De la grève du lait de 1972 à celles de 2009
p. 125-140
Texte intégral
1L’évocation historique1 de ces deux événements, autant insolites qu’importants, qu’ont été, à trente-sept ans de distance, la grève du lait dans l’Ouest de la Bretagne en 1972 et les grèves du lait en France, en Allemagne et en Belgique en 2009, ainsi que celles, entre ces deux dates, des pratiques des organisations syndicales agricoles qui ont voulu agir pour défendre les producteurs de lait, reposent sur une hypothèse qui peut faire débat : au cours de ces trente-sept ans de restructuration importante de la production, la question laitière a, certes, été gérée par l’ensemble des acteurs institutionnels (Conseils et Commission européenne, gouvernement français, industriels et coopératives laitières, organisations syndicales agricoles) selon un compromis entre des considérations économiques (la compétitivité de cette filière) et des préoccupations sociales et territoriales, mais pas seulement. Implicitement ou explicitement pour ces différents acteurs, le type de lien – ou plus précisément l’absence de lien direct –, que les producteurs de lait, quelle que soit la taille de leur entreprise, entretiennent avec le marché, a également influencé fortement leurs pratiques et leurs stratégies, ce qui peut contribuer à expliquer les caractéristiques de la crise laitière des dernières années.
LE TEMPS DE LA POLITIQUE AGRICOLE COMMUNE INITIALE : LES MOUVEMENTS PAYSANS FACE AU MARCHÉ DU LAIT (DU DÉBUT DES ANNÉES 1960 AU MILIEU DES ANNÉES 1970)
2La Politique Agricole Commune (PAC) instaurée en 1958 est très protectrice pour le marché intérieur français. Le secteur laitier bénéficie, avec celui des céréales, d’une Organisation Commune de Marché (OCM) adoptée dès 1962, qui est parmi les plus efficaces : un prix d’orientation sert à la Commission européenne de référence pour l’établissement des prélèvements et restitutions aux échanges extérieurs assurant une protection efficace du marché intérieur ; un prix indicatif, dont l’évolution est décidée par le Conseil européen des ministres de l’Agriculture, sert de référence à l’établissement du prix du lait payé par chaque laiterie à ses producteurs. Enfin, des prix d’intervention sont fixés pour les principaux produits transformés (beurre et poudres de lait) qui assurent aux laiteries un débouché non bradé de leurs fabrications, financé par les deniers publics. L’adoption annuelle du prix indicatif résulte d’un compromis entre des objectifs de modernisation-restructuration de la filière en application des objectifs généraux assignés à la PAC2 et des préoccupations sociales et territoriales (emplois et revenus des paysans, rôle de la production laitière dans le développement rural). Ce mode de régulation du marché du lait confère une grande stabilité des prix ainsi qu’une bonne visibilité pour les producteurs entre les décisions prises à Bruxelles (prix indicatif) et leurs déclinaisons quant au prix pratiqué par leur laiterie sur leur livraison de lait. Jusqu’à la mise en place des quotas laitiers en 1984, cette politique laitière va susciter, en France, et tout particulièrement dans le Grand Ouest du pays, un partage singulier des rôles ou des comportements au sein des mouvements syndicaux qui se préoccupent de la question laitière.
La grève du lait de 1972 : une action typique de l’idéologie portée par les paysans-travailleurs
3La grève du lait de 1972 est « une grève de livraison » qui eut lieu en Bretagne occidentale (département du Finistère et moitié ouest des départements du Morbihan et des Côtes-du-Nord) au mois de mai 1972. Pendant plus de quinze jours, les camions-citernes de la totalité des laiteries de la région sont bloqués, les ouvriers des laiteries mis au chômage technique et les éleveurs contraints de sortir du grenier les centrifugeuses et les barattes pour limiter la destruction du lait de leur troupeau qu’ils doivent continuer de traire tous les jours. Par son caractère de masse, cette grève de livraison du lait est le point culminant d’une mobilisation laitière qui montait en puissance depuis le début de l’année 1970 dans de nombreuses régions françaises : non seulement dans le Grand Ouest de la France (Bretagne, Pays de la Loire, Basse-Normandie, Poitou-Charentes), mais aussi en Lorraine, en Franche-Comté, en Rhône-Alpes…
4Cette mobilisation trouve son mobile essentiel dans le refus des producteurs et de leurs organisations syndicales de subir une baisse du prix du lait résultant, d’une part, de la stagnation du prix indicatif décidée par Bruxelles en 1970 (le motif est qu’il existe déjà des excédents de beurre et de poudre) et, d’autre part, d’un décrochage du prix imposé par les entreprises laitières par rapport au prix indicatif fixé par Bruxelles (le motif principal en est la péréquation été-hiver, qui consiste à « saisonnaliser » le prix pour inciter les éleveurs à produire plus en automne-hiver).
