interprofession, et où la politique des races de brebis et la question sanitaire ne feront pas nécessairement l’objet d’analyses concordantes.
Les conséquences sociales
36Enfin, la grève est l’occasion d’une triple prise de conscience pour le milieu et pour les observateurs. « Le premier danger », souligne un responsable de la FDSEA, « ce n’est pas syndical. C’est la démoralisation. Que les gars n’arrivent plus à vivre de leur métier46 ». Une étude du CNIEL publiée en 2008 souligne, qu’à l’échelle française, 35 % des exploitations laitières (soit 48 645) ont disparu en 10 ans, et que 75 % des éleveurs laitiers ne se sentent pas reconnus par le grand public47. Les situations économiques difficiles, la dépendance à l’égard du salaire du conjoint, risquent d’influer sur les taux d’installation des jeunes agriculteurs, pourtant encore relativement élevés au Pays basque. La question de la précarité est au cœur des préoccupations de l’APLI. En avril 2010, sous sa férule et dans la foulée de la mobilisation des quatre cents productrices et épouses de producteurs à Poitiers, plusieurs producteurs basques déposent conjointement des demandes de revenu de solidarité active auprès de la mutualité sociale agricole48. La portée symbolique du geste est double : outre la dénonciation de la chute de revenu, l’APLI entend également sensibiliser la population au fait que les agriculteurs entendent vivre de leur travail et non pas uniquement de subventions, voire d’aides sociales. Pour ce responsable local de la FDSEA, la situation est certes critique, mais pas historiquement inédite :
« Je me suis installé en 1981. En 1984, les quotas sont tombés. Il fallait que j’arrête le lait. Je n’ai pas arrêté le lait. En 1984 j’avais un quota de 20 000 ou 30 000. Et normalement ça devait rester là. Et heureusement que le syndicalisme, […] parce que j’en fais depuis que je suis agriculteur, heureusement que le syndicalisme a réagi. La période qu’on a là, aujourd’hui, elle n’est pas forcément plus dure que ce que j’ai vécu dans les années 1984 à 1990 avec ces quotas laitiers. Parce que les quotas laitiers aussi, on ne les a pas voulus à un moment donné. Parce qu’on avait quelque chose qui nous plaisait avant. Et maintenant, on les veut. En tous les cas, l’erreur qu’on a faite à l’époque, c’est de ne pas avoir voulu les gérer. Je ne sais pas si on aurait pu le faire, mais comme on ne les a pas voulus, on ne nous a pas donné le choix. Mais si on les avait gérés, on les aurait peut-être gardés plus longtemps. On aurait peut-être fait autre chose avec. Mais ce qui est sûr, c’est que là aussi il a fallu passer des trucs terribles. Le Pays basque était sacrifié. Un jour, le quota est tombé. C’était l’historique de la production de cette époque-là qui devait faire office de référence. Et ça devait rester là. Heureusement qu’on s’est organisés pour faire autre chose, les références sont venues ici, etc., parce qu’autrement la production laitière ici disparaissait, ça, c’est clair. Et nous, à cette époque-là, on n’était pas du tout spécialisés. La production laitière était très hétéroclite. Et puis les choses ont beaucoup évolué. En bien ou en mal… je ne sais pas. Certains disent que c’est pas bien parce qu’il y a beaucoup moins de producteurs… Mais le maçon aujourd’hui, avec beaucoup moins d’ouvriers, il fait beaucoup plus de maisons. […] Et la production n’a pas diminué, bien au contraire, au Pays basque elle s’est développée. Chaque époque a eu sa difficulté49. »
37Pour beaucoup de producteurs, grévistes ou pas, la grève est l’occasion d’une deuxième prise de conscience, celle de la réalité de l’ensemble de la filière, des mécanismes de fixation des prix et de l’imbrication des marchés. Jusque-là, l’horizon de bon nombre de producteurs se limitait à la relation avec l’industriel ou la coopérative de collecte.
