La grève du lait en Bretagne
Témoignage
p. 141-165
Texte intégral
1À l’époque de la grève du lait, j’étais président de la FDSEA du Finistère depuis 1969. Mon accession à la présidence du syndicat était la conséquence d’une grave crise interne. La pointe du Finistère a toujours été marquée par de fortes turbulences entre deux tendances professionnelles très affirmées. L’une d’elles s’est illustrée dès la fin des années 1950 en menant des actions dures dans le Nord du Finistère, faisant par exemple occuper la sous-préfecture de Morlaix par les producteurs de légumes en colère. À la tête de cette action, il y avait Alexis Gourvennec1, un personnage très particulier, très dynamique mais avec lequel, au fil du temps, nous avons eu de grandes divergences.
2Gourvennec voulait organiser le marché des légumes qui, à l’époque, se faisait à l’avenant, de gré à gré. Or, ce système n’était pas favorable aux paysans qui, sans structures de défense, se faisaient souvent rouler dans la farine par les acheteurs. Il partait donc d’une bonne intention. Mais Gourvennec était un ultralibéral, favorable au marché. Il a donc proposé un nouveau système : un marché aux enchères dégressives ; c’est là que s’est ouvert le marché au cadran de Saint-Pol-de-Léon. Dans la foulée, avec d’autres leaders agricoles, il a mis également en place le marché du porc breton. Mais là encore, ce système a trouvé ses limites, puisque la concentration des abattoirs a limité d’autant la possibilité de faire jouer la concurrence.
3J’ai connu Gourvennec à l’École nationale d’agriculture d’Angers. J’étais certes, comme lui, de formation Jeunesse Agricole Catholique (JAC), mais j’étais passé également par le Centre Départemental des Jeunes Agriculteurs (CDJA). C’est là que s’est fait le virage et que je me suis opposé à lui. La crise a éclaté en janvier 1969 et la tendance CDJA, si je puis dire, s’est retrouvée aux commandes de l’appareil, et moi, à la tête de la FDSEA, du jour au lendemain. Tout de suite, nous avons rejoint la Fédération Régionale des Syndicats d’Exploitants Agricoles de l’Ouest (FRSEAO), puisqu’auparavant le Finistère et les Côtes-d’Armor n’y étaient pas. J’étais pour ma part admiratif des dirigeants syndicaux de la Loire-Atlantique, et désireux de travailler avec eux.
4Concernant la grève du lait, il me semble important de rappeler qu’elle ne fut pas organisée par les responsables syndicaux. Pourtant, nous nous rendions compte que le paysan perdait petit à petit le pouvoir qu’il avait, parce que nous vivions la même situation. Quand je me suis installé en 1962 à Arzano (Finistère), on faisait encore notre beurre qu’on vendait directement sur les marchés lorientais, proches de chez nous : nous avions donc un lien direct avec les acheteurs potentiels, les consommateurs. Mais nous étions dans une période où le paysan avait envie de se libérer du poids du travail, et ce n’est pas pour rien que l’agriculture de groupe s’est mise en place, offrant enfin la possibilité de prendre des vacances. L’abandon de la vente directe est donc lié à cette volonté d’améliorer ses conditions de travail.
5Nous avons aussi pensé cette évolution de la commercialisation de nos produits laitiers en lien avec notre idéal de coopérateurs. Pour nous qui sortions du CDJA, le paysan pouvait accéder au pouvoir économique via ses coopératives. Mais dans un contexte libéral, celles-ci ne pouvaient être que soumises aux contraintes du marché.
6Le prix du lait se tassait d’année en année et on a commencé à connaître des crises, à voir des agriculteurs en difficultés. Nous avons fait des études afin de déterminer un prix de revient du litre de lait. C’est ce prix qui nous a servi de base revendicative par rapport aux secteurs de la transformation, y compris le secteur coopératif. Des tensions sont donc apparues rapidement entre les syndicalistes et ceux d’entre nous qui avaient des responsabilités dans les coopératives. Nous avons mené des actions dures, un petit peu « limite », mais il est vrai que les paysans de la pointe de la Bretagne ne sont pas des tendres ! En riposte, certains syndicalistes ont été exclus de leur coopérative. Il n’y avait plus personne pour retirer leur lait ! S’est alors développé un mouvement spontané de l’ensemble des agriculteurs du Finistère et de l’Ouest du Morbihan pour empêcher tous les camions laitiers de circuler. C’est comme cela, à la base, que la grève est partie.
7Je suis donc mis devant le fait accompli. Je téléphone à mon collègue du Morbihan qui m’apprend qu’à Guiscriff, les camions sont tous stockés place de la Mairie, à côté de l’église. Au fil des jours, les camions s’accumulent, et le mouvement s’étend à d’autres communes, comme Quimper ou Pont-l’Abbé. Le mouvement dure quinze jours. Durant cette période, les agricultrices, surtout, essaient de trouver des solutions pour ne pas tout perdre. Elles ressortent les barattes et les écrémeuses des greniers pour faire du beurre, et renouer avec la vente directe. C’est pourquoi cette période de lutte ne fut pas économiquement trop douloureuse. À Guiscriff, c’était même la kermesse permanente, et les bars de la localité n’ont jamais aussi bien tourné que durant cette période !
8Les femmes ont donc pris des responsabilités et joué un rôle vraiment très important. Il y eut même, pour la première fois, une manifestation imposante, exclusivement de femmes, devant la coopérative agricole de Landernau. Et Landernau, c’est presque le Vatican de la Bretagne !
9Autre point à relever : nous avions abandonné le principe de la violence, ce qui nous différenciait du courant ultralibéral. Il n’était pas question de casser une mairie ou d’occuper une préfecture. Nous avons agi plutôt en direction des sous-préfectures parce que nous considérions qu’il nous fallait poser le problème là où nous vivions. Le mouvement fut donc plus civique et responsable, et je crois que cette méthode favorisait la réflexion politique.
10Concernant les négociations, elles se sont tenues à Rennes et ont duré une nuit entière. Nous en sommes sortis avec un accord sur le prix du lait assez proche de notre revendication. Malheureusement, deux mois après, les accords n’ont pas été tenus et on s’est retrouvé dans la situation antérieure.
*
11J’aimerais maintenant vous faire part de quelques réflexions plus générales pour conclure. Dans les années 1980, j’ai fait partie d’une commission chargée d’assister juridiquement les agriculteurs en difficultés. Là, j’ai été témoin de situations très douloureuses, car un paysan qui fait faillite dans sa commune, c’est quelque chose de très dur à vivre. Force est de constater qu’aujourd’hui encore, la situation perdure. En 1962, dans ma commune d’Arzano, nous étions une centaine d’agriculteurs. Il n’y a plus aujourd’hui que quinze fermes, ce qui ne veut pas dire quinze paysans puisque certaines sont des GAEC. Sur ces quinze fermes, certaines sont encore en difficulté, et je signale au passage qu’il n’y a pas que les petits qui souffrent puisque certains gros producteurs, dans le porc notamment, ont fait faillite. Ce qu’il y a de douloureux, c’est qu’on ne voit pas d’issue à cette chose-là. Le monde paysan est marginalisé en tant que tel, y compris dans nos communes rurales. Il n’a plus le poids d’antan.
12À cela s’ajoutent les problèmes environnementaux dont on rend responsables tous les paysans, indistinctement. Certes, il est scandaleux de voir l’état de nos côtes, polluées par les marées vertes. Mais il ne faut pas oublier que l’agriculture est à l’image de la société contemporaine, parce qu’elle en est le produit. Dans le même ordre d’idées, si les productions liées au sol, comme peut l’être la production laitière, ne trouvent pas d’issues économiques pour faire survivre les exploitations, alors se trouve posée la question de l’occupation de l’espace : ce n’est donc plus un problème de paysans, mais un problème de société.
Annexe
ANNEXES 1
Grèves du lait
Les documents sur la question laitière des années 1970 sont extrêmement riches dans les fonds d’archives du CHT. Ils révèlent l’incompréhension qui se creuse progressivement entre le monde paysan et les instances communautaires. La question des prix est perçue dès le début des années 1960 comme le plus épineux des problèmes : il s’agit de trouver un compromis entre la nécessité de garantir un prix peu élevé pour les consommateurs et un prix suffisamment haut pour garantir un revenu aux producteurs. Les syndicats agricoles, en lien avec les sociétés agroalimentaires, jouent un rôle central dans la détermination de ce prix, puisqu’elles en négocient le montant. Le monde de la distribution n’est bien sûr pas absent de ce débat. Les instances gouvernementales, puis européennes, jouent alors un rôle d’arbitrage dans la négociation, en essayant de moduler la production : fixations de prix plafonds et/ou planchers ? Aides directes aux producteurs ? Mises en œuvre de quotas ?… les débats sont ouverts et transparaissent des réflexions du monde syndical. En outre, ces documents soulignent les tensions extrêmes qui existent entre mouvements majoritaires et producteurs de lait, le cas des syndicats de l’Ouest révélant des divergences profondes, liées aux spécificités de la structure agricole locale.
Archives du CHT, fonds René Bourrigaud
Annexe 1.1. La bataille du lait a-t-elle « écrémé » le syndicalisme pour créer le néosyndicalisme. Circulaire n° 8 (1964) par Édouard Leclerc
La guerre
Depuis le « Dossier noir du trust blanc » paru en juin 1963, la guerre du lait était ouverte, à cette époque le syndicalisme paysan, présidé par les coopératives, me reprochait de payer le lait plus cher aux producteurs, 0,60 F au lieu de 0,372, de le revendre aux consommateurs sans l’avoir écrémé, avec 42 g de matière grasse, 0,63 F au lieu de 0,71 F partiellement écrémé par les coopératives, avec 30 g de matière grasse. On avait menacé mes fournisseurs de représailles par lettre. Les syndicats et les coopératives s’étaient conduits comme des racketteurs. J’avais tenu, et momentanément j’avais gagné.
Et l’on garda le silence jusqu’au 24 septembre 1964, soudain ce fut la grève du lait et le déchaînement de la violence. À cette date j’étais invité en Espagne pour étudier les problèmes de distribution ; c’est là que j’appris que le machiavélisme des syndicats paysans avait amené, malgré ses serments, mon principal fournisseur à me trahir. Dès lors on me forçait à intervenir. Je ne pouvais plus garder le silence sans renier mon attitude passée.
Le 26 septembre je lançais un appel aux consommateurs brestois par tract, par presse. Je les conviais à un meeting le 29 septembre, place de la Gare à Brest, pour protester contre la fausse grève du lait. Le 28 au matin, en me rendant chez M. Ollier au Folgoët pour ramasser le lait destiné à la consommation brestoise, j’apprenais que les syndicats et coopératives avaient de force enlevé ce lait. Immédiatement je récupérai d’une manière ou d’une autre les quantités de lait qui me revenaient normalement ; ce lait a été payé aux producteurs 0,60 F au lieu de 0,372 par les coopératives. On vit de toutes parts les paysans venir me supplier de « voler » leurs bidons de lait, on entendit même un chauffeur de coopérative téléphoner pour me demander de venir prendre son camion. La presse parisienne titra en manchette : « Rafle des bidons de lait ».
Les consommateurs
Le 29, jour du meeting à Brest, les paysans décidèrent d’occuper la place de Brest avant les consommateurs, mais à 18 heures, il y avait devant la gare quelque 3 000 consommateurs. Pour la première fois ces derniers descendaient dans la rue, et lorsque les quelque 500 paysans arrivèrent sur place pour m’empêcher de parler, ils furent incapables de dire pourquoi on les maniait comme du matériel de sonorisation. Les plus en flèche furent les présidents de la CFTC, l’un d’eux en souffrit physiquement… Le syndicat CFTC de Brest m’accusait d’être un briseur de grève. Dans la presse, je répondais le lendemain : « Il est impossible de parler de grève de paysans puisque ceux-ci n’ont pas arrêté leurs livraisons de lait aux coopératives et industries laitières et qu’ils sont rémunérés normalement. Lorsqu’un ouvrier fait grève, personne ne le paie, s’il perturbe la vie sociale par l’arrêt de son travail, le premier pénalisé c’est lui, le second c’est l’employeur qui voit son entreprise immobilisée ; les conséquences involontaires retombent parfois sur la collectivité. Or, les paysans n’ont pas arrêté leurs activités et touchent normalement leur salaire, leurs employeurs, c’est-à-dire eux-mêmes, n’ont pas non plus d’arrêt de travail. Plus grave, ils livrent leur lait à 0,372 F aux intermédiaires qui les exploitent et refusent le lait à 0,71 F aux femmes, aux enfants, aux vieillards, pénalisant lourdement les catégories sociales les plus défavorisées. Le comble c’est de voir des syndicats ouvriers se féliciter de cette injustice comme s’ils se réjouissaient de voir les prix du lait monter à la consommation familiale. Il ne faut pas que la passion politique fasse perdre la notion de raison à nos dirigeants syndicaux ; lorsque je vois ceux qui réclament le retour à la démocratie s’unir aux extrémistes dans des actes de violence de toutes sortes pour empêcher un seul homme de s’exprimer librement, j’arrive à me demander quelle est la démocratie recherchée ».