5Par la cible désignée (les laiteries qu’elles soient privées ou coopératives) et par le contenu idéologique des revendications (« un prix du lait rémunérateur établi selon nos coûts de production » ; « dans le prix du lait, notre salaire »), cette action de masse peut s’interpréter comme une action typique du discours et des pratiques des paysans-travailleurs. En réalité, dans le contexte social et politique de l’immédiat après 1968, il existe au sein des organisations syndicales, notamment du Grand Ouest, la coexistence et l’interpénétration de deux discours au service de la mobilisation des éleveurs : celui des paysans-travailleurs qui considèrent que les paysans ne sont pas des chefs d’entreprise, mais des travailleurs exploités par le capital agroalimentaire et qui préconisent l’alliance directe à la base avec la classe ouvrière dans la perspective d’un changement de société ; et celui tenu par la Fédération Régionale des Syndicats des Exploitants Agricoles de l’Ouest (FRSEAO) et le Confédération Régionale des Jeunes Agriculteurs de l’Ouest (CRJAO), dès le milieu des années 1960, moins radical (ou plus réformiste), qui considère que les paysans et les ouvriers des régions excentrées (comme la Bretagne d’alors) sont les laissés pour compte d’un développement qui se fait ailleurs, à proximité des grands centres de consommation. D’ailleurs, dans les deux années qui précèdent mai 1968, leurs leaders ont recherché des mobilisations communes avec les syndicats ouvriers pour défendre l’emploi et le développement économique de leur région.
6La grande majorité des producteurs de lait dans le Grand Ouest, et aussi dans la plupart des régions de polyculture-élevage, accueillent favorablement ces discours pour deux raisons essentielles. D’une part, dans ces exploitations de polyculture-élevage, non encore spécialisées dans le lait, celui-ci fait l’objet d’une rentrée d’argent mensuelle (« la paie de lait ») très souvent dédiée aux besoins du ménage et, à ce titre, aisément assimilée à un salaire. D’autre part, les paysans de ces régions de petites structures vivent la modernisation de l’agriculture et l’exode rural qui en découle. Ils se sentent très proches de leurs frères, sœurs et voisins devenus salariés dans l’industrie, la fonction publique ou les services de leur région.
7Il n’est pas essentiel de chercher à savoir pourquoi et comment le blocage des camions de ramassage, puis celui des laiteries ont pu devenir aussi soudain et massif dans cette partie de la Bretagne au mois de mai 1972. Il est plus important de percevoir que, dans ces années-là, une forte proportion des producteurs de lait de la plupart des régions laitières, se vivent, pourrait-on dire en soi et pour soi, plus proches de la condition ouvrière que de celle d’un chef d’entreprise ou d’un entrepreneur rural.
L’opposition à la taxe de coresponsabilité, un combat interne à la FNSEA
8Dans les années qui vont suivre, cette réalité sociale et économique ne sera pas mise à profit par cette gauche paysanne qui se divise. Les paysans-travailleurs choisissent de s’organiser de manière autonome. Ce faisant, ils sont marginalisés – ou se marginalisent eux-mêmes – par la radicalité de leurs discours et de leurs pratiques. Voulant défendre en priorité les petits et moyens paysans, ils revendiquent, en s’appuyant surtout sur la production laitière, le « prix de revient avec quantum ». Ils réduisent trop souvent les questions agricoles à un affrontement direct des paysans au capital agroalimentaire (face aux firmes notamment sur la question de l’intégration, face à la banque sur la question de l’endettement et sur le thème du droit au financement) et aussi face aux propriétaires fonciers (sur le thème de la terre outil de travail). Sur la question laitière, ils animent des mobilisations le plus souvent ponctuelles face aux laiteries, tantôt sur le prix du lait, tantôt pour la suppression des primes de quantités ou des frais fixes de collecte, tantôt aussi à propos de l’introduction de nouveaux critères de qualité du lait et de leurs modalités de rémunération.