38Pour les représentants de l’APLI, de façon schématique : « (itv 1) : Jusqu’à présent, t’avais l’impression qu’on te rendait service en te prenant ton lait. Il est bien gentil de nous prendre le lait. » […] (itv 2) : « On en était arrivés à un point : à qui tu donnes le lait ? C’était pas : à qui tu le vends, c’était : à qui tu le donnes ? » La grève, en ce sens, est l’occasion d’une prise de conscience de l’ensemble de la filière et de ses mécanismes, comme l’exprime un représentant d’ELB :
« Cette grève, je le dis aujourd’hui après la grève, j’en suis convaincu, cette grève nous a montré que nous n’étions pas seulement des producteurs, mais aussi des vendeurs. C’est revenu très souvent entre nous. Nous sommes les vendeurs de notre production. Je n’ai jamais entendu autant ce genre de propos ces dernières années. […] Nous sommes habitués à négocier nos bêtes. Avec le maquignon. Un veau, un agneau, une brebis. On négocie le prix. Le lait, il y a 30 ans, le prix était fixé quelque part, le CNIEL, etc., on ne savait pas trop, ce sont nos représentants… Nous laissions cela volontiers de côté. Pour beaucoup, il y a eu là… : c’est notre lait, c’est le lait que nous faisons. Est-ce qu’on ne peut pas le vendre nous-mêmes50 ? »
39Enfin, une troisième série de réflexions concerne le lien entre le type d’agriculture, l’organisation du travail et les effets induits des modes de régulation. En l’occurrence, pour cet administrateur de coopérative, c’est d’abord un certain individualisme que le système de quotas a renforcé, et ce particulièrement au Pays basque :
« On a choisi en France le type familial. Qui est obligé d’évoluer, parce qu’on n’a pas pris la meilleure des solutions. Qui dit élevage laitier, dit astreinte 365 jours par an. Et si on veut organiser le travail, il faut que l’entreprise soit suffisamment grande pour qu’il y ait suffisamment de salariés et d’exploitants agricoles pour qu’ils puissent se relayer. Ce n’est pas ce qui a été fait. Dans l’instauration des quotas, on s’est retranchés, et au Pays basque encore plus, parce qu’on est plus liés que d’autres, je pense, à l’exploitation, chacun essayait d’avoir des quotas supplémentaires bien sûr pour pouvoir vivre. Après en tant qu’organisation du travail, et d’une vie en tant que paysan et d’une vie extérieure comme paysan, c’est une catastrophe. Et aujourd’hui, on paye cher cette orientation-là, parce que les jeunes qui arrivent, ils ont vu les parents travailler et ils disent : ce n’est pas ça que je veux. Je suis prêt à travailler, mais si je sais que je vais travailler 8 heures ou 9 heures, que je sais que je devrais travailler là, avoir des moments de libre, etc.51. »
40Le faible développement au Pays basque d’exploitations en association a pu rendre la situation plus difficile pour bon nombre d’agriculteurs. Tout en soulignant le développement récent de formules associatives, y compris entre hors cadres familiaux, les militants de l’APLI soulignent également le poids de l’« individualisme familial » :
« Au Pays basque il y a eu énormément d’entraide, mais de là à officialiser quelque chose, non. C’est quand même chacun chez soi. Sachant que la ferme familiale, c’est quand même la référence de la famille. Si on commence à la prêter au voisin, on perd un peu… C’est vrai qu’aujourd’hui, il y a encore des coins où ils se posent la question : comment va devenir la ferme familiale ? Est-ce qu’ils gardent leur identité familiale, par rapport au terrain, à l’exploitation même ? Dans l’agriculture, la ferme familiale au Pays basque, c’est quand même la base de la famille. Alors s’associer avec le voisin… Il y a des coins où ils font tout ensemble, sauf qu’après chacun a ses comptes. De là à faire le pas52… »
*
41La grève du lait de 2009 est ainsi le révélateur d’un débat plus fondamental sur le devenir de l’agriculture basque et des structures sociales qui y sont associées. Au final, seul le temps viendra confirmer ou infirmer les quelques tendances repérées ici. Les mécanismes de fixation du prix du lait au producteur restent tributaires du bras de fer, réactivé en juillet 2010, entre industriels, producteurs et coopératives. Sur le plan syndical, les élections à la Chambre d’agriculture de 2013 constitueront un indicateur du changement ou du maintien des équilibres. Les choix de l’APLI détermineront également le caractère durable ou pas de son inscription dans le paysage des organisations agricoles. Enfin, c’est sur l’ensemble du secteur que pèse une incertitude causée par un entrelacement complexe de causes économiques, institutionnelles et sociales. L’évolution devra en être suivie avec attention, en terrain basque comme ailleurs.
Annexe
ANNEXES 1
Le syndicalisme agricole basque
Les documents sur le syndicalisme agricole basque complètent ceux sur les paysans de l’Ouest breton. Mouvement d’un territoire disposant d’une forte identité, et qui se crée au moment où l’autonomisme politique se radicalise dans certaines de ses formes, ELB est avant tout l’expression d’un syndicalisme paysan qui annonce le développement de mouvements du type Confédération Paysanne ou Coordination Rurale. Il réfute donc en ce début des années 1980 l’esprit de la Politique Agricole Commune (PAC), sans toutefois refuser certains arbitrages des organismes publics. Il revendique une autre forme d’agriculture, moins intensive, prenant en compte les spécificités de son territoire. La question laitière y est ici omniprésente.
Archives du CHT, fonds Confédération nationale des syndicats de travailleurs paysans
Annexe 1.1. ELB se définit : une prise de position du Comité d’animation, 1984
La multitude et la rapidité des événements qui se produisent en Pays basque nord interpellent ELB en tant qu’organisation syndicale, acteur de la vie sociale, et rend urgent par conséquent qu’ELB assume ses positions sans ambiguïté. Nous aborderons dans ce texte les trois points suivants.
Quel est le projet d’Euskal herriko laborarien Batasuna ?
Relations du syndicat ELB avec les différents groupes politiques du Pays basque nord. Notre position par rapport à la violence utilisée par les groupes armés du Pays basque nord comme moyen de lutte politique.
Projet d’Euskal herriko Laborarien Batasuna
ELB se définit comme étant le syndicat de tous les paysans qui se considèrent travailleurs, par opposition aux autres courants syndicaux qui affirment que les paysans sont de véritables chefs d’entreprise au même titre que ceux des autres secteurs de l’économie. Donc, par nature, ELB a pour objet de défendre les intérêts de la majorité des paysans du Pays basque. Si nous avons une activité essentiellement professionnelle, nous refusons de nous enfermer dans le corporatisme (nous, paysans, face aux autres) ; nous refusons encore plus de réduire le paysan à un agent producteur de biens de consommation. Pour nous, le paysan, comme tout homme, a une réalité sociale, économique, culturelle, politique.
Nous avons une histoire, nous sommes de quelque part ; en un mot : nous sommes, ou du moins nous devrions être. Nous sommes paysans dans ce petit point de la planète qui s’appelle le Pays basque.