La politique
À ce communiqué de presse succédèrent d’autres communiqués et beaucoup se demandèrent vraiment si les syndicats ouvriers n’avaient pas dépassé leur rôle, d’un meeting de consommateurs, ils avaient contre-manifesté politiquement. La CFTC de Brest découvrait enfin publiquement son action de basse politique et reconnaissait que ses sigles n’étaient qu’un paravent. Un grand malaise devait en découler, il faudra attendre la déclaration de M. Bergeron de Force ouvrière pour clarifier les esprits. Il est formel : « Ce n’est pas une grève, la solution du problème paysan est avant tout “économique” ». Enfin un syndicaliste s’exprimait ! Il saisissait que l’avenir du syndicalisme se trouvait dans le pouvoir économique et non dans une philosophie politique où l’on essaierait en vain, comme dans un nuage, de visser un tire-bouchon.
Mais revenons-en aux faits, le 1er octobre, vers 7 heures, 300 syndicalistes paysans, la plupart issus de la Jeunesse agricole catholique, iront détruire l’installation laitière d’un de mes producteurs de lait, M. Ollier, ils occasionneront pour 600 000 AF de dégâts et de sabotage de matériel : cela se passait non pas au Congo mais en France, au nom de la liberté syndicale. Et malgré cela le lait arrivait à Brest où tous les jours plus de 2 000 litres étaient distribués, de plus en plus les paysans m’apportaient leur lait, à tel point qu’à partir du 3 octobre je pouvais diriger quotidiennement sur Paris, Reims, Toulouse, etc. quelques 20 000 litres grâce au magnifique élan de solidarité de l’ensemble des centres distributeurs de France.
Le scandale
Le 5 octobre à Landerneau, sous le couvert d’un meeting pour l’expansion de la Bretagne, les syndicats paysans, ouvriers, commerçants, à l’exception des commerçants de Landerneau, appelaient la Bretagne à manifester contre Leclerc, l’affameur du peuple. Jusqu’à ce jour, ni l’argent, ni les trusts, ni la politique, ni les gouvernements n’avaient réussi à briser l’action d’un homme, on allait essayer de briser son âme, de la mettre à nu, de la couvrir de boue à la façon américaine. Mais rien ne pouvait sortir du foirail aux porcs du champ de foire de Landerneau où jouissait dans l’obscurité le président-directeur général de la grande coopérative des Côtes-du-Nord et du Finistère, entouré de ses valets syndicaux, si ce n’est des grognements venant s’écraser sur les gigantesques constructions de plusieurs milliards de la coopérative de Landerneau, contrastant étrangement avec la misère des fermes environnantes baignant dans la boue et la ruine. On souhaitait le suicide d’un homme et les vieux syndicalisme et corporatisme politique agonisaient.
Le problème
De ces refoulements, de ces discours érotiques émanant de personnes non formées réclamant d’urgence un psychanalyste, il ne fut même pas question des véritables problèmes du lait. C’est pourquoi nous allons essayer de les étudier ensemble en nous basant sur des données chiffrées : prix d’achat à la ferme 0,372, ramassage 0,04, pasteurisation 0,03, emballage 0,06, livraison 0,04, amortissement de l’usine 0,022, marge du détaillant 0,04, total 0,604 - 0,084 * = 0,52.
* À cela il faut déduire l’écrémage partiel du lait de 42 g à 30 g, ce qui nous donne 12 g de crème fraîche vendue 0,007 le gramme, soit : 0,084.
Or, le lait est vendu aux consommateurs 0,71 - 0,52, donc le bénéfice net est de 0,19 F. On se demande comment les coopératives ont osé garder une aussi grande marge pour elles, il leur serait si facile d’accorder aux paysans 0,05 de mieux par litre, en plus de la prime de 0,04 de matière grasse qui très souvent n’est pas versée. Bien sûr, les coopératives répliquent que si la vente du lait frais est rentable, elles perdent sur le reste du lait. C’est faux. Les yaourts revalorisent le lait à 1,20 F le litre, les fromages à 0,75 F le litre, le lait en poudre à 0,68 F le litre et le beurre avec ses sous-produits récupérés par les usines modernes à 0,65 F le litre, nous sommes loin du prix usine des eaux minérales 0,19 F. À ces bénéfices des coopératives, il faut encore ajouter les subventions que la France, c’est-à-dire nous tous, leur accordons directement et que le paysan ne voit jamais. Voici pour 1963 : subventions pour lait de conserves et caséine 280 330 000 NF, subventions pour le beurre 462 660 000 NF, subventions pour le fromage 92 060 000 NF, total 835 050 000 NF.
Un gouffre
Soit 83 milliards de nos anciens francs pour une production globale de 25 milliards de litres de lait, c’est-à-dire que par litre, les coopératives ont reçu 0,033 NF. Si on déduit la population paysanne, nous trouvons que par habitant, y compris nos enfants, nous avons versé comme impôt en 1963, en subvention, 27,66 NF pour éponger ce que nous ne consommons pas, soit le prix de 40 litres de lait. En 1965 la production de lait sera excédentaire de 5 milliards de litres et c’est 50 NF d’impôt que nous devrons verser, c’est-à-dire le prix de 80 litres de lait que nous n’avalerons pas facilement.
À cela il ne faut pas oublier que nous versons également 80 milliards d’anciens francs, soit 50 NF par habitant pour éponger le surplus de blé, autant pour le vin, les légumes, au total près de 150 NF par tête d’habitant ! Et lorsque l’on examine la progression de notre production laitière : 1949, 13 milliards de litres ; 1956, 19 milliards de litres ; 1960, 22 milliards de litres ; 1963, 25 milliards de litres ; 1964, 26 milliards de litres ; 1965 (prévision), 30 milliards de litres.
On est obligé d’admettre que nous allons vers une impasse totale, à moins que nous réussissions à faire l’Europe agricole. Sinon il faudra produire moins cher pour pouvoir vendre sur le marché international. Pour cela les prix des céréales secondaires devront baisser de façon à équilibrer à peu près le coût de la production de lait, les paysans devront réduire leur cheptel laitier en ne conservant que les animaux les mieux sélectionnés. Les autres devront s’orienter vers la production de la viande bovine et c’est là, comme je l’ai écrit dans la circulaire n° 7 que l’État interviendra obligatoirement par l’intermédiaire du FORMA.
Cette simple étude nous permet alors de nous poser une question désagréable. Pourquoi l’aveuglement de nos syndicalistes était-il aussi complet, pourquoi cette aberration qui les conduit à une impasse totale ? Essayons encore de comprendre ce qui se passe.
Les meneurs
Nos grandes écoles d’agriculture ont formé des ingénieurs et des techniciens, mais ces hommes intelligents et dynamiques n’ont pu s’incorporer dans la production agricole parce qu’ils ont trouvé une agriculture moyenâgeuse. Rares sont les exploitations qui auraient pu nourrir convenablement un ingénieur, aussi ceux-ci se sont tournés vers les entreprises marginales : coopératives, syndicalisme, journalisme, et là ils se sont incrustés, ils ont pris goût à la vie, ils pouvaient vivre aux crochets de la production, certains ont dégusté la politique syndicale et se sont servis de la masse paysanne pour leurs propres aspirations au lieu de la servir. De cette masse paysanne d’autant plus maniable que formée dans sa majorité d’hommes ayant quitté l’école à 13 ou 14 ans pour aider leur père avant de lui succéder plus tard, tandis que les frères et sœurs poursuivaient grâce à eux leurs études. Beaucoup n’ont eu comme formation postscolaire que les mouvements JAC, là aussi les éléments les plus dynamiques comme dans la JOC, ont été jetés dans l’action sans formation économique sous l’impulsion d’aumôniers qui au lieu d’être pasteurs sont devenus à leur corps défendant des partisans, car s’ils étaient formés pour conseiller des hommes dans la spiritualité, ils n’avaient généralement pas la formation économique nécessaire pour guider les jeunes de façon efficace dans cette action qui ne pouvait pas être revendicative parce qu’ils étaient des chefs d’entreprise desquels devait sortir l’agriculture industrielle d’aujourd’hui.
Stratégie ouvrière
De l’autre côté de la barrière paysanne, les syndicats ouvriers, basés sur les revendications voyant s’effriter leur masse syndicale de plus en plus évoluée grâce à nos écoles et au modernisme, essayaient de se rapprocher de cette masse paysanne pour s’en servir en remplacement de la défection des leurs. Mais du même coup l’échec du syndicalisme agricole s’avère être aussi l’échec du rapprochement insolite ; il était en effet paradoxal de voir les syndicalistes ouvriers défendre la petite exploitation en même temps que l’artisanat puisque ces deux professions étaient la négation même de la masse salariale. En vérité nous sommes arrivés à un grand tournant dans le syndicalisme, jusqu’à ce jour la revendication était la raison d’être du syndicalisme, mais son action positive a transformé le capitalisme et il se trouve aujourd’hui désarmé devant le néocapitalisme. Pour survivre, il ne doit pas s’incruster dans les séquelles du vieux capitalisme en se politisant ou en essayant de raccrocher la masse paysanne qui lui échappera toujours parce qu’elle n’est pas ouvrière mais patronale. Pour le syndicalisme ouvrier l’heure de l’évolution a sonné, le pouvoir de l’avenir est essentiellement économique, il doit se préparer dès maintenant par des actions constructives, par la formation de ses cadres à la prise du pouvoir économique. C’est une véritable révolution qui lui est imposée, En effet le syndicalisme actuel s’est endormi dans le capitalisme, il a pris ses habitudes, s’est laissé intoxiquer par ses méthodes, par sa vie. C’est si agréable de construire une Maison Neuve et de s’appuyer sur l’inflation pour ne pas la payer. N’est-ce pas là une spéculation capitaliste, un jeu de Bourse ? C’est aussi un grand honneur d’être considéré comme une force politique et de recevoir les subsides et les décorations du capitalisme, et ce n’est pas parce que l’on s’identifie avec la coopération qu’on est devenu socialiste : regardez nos coopératives dans ce problème du lait, elles se comportent plus odieusement que l’industrie laitière qui avoue gagner des bénéfices malgré l’impôt qui lui est propre et que la coopérative ne connaît pas. Sous le voile de la coopération, elles pratiquent un capitalisme de groupe, elles sont devenues des trusts. Les coopératives ont tout simplement trahi leur mission si elles en sont là c’est que les hommes se sont laissé entraîner, n’ont pas réagi dans le berceau des avantages du vieux capitalisme qui, lui, s’est réveillé dans le néocapitalisme, laissant loin derrière lui le syndicalisme ouvrier alourdi par ses victoires passées.
Néosyndicalisme
Et c’est M. Malterre de la Confédération générale des cadres qui a raison lorsqu’il s’écrie à Bordeaux : « Le syndicalisme doit aussi construire ». Avec M. Labi de Force ouvrière qui affirme à Tours : « Il faut se préparer à la prise du pouvoir économique », avec M. Sauty de la CFTC des mineurs qui affirmera : « Pas de politisation, rien que de l’économique », avec M. Luneau, CFTC de l’éclairage : « Il nous faut réinventer de nouvelles formes d’actions syndicales si nous ne voulons pas connaître le sort qu’ont connu les partis politiques de ce pays ». Tout cela est net, le néosyndicalisme commence à vivre, l’élite syndicale se dégage, elle se tourne vers l’économique, vers le contrôle de la production et surtout de la distribution, un homme comme M. Darricaut de la CFTC l’avait compris depuis longtemps. Puissent ces hommes nouveaux se rassembler et instaurer dans le monde moderne une véritable économie distributive, en forçant nos ministres à surpasser leurs petites ambitions personnelles de mairie, afin que les textes législatifs et fiscaux, comme l’extension de la TVA à l’ensemble de la distribution, provoquent et engagent cette révolution économique.
Karl Marx écrivait, il y a bientôt un siècle : « Jusqu’à ce jour les philosophes ont interprété le monde, il s’agit maintenant de le transformer ». Dans le conflit qui m’a opposé aux syndicats paysans et ouvriers sur les problèmes agricoles, heurté par la démagogie politique et philosophique, j’ai essayé de transformer et de construire, d’adopter les recommandations de Marx. Et subitement tout a craqué. Devant l’économie distributive le monde des syndicats réalise que l’Économie moderne avance dans l’espace au même rythme que notre planète, que l’avenir du syndicalisme se trouve dans le pouvoir économique. Nous sommes à la croisée des orbites, tout change. Face au néocapitalisme montera un néosyndicalisne constructif. Avec ce syndicalisme nouveau, parcourons ensemble notre trajectoire vers une véritable distribution moderne des biens de consommation. Tous ceux qui parmi nous ne garderont pas le rythme de cet élan disparaîtront. Le refus d’évoluer c’est le refus de la vie : c’est mourir.