9De son côté, l’opposition restée interne à la FNSEA, quoique majoritaire dans quelques départements de l’Ouest, est affaiblie suite aux départs des paysans-travailleurs et perd rapidement le contrôle des FRSEA de Bretagne, Pays de la Loire et Basse-Normandie. Mais elle retrouve sur la question laitière, dans la seconde partie des années 1970, une capacité d’initiative et de mobilisation face à l’application de la taxe de coresponsabilité laitière. Cette taxe est décidée par Bruxelles en 1976 (avec application en 1977) dans le but affiché de réduire les stocks publics de beurre et de poudre de lait. Elle est prélevée sur l’ensemble des livraisons de lait, et son produit doit servir aux laiteries à gagner de nouveaux débouchés. La grande majorité des producteurs de lait la perçoivent pour ce qu’elle est : une baisse du prix, donc une amputation de leur revenu. Bien que, dès cette époque, la Commission européenne s’interroge sur les moyens de limiter les excédents laitiers et qu’une politique de quotas est déjà évoquée, le secteur du lait fait l’objet des mêmes mesures que celui des céréales qui voit s’appliquer une taxe dite de résorption. Mais les producteurs de céréales s’en accommodent mieux que les laitiers, étant donné que leurs revenus moyens sont plus élevés et que leur potentiel exportateur est beaucoup plus important. La direction de la FNSEA approuve. La Fédération Nationale des Producteurs de Lait (FNPL), sa section spécialisée, est embarrassée.
10Ce contexte est favorable à l’opposition restée interne à la FNSEA. Elle a rapidement l’initiative des mobilisations. Elle s’identifie dans un mouvement propre, baptisé l’Interpaysanne et rallie à cette occasion de nombreuses sections laitières des FDSEA. Considérant que cette taxe est indifférente à la situation des entreprises laitières – seulement chargées d’en exécuter le prélèvement aux producteurs pour le compte de l’État –, elle cherche, surtout auprès des conseils d’administration des coopératives, à obtenir leur prise de position contre l’application de cette taxe. L’alliance est également recherchée avec les paysans-travailleurs, issus, faut-il le rappeler, du même creuset idéologique (la Jeunesse Agricole Catholique, puis le Confédération Nationale des Jeunes Agriculteurs des années 1960) et avec lesquels elle a animé les mobilisations laitières du début des années 19703. Mais cette alliance avec les paysans-travailleurs, eux aussi hostiles à la taxe de coresponsabilité, n’est pas toujours cordiale. Ainsi, l’Interpaysanne appelle à une manifestation suprarégionale à Vannes en février 1978, qui réunit plus de 10 000 producteurs de lait, le jour même où les paysans-travailleurs tentent de mobiliser leurs militants devant le palais de justice de Laval pour soutenir plusieurs dizaines de producteurs dans un procès qui les oppose à la Wessafic, une firme néerlandaise de production de veaux de boucherie.
11On peut observer que la stratégie développée par l’Interpaysanne contre la taxe de coresponsabilité laitière et, à travers elle, contre la direction nationale de la FNSEA, a la particularité de se manifester sur le même terrain stratégique que cette dernière, qui prône la conquête du pouvoir économique par la coopération et l’organisation de la production. C’est bien sûr une stratégie dictée par l’objet et la cible visés, à savoir une mesure de politique laitière communautaire et française. Elle l’est aussi et surtout par les alliances prioritairement recherchées du côté de l’industrie laitière, dont en premier lieu les coopératives4.