Il y a dans cette affirmation une triple réalité que nous entendons bien assumer au niveau des choix d’ELB.
Nous sommes paysans
Nous avons un rôle économique à jouer : celui de produire de la nourriture en quantité et en qualité suffisante.
De plus, encadrés par l’industrie agroalimentaire et par les banques, nous sommes dépendants d’un système économique qui ne rémunère pas notre travail et qui est sans pitié pour les paysans et les régions défavorisées. Par nos revendications claires en matière de foncier, de revenu, de développement, nous reconnaissons qu’il y a plusieurs types d’agriculture aux intérêts divergents : il y a conflit de situations et dans ce conflit, nous avons fait le choix de défendre les petits et moyens paysans.
Nous sommes paysans en Pays basque
Le peuple basque, consciemment ou inconsciemment, a des aspirations profondes, et cela comme tous les autres peuples. Il y a une réalité sociale et culturelle basque qu’il n’est pas possible de nier. Avec une tradition, une langue, une histoire propre, le Pays basque est aujourd’hui coupé en deux, et étouffé par des États centralisateurs et bureaucratiques. Nous pensons que la majorité des habitants peut être sensible à cette réalité. La création d’ELB, la revendication de services agricoles et administratifs propres au Pays basque témoignent de la volonté de prendre en compte notre spécificité.
De par notre activité économique, nous sommes un maillon d’une chaîne qui lie tous les travailleurs de la planète
Le type de développement imposé dans les pays industrialisés fonctionne essentiellement sur la base de l’exploitation du Tiers-Monde. Nous, paysans, nous n’échappons pas à cela. Il est donc urgent de mesurer la portée de nos revendications. C’est dans cet environnement, qu’avec ELB, à partir de notre réalité paysanne, que nous voulons apporter notre pierre dans la réalisation d’une société plus juste. Nous voulons agir dans une histoire, agir au sein de notre peuple, à partir de notre réalité.
Notre réalité est le résultat d’une évolution politique, sociale et économique. Ces dernières décennies, le Pays basque nord a été dominé par les notables. Utilisant bien la domination de la langue française, les notables ont concentré le pouvoir et le savoir entre leurs mains, établissant une relation de soumission avec la masse qui, à leurs yeux, n’est que la populace.
On a retrouvé en Pays basque le phénomène de tous les peuples opprimés : pour avoir droit et pour obtenir quelque chose, il fallait quémander, supplier ; s’il y avait un résultat même minime, on était par conséquent dépendant, redevable. Et puis, pour que ça marche, il fallait se taire, rester dans le rang. Toute remise en cause des choses établies devient une tare, un péché. En même temps, le régime en place en France est le libéralisme : ce système économique qui donne aux gens la liberté mais pas les moyens de l’assumer ; quelle a été la liberté des millions de personnes qui ont été déplacées par l’exode, parce que la seule loi en vigueur est la concentration des lieux de travail, de consommation et de pouvoir. On a fait croire aux gens qu’il y avait un ordre social préétabli, pratiquement le résultat d’une volonté divine.
C’est donc à partir de cet environnement qu’il faut essayer d’avancer vers les objectifs que nous avons établis plus haut.
ELB a vocation d’être le syndicat de tous les paysans du Pays basque nord qui partagent cette approche de la réalité, indépendamment de leur sensibilité politique. Son mode de fonctionnement est collégial : toutes les opinions peuvent s’y faire entendre, le débat est ouvert et même vif si nécessaire. Faute d’unanimité, les décisions se prennent à la majorité, et par conséquent, les orientations du syndicat doivent être la copie conforme des décisions arrêtées. S’il n’y a pas unanimité, les individus en minorité peuvent faire valoir publiquement leur point de vue, mais pour ce qui est de la ligne syndicale, ils doivent cependant respecter les choix arrêtés par la majorité. Sinon, ce genre de situation débouche immanquablement sur une scission du syndicat. À partir de là, il ne serait pas tolérable que le syndicat soit engagé dans une entreprise quelconque sans l’aval de la majorité. Au sein d’ELB, il n’y a pas d’opposition à ce que les individus, membres du syndicat, s’engagent par ailleurs dans les organisations politiques de leur choix ; c’est leur droit le plus strict. ELB ne doit pas devenir l’appendice ou la commission agricole d’un quelconque groupe politique que ce soit : c’est à l’intérieur et non à l’extérieur du syndicat que les décisions le concernant sont prises.
Relations d’ELB avec les différents groupes politiques du Pays basque nord
S’il nous a paru nécessaire de faire la mise au point ci-dessus, quant au mode de fonctionnement d’ELB, c’est parce que ces choses qui paraissent évidentes ne sont pas comprises ou acceptées par tous. Cette mise au point s’adresse en premier lieu aux Herri-Talde, mais elle s’adresse aussi par anticipation à tous les autres groupes politiques qui seraient tentés de les imiter.
Que s’est-il passé avec les Herri-Talde ? Par deux fois, ces derniers ont sollicité ELB : une première fois pour participer à une manifestation (« Opération escargot » dans le cadre de la campagne anti-tourisme), une seconde fois pour participer à une journée de débat sur la politique en Pays basque. Cette journée, organisée par la commission antirépression des Herri-Talde, avait lieu à Cambo.
Jusqu’ici, rien d’anormal : que les groupes politiques sollicitent ELB, cela est inévitable et ils en ont le droit. Mais qu’ELB dispose à sa guise ses engagements, c’est aussi son droit (le PS avait invité tous les syndicats à la Fête de la rose). Le bât blesse à partir du moment où cette règle n’est plus respectée par les uns et par les autres.