Archives du CHT, fonds René Bourrigaud
Annexe 1.2. Bulletin de liaison n° 4 (n. d.) des Groupes de recherche et de lutte pour une agriculture socialiste
Des critiques nous arrivent
À la suite des discussions qui se sont déroulées lors de la dernière rencontre nationale, et des critiques que nous ont adressées des militants de groupes de base, à la suite de problèmes qu’ils ont rencontrés, nous formulons ici quelques réflexions à propos de la pratique militante du PSU.
I. Critique du comportement des militants PSU en milieu rural
Des militants d’un groupe de base nous écrivent ceci. Il leur semble que les paysans progressistes se déterminent plutôt en fonction du comportement des militants de tel ou tel groupuscule ou parti plutôt qu’en fonction du type de société prôné par cette formation politique (au moins dans un premier temps). Par contre, d’autres attendraient plutôt un ensemble de « propositions », avec comme arrière-pensée : « Si ça nous convient, on vous suit » (variante : « On votera pour vous »). Nous aborderons le problème du « programme » ensuite. Revenons à celui du comportement, qui soulève de nombreuses critiques.
On nous écrit : « Le comportement des militants PSU de base, travailleurs intellectuels dans une grande majorité, est affreusement paternaliste et intellectuel. » Les débats dans les sections, les réunions, sont trop intellectuels, et portent peu sur les méthodes de travail. Deux causes principales sont semble-t-il à l’origine de cette situation. Il y a d’abord une ignorance de la « psychosociologie du milieu », d’où maladresses, trop grande sûreté de soi. Citons : « On n’écoute pas le paysan. À peine a-t-il commencé à exprimer quelque chose, qu’on lui coupe la parole pour interpréter hâtivement ce qu’il voulait dire, pour juger, critiquer, faire des propositions. »
Cette ignorance a des causes politiques précises : « En fait on ne se comporte pas comme étant au service des paysans, mais comme si eux devaient être au nôtre » ; « Il faut, nous semble-t-il, que les militants PSU apprennent la signification de l’expression “se mettre au service des paysans” sous peine de se couper du milieu ». On retrouve là une mentalité d’appareil. Certains diront qu’il est difficile de parler d’un « appareil PSU », peut-être, mais la mentalité en est malgré tout assez répandue ! Cela tient peut-être au passé du parti, et surtout à une certaine mentalité parisienne.
La deuxième cause, c’est le manque de formation politique. Or, il faut bien constater la paresse de pas mal de militants en face de l’effort à fournir. Les Thèses elles-mêmes sont mal connues, comme l’a montré par exemple à Paris le débat sur le « programme » à la rencontre nationale. Ne parlons pas du reste ! Finalement, on préfère se reposer sur les « cracks du Parti », « ceux qu’on fait venir ». Ce risque est d’autant plus grand que les paysans qui « cheminent », coupés de leur système de valeurs traditionnelles, sont un peu tentés par le culte de la personnalité. À la limite, cela dispense de l’insertion au sein des luttes. Ainsi, on voit des « militants » aller à (« faire ») des réunions de paysans sans être liés à un travail à la base, et sans avoir « le programme » à proposer, comme autrefois. On devine ce qui peut en résulter…
Les conclusions découlent directement de ces remarques. Il nous semble très important de les discuter et de redresser énergiquement… le Courant.
II. Au sujet du « programme »
Revenons à l’objection courante du genre : « D’accord avec vos critiques, mais que proposez-vous à la place ? »
Nous refusons d’apporter des solutions toutes faites au moins pour deux raisons :
1) Nous n’avons ni le droit ni le pouvoir de jouer les prophètes, de construire dans l’abstrait un modèle de société socialiste. Ce serait malhonnête. Celle-ci se construit quotidiennement dans les luttes populaires, dans les luttes révolutionnaires.
2) Or, proposer des solutions précises est démobilisateur. Il ne s’agit pas d’obtenir des adhésions passives, selon le réflexe électoraliste, mais d’organiser le combat contre le système capitaliste.
Cependant, il est nécessaire d’unifier les luttes. C’est pourquoi le PSU propose un « programme » qui n’est pas un « contre-plan », mais « l’ensemble cohérent des buts que s’assigne le courant socialiste pour la période de transition » (thèse 9). Ce programme se concrétise par des axes de lutte (exemples : contrôle ouvrier, contrôle de la répartition du sol). Ces axes de lutte ne permettent pas par eux-mêmes la prise du pouvoir, mais ils replacent les luttes quotidiennes dans la stratégie des forces socialistes. Ils ont pour but de révéler et d’accroître les contradictions du système. Ils montrent également les orientations fondamentales d’une politique socialiste en agriculture.
Sur le terrain, les militants se trouvent confrontés aux luttes quotidiennes, contre les cumulards, les expulsions de fermiers, etc. Les groupes de base doivent déterminer leur propre tactique. Mais ils doivent aussi travailler à l’élaboration des axes de lutte. On n’a pas à les attendre d’un parachutage des « instances supérieures ». C’est avant tout aux groupes de les définir à partir d’un bilan précis et d’une analyse approfondie des luttes, car il faut être au cœur des situations concrètes pour faire ce travail.
Archives du CHT, fonds René Bourrigaud
Annexe 1.3. Communiqué du bureau de la Fédération Nationale des Producteurs de Lait (FNPL) le 31 mai 1972
La FNPL rappelle, une fois de plus, que son objectif essentiel est d’obtenir pour les producteurs de lait français un revenu comparable aux autres catégories socioprofessionnelles. Dans ce but, elle avait demandé à partir du 1 er avril un relèvement du prix indicatif du lait à la production que les organisations professionnelles agricoles européennes avaient fixé à 12 %. Les actions enregistrées dans l’extrême Ouest qui ont suscité la sympathie de producteurs de nombreux départements sont la conséquence de la fixation, à un niveau insuffisant, du prix de campagne 1972-1973.
La FNPL ne saurait, toutefois, admettre des actions portant atteinte à la dignité, à la liberté, à la sécurité des personnes et à la pérennité des outils de transformation que se sont donnés les agriculteurs à travers la coopération. Elle regrette qu’il faille en arriver à des actions condamnables, mais dont les motivations professionnelles sont pourtant justifiées, pour aboutir à l’amélioration du revenu des producteurs de lait. La FNPL dénonce la lenteur apportée à la mise en place des mesures communautaires d’assainissement et de soutien du marché qu’elle avait maintes fois demandées. Elle prend acte des décisions partiellement satisfaisantes prises à Bruxelles le 29 mai. Elles doivent être complétées immédiatement sur le plan national par une aide directe sur le beurre et la mise en place d’un contrat de stockage pour la poudre et certains fromages. Ces dispositions ne réglant pas le cas des producteurs de lait n’ayant qu’un faible revenu du fait de leurs structures d’exploitation, il est indispensable et urgent de les compléter par une aide spécifique aux bas revenus.
La FNPL invite toutes les organisations départementales et régionales à exiger des entreprises de transformation de leur secteur la conclusion des accords interprofessionnels de grilles de prix, conformément aux directives transmises le 13 avril 1972.
La FNPL demande, enfin, la réunion immédiate d’une « conférence nationale » pouvoirs publics-organisations professionnelles dans le but d’élaborer une politique laitière conduisant effectivement à une amélioration réelle des prix à la production, à une meilleure garantie du revenu des producteurs et à une gestion et organisation plus efficace du marché.
Archives du CHT, fonds ANPT
Annexe 1.4. Archives du CRJA. Extraits de la lettre adressée par Michel Debatisse « à messieurs les présidents de FDSEA » le 2 juin 1972
Monsieur le Président,
La plupart d’entre vous s’interrogent certainement à propos du conflit laitier qui a éclaté dans l’Ouest et de la position de la FNSEA à cet égard.
[…]
J’ai, en compagnie des dirigeants de la FNPL et de la FNCL, rencontré avant-hier soir M. Cointat.
[…]
Après les entretiens d’avant-hier, j’estime nécessaire de vous donner de façon précise la position de la FNSEA, à la fois sur les problèmes de fond, sur les problèmes de méthode et sur l’attitude à adopter dans les semaines qui viennent.
I. Depuis plusieurs années, nous avons souligné que les productions animales, le lait en particulier, apportent un revenu du travail inférieur à celui des autres productions et surtout inférieur au revenu dont jouissent la plupart des autres catégories professionnelles. Nous avons mis l’accent sur une augmentation nettement plus rapide des productions animales que des autres productions, en défendant une nouvelle hiérarchie des prix.
[…]
Il est cependant indispensable de rappeler aux agriculteurs que si nous avons eu une augmentation inférieure à nos demandes, l’augmentation n’en a pas moins été réelle et que, depuis deux ans, à part quelques cas exceptionnels et limités, les producteurs de lait ont eu un prix en augmentation de 25 centimes à 30 % suivant les départements. Aucune autre production n’a réussi un tel bond en avant. Tout on réclamant qu’on ne s’arrête pas en chemin, il est donc indispensable de bien faire prendre conscience aux agriculteurs de cette victoire syndicale indiscutable.
En l’état actuel des choses, on peut donc considérer que le problème du lait comporte les éléments suivants :
1. l’augmentation du prix indicatif demeure un objectif permanent du syndicalisme. Il serait malhonnête cependant de dissimuler aux agriculteurs que le prix indicatif étant fixé à Bruxelles et supposant un accord des six pays partenaires, voire des dix pays, en raison de l’élargissement de la Communauté, son augmentation suppose des négociations longues et difficiles et ne peut donc être obtenue dans l’immédiat. […]
2. Notre objectif immédiat doit être de faire respecter le prix indicatif dans toutes les régions.
[…]
4. la péréquation du prix entre l’été et l’hiver a été mise en cause par certains départements. Il doit être bien entendu que le problème de la péréquation peut être réglé, tout au moins quant au montant de l’écart maximum des prix, au niveau de chaque département, dans le cadre des négociations interprofessionnelles. Quelles que soient les difficultés que l’on peut rencontrer pour faire comprendre aux agriculteurs la baisse saisonnière du prix du lait, il ne faut pas oublier que l’abandon de la péréquation, ou la fixation de l’écart des prix à un niveau trop réduit, se traduirait finalement par une baisse du prix du lait à la production. […] Il est par conséquent évident qu’un abandon systématique de la péréquation ne peut être envisagé sans des inconvénients graves qui se traduiraient par une diminution du prix payé aux producteurs.
II. L’entretien que nous avons eu avec les administrateurs de la région Ouest nous amène à exprimer de façon très nette notre désaccord avec les méthodes qui ont été suivies dans certains départements au cours des dernières semaines. Nous ne pouvons pas admettre que l’on excite les agriculteurs avec des arguments qu’on est obligé de qualifier de mensongers. Dire aux agriculteurs que le prix du lait baisse sans leur rappeler le mécanisme de la péréquation été/hiver alors qu’au contraire, dans la plupart des cas, le prix d’avril 1972 est en augmentation de 12 % par rapport au prix d’avril 1971, constitue une tromperie inadmissible à l’égard des agriculteurs.
Nous déplorons qu’avec beaucoup de légèreté, on ait lancé dans l’opinion agricole un chiffre de prix de revient du lait régional comme objectif en un domaine où le prix ne peut être que national et même communautaire et cela alors que la diversité des régions et des situations est grande. Nous estimons absolument contraire au bon sens le plus élémentaire que des actions aussi importantes soient lancées sans un minimum de coordination à l’échelon national, notamment en ce qui concerne la date : si elles avaient eu lieu, comme l’année dernière, à l’approche de la fixation des prix européens, elles auraient pu aboutir à un résultat meilleur.
Nous avons été amenés à constater que, en fait, dans un département au moins, l’action a été lancée par des groupes irresponsables sans que le conseil d’administration de la fédération départementale ait été à même de prendre ses responsabilités. Une telle méthode ne peut conduire qu’à la confusion. Nous ne pouvons accepter qu’on ait entraîné à la légère les agriculteurs dans une forme d’action qui se traduira pour eux par une très lourde perte d’argent. Si de tels sacrifices sont à la rigueur concevables quand on a la quasi-certitude qu’on en retirera par la suite un bénéfice, tel n’était pas le cas en l’occurrence. Or, très nombreux sont les agriculteurs qui n’ont pu livrer leur lait depuis huit ou quinze jours, voire plus dans certains cas. C’est autant d’argent qui manquera dans les trésoreries agricoles et nous déplorons que cette conséquence n’ait pas été mesurée par ceux qui ont pris la responsabilité de cette forme d’action.