ELB n’ayant donné suite à aucune de ces deux invitations des Herri-Talde, ces derniers n’ont rien trouvé de mieux que d’annoncer à la presse qu’ELB participerait effectivement à la journée de Cambo. Que la défection d’ELB fasse grincer les dents, c’est possible, mais ce n’est pas une raison suffisante pour essayer de lui forcer la main ou de le compromettre malgré lui. Le comportement des Herri-Talde dans cette affaire s’inscrit dans la logique d’une politique qui consiste à ramener à soi, à s’approprier tout ce qui se fait à l’extérieur.
Il faudra donc que les gens s’habituent à l’idée qu’ELB n’est le jouet de personne et que le syndicat est assez grand pour faire ses choix, donc les affirmer, sans qu’on lui tienne la main : que cela soit clair, les groupes politiques doivent respecter les choix et les démarches des syndicats.
Nous dirons rapidement que l’absence d’ELB à la journée de Cambo s’inscrivait dans le prolongement logique du refus de participer à l’opération « escargot ».
Pourquoi ELB ne participait pas à l’opération « escargot » ? D’abord ce n’était pas ses préoccupations du moment. De plus, cette manifestation était ambiguë dans ses objectifs et ses méthodes. Enfin et surtout, cette invitation était faite dans un contexte bien précis : c’est-à-dire au moment où Iparretarrak, de son côté, développait des actions violentes avec les mêmes objectifs. Dans ces conditions, toute manifestation était complètement occultée par les actions d’Iparretarrak et ne pouvait être interprétée que comme caution d’ELB à Iparretarrak. Dans ces conditions, le choix était clair pour ELB : il ne participera à aucune manifestation dont on ne sait quel objectif elle vise réellement et qui ne lui convient ni sur le fond ni sur la forme. De là à ce que ELB se positionne par rapport à la violence qu’utilisent les groupes armés en tant que moyen de lutte politique, il n’y a qu’un pas.
Notre position par rapport à la violence utilisée par les groupes armés du Pays basque nord, comme moyen de lutte politique
Il ne s’agit pas de porter un jugement de valeur sur la nature de l’engagement des militants qui ont choisi cette forme de lutte, il ne s’agit pas non plus de renvoyer dos à dos « toutes formes de violence d’où qu’elles viennent ». Nous savons bien, et l’histoire à ce sujet est riche d’enseignement, que le degré de moralité de la violence varie selon qu’à son origine, il y a un état, de gros intérêts économiques (souvent les deux à la fois) ou tout simplement des gens qui résistent à la violence institutionnelle des premiers.
Pour nous, en tant que syndicat, objet et sujet de la vie sociale, il s’agit d’ouvrir un débat en portant notre jugement politique au sens large du terme, donc aussi de nous situer par rapport à cette violence dans le contexte du Pays basque nord.
Nous avons expliqué au début du texte quel était le projet d’ELB, nous avons analysé le contexte sociopolitique du Pays basque nord à partir duquel il faut essayer d’avancer vers les objectifs.
Ce mouvement, s’il ne veut pas rétablir les mêmes relations de pouvoir de dominateurs à dominés, doit se faire en tenant compte de cette réalité ; il doit se faire avec les hommes et les femmes qui forment le peuple.
En Pays basque, il ne manque pas d’associations, de groupes sociaux ou politiques qui sont en action pour essayer d’instaurer une nouvelle dynamique.
Parmi ceux-là, beaucoup ont choisi la voie de masse : plutôt que de faire dix pas tout seul, faire peut-être un pas mais avec les autres, c’est-à-dire les gens du village, les copains du boulot. Vivre avec – et non à côté – des gens qui pensent différemment, savoir faire des concessions qui permettent les avancées : ELB veut s’insérer dans cette stratégie, elle n’a rien de réformiste.
Nous constatons aussi qu’il y a des groupes qui ont fait un autre choix. Partant de données théoriques ou en copiant ce qui se fait ailleurs, mais dans un contexte historique et politique bien différent, ils se sont délibérément engagés dans une stratégie de rupture radicale, espérant créer un climat « action-répression-action » qui entraînerait la révolte du peuple. La notion de peuple est alors souvent invoquée plus pour couvrir une stratégie que pour être acteur du changement.
Nous pensons, pour l’avoir constaté, que cette stratégie non seulement est discutable, mais bloque les gens et dénigre le travail entrepris par d’autres organisations de masse. De plus, cette stratégie est excellemment utilisée par les adversaires. Il y a de nombreux exemples qui le démontrent, nous en prendrons simplement quelques-uns.
Il y a quelques années, à la suite d’actions d’Iparretarrak, des militants syndicaux ouvriers et paysans ont été arrêtés et écroués pour quelques jours : ces militants n’avaient rien à voir avec les actions d’IK, la police le savait bien. L’important pour elle était d’utiliser les violences commises pour salir des militants et des organisations de masse. Aujourd’hui encore, nos adversaires ne se gênent pas pour appeler ELB « le syndicat des poseurs de bombes ». Il est temps de mettre les choses au point.
Un groupe armé au Pays basque nord, Iparretarrak, est parvenu à un degré de violence élevé. Cette violence apparemment n’est comprise et acceptée [que] par une infime minorité de gens. On constate que ceux qui essayent d’assumer cette violence ne le font jamais de manière franche et claire, mais s’embarrassent toujours de faux-fuyants. D’ailleurs, Iparretarrak n’a jamais expliqué le pourquoi de l’escalade de la violence.