Nous sommes par ailleurs obligés de vous faire connaître que des actes graves ont été commis. Certaines opérations de blocage et de séquestration d’administrateurs et d’employés de coopératives se sont accompagnées d’insultes et de voies de fait qu’on ne peut tolérer dans aucun pays civilisé. Plus graves encore sont les opérations de commando menées au domicile de responsables agricoles, souvent au milieu de la nuit, et qui se sont accompagnés de déprédations, de vols et de menaces.
Vous avez pu constater que nous n’avons pas pris de position publique à ce sujet jusqu’à notre communiqué du 31 mai qui a été envoyé le jour même aux fédérations et que dans ce communiqué, nous avons prononcé une condamnation en termes très modérés. Hier soir, à la télévision, je suis volontairement resté très discret sur ce sujet. Nous ne voulons pas, en effet, exposer sur la place publique des faits qui, jusqu’à présent heureusement, n’ont pas été trop largement connus mais nous sommes obligés, dans le cadre interne, de vous dire très clairement les choses et de vous souligner combien nous réprouvons les procédés employés, sentiments que vous serez certainement quasi unanimes à partager.
Nous devons aussi vous rappeler qu’il n’appartient pas à une fédération départementale d’aller semer le désordre dans un département voisin. […] Si un accord [entre fédérations départementales voisines] ne peut se faire, la FNSEA peut être appelée à arbitrer ; mais il est inadmissible que des commandos aillent dans un département voisin sans l’accord des responsables de département pour y semer le désordre. Or, plusieurs présidents de fédération départementale ont eu à se plaindre de tels agissements.
[…]
Enfin, j’insiste à nouveau très vivement pour que, chaque fois que des difficultés particulières ou des événements imprévus se produisent dans votre département, vous en [avisiez] immédiatement la FNSEA qui a besoin d’être renseignée régulièrement et complètement, pour faire face aux responsabilités que vous lui avez confiées.
Nos collègues et moi-même insistons auprès de vous, au moment où le syndicalisme accentue son action pour l’amélioration du revenu des producteurs de lait, pour que toutes les fédérations aient à cœur de travailler ensemble sur des objectifs communs et suivant des méthodes respectant les intérêts des agriculteurs.
Veuillez, Monsieur le Président, agréer, l’assurance de mes sentiments distingués.
Le Président
Michel Debatisse
Archives du CHT, fonds FDSEA 44
Annexe 1.5. Bilan de l’action syndicale et enseignements à en tirer, 20 juin 1972
Cette action décidée et lancée par le conseil d’administration a pris plus d’ampleur que prévu. C’est un moment important de l’histoire du mouvement syndical de Loire-Atlantique. Pour ne pas perdre les acquis de ce combat et ne pas recommencer les erreurs qui ont pu être faites, il importe de faire ensemble un bilan, de l’exprimer clairement et d’en tirer les conclusions nécessaires.
1. Les acquis de l’action
Le nombre de producteurs qui ont manifesté : 5 000 à 6 000. Ils se battaient essentiellement sur les prix mais pas n’importe comment. La notion de prix de revient a été reprise dans la plupart des interventions et dans beaucoup de discussions. Il est clair que pour un bon nombre, c’est la remise en cause du système de fixation des prix agricoles qui, actuellement, reste en grande partie tributaire du marché et de la volonté de voir la fixation de ces prix tenir compte des coûts de production (travail plus charges).
Formes d’actions nouvelles : on s’est situé par rapport aux laiteries et non seulement vis-à-vis des pouvoirs publics. On a également agi près des coopératives non pas dans l’esprit de démolition, comme certains voudraient le faire croire, mais pour une remise en cause de leur fonctionnement dans le système économique actuel qui les domine. Ce dernier point explique des réactions de certains syndicats locaux (ex. Saint-Mars-du-Désert), et d’adhérents, mais il doit permettre, par la prise de conscience, une participation plus réelle aux assemblées des coopératives. Il ne faut pas oublier également que toute action nouvelle, qui sera sans doute cinq ou six ans plus tard jugée positive, désoriente un certain nombre de producteurs au début.
Comme dans toute action d’envergure, des militants se sont révélés. D’autre part, il y a eu nécessairement des erreurs faites par ces nouveaux militants qui manquent quelquefois d’expérience, mais le métier s’apprend !
La participation des femmes est un point essentiellement positif. Certaines en arrivent à une revendication consciente de leur droit syndical, qu’elles fondent sur leur situation de travailleuses. Ce point est positif, même si certaines initiatives telles que la manifestation des femmes à Nantes aurait pu être mieux coordonnée, peut-être même dans le cadre de la structure syndicale. Mais est-ce que les femmes ont actuellement leur place dans notre organisation ?
2. Les points faibles
Les structures syndicales n’ont sans doute pas toujours pris toutes les initiatives nécessaires pour défendre efficacement le revenu des producteurs.
Le bureau de la FDSEA et la Section des producteurs de lait n’ont pas toujours été à la hauteur de leur tâche spécialement à partir du mardi 30 mai. Au lieu de dégager, sur le champ, les acquis de l’action et de relancer celle-ci, elles se sont laissées accaparer par certains points secondaires. La FNSEA, après nous avoir adressé un télégramme de soutien, a pris plus le soin d’emboîter le pas de M. Cointat en dénonçant et amplifiant les quelques bavures, qu’à défendre les intérêts des producteurs.
D’une manière générale, la fédération ne s’est pas assez affirmée. Elle est critiquée par un certain nombre de responsables qui estiment que l’action aurait dû être davantage freinée et orientée dans un sens modérateur. Mais d’un autre côté, elle est critiquée pour ne pas avoir su mener l’action de façon assez dynamique. Il est probable que si elle avait su prendre les initiatives, tout en gardant bon sens et réalisme, il n’en serait pas ainsi.
3. Conclusions
a) Nécessité que la FDSEA s’affirme. Elle doit avoir une ligne cohérente et réaliste, ce qui veut dire développer dans toute sa logique, l’idée d’une juste rémunération du travail et du prix de revient. Prendre les initiatives constructives pour ne pas être acculée à la défensive, par exemple provoquer des réunions de femmes, d’agriculteurs et de responsables, notamment là où il y a de la contestation. Contrôler les actions : si la fédération départementale sait prendre des initiatives, on lui permettra, en retour, de contrôler des actions importantes à la base. En effet, la structure syndicale ne peut pas tout tolérer.
b) Nécessité d’une plus grande démocratie dans la structure syndicale. Il faut que les structures syndicales fonctionnent mieux. Il n’est pas sûr que le bureau de la fédération puisse toujours prendre des décisions à l’unanimité, dans ce cas la règle de la majorité doit s’instituer. Si le conflit est trop fort, il faut se retourner devant le conseil d’administration qui tranche. Si la structure dans son fonctionnement normal est bloquée, il faut procéder, même en dehors des dates prévues, à des élections, ce qui est la meilleure façon de la débloquer démocratiquement.
c) Mesures immédiates
– Quelles sont les actions à entreprendre ?
Joseph Chevalier
Archives du CHT, fonds FDSEA 44
Annexe 1.6. Bulletin Trait d’Union FNPL du 5 juin 1972, Spéciale professionnelle
Le conflit laitier de l’Ouest
Son origine
Pour bien comprendre l’évolution du conflit laitier qui s’est déroulé dans l’Ouest du 18 mai au 5 juin, il est bon de rappeler que les organisations de l’Ouest ont réclamé à plusieurs reprises que la fixation du prix à la production soit basée sur le prix de revient assorti d’une notion de prix minimum garanti en comparaison avec le SMIG. Ces organisations ont d’ailleurs, en leur temps, largement diffusé une étude régionale sur le prix de revient aboutissant à 0,625 F.
Il est aussi nécessaire de signaler que la demande de la FNPL pour la fixation du prix indicatif pour la campagne 1972-1973 en augmentation de 15 % sur le prix indicatif de la campagne 1971-1972, arrivait approximativement au prix de revient de l’Ouest. Toutefois, la demande de revalorisation de la FNPL de 15 % n’était pas basée sur un prix de revient, mais sur une notion d’accroissement des charges (étude de l’IGER) et de rattrapage. Cette demande de revalorisation de 15 % était d’ailleurs reprise par la FNSEA.
Mais les organisations agricoles européennes (COPA) se mettaient finalement d’accord pour demander, pour la fixation des prix agricoles de la campagne 1972-1973, une revalorisation de 12 % du prix indicatif du lait à la production dans le cadre d’une nouvelle hiérarchie des prix entre les productions végétales et animales. Enfin, le Conseil des ministres de l’Agriculture, lors de la fixation des prix agricoles pour la campagne 1972-1973 ne retenait qu’une revalorisation de 8 % pour le prix indicatif du lait à la production. Un certain nombre de mesures d’intervention étaient arrêtées par ce conseil pour permettre que l’augmentation de 8 % soit effectivement répercutée au prix à la production durant la campagne 1972-1973.
La Fédération nationale des producteurs de lait, qui enregistrait cette décision, considérait que tout devait être mis en œuvre, tant par les entreprises de transformation coopératives ou privées, que par les pouvoirs publics, pour que la revalorisation de 8 % soit effectivement appliquée au prix payé à la production à dater du 1er avril 1972. Cette position était confirmée par une circulaire en date du 13 avril 1972 à toutes les organisations adhérentes à la FNPL.
Malgré cette hausse de 8 % décidée à Bruxelles et annoncée aux producteurs, ceux-ci constataient lors de la paye d’avril que le prix du lait était inférieur au prix payé en mars. Cette baisse était la conséquence de l’application d’un système de péréquation été/hiver appliqué en France au prix à la production. Dans les départements de l’Ouest, du fait de l’application de la péréquation par les entreprises de transformation, le prix payé en avril à la production s’établissait en moyenne autour de 0,56 F le litre contre 0,60 F en mars. Ce prix était, toutefois, supérieur de 0,06 par rapport au prix payé en avril 1971, à savoir environ 0,50 F.
Le déclenchement du conflit
La baisse du prix en avril par rapport à mars, alors qu’une hausse était annoncée, la différence de ce prix avec le prix de revient que les organisations laitières de la région de l’Ouest avaient entretemps actualisé et qui se montait à le 0,67 F, entraînaient diverses organisations professionnelles de l’Ouest à lancer une action spectaculaire contre les entreprises laitières dans le Finistère, le Morbihan et la Loire-Atlantique. L’objectif de ceux qui avaient déclenché cette action était d’obtenir des entreprises un prix du lait à la production sans changement avec celui payé en mars, à savoir 0,60 F. Il convenait, par cette action auprès des entreprises, de pousser celles-ci à rechercher dans le marché ou à obtenir des pouvoirs publics les moyens pour garantir ce prix aux producteurs.
Les entreprises assaillies et investies par les producteurs de lait réclamaient des pouvoirs publics les mesures leur permettant de répondre aux demandes des producteurs. Le conflit laitier de l’Ouest, qui devait durer du 18 mai au 5 juin et qui avait débuté autour de la coopérative laitière de Landerneau, s’étendait de façon rapide au Finistère, au Morbihan et à la Loire-Atlantique.
Le 28 mai le ramassage du lait était pratiquement arrêté dans le Finistère et le Morbihan et la plupart des entreprises laitières de transformation arrêtaient toute activité et mettaient leur personnel au chômage technique.
Différentes actions prenaient, dans certains cas, des formes regrettables à l’égard des personnes et des biens. Les organisations professionnelles agricoles nationales qui n’étaient saisies des actions entreprises dans l’Ouest que pour information rappelaient aux ministres de l’Agriculture et des Finances les demandes qu’elles avaient antérieurement présentées pour desserrer le marché, notamment du beurre et de la poudre de lait qui intéressait particulièrement la région de l’Ouest.
De leur côté, des organisations professionnelles agricoles de la région Ouest réclamaient la tenue d’une conférence à Rennes entre les pouvoirs publics et les organisations professionnelles de la production et de la transformation pour tenter de trouver une solution au grave conflit qui opposait les producteurs et les entreprises.
Le 30 mai avait lieu à Rennes différentes réunions professionnelles dont celle de la FRSEAO qui regroupait les représentants des organisations des producteurs et des agriculteurs des départements de cette région, sauf ceux du Finistère.
Cette réunion qui se tenait dans une ambiance confuse eut pour résultat la publication d’un communiqué où les producteurs maintenaient leur position sur les prix tout en condamnant certains modes d’action portant atteinte aux personnes et aux outils de transformation. Cette réunion préparait une pré-réunion à la conférence qui avait lieu le mercredi 31 mai entre les organisations professionnelles régionales et les pouvoirs publics locaux, sous l’égide du préfet régional, en présence de représentants du cabinet de l’Agriculture.