Les actions d’Iparretarrak paralysent toutes les autres formes d’action, et de ce fait rendent très difficile le travail des militants sur le terrain. Tout ce qui se fait par ailleurs est complètement occulté par Iparretarrak, qui arrive toujours à contretemps, juste au moment où il ne faut pas. La seule image de marque du mouvement abertzale est la violence d’Iparretarrak. Cette situation permet aux gens qui sont contre le mouvement progressiste en Pays basque d’arriver par des raccourcis, donc sans se donner trop de peine, à braquer la population contre sa propre dynamique.
Iparretarrak prétend venir en aide aux luttes du peuple basque. S’il fallait mesurer en termes d’efficacité la violence politique d’IK, il ressortirait qu’elle est perçue comme une entreprise de démolition.
Le texte que nous publions aujourd’hui paraît au moment où des militants abertzale sont en prison. Nous tenons à préciser que le débat avait commencé avant cet événement et la décision de le faire paraître était arrêtée. Il se trouve que sa publication coïncide avec une actualité particulière, mais nous l’avons décidé quand même : nous savons ce qui s’est passé jusqu’à aujourd’hui en Pays basque, on ne sait pas ce qui arrivera ; il est urgent et important que les choses soient claires. Notre position s’est déterminée indépendamment des personnes et des faits politiques et en fonction des principes énoncés plus haut. Il s’agit d’analyser une pratique politique et de libérer le débat qui en a bien besoin en Pays basque. Nous pensons que le contenu du texte est clair et qu’il n’y a pas d’ambiguïté. Si le contexte que nous venons d’analyser n’est pas brillant, les différents pouvoirs politiques qui se sont succédé ont une lourde responsabilité ; le problème basque est un problème politique, la répression n’est pas la réponse adaptée, il faut une solution politique.
Le pouvoir en place qui se prétend défenseur des minorités est particulièrement interpellé. Il doit avoir une attitude en conséquence. Cela commence par reconnaître aux militants arrêtés le caractère politique de leur engagement et ensuite par les libérer, car en France, nous sommes dans une situation anormale où les suspects sont présumés coupables, le jugement devant prouver l’innocence. Or en démocratie, le suspect est présumé innocent : le jugement devant prouver la culpabilité.
Le comité d’animation d’ELB
Le 27 janvier 1984
Archives du CHT, fonds Confédération nationale des syndicats de travailleurs paysans
Annexe 1.2. ELB, Face à la crise, des propositions pour une politique agricole au service des paysans, décembre 1984
Demain, quel développement pour le Pays basque ?
L’agriculture de notre région a connu des bouleversements extraordinaires ces trente dernières années. Bien que la productivité ait fortement augmenté dans chaque exploitation, les revenus des petits agriculteurs n’ont rien de comparable à ceux d’un céréalier de Picardie. Les différences de revenus chez les agriculteurs continuent de croître. Croire qu’« après ce mauvais temps de crise, ceux qui auront tenu le coup auront de beaux jours devant eux », c’est de l’utopie. Car la crise actuelle, c’est la crise économique, c’est la crise de tout un système économique qui dépasse largement le cadre du Pays basque ou le cadre européen. Le modèle de développement appliqué à l’agriculture est dans une impasse, même en Pays basque.
« Modernisez-vous, produisez plus »
C’est le discours qu’on nous a tenu. Beaucoup d’agriculteurs y ont tellement cru qu’ils ont déifié la modernisation, la technique. Mais aujourd’hui, on nous dit : « Trop de lait, trop de viande, trop de lait de brebis bientôt, etc. » Dans la société industrielle, comme en agriculture, commence à se poser de plus en plus nettement la question de la manière de produire, c’est-à-dire la manière dont le travail et la production des biens sont organisés. La crise économique a accru la crise du travail et le conduit actuellement à un seuil critique. En agriculture, nous assistons à une dégradation des conditions de travail, à un accroissement de la durée du temps de travail et des tensions nerveuses, à la fragilité économique des exploitations, un taux d’endettement inquiétant, à une perte d’intérêt du travail.
Les solutions classiques sont en panne
En 1960, on nous a dit : « Agrandissez-vous, modernisez-vous, endettez-vous ». Si cette formule s’est avérée payante pour quelques-uns, il n’en est pas de même pour la majorité des paysans.
Alors que le Crédit agricole a connu une prospérité que beaucoup de banques lui envient, un nombre croissant de paysans ne peuvent à la fois dégager un revenu disponible, rembourser leurs emprunts et élargir leurs moyens de production. C’est la fuite en avant de l’endettement. En 1960, 32 % de la valeur de la production agricole servait à l’achat du capital nécessaire ; en 1982, c’est 54 %. Dire [que] « les prix des produits agricoles n’ont pas suivi ceux des biens et services nécessaires à la production » n’explique pas tout. En fait, c’est la convergence de plusieurs phénomènes.
Désormais la masse des capitaux nécessaires à mettre en œuvre dans le modèle productiviste pour l’emploi d’un travailleur est tel qu’il en découle une fragilisation insupportable de l’exploitation. La moindre erreur technique et financière, les moindres pépins ont des conséquences énormes et peuvent faire basculer vers la faillite de plus en plus d’exploitations. Bien que le nombre de jeunes qui s’installent dans l’agriculture du Pays basque soit supérieur à celui du Béarn, le taux de renouvellement est largement insuffisant. De plus, s’installer en modèle productiviste avec le recours maximum d’emprunts, oblige à se lancer dans des volumes de production très importants. Les perspectives démographiques, le coût croissant des installations, compromettent fortement l’avenir de notre agriculture, son rôle économique et social.
Des réponses inadaptées
Face à cette situation, les pouvoirs publics ne font que renforcer des solutions classiques qui se sont déjà avérées inadaptées : primes par ci, primes par là… En 1970, les aides directes au revenu, les transferts sociaux, les aides à la modernisation et le soutien des marchés représentaient 33,4 % du revenu agricole. En 1980, ces aides représentaient 45,6 % du RBA (source INRA). En 1970, les revenus extérieurs et aides de l’État n’atteignaient pas 50 % du revenu des ménages agricoles contre plus de 60 % en 1981.
Un fatalisme inquiétant
Faire observer que nous sommes confrontés à une situation « de crise » ne signifie pas que l’ensemble des actions de modernisation de l’agriculture aient été négatives. Si constater l’impasse du système économique est aisé, « les solutions » ont le désavantage d’être avancées avec moins d’assurance que ceux qui prônaient la modernisation et l’augmentation de la productivité en 1960. Nombreux sont ceux qui ont remis en cause le mode de développement aveugle mais ne peuvent plus s’engager sur un autre chemin en raison des volumes d’emprunt importants à rembourser, une spécialisation effectuée sans retour possible. Cette situation est significative de la lourde dépendance qui pèse actuellement sur de nombreux agriculteurs : dépendance vis-à-vis du crédit, de groupement de producteur, coopératives ou entreprises privées. Ces paysans n’ont pas le choix. Ils doivent produire coûte que coûte pour d’autres besoins que les leurs, dans des conditions qui se dégradent et sur lesquelles ils n’ont plus de prise.
Produire autrement, vivre autrement ?
Des agriculteurs, çà et là, ont trouvé des solutions individuelles pour produire et travailler autrement. Produire autrement, vivre autrement, sont des thèmes qui sont ressortis souvent lors des réunions pour les États généraux du développement. Si certains agriculteurs arrivent à mettre ces deux éléments en pratique, si des solutions individuelles sont justes et valables dans certains cas, tout n’est pas transposable à toutes les régions ou à toutes les situations. Produire autrement, transformer sur place, vendre éventuellement en direct ne signifient pas toujours réduire la charge de travail ni les risques d’échecs ou de faillites. Créer des petits espaces de paradis qui seraient à l’abri des lois de spéculation de l’offre et de la demande, c’est de l’utopie. Utopique de croire qu’une agriculture dite « alternative » puisse devenir dominante. Est-ce possible d’alimenter en circuit court 80 % des citoyens urbanisés, faisant disparaître du même coup l’industrie agroalimentaire et le type d’agriculture et de consommation qu’elle engendre ?
N’est-il pas réaliste d’affirmer qu’il existe de multiples risques de récupération économique de solutions dites « alternatives ». Les exemples des firmes qui se lancent dans la production de produits fermiers ou les supermarchés qui proposent « le bon produit fermier différent » sont de plus en plus fréquents. Finalement, le système économique qui s’essouffle peut s’accommoder très bien d’une agriculture à deux vitesses. Un dualisme qui permet à des agriculteurs de zones difficiles une valorisation différente de leurs produits. Ce qui ne veut pas dire que ces agriculteurs ont des garanties supplémentaires et suffisantes pouvant constituer des solutions d’avenir.
Pour des solutions collectives
Dans le système économique actuel, la marge de manœuvre est étroite et les solutions que l’on pourrait préconiser ne donneront pas de satisfactions totales à tous les niveaux.
Si à l’époque on nous disait « Investir, c’est préparer l’avenir, hors de la modernisation point de salut, le bonheur est au bout de la technique », dire aujourd’hui « La solution est dans l’autre agriculture » peut être un piège. Il peut y avoir des solutions individuelles pour certains dans l’autre agriculture comme il y en avait dans la « modernisation » d’autrefois, mais ne faut-il pas aussi chercher des solutions collectives apportant des garanties à tous les paysans ?
C’est pour cela que tout en étant à la recherche d’un autre développement, il faut se battre pour la maîtrise du foncier, la protection sociale, le statut paysan, etc.
L’espoir des dynamismes locaux
Les agriculteurs conscients de l’impasse dans laquelle nous nous trouvons sont de plus en plus nombreux. C’est ainsi que l’on voit tous les jours naître des projets porteurs d’avenir : mutuelle bâtiments, coopératives de transformation, groupes vétérinaires, services de remplacement, AFOG, etc. Des agriculteurs de montagne dans l’Isère qui avec six vaches ont un salaire de 5 500 F par mois… eh oui, ça existe ! Des agriculteurs qui, avec une autre façon de produire, ont des marges brutes à l’hectare les plus élevées de leur département, ça existe aussi !
Ces expériences ne prétendent pas apporter « la solution » mais elles ont l’immense mérite de créer une dynamique locale. Dynamique qui a des conséquences directes sur la vie économique, sociale, culturelle d’une petite région. En Pays basque, il existe également un potentiel important pour renforcer cette dynamique : un potentiel de jeunes qui ont décidé de dire non au fatalisme, jeunes qui ont décidé de vivre, travailler et décider au pays.
Ni Bruxelles, ni Paris, ni Pau ne doivent décider pour l’avenir du Pays basque
Force est de constater que bon nombre d’élus locaux ou de responsables économiques sont plus prompts à réagir pour se réunir lorsque le tourisme de deux mois d’été connaît une crise. Ils s’émeuvent moins lorsque les industries ferment, la liste des chômeurs s’allonge ou que les agriculteurs sont menacés de faillite. Force est de constater que les chambres consulaires, chambre d’agriculture en particulier, sont là pour appliquer la politique décidée là-haut et non pour définir localement avec les principaux acteurs, les mesures à prendre pour que le pays vive.