Le 31 mai à Paris se tenaient des réunions des bureaux FNPL-FNCL et s’établissaient des contacts avec les administrateurs FNSEA de la région Ouest convoqués par le bureau de la FNSEA. À l’issue de cette réunion, une entrevue ministre de l’Agriculture - UPCIL avait lieu rue de Varennes en présence de M. Debatisse, président de la FNSEA.
La conférence de Rennes du 2 juin
Le 2 juin se tenait à Rennes, au siège des organisations agricoles d’Ille-et-Vilaine, la conférence réclamée par les organisations professionnelles de l’Ouest. Cette conférence, qui devait siéger du vendredi 2 juin 15 heures au samedi 3 juin à 7 heures, était placée sous la présidence de M. Ferru, inspecteur de l’Agriculture, chargé d’une action de « bons offices » par le ministre de l’Agriculture. M. Ferru était accompagné de M. Fouquin, attaché au cabinet de l’Agriculture et de M. Chevallier du service du lait.
Les présidents des organisations nationales professionnelles laitières accompagnés de leurs collaborateurs participaient personnellement à cette réunion (MM. Deneux, Lepatre, Raffarin). Participaient à cette conférence aussi environ quatre-vingts représentants des fédérations d’exploitants agricoles des quatre départements bretons, des chambres d’agriculture, des fédérations de coopératives et d’industriels laitiers.
Les représentants des producteurs de lait précisaient très nettement au cours de cette conférence leurs revendications et l’objectif de l’action conduite. Ils soulignaient, notamment, la situation particulière des producteurs de lait qui, compte tenu de leurs structures d’exploitations et dans le but d’améliorer leur productivité, se trouvaient accablés par des investissements qui s’avéraient non rentables. Ils indiquaient, notamment, les charges très élevées que subissaient les producteurs les plus dynamiques et notamment les jeunes et soulignaient les contraintes de la production laitière les mettant dans l’incapacité d’avoir des conditions de vie identiques à d’autres catégories socioprofessionnelles. Ils notaient l’insuffisance des revalorisations de prix décidées par Bruxelles. Ils rappelaient, enfin, leurs revendications pour la fixation d’un prix du lait à la production avec une notion économique (coût de production, revenu) et non plus politique. Pour toutes ces considérations, ils réclamaient pour les mois d’été un prix minimum de 0,60 F avec ensuite progression pour arriver en novembre à un prix approchant le prix de revient de 0,67 F qu’ils avaient établi, mais qu’ils étaient tout disposés à reconsidérer dans le cadre d’une étude effectuée sur des bases indiscutables.
Les représentants de la transformation de leur côté déclaraient qu’ils pouvaient, malgré les difficultés que cela allait occasionner à leurs entreprises, garantir aux producteurs de lait un règlement du prix du lait en moyenne sur la campagne correspondant au prix indicatif fixé par Bruxelles, à savoir 0,59 F. Ils donnaient aussi leur accord pour répercuter aux producteurs toute amélioration de prix qui pourrait être obtenue sur le marché, soit compte tenu de son évolution normale, soit compte tenu des décisions particulières qui pourraient être prises par les Pouvoirs Publics.
Les représentants de la Fédération des coopératives de l’Ouest faisaient part des mesures qui devaient être prises sur le marché pour améliorer la situation, notamment en ce qui concerne le beurre et la poudre.
Le représentant du ministre de l’Agriculture, au cours de la conférence, rappelait, d’une part, les mesures complémentaires arrêtées à Bruxelles à la demande du ministre de l’Agriculture le lundi 29 mai et annonçait l’accord du ministre pour l’application, dans la région Ouest, du programme de développement présenté par les chambres d’agriculture avec une ouverture immédiate de crédit de vingt millions de francs pour l’application de ce programme et portant sur le froid à la ferme, la technique de l’amélioration de l’élevage et l’action sanitaire.
Compte tenu de ces différentes positions nettement précisées, la conférence se poursuivait toute la nuit du vendredi au samedi sans arriver à des conclusions très nettes. Elle s’achevait à 7 heures du matin dans la confusion, le désaccord portant finalement sur le prix que les entreprises devaient payer en mai, sur la péréquation que certains voulaient conserver et que d’autres voulaient supprimer, sur l’évolution des prix à payer aux producteurs durant la campagne et sur les primes de quantité.
Les représentants des producteurs et des transformateurs se séparaient sans accord global. Les représentants des producteurs et des coopératives, hors conférence, établissaient un accord qui faisait l’objet du communiqué ci-joint.
Il est à noter que le communiqué du ministère des Finances sur les prix à la consommation remis à la presse la veille de la conférence et les déclarations du ministre de l’Agriculture à la tribune de l’Assemblée nationale n’étaient pas faits pour permettre à la conférence d’aboutir à un accord général, malgré les efforts du Président et les concessions faites au cours de la conférence par certains responsables professionnels.
La situation actuelle
Depuis le 4 juin les actions conduites à l’égard des entreprises par les producteurs des départements bretons ont cessé progressivement et le ramassage a maintenant repris de façon normale sur l’ensemble des départements concernés. Compte tenu de l’accord intervenu entre les organisations de producteurs et les coopératives laitières, des conventions de prix ont été conclues ou sont en voie de l’être au niveau de chaque entreprise coopérative.
Des accords similaires sont parallèlement en voie de signature entre les producteurs et les entreprises privées des départements bretons. Au niveau national, des démarches sont effectuées présentement par l’UPCIL auprès des ministres des Finances et de l’Agriculture afin d’obtenir :
– les mesures complémentaires réclamées par le Bureau de la FNPL,
– l’application immédiate du programme de développement pour les quatre départements bretons, ainsi que la conclusion des programmes présentés antérieurement par d’autres régions (Basse-Normandie, Meuse-Ardennes, Sud-Ouest, Maine-et-Loire).
Archives du CHT, fonds René Bourrigaud
Annexe 1.7. Position du syndicalisme agricole finistérien sur la violation des accords laitiers, juillet 1972
Les conseils d’administration de la FDSEA, du CDJA et de la section laitière, réunis au Centre de promotion sociale de Kergadalen, à Saint-Ségal, le 20 juillet 1972, ont examiné la situation créée dans le département à la suite de la violation des accords écrits et dûment signés par les entreprises laitières aussi bien coopératives que privées, d’une part, et par le syndicalisme agricole départemental ou les comités de défense des producteurs, d’autre part.
Les accords écrits et signés prévoyaient que le litre de lait à 34 g MG serait payé 0,60 F pour les mois d’été, prix qui pourrait être ramené à 0,595 F si le prix d’intervention du beurre n’était pas relevé au 10 juin. Le Pouvoir, peu soucieux des intérêts des producteurs de lait, n’ayant rien fait dans ce domaine, c’est finalement le prix de 0,595 F qui a dû être considéré comme valable.
Pourquoi cette violation des accords ?
Les producteurs de lait, en exigeant un prix qui leur garantisse le SMIG, sont allés à l’encontre de l’ordre économique traditionnel qui veut que les prix agricoles soient seulement des prix résiduels : on donne à l’agriculteur « ce qui reste », une fois que tous les autres agents économiques (entreprises de transformation, centres de distribution) se sont servis, et si possible, bien servis.
Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que dans le conflit du lait, les agriculteurs se soient heurtés à un nombre impressionnant d’adversaires : les entreprises privées dont l’objectif est de faire le maximum de profit ; les coopératives qui, après avoir rêvé de conquérir les marchés au nom d’un soi-disant pouvoir économique parfaitement illusoire qui devait permettre l’amélioration du revenu des agriculteurs, se voient aujourd’hui les victimes de ce même marché et veulent en faire endosser les conséquences par les producteurs de lait ; le Pouvoir qui n’admet pas que les agriculteurs, en exigeant un salaire minimum, viennent bouleverser l’ordre économique traditionnel ; et enfin, les organisations agricoles nationales qui, par attachement pour les coopératives, estiment que le producteur doit se tenir tranquille afin de ne pas mettre en difficulté son organisation économique.
Désormais, il doit être évident pour tous les producteurs de lait qu’il y a collusion entre ces adversaires dont le souci majeur est de maintenir les agriculteurs dans la misère et l’ignorance afin de leur reprendre ce qu’ils avaient arraché par la lutte syndicale.
[…]
Les Coopératives déclarent ne pouvoir faire mieux en raison de la situation du marché. Et pourtant aucune coopérative laitière de notre région ne tient à remettre en cause l’anarchie du système libéral et de l’économie de marché. Au lieu de contester l’économie de marché, elles préfèrent :
a) comprimer le revenu des agriculteurs. La preuve nous en est fournie par le non-respect des accords écrits et dûment signés ;
b) se faire concurrence entre elles comme en témoignent les exemples suivants :
– la coopérative de Landerneau, pour concurrencer la coopérative de Ploudaniel durant la grève, a placé gratuitement des armoires réfrigérantes à Brest et à Guipavas. Auparavant, elle avait fait de même à Saint-Brieuc. La coopérative de Ploudaniel a dû riposter en plaçant elle aussi ses armoires réfrigérantes. Coût de l’opération : 40 millions.
– les agriculteurs de Saint-Renan savent aussi que la coopérative de Ploudaniel a prospecté leur canton et débauché 18 adhérents de « Landerneau ». Ces 18 producteurs, tous de gros fournisseurs, permettent à cette coopérative de collecter un camion de lait tous les deux jours sur le canton.
– l’ULB n’hésite pas à brader du beurre. Une coopérative de l’Ouest, qui fut une de ses principales victimes, possède un télex fort éclairant à ce sujet.
Ces quelques exemples montrent que la coopération entre les coopératives n’existe que lorsqu’il s’agit de mieux exploiter les adhérents (fixation du prix du lait).
Les entreprises privées ont beau jeu
Dans ces conditions, les entreprises privées ont beau jeu. Ces dernières, dont la vocation est de faire le maximum de profit sur le dos des travailleurs, qu’ils soient salariés ou agriculteurs, ont attendu que les coopératives violent les accords écrits pour en faire autant. La tactique suivie par Négobeureuf, filiale de l’Union laitière normande, et l’ULB est significative à cet égard. C’est ainsi également qu’Entremont, de Quimper, a décidé de transgresser les accords après avoir pris contact à plusieurs reprises, téléphoniquement, avec la coopérative de Landerneau. Jusqu’à ces derniers temps, les entreprises privées et coopératives se réunissaient entre elles pour fixer le prix. Désormais, elles utilisent le téléphone, c’est plus discret. En violant les accords, les entreprises privées vont encore accroître leur superprofit. Pour l’année 1970-1971, la Société Perrier-Sapiem a accru son bénéfice net après impôt de 38,8 %. La Société Bel-La Vache qui rit a pratiquement doublé le sien. Quant à Gervais-Danone, elle se situe parmi les dix premières entreprises françaises en ce qui concerne la rentabilité de ses capitaux.
Le moyen privilégié de la répression syndicale
Refusant de contester le système libéral, et servant de caution aux entreprises privées, les coopératives, de gré ou de force, ont choisi leur camp. C’est ainsi qu’elles sont devenues le moyen privilégié de la répression syndicale :
a) La coopérative de Landerneau n’a pas hésité à licencier sept producteurs (responsables syndicalistes) parce qu’ils voulaient la rémunération de leur travail. La coopérative de Ploudaniel a, bien que l’appétit de nouveaux adhérents fut grand à l’époque, refusé de les prendre, par solidarité avec Landerneau.
b) Aujourd’hui, en violant les accords, c’est encore une répression syndicale qui est exercée à l’encontre des producteurs de lait finistériens, coupables d’avoir fait grève et d’arracher quelques avantages aux entreprises. Pour ce faire, les entreprises, appuyées par le pouvoir politique, ont lancé des ballons d’essais : des entreprises coopératives ou contrôlées par des coopératives annoncent des prix nettement en retrait. Il s’agit de l’ULB et de Négobeureuf, puis de Landerneau qui, soutenue par Ploudaniel, peut dire à Entremont qu’elle agisse de même.
Les producteurs de lait doivent également savoir que la grille Négobeureuf a été fixée par la COLIV, coopérative d’Ille-et-Vilaine que préside le président de la FDSEA de ce département, Marcel Daunay, membre du bureau de la FNSEA, vice-président de la FNPL, président du CEPLO.
Si les coopératives avaient œuvré pour l’amélioration du revenu des producteurs, elles auraient pour le moins respecté les accords signés. C’est un camouflet qu’elles donnent à leurs adhérents pour lesquels elles ne semblent avoir que le plus grand mépris. Comment faire confiance à des hommes qui renient non seulement leur parole mais encore leurs écrits ?
Si les coopératives avaient respecté les accords, les industriels privés auraient été contraints de le faire également. Alors les conditions de marché, que créent et maintiennent les entreprises, auraient été favorablement modifiées.
… et de la répression policière
Les coopératives laitières qui veulent surtout faire disparaître le syndicalisme, afin de payer le moins cher possible les agriculteurs, n’hésitent pas à demander au pouvoir politique la force policière pour mettre les paysans à la raison. Le président de la coopérative de Ploudaniel n’a-t-il pas demandé au Préfet d’envoyer ses CRS matraquer les adhérents ? La coopérative de Landerneau, le samedi 3 juin, était tranquille pour négocier avec son comité de défense. Les CRS étaient stationnés dans le canton de Ploudiry. Les CRS, à la demande de Négobeureuf, sont intervenus à Saint-Renan et ont tiré à bout portant sur François Gourmelon avec les conséquences que l’on sait, et blessé grièvement Alexis Saliou. Depuis le 11 juillet, Négobeureuf de Port-Launay, à sa demande, est protégée par les CRS jour et nuit.
Les coopératives laitières deviennent par conséquent un moyen privilégié pour Marcelin et le pouvoir politique français d’exercer à l’encontre des paysans qui n’ont pas le SMIC, la répression policière que l’on sait, lorsqu’ils exigent une meilleure rémunération de leur travail. Tout ceci est approuvé par nos organisations nationales. Elles veulent, avant tout, défendre les coopératives, même si celles-ci ont fait la preuve de leur inefficacité pour améliorer le revenu des agriculteurs. L’équipe Debatisse n’a-t-elle pas condamné les grèves menées en Bretagne et soutenu les coopératives ? En témoigne le télégramme adressé à la coopérative de Landerneau. Selon Jean-François Robinet, dans Agri 7 jours du 8 juin, il y eut même dans les ministères des « interventions discrètes de dirigeants agricoles qui se sont étonnés pour leur part que la “force” n’évacue pas les “rebelles” et ne dégage pas les camions bloqués ».
Conclusion
1. La responsabilité des coopératives est très lourde.
Créées autrefois pour permettre à l’agriculteur d’améliorer son revenu, les coopératives ont, au cours des années, mis divers services à leur disposition : assistance technique, approvisionnement, commercialisation des produits agricoles. Plusieurs de ces services, telle l’assistance technique par exemple, demeurent sans aucun doute valables. Mais aujourd’hui les coopératives laitières viennent de donner la démonstration éclatante qu’il leur est impossible d’améliorer le revenu de l’agriculteur grâce à une de leurs fonctions essentielles : la commercialisation et la transformation des produits agricoles. Bien plus, elles se sont révélées incapables ou n’ont pas voulu, ce qui est aussi grave, soutenir économiquement l’amélioration de revenu arrachée aux entreprises privées par l’action syndicale. Qu’on le veuille ou pas, dans le conflit que nous venons de connaître, les coopératives ont été un obstacle à l’amélioration du revenu des agriculteurs (voir la tactique de Négobeureuf, de l’ULB, la déclaration des coopératives bretonnes à Pontivy).
En transgressant les accords signés, les coopératives de commercialisation et de transformation viennent en quelque sorte de signer le constat de leur propre faillite d’organisations économiques au service des agriculteurs.
2. Par l’action syndicale, les agriculteurs avaient obligé les entreprises à capituler et à satisfaire leurs revendications. Aujourd’hui cette action syndicale se trouve bafouée, niée. Il faut s’attendre dans ces conditions à ce que certains mettent en cause l’efficacité de l’action syndicale. À ce sujet, il faut être extrêmement clair : l’action syndicale a été efficace. La preuve ? Les entreprises avaient dû céder devant notre pression. Aujourd’hui, si les résultats de cette action syndicale risquent d’être partiellement perdus, c’est parce que des accords dûment signés sont transgressés. Ce qui est en cause, ce n’est pas l’efficacité de l’action syndicale, c’est l’attitude, digne d’un patronat du XIXe siècle, des dirigeants des entreprises de transformation. Même Ambroise Roux, P.-D. G. de la CGE et vice-président du CNPF, n’oserait pas avoir un tel comportement à l’égard de ses salariés du Joint français en refusant d’appliquer l’accord qu’il a dû signer après deux mois de grève.
Archives du CHT, fonds René Bourrigaud (7)
Annexe 1.8. Lettre de Négobeureuf, 7 février 1973, « On nous accuse… d’être efficace ! »
Monsieur, Madame
Vive a été l’émotion de certains d’entre vous en lisant les journaux des derniers jours. Ceux-ci ont en effet relaté les conditions dans lesquelles un camion de la société Négobeureuf se rendant à Nantes pour livrer du lait a été bloqué et gardé pendant plusieurs jours par un groupe d’agriculteurs.
À l’occasion de ce blocage, la presse a cru bon de rapporter les propos calomnieux tenus à notre égard par ceux-ci ou leurs dirigeants. Nous ne pouvons pas laisser passer ce bulletin sans donner des explications aux 45 000 producteurs de lait de l’Ouest qui nous font confiance.
Mais rappelons tout d’abord les faits et les origines de cet incident. Quelques esprits chagrins de Loire-Atlantique ont été offusqués que nos services commerciaux « arrachent » un important marché de produits laitiers : les magasins Carrefour de Nantes. Ils ont alors prétendu, devant l’Assemblée de la FDSEA de ce département, que nous bradions les prix. De là est partie l’idée de bloquer un de nos camions livrant à Nantes. Par la même occasion, les mêmes irresponsables ont prétendu que nous payons le lait à nos producteurs au-dessous des entreprises voisines, alors qu’ils ne livrent même pas de lait aux usines de notre groupe, ou bien, pour certains, ne sont même pas producteurs de lait.
Qu’en est-il exactement ? Nous sommes prêts à affronter l’épreuve de vérité.
En ce qui concerne nos prix de vente sur la région de Nantes, le directeur des prix de Loire-Atlantique, au cours d’une réunion qui s’est tenue le 1er février à la préfecture a fait part de ses constatations. Celles-ci ont fait apparaître que nos offres de prix aux magasins de cette ville étaient exactement comparables à ceux des autres laiteries. Il faut préciser que les responsables de la manifestation, dont il est fait état ci-dessus, ont refusé de venir assister à ce constat. Alors, que nous reproche-t-on ? Qui est derrière ces attaques contre notre groupe ? Sans nul doute des concurrents qui sont gênés par notre action commerciale efficace.
Rappelons que, dans un souci de diversification de nos productions, nos ventes de lait de consommation sont passées de 41 000 000 litres en 1971 à 58 000 000 litres en 1972 ; dans le même temps, nos ventes de fromages sont passées de 14 000 tonnes en 1971 à 18 000 tonnes en 1972. Comment ne pas gêner nos voisins en s’assurant une telle progression ? Notre groupe doit-il rester confiné dans la production de beurre et de poudre, sous prétexte de faire plaisir aux producteurs des autres régions qui ont pour vivre d’autres productions que le lait (y compris le Muscadet !) ? Nous laissons à nos producteurs le soin d’en juger.
En ce qui concerne les prix payés à la production, nous vous prions de trouver ci-dessous quelques données chiffrées qui méritent d’être méditées :
– en 1972, notre groupe a collecté 1 390 000 000 litres de lait à 40,7 g de matière grasse par litre. Le montant total des sommes versées à nos producteurs s’est élevé à 925 300 000 F (92 milliards d’anciens francs). Le prix moyen au litre a été de 0,6656 F.
Nous sommes prêts à confronter ces chiffres avec ceux des entreprises voisines, de quelque importance, capables d’apporter à un aussi grand nombre d’exploitations familiales la sécurité des débouchés. Rappelons, à titre de comparaison, que le prix indicatif, fixé par les instances de Bruxelles, est, pour la campagne en cours de 0,59 F le litre à 34 g de matière grasse. Un simple calcul permet de se rendre compte que nous avons respecté les engagements que nous avions pris dès le mois de mai et même dépassé ce prix indicatif malgré une conjoncture extrêmement difficile.
En guise de conclusion, sans épiloguer sur des incidents malheureux, il convient de se tourner ensemble résolument vers l’avenir en vous faisant part de nos soucis pour l’immédiat.
Le prix indicatif pourra-t-il être respecté en 1973 ? Nous répondons « C’est possible » sous réserve que le prix d’intervention soit relevé et rapproché du niveau du prix indicatif. (voir Nota) ; que des efforts importants soient faits pour dégager vers l’exportation les stocks qui ont été accumulés au cours de l’année 1972.
Ce sont les deux points sur lesquels nous menons le combat, combat dans lequel nous voudrions œuvrer avec le syndicalisme agricole.
Par ailleurs, nos efforts, pour l’avenir, doivent continuer à porter résolument sur deux points : la diversification de nos productions pour nous assurer une plus grande sécurité de débouchés ; la réduction de nos coûts de production et de transformation pour conquérir le vaste marché européen, en compétition serrée avec les autres grandes régions de production comme la Hollande par exemple. Ces efforts ne peuvent aboutir sans esprit « maison ». C’est pourquoi nous comptons sur vous tous pour la défendre chaque fois qu’elle est attaquée.
Le président-directeur général
Nota : Contrairement au règlement 804 d’application du traité de Rome qui stipule que « le prix indicatif du lait à la production doit tendre à s’appliquer à la totalité du lait livré », les autorités de la CEE ont pris des mesures discriminatoires tendant à assurer le prix indicatif au seul lait destiné à la consommation humaine en l’état et seulement 93 % de ce prix indicatif au lait transformé industriellement en beurre et poudre.
Archives du CHT, fonds René Bourrigaud
Annexe 1.9. ANPT, Réflexions sur le lait, 1976
La politique laitière change de cap
Depuis une vingtaine d’années et jusqu’à cette année 1976, il y a eu une continuité dans les fondements de la politique agricole en matière de lait ; elle s’appuie sur des mécanismes d’intervention publique (dans le cadre national, puis dans celui du Marché commun) qui garantissent le niveau de prix de certains produits (beurre, poudre) fabriqués par les laiteries. Les dépenses d’intervention de l’État garantissent ainsi directement aux laiteries leur niveau de recettes, et permettent, indirectement et partiellement, de soutenir, hors des fluctuations du marché, le niveau des prix du lait. Ce mécanisme est fait en principe pour que l’industrie paye aux producteurs un prix qui est plus ou moins à la hauteur du prix indicatif fixé chaque année dans le cadre des décisions de politique agricole. Aujourd’hui, un ensemble de faits indique un changement de cap qui consiste à diminuer, voire supprimer l’intervention et à laisser au pur mécanisme de marché une place déterminante pour la fixation du prix du lait.
À quoi correspond la période qui est en train de s’achever ? La mise en place du Marché commun agricole visait un double objectif : développer la production laitière afin de parvenir à une production de masse à bas prix ; permettre l’implantation d’un réseau d’industries de transformation.
Si nous considérons ces deux objectifs, que constatons-nous aujourd’hui ? Du côté des industries, les dépenses d’intervention faites par Bruxelles pour le beurre et la poudre de lait, ont jusqu’à maintenant garanti aux industriels l’écoulement de leur production de beurre et de poudre avec le maximum de sécurité. Les entreprises laitières ont pu se développer très rapidement dans ce contexte et investir sans risque. Des investissements énormes ont été faits, qui souvent sont au-delà des besoins réels. D’autre part les industries sont aujourd’hui capables d’encadrer très efficacement la production et de l’orienter directement en fonction de leurs besoins.
Que s’est-il passé du côté des producteurs ? Un prix moyen de lait était garanti aux producteurs, mais en fait, selon la teneur en matière grasse du litre de lait et selon le mode de paiement de chaque industrie, c’est-à-dire le jeu des primes, des écarts importants ont existé. Ce prix garanti n’a donc pas eu les mêmes effets pour tous les producteurs. Les petits producteurs du début des années 1960 âgés de 50-55 ans ont pu arriver à la retraite en continuant bon an mal an leur production mais sans changer leur mode de production ; en général, il n’y a pas eu de successeur sur leur exploitation trop déphasée pour permettre l’installation d’un jeune avec les conditions requises (Crédit agricole, surfaces…). D autres petits producteurs ont abandonné la production avant d’arriver à la retraite.