Il faut compter sur nos propres forces. C’est plus sûr. L’antenne de la chambre d’agriculture à Hasparren ? Sera-ce réellement efficace ? Est-ce un piège destiné à faire croire que l’on s’occupe de nous ? Ce seront des bureaux où les techniciens pourront se réunir, mais les ordres viendront de Pau. Les mieux habilités pour définir, décider un développement pour l’agriculture, ce sont les agriculteurs du Pays basque. Des structures de réflexion, de concertations, de propositions sont sans doute à créer.
Un développement en fonction des besoins des coopératives, des firmes privées ou… des agriculteurs ?
De plus en plus rares sont les agriculteurs qui disent : « Le Crédit agricole ? C’est chez nous ; la coopé ? C’est chez nous ». Pour beaucoup de paysans, le mutualisme de la coopé, du crédit ou de la mutualité sociale, c’est de plus en plus un mythe. Plus une coopérative grossit, moins les agriculteurs ont des pouvoirs à l’intérieur. Une structure, même coopérative, peu à peu, crée ses propres besoins et il est frappant de constater qu’en Pays basque, certains sont tentés d’orienter des productions ou des commercialisations en fonction des structures existantes, qu’elles soient coopératives ou non. Efficacité économique ne rime pas toujours avec intérêt des paysans.
Un développement respectueux de la vie écologique, sociale, culturelle
Bien qu’il faille reconnaître la nécessité de l’organisation coopérative pour la commercialisation ou la transformation des produits, il nous semble important de signaler que cette « efficacité » peut avoir des effets secondaires négatifs au niveau social et culturel. On remarque que des initiatives locales se font progressivement « absorber » par des unités plus grosses. De même les agriculteurs adhérents aux groupements de producteurs sont de plus en plus nombreux. En efficacité économique bien sûr ! Ainsi le producteur d’agneaux, de veaux ou de cochons n’a plus la nécessité d’aller au marché. Mesure-t-on la portée à long terme de la désertification progressive des marchés, sur la vie sociale, culturelle du Pays basque.
Attention qu’en ne cherchant que l’efficacité économique, on n’étouffe pas la vie sociale locale.
[…]
De nouvelles relations avec les agents de développement
Les conseillers agricoles ont sans nul doute joué un rôle important dans l’évolution de l’agriculture du Pays basque. Les écarts de formation qui existent aujourd’hui entre la masse des agriculteurs, les chercheurs, les enseignants et parfois les agents de développement, posent des problèmes de compréhension qui ne se traduisent pas seulement au niveau du langage.
Il faut nécessairement partir du fait que l’acteur principal est le paysan, qu’il porte le poids et les risques des décisions économiques. Il est important que l’ensemble des intervenants tiennent compte de cet état de fait. Le danger que nous côtoyons et dont nous mesurons les effets pervers, serait une prise de pouvoir par les « intellectuels de l’agriculture » qui bénéficient d’un statut social, de moyens de formation, de conditions de travail, de rémunération auxquels la majorité des petits paysans ne peuvent prétendre. Les agents de développement ne doivent pas culpabiliser le paysan qui ne réussit pas. Ils doivent être de véritables animateurs qui cherchent avec le paysan. Ils doivent avoir l’esprit critique par rapport aux missions qui leur sont confiées par les organismes qui les emploient, par rapport aux techniques qu’ils préconisent.
[…]
Conclusion
Le Pays basque n’est plus une région à dominante agricole. Pourtant un Pays basque sans agriculture est inconcevable. Alors que le gouvernement, les élus n’ont aucune solution à proposer autres que les zones touristiques ou les labels pour les produits de montagne, alors que les agriculteurs se débattent pour survivre dans cette crise, il est urgent de pousser plus en avant les revendications sur le statut paysan, les prix différenciés, de réfléchir sur la nécessité d’un autre développement.
Notes de bas de page
1 Cette enquête a été menée au printemps 2010 au Pays basque à partir de sources médiatiques et professionnelles et par des entretiens auprès des syndicats FDSEA et ELB, de l’association APLI et d’une coopérative de collecte et de transformation.
2 Roullaud É., « La grève européenne du lait de 2009 : réorganisation des forces syndicales sur fond de forte dérégulation du secteur », Savoir/agir, no 12, juin 2010, p. 111-116. Voir aussi infra le texte de Paul Bonhommeau.
3 Sud-Ouest, 3 septembre 2009.
4 « Crise du lait : le plan de Bruxelles attise la colère des producteurs », Les Échos, 18 septembre 2009.
5 Cassez F. et Trouvé A., « Traire plus pour gagner moins », Le Monde diplomatique, avril 2010. En France, on décide en 2008 de produire moins de lait, notamment en ne faisant pas fonctionner le prêt de quota individuel pour ne pas aggraver l’excédent de lait mis sur le marché.
6 Voir Bonin H., Les coopératives laitières du Grand-Sud-Ouest (1893-2005). Le mouvement coopérateur et l’économie laitière, Paris, Plage, 2005.
7 Entretien avec un militant de l’APLI, 29 mars 2010.
8 Sud-Ouest, édition Pays basque, 17 septembre 2009.
9 Confédération Paysanne, « Grève du lait : la Confédération Paysanne soutient les grévistes et mènera des actions complémentaires », communiqué de presse, 10 septembre 2009.