Pour les autres producteurs, le prix garanti tel qu’il était fixé a joué le rôle de stimulation à la productivité. Certains, assez nombreux, ont joué pour partie le progrès en achetant un peu plus d’engrais, en s’équipant de machine à traire, en intensifiant légèrement leur production. Ce sont les petits producteurs d’aujourd’hui. D’autres, mieux placés au départ, ont misé volontairement ou par force sur le progrès en jouant carrément la carte de l’intensification et en investissant dans la rénovation de leur étable. Ces paysans, en général plus jeunes ou voulant s’assurer une succession, ont cherché à rester « dans la course » ; le prix du lait étant insuffisant, c’est l’augmentation de leur production qui a permis le maintien. Ce sont les paysans moyens d’aujourd’hui. On ne parle pas ici des gros producteurs.
Aujourd’hui donc l’industrie laitière est en place et également une catégorie de producteurs plus rentables dans la mesure où ils peuvent supporter une compression de leur recette tout en continuant à produire. C’est la base de la nouvelle politique laitière.
D’autre part, actuellement, le développement de la production et de la productivité a été tel que l’autosuffisance dans le Marché commun est largement réalisée pour les produits laitiers. D’autre part, la France qui à l’époque se réclamait d’une certaine conception de l’indépendance économique a maintenant beaucoup moins de fermeté face aux pays (Allemagne, Grande-Bretagne, Pays-Bas…) favorables à une politique d’approvisionnement agricole différente (faisant largement appel aux produits américains et au marché mondial, et faisant la part belle aux industries agroalimentaires multinationales). On parle de plus en plus ouvertement de limiter, de « plafonner » les dépenses de soutien agricole. On dissipe les illusions d’exportation qu’en d’autres temps on faisait miroiter pour stimuler l’augmentation de production.
Par exemple, dans une note de 1974 du ministère des Finances sur l’orientation de la production agricole, on peut lire : « Il faut absolument éviter une croissance de la production laitière sous prétexte qu’il pourrait exister des marchés nouveaux. » Ou encore : « Il faut éviter la création de courants d’exportation permanents vers les pays tiers. » En outre, le désordre monétaire international rend la politique agricole commune de plus en plus difficile à gérer.
Par rapport à il y a 15 ans, les conditions ont donc changé : l’autosuffisance (en produits laitiers) est acquise, on ne prend plus la peine de tenir des discours sur l’indépendance économique de l’Europe, la foi européenne fait de moins en moins recette.
Aussi les politiques d’intervention sur les marchés et le peu de soutien qu’elles accordaient au revenu paysan se trouvent-elles directement visées aujourd’hui. Du côté du syndicalisme officiel, le ton change aussi. On ne se battra plus à mort pour ces mécanismes de soutien qui leur permettaient de se présenter comme le défenseur de tous. On laisse entendre qu’on s’accommoderait d’un retour à la « vérité » du marché, ce qui pour le lait se traduirait par un prix privé de tout garde-fou.
Les décisions de Bruxelles de 1976 et leurs conséquences
La manière avec laquelle ont été fixés les prix agricoles communautaires, cette année, à Bruxelles, traduit le compromis passé entre les pays qui poussent à une redéfinition de la politique agricole commune et à la suppression du soutien des marchés, et ceux, comme la France, qui ne veulent pas précipiter les choses pour des raisons politiques (ménager en période de crise une paysannerie encore nombreuse).
Les mesures prises pour le secteur laitier illustrent bien ce compromis. Le principe de soutien du marché est maintenu, et le prix indicatif reste une référence pour une garantie du revenu des producteurs ; mais en même temps on l’assortit d’une série de mesures qui en limitent la portée ; le soutien dépendra de plus en plus de la façon dont évoluera la situation du marché. C’est d’abord la limitation de l’intervention sur la poudre de lait, compte tenu des excédents actuels. Pour 1977, l’augmentation du prix indicatif se fera encore en deux temps, mais l’augmentation de septembre sera conditionnée à l’état du marché : c’est ce que la commission de Bruxelles appelle la coresponsabilité financière des éleveurs à la gestion du marché2. Cette mise en correspondance du prix du lait avec la situation du marché des produits laitiers sera par ailleurs facilitée par la généralisation du paiement à la matière azotée, décidée par le CNIEL en mars 1976 : on pourra faire varier le prix du point de matière azotée (et donc le prix du lait) en fonction de l’état des stocks de poudre. Et ceux-ci dépendent de la situation d’un marché mondial de la poudre très marqué par la politique des USA en matière de production de lait ; d’autre part, le prix sur ce marché mondial est aussi lié au prix du soja (source de protéines pour l’alimentation du bétail), et les trusts US du soja sont complètement maîtres de la production mondiale et du prix de ce produit.
Donc, la correspondance qui pourra être établie ainsi entre le prix du lait et les marchés des produits va mettre le revenu des producteurs de lait sous la dépendance des décisions qui seront prises par l’impérialisme américain et ses trusts agroalimentaires.
En attirant l’attention sur le soi-disant miracle de Bruxelles, les responsables gouvernementaux et le syndicalisme officiel ont jusqu’à présent feint de ne pas voir ce que ces mesures présageaient de néfaste pour le producteur : une compression des prix à la production et des nouvelles incitations à des mesures de rationalisation de la collecte de la part des entreprises. Déjà ceux qui auront affaire directement aux producteurs lors de la paie du lait annoncent la couleur.
M. Lepâtre, président de la FNIL (Fédération Nationale des Industries Laitières) a déclaré à Rennes, le 15 avril devant les industriels laitiers bretons : « Les décisions de Bruxelles sont une tromperie pour les producteurs. Une distorsion existe entre les chiffres avancés concernant le prix indicatif et le prix réel au niveau du soutien des marchés. Ces différences faussent tout et laissent présager de vives réactions des producteurs lorsqu’ils en prendront conscience. » Le lendemain, la section laitière de la Confédération des coopératives laitières de l’Ouest, dans une note intitulée « La vérité sur les prix du lait », explique le pourquoi de cette distorsion : « Dans le calcul des prix de Bruxelles, il n’a pas été tenu compte des hausses des coûts de transformation (de 10 à 12 %) si bien que les laiteries ne pourront garantir qu’une hausse de 5 centimes le litre pour 1976-1977. Les coopératives laitières de l’Ouest feront le maximum pour que l’augmentation du prix du lait soit la plus élevée possible, mais il faut que les producteurs sachent bien que ces efforts risquent d’être peu fructueux ».
Pour limiter ces coûts de transformation, les entreprises veulent accélérer l’implantation du froid à la ferme, réduire les charges de collecte. En Bretagne, l’Union des industriels laitiers déclare, dans son dernier rapport annuel, qu’il est urgent de trouver une « solution » au problème des 18 000 producteurs (30 % de leur effectif de livreurs) qui livrent moins de 50 l par jour et qui « grèvent lourdement les charges de collecte ». Sans commentaire !
La stratégie des entreprises
Face à cette nouvelle orientation de la politique laitière européenne, quelle va être la stratégie du capital laitier privé et coopératif ?
La stratégie fondamentale du capital est bien sûr toujours la même : faire le maximum de profit pour réaliser une accumulation maximum. Mais pour atteindre cet objectif, il adapte sa politique aux circonstances. Pendant la période précédente cette accumulation était fondée sur la politique d’intervention qui, bien que présentée comme soutien aux producteurs, était avant tout un soutien aux entreprises. Celui-ci avait deux aspects : aide aux investissements, intervention permanente assurant des débouchés stables, garantis et rémunérateurs. Les excédents de beurre puis de poudre sont la meilleure preuve que la politique des entreprises était fondée sur l’intervention. Quand, en 1968, le soutien allait surtout au beurre, on a eu des « montagnes de beurre ». Depuis le prix d’intervention du beurre n’a augmenté que de 45 %, alors que celui de la poudre a augmenté de 182 % ; aussi a-t-on assisté à la formation de stocks de poudre.
C’est pourtant dans ce climat de relative facilité que les producteurs ont dû mener des bagarres incessantes et aussi dures que la grève du lait pour permettre à une fraction d’entre eux, de plus en plus réduite d’ailleurs, de survivre. Si la nouvelle orientation de la politique laitière se confirme, et tout donne bien à penser qu’elle se confirmera, elle inaugure une période de moindre facilité pour les entreprises, ce qui ne manquera pas de réagir sur leur politique.
La première réaction, on l’a vu plus haut, c’est une attitude plus dure vis-à-vis des producteurs : rationalisation de la collecte par élimination directe des petits producteurs, sélection des « meilleurs » laits (qualité, composition) ; compression des prix directement sur le prix de base et indirectement en compliquant les systèmes de paiement.
La seconde réaction se situe au niveau de l’ensemble du secteur. Il semble que la situation de crise larvée que va provoquer la suppression de l’intervention rende prudents les grands capitaux privés, surtout ce qui touchait au secteur beurre-poudre. Par exemple, Perrier cherche à vendre ses parts dans Préval (100 %) et dans les fermiers réunis (27 %). En revanche, on assiste un peu partout à un renforcement de la coopération qui profite de ce retrait du privé. L’ULN a des visées sur Préval avec qui elle a déjà des accords.
La crise laitière actuelle vient à point pour couronner une politique menée de longue main par la couche des dirigeants syndicaux et de coopératives, avec à leur tête Napoléon Debatisse, qui, sous couvert de faire conquérir le pouvoir économique aux agriculteurs, ont utilisé les coopératives et le syndicalisme pour accroître leur propre pouvoir. Pas encore satisfaits, ils veulent, par la coresponsabilité et la cogestion du marché qu’ils ont réclamées à cor et à cri, le pouvoir effectif de diriger l’ensemble du secteur. Ils ont pour eux de pouvoir prétendre être les plus à même de faire passer auprès des producteurs les pilules amères qui s’annoncent. Ils ont des instruments pour ça : le syndicalisme officiel (l’accession de Daunay (Ille-et-Vilaine) et Debaudre (Calvados) au secrétariat général de la FNPL est à coup sûr un renforcement du caractère d’étouffoir de ce soi-disant syndicat) et l’interprofession où, par les représentants des producteurs et des coopératives, ils sont dominants. Ces « représentants » des producteurs sont en fait des administrateurs de coopératives, leur unique souci est de défendre les intérêts de leurs petits ou grands empires coopératifs qui, pour exploiter les petits et moyens paysans, s’y entendent aussi bien que les industriels privés.
L’interprofession
Depuis plusieurs années, la mise en place d’une interprofession laitière dans toutes les régions de France est considérée par les pouvoirs publics et la FNSEA comme étant en quelque sorte l’apothéose, l’aboutissement de l’organisation de la production laitière. L’interprofession est considérée comme le moyen permettant au producteur de lait de discuter d’égal à égal avec l’industrie de transformation. Et comme les représentants des producteurs à l’interprofession sont des gens responsables, entre gens responsables, on se comprend. De plus, la coopération étant un outil au service des agriculteurs, deux des trois partenaires de l’interprofession défendent directement le producteur. On doit donc pouvoir lui faire confiance. Mais si nous y regardons d’un peu plus près, la réalité est nettement différente.
Les premiers outils mis en place par l’interprofession sont les laboratoires interprofessionnels du lait. Ils sont, en fait, dirigés entièrement par les industries privées et coopératives. Les laboratoires sont l’instrument nécessaire pour faire passer dans la réalité les « dernières nouveautés » utilisées pour payer notre lait (qualité, matière azotée…) dont on verra plus bas à quoi elles servent. Étant interprofessionnels, ces laboratoires sont cautionnés et (théoriquement) contrôlés par les diverses « familles professionnelles », dont « les producteurs » ; ceci leur donne une sorte de légitimité qu’ils n’auraient pas si c’étaient directement les firmes qui avaient mis tout ça en place. En fait comme les « représentants » des producteurs sont des « managers » de la coopération, ce sont directement les intérêts des entreprises qui sont pris en compte. C’est ainsi que les labos interprofessionnels, tout en neutralisant les réactions des producteurs (dame ! ils sont représentés) servent d’instrument aux entreprises pour accentuer les normes de qualité et imposer leurs exigences, etc.
L’interprofession est un canal par où passent beaucoup de subventions et aides accordées soi-disant pour soutenir les agriculteurs. En fait, la plus grande partie de ces aides de soutien est absorbée par ces organismes interprofessionnels et partagée entre les différents organismes et les entreprises. La part revenant réellement au producteur est très faible.