10 « Prix du lait : les syndicats minoritaires et l’APLI demandent au ministre d’organiser une table ronde », La France agricole, 1er décembre 2009 ; Laborari, no 587, 9 juillet 2009 ; no 862, 10 septembre 2009 ; no 867, 22 octobre 2009.
11 Laborari, no 861, 3 septembre 2009.
12 Laborari, no 867, 22 octobre 2009.
13 « Lait : les producteurs toujours sur la brèche mais Bruxelles au ralenti », Laborari, 865, 8 octobre 2009.
14 Lopepe M. et Rivière R., EHLG. Pièces à conviction, Bayonne, Elkar, 2010.
15 Laborari, 9 juillet 2009.
16 Laborari, no 861, 3 septembre 2009.
17 Mission d’animation des agrobiosciences, « Entre désespoir et recomposition du paysage syndical. Une lecture sociologique de la grève du lait. Entretien avec Jacques Rémy » 24 septembre 2009.http ://www. agrobiosciences. org/article. php3 ? id _ article = 2710.
18 Peyron J.-P., « Coopératives et syndicats agricoles dans l’Ouest. L’exemple de la Loire-Atlantique », Économie rurale, no 207, 1992, p. 33-37. Voir infra l’article de Paul Bonhommeau.
19 Bonhommeau P., « La fin des quotas laitiers », ATTAC France, 25 janvier 2010 http ://www. france. attac. org/spip. php ? article10703.
20 Groux G. et Pernot J.-M., La grève, Paris, Presses de Sciences Po, 2008, p. 126-130.
21 Sud-Ouest, édition Pays basque, 11, 15, 17, 19 et 21 septembre 2009.
22 Sud-Ouest, édition Pays basque, 24 septembre 2009.
23 Entretien ELB, 10 mars 2010, Ainhice-Mongelos, traduit du basque.
24 Entretien avec un administrateur de coopérative laitière, 20 mai 2010.
25 Voir Roullaud E., op. cit.
26 Siméant S., La grève de la faim, Paris, Presses de Sciences Po, 2009.
27 Sud-Ouest, édition Pays basque, 6 octobre 2009.
28 Roullaud E., op. cit.
29 Majoritairement de droite.
30 Majoritairement de gauche, dirigé par le PS.
31 Entretien, administrateur de coopérative, op. cit.
32 Entretien avec un militant de la FDSEA du Pays basque, 26 mars 2010.
33 « Industriels et producteurs satisfaits de l’accord sur le lait », Le Monde, 30 mars 2010.
34 Hénin Fr., Terre-net Média, « Prix du lait. La FNPL dénonce l’inadéquation du droit à la concurrence avec les objectifs de la PAC », 24 mars 2010 (http ://www. web-agri. fr/actualite-agricole/politique-syndicalisme/article-fnpl-ciolos-prix-du-lait-commission-europeenne-1145-61862. html).
35 Extrait de la lettre du président de la FNPL aux commissaires européens à la concurrence et à l’agriculture, mars 2010.
36 Euractiv, « Lait : le groupe de haut niveau rend ses conclusions », 17 juin 2010,http ://www. euractiv. fr/lait-groupe-niveau-rend-conclusions-article.
37 European Coordination Via Campesina, « Politique laitière de l’UE : le Groupe à Haut Niveau condamne les éleveurs européens », communiqué de presse, Bruxelles, 16 juin 2010.
38 « Loi de modernisation de l’agriculture. ELB interpelle les députés », Laborari, no 899, 24 juin 2010.
39 European Milk Board, « Le groupe d’experts de haut niveau sur le lait échoue dans sa mission », Bruxelles, 16 juin 2010.http ://www. europeanmilkboard. org/fr/special-content/actualites/newsdetails/article/press-release-high-level-group-of-experts-on-milk-fails-to-deliver. html ? tx _ ttnews % 5B backPid % 5D = 97 & cHash = 1577a9a63d.
40 « Lait : l’APLI mobilise les producteurs pour la création d’un office du lait », La France agricole, 9 décembre 2009.
41 « L’APLI dépose les statuts de l’Office national du lait », La France agricole, 7 mai 2010.
42 Entretien avec l’administrateur de la coopérative, op. cit.
43 Roullaud E., op. cit.
44 Purseigle Fr., « La coordination rurale. Un nouvel acteur sur l’échiquier syndical », in Hervieu B., Mayer N., Muller P., Purseigle Fr. et Rémy J. (dir.), Les mondes agricoles en politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2010, p. 259.
45 Résultats dans les Pyrénées-Atlantiques (collège exploitants) : FDSEA-JA : 55,21 %, ELB : 21,98 % ; Coordination Rurale : 12,1 % ; Confédération Paysanne Béarn : 12 %. Le système majoritaire attribue à chacun de ces syndicats respectivement 17, 2, 1 et 1 sièges. Nous manquons ici de données pour creuser ce point.
46 Entretien FDSEA, op. cit.
47 CNIEL, Pérennité des éleveurs laitiers : la CNIEL alerte sur les enjeux de la réforme de la PAC et appelle à la mobilisation du grand public, Dossier de presse, Paris, CNIEL, 15 avril 2008.
48 Revenu-Jomier C., « Des producteurs de lait contraints au RSA », Le Journal du Pays basque, 6 avril 2010.
49 Entretien FDSEA, op. cit.
50 Entretien ELB, op. cit. Traduit du basque.
51 Entretien, administrateur de coopérative, op. cit.
52 Entretien APLI, op. cit.
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