Une somme de maquignonnages entre grands dirigeants
Les pouvoirs publics n’y sont pas engagés. Ils ont les mains libres ensuite pour décider toutes les importations, pour casser les cours (comme cela se passe pour le marché des œufs, de la viande, des porcs du vin, fruits et légumes). Pour nous, producteurs, aucune garantie. Avec ce système de gestion du marché, le prix du lait payé aux producteurs n’est que ce qui reste une fois que tous les intermédiaires de la transformation et de la distribution ont prélevé profits et superprofits. Prenons l’exemple de la Basse-Normandie, qui est une région pilote de l’interprofession. Là, non seulement il y a les laboratoires et tout un encadrement des producteurs, mais l’interprofession sert aussi à discuter des grilles de prix (discussions très faciles ; en général les représentants « officiels » des producteurs font les mêmes propositions de prix que leurs « partenaires »). Et pourtant le prix du lait payé aux producteurs n’est pas plus élevé que dans les autres régions, et même moins pendant certaines années. En fait, l’interprofession donne au producteur l’illusion d’avoir un pouvoir face aux entreprises, alors qu’il n’en a aucun. Il est obligé de se plier aux conditions imposées par les industries coopératives et privées. Les deux véritables alliés objectifs sont les industries laitières, privées et coopératives. Le résultat le plus clair, c’est de neutraliser la combativité des producteurs.
Le paiement à la qualité
Actuellement le paiement à la qualité n’est pas appliqué partout. Là où il est appliqué, les normes de qualités peuvent varier d’un département à l’autre, ainsi que les écarts de prix entre les qualités.
Mais la loi Godefroy prévoit : que l’écart entre qualité A et C doit passer de 5 % à 10 % du prix de base soit de 4 à 8 centimes par litre actuellement ; que le nombre de germes pour la qualité A devrait baisser de 200 000 germes à 100 000.
Dans certaines régions les firmes suppriment la prime de froid à ceux qui n’ont pas la qualité. Que penser du paiement à la qualité ? Le paiement à la qualité repose sur une péréquation : on prélève la même somme par litre de lait à tous et on ne la redistribue qu’à ceux qui ont une bonne note. En fait, c’est la qualité C qui fournit la prime à la qualité A et le système doit s’équilibrer autour d’un prix moyen. Mais tout d’abord on s’aperçoit qu’au moment de la mise en place du paiement à la qualité, les entreprises en profitent pour abaisser le prix moyen. Ensuite il faut suffisamment de producteurs en C pour qu’il y ait péréquation. Si trop de producteurs sont nombreux en A en fonction de certaines normes, la péréquation ne se fait pas. Cela revient à faire une « ponction sur les profits de l’entreprise ». « Il leur faut donc » resserrer les normes pour redistribuer la répartition des producteurs en C et A. Ainsi en Pays de la Loire aujourd’hui, suivant les mois, 60 à 80 % du litrage est du lait A, l’équilibre est rompu et pour verser les primes, les laiteries sont obligées de freiner l’augmentation du prix de base.
L’industrie laitière prend donc prétexte de l’application stricte de la loi Godefroy pour augmenter les écarts de prix et resserrer les normes de qualité, ce qui va lui permettre de comprimer à nouveau la somme totale qui sert à payer les producteurs. C’est ça le sens du zèle soudain des firmes à « faire appliquer la loi », car il n’y a pas de justifications techniques qui tiennent.
Nous ne sommes pas contre l’amélioration de la qualité des produits, bien au contraire, mais nous ne voulons pas que l’on se serve des revendications légitimes des consommateurs pour faire du chantage envers les producteurs. Le resserrement des normes de qualité (passer la qualité A en dessous de 100 000 germes) n’a pas pour but d’améliorer la qualité des produits pour le consommateur (si les industriels veulent faire quelque chose dans ce sens, qu’ils commencent par cesser de tromper celui-ci avec la publicité, les étiquettes trompeuses, etc. ; qu’ils mettent moins de colorants, d’emballages en plastique qui se désagrègent, etc.) et nous savons bien qu’un lait à 500 000 germes se traite aussi facilement qu’un autre à 50 000 (il faut d’ailleurs parfois réensemencer ce dernier… parce qu’il est trop pauvre en bons germes). Nous avons aussi tous vu le laitier verser dans la citerne le lait de vaches malades que nous avions mis à part, preuve que l’industriel ne se préoccupe pas, au niveau de la fabrication, de cet aspect du lait.
Dans ces conditions, prétendre qu’il est plus juste de payer le lait ainsi parce que cela améliorera la qualité pour le consommateur est vraiment abusif. Ce qui est plus grave, c’est que du même coup, il n’y a aucun effort de fait pour diffuser des méthodes de production, pour donner du lait plus sain, meilleur… La seule méthode est le recours à la pénalisation financière ; le producteur n’a plus qu’à dépenser le maximum en quincaillerie, détergent et électricité pour réfrigérer au maximum… ou bien il n’a plus qu’à être écœuré.
Même pour ceux qui se satisfont de cette politique soi-disant d’amélioration de la qualité, il y a quelque chose d’inadmissible. En effet, nous supportons, nous producteurs, en totalité les conséquences des erreurs (dans la prise, le transport et l’analyse des échantillons) et elles pèseraient encore plus lourd en cas de resserrement des normes. Or ces erreurs existent, volontaires ou non, nous avons des cas de tournées entières recevant le même jour le même résultat de qualité sans que ni le laboratoire ni la laiterie ne s’en étonnent. Cette différence de qualité n’est pas justifiée, en outre, pour certaines productions de fromage. Le lait en tank manque souvent de germes. Il y a nécessité d’avoir du lait de qualité C voire même de pratiquer un réensemencement artificiel. Cela montre l’arbitraire de la qualité C pour les productions comme celles de fromages.
De plus, c’est dans les faits, instaurer une prime de quantité déguisée car il est bien sûr que ce sont les producteurs spécialisés, équipés de tout, qui auront le plus de chances de se tenir dans de telles normes.
Comment lutter contre les effets de la politique de qualité imposée aux producteurs ? Comment faire pour que ce ne soit pas le producteur qui en fasse les frais ? Pour lutter sur la qualité, il faut une large mobilisation et une argumentation solide. Les luttes qu’il est possible de mener dans l’immédiat sur la qualité sont celles contre : l’établissement d’un écart de 10 % entre A et C ; la qualité A qui passe de 200 000 à 100 000 germes. On ne peut pas lutter directement contre la qualité mais contre le resserrement des normes de qualité.
[…]
2) Propositions de revendications pour P + Q (prix de revient + quantum)
A. Paiement des 1 000 premiers litres de lait par mois au prix de revient
Avancée par les Côtes-du-Nord3, cette revendication a été choisie compte tenu de la réalité d’une exploitation moyenne dans le département, et non du minimum nécessaire pour s’installer actuellement. Le calcul a été effectué en fonction d’une certaine somme de travail, le travail devant être payé même pour ceux dont le lait est une production complémentaire (le revenu principal étant assuré par une production de porc par ex.). De plus, beaucoup de ceux qui produisent de petites quantités de lait sont des paysans aux alentours de 55 ans. Il faut leur assurer des conditions de vie valables jusqu’à la retraite ; la revendication des 1 000 premiers litres de lait y contribue.
Bien sûr, cette revendication fait partie de la revendication prix de revient + quantum. C’est un palier avant d’atteindre 50 000 litres par an au prix de revient. Pour choisir une revendication, il faut tenir compte des possibilités qu’elle a d’être mobilisatrice. Il faut donc envisager le niveau de sa compréhension sur le terrain. Ainsi ce sont surtout les modernisés, qui ont une comptabilité, qui peuvent le mieux percevoir ce qu’est le P + Q. Ce n’est pas une revendication facilement palpable. Par contre exiger les 1 000 premiers litres de lait au prix de revient, cela veut dire 200 F pour tous (c’est une revendication non hiérarchisée). À cette revendication, il faut lier la revendication des 50 000 litres au prix de revient. La revendication P + Q sera d’autant plus compréhensible que celle des 1 000 litres au prix de revient aura été obtenue. Quand tous les mois le producteur verra sur la feuille de paie 1 000 litres à 1,06 F et le reste à 76 centimes par exemple, il appréhendera concrètement ce qu’est le prix de revient.
B. Paiement des 50 000 premiers litres de lait au prix de revient
La revendication des 1 000 litres au prix de revient ne semble pas pouvoir être reprise telle quelle dans certaines régions. Régions où les petites productions laitières ne sont pas le fait de petits paysans traditionnels mais de paysans pour qui c’est un complément, où la production laitière est assurée par une masse de producteurs spécialisés (la production de 50 000 à 100 000 litres par exploitation étant courante).
La revendication sur les 1 000 premiers litres ne peut pas être mobilisatrice dans ces régions. Il faut partir plutôt des 50 000 premiers litres au prix de revient.
Reste le problème du litrage excédant 50 000 litres. Faut-il le laisser au prix du marché ou demander un prix garanti ?
C. Revendication d’un prix garanti de 50 000 à 100 000 litres de lait, les 50 000 premiers litres étant payés au prix de revient
Cette revendication a été avancée à partir de la constatation que beaucoup de jeunes, compte tenu des prix actuels, se sont installés sur la base d’une capacité de production supérieure à 50 000 litres de lait par an (20-25 vaches minimum à 4 000 litres). De ce fait, ils sont lourdement endettés. Laisser la liberté aux firmes de fixer les prix du litrage supérieur à 50 000 litres serait risquer de faire connaître à ces producteurs de sérieuses difficultés financières. Pour éviter ces difficultés, il faut exiger un prix garanti de 50 000 à 100 000 litres en le calculant de façon à ne pas encourager la course à l’agrandissement et au productivisme. Cette revendication paraît crédible pour les régions spécialisées. Cependant il faut remarquer que la collecte nationale de lait est actuellement de 200 millions d’hectolitres pour 700 000 producteurs environ. Si l’objectif est d’atteindre une production de 100 000 litres par producteur, le nombre de ces producteurs se réduira à 200 000. Concrètement la revendication des 50 000 à 100 000 litres à un prix garanti pose le problème de ses conséquences sur l’élimination des petits producteurs traditionnels. De toute façon, le problème reste entier en ce qui concerne la définition de ce prix garanti, ses bases, etc. Enfin, au dessus de 100 000 litres, aucune garantie n’est à accorder.
3) Remarques
A. La bataille sur le P + Q ne peut concrètement s’effectuer qu’après une bataille pour l’annulation des primes, etc. Car autrement, l’effet du quantum peut être contrecarré par le jeu des primes favorisant toujours les gros producteurs.
B. L’application du prix de revient pour les 1 000 premiers litres par mois se traduirait par une hausse de 8 % de la masse monétaire distribuée aux producteurs. Pour les 50 000 premiers litres au prix de revient avec un prix garanti jusqu’à 100 000 litres, cette hausse serait encore plus importante. Les entreprises n’ayant sans doute pas la masse monétaire en profit suffisante, cela se traduirait par une répercussion de cette hausse sur les prix à la consommation. Or, nous avons bien sûr à nous soucier du « panier » du consommateur. La production du lait ne doit se faire ni sur le dos des petits et moyens paysans comme c’est le cas actuellement, ni sur le dos du consommateur. Consommateur qui est dans sa grande masse le travailleur, l’ouvrier avec lesquels nous sommes alliés contre les exploiteurs. Nos revendications, nous les posons face aux entreprises laitières. C’est à elles que les producteurs de lait sont liés, c’est elles qui exploitent le travail des petits et moyens paysans. Si nos revendications posent des problèmes ce n’est pas à nous de les assumer. L’État est garant des profits et de la politique des firmes, il interviendra pour les secourir. Tel est le raisonnement le plus répandu parmi les paysans travailleurs. Mais n’est-ce pas là masquer certaines questions ? L’État n’est pas forcément prêt à jouer le rôle de tampon entre le producteur et le consommateur ! Ne serait-ce que pour diviser ouvriers et paysans, et, faire pression en même temps sur les salaires. Cela pose le problème de mener une lutte simultanément à celle concernant nos revendications, pour que l’État joue « son rôle de tampon » par une intervention. La question est à débattre.
Notes de bas de page
1 Baudouin A. et Dautriat L.-R., Alexis Gourvennec, paysan-directeur général, Paris, Fayard, 1977.
2 La coresponsabilité financière… On ne connaît pas les modalités précises mais ça signifie qu’on pourra, au nom de ce principe (admis), soit limiter les hausses de prix indicatif (et surtout pour l’intervention) en fonction de l’état du marché (poids des stocks, etc.), soit faire participer financièrement les producteurs à la « gestion » des marchés (cotisations ou taxe pour des fonds de régularisation ou soutien des cours, les organismes interprofessionnels ayant une vocation toute trouvée pour ça). En clair, ou bien l’état du marché servira à limiter la hausse (ou faire baisser) des prix d’intervention (beurre, poudre), ou il servira – par des mécanismes qui ne sont pas encore tous mis au point – à reprendre l’argent dans la poche des producteurs (par des taxes, cotisations interprofessionnelles diverses, etc., dont la « cotisation gruyère » est un exemple possible).
3 Dans les Côtes-du-Nord, ce sont les 1 000 litres qui collaient le plus à la réalité du département, mais dans d’autres, ce peut être 2 000 ou 3 000 litres (ex. : régions spécialisées, comme le Nord).
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