Mais c’est la FNPL-FNSEA qui négocie le prix du lait dans le cadre de l’interprofession laitière institutionnalisée par l’État
12La FNSEA et le CNJA avaient en 1972 fermement condamné la grève du lait bretonne et les organisations syndicales qui l’avaient animée, considérant que les paysans ne devaient pas agir contre leur propre coopérative. Au cours de ces mêmes années, la FNSEA pousse à l’adoption de deux lois sur l’interprofession. La première, en 1974, est spécialement dédiée à l’interprofession laitière. La seconde, en 1975, de portée plus générale, est consacrée aux organisations interprofessionnelles. Ces lois visent à définir les conditions de l’homologation par l’État des accords interprofessionnels conclus entre partenaires privés et celles de leur généralisation à caractère obligatoire à l’ensemble des acteurs économiques concernés. Cette chronologie dans l’adoption de ces deux lois, à un an d’écart, traduit une urgence à intervenir dans le secteur laitier. Sous réserve d’examen plus approfondi, on peut y trouver deux préoccupations, très importantes, puisqu’elles touchent aux conditions de rémunération et de maintien en activité des producteurs de lait. Elles visent :
- d’une part, à confier à l’interprofession laitière la généralisation du paiement du lait « à la qualité », selon les critères prévus dans la loi dite « Godefroy » votée en 1969, et les modalités de leur rémunération (ou pénalisation pour les producteurs). Ce paiement du lait selon la qualité est attendu par les laiteries pour la sécurisation de la qualité de leurs fabrications et pour des principes de transparence dans le prix du lait appliqué à la production.
- d’autre part, à consolider les pratiques interprofessionnelles à l’œuvre depuis plusieurs années aux niveaux départemental et/ou régional sur la fixation annuelle du prix du lait payé aux producteurs. Ainsi, l’article L. 632-12 du code rural, adopté en 1974 – toujours en vigueur – prévoit que « tout contrat de fourniture de lait entre producteurs et transformateurs de lait doit être conforme aux accords conclus ». Cette formulation permet d’inclure non seulement les critères de qualité, mais aussi le prix.
13Toute organisation interprofessionnelle devant être constituée des organisations professionnelles les plus représentatives de chaque collège (producteurs, transformateurs…), pour la production laitière, le collège des producteurs est représenté exclusivement par la section laitière de la FNSEA, la FNPL (correspondante à la compétence territoriale de l’interprofession). En pratique, au cours de cette période, l’accord de prix du lait est établi par référence plus ou moins fidèle à l’évolution du prix indicatif adopté par Bruxelles. Et lorsque des laiteries sont réticentes, soit à convenir d’un prix dans la négociation interprofessionnelle, soit à le respecter une fois celui-ci défini dans l’accord interprofessionnel, il n’est pas rare que la FNPL ou ses sections départementales ou régionales mobilisent plus ou moins discrètement leurs adhérents pour des actions coups de poing ciblées, le plus souvent dans les rayons des produits laitiers des supermarchés, en visant soit la laiterie à travers la marque de ses produits, soit le distributeur s’il est considéré responsable indirect du non-respect de l’accord interprofessionnel. On peut considérer que cette gestion interprofessionnelle des conditions de la rémunération des producteurs de lait assurée par les sections laitières des FDSEA et des FRSEA s’apparente davantage aux pratiques de syndicats de salariés dans leurs relations paritaires avec le patronat, qu’à celles de ce dernier dont la FNSEA revendique pourtant par ailleurs la proximité en estimant que les paysans sont des chefs d’entreprise et que leur défense se fait prioritairement dans la cogestion de la politique agricole avec l’État.
LA MISE EN PLACE DES QUOTAS LAITIERS EN 1984 MODIFIE SURTOUT LA STRATÉGIE DE LA GAUCHE SYNDICALE
14Toutes les mesures prises depuis le milieu des années 1970 pour limiter les excédents structurels de produits laitiers n’ayant pas eu d’effet positif (y compris la taxe de coresponsabilité), la Communauté européenne choisit la maîtrise rigoureuse de la production par l’instauration des quotas, même si les principes de l’organisation commune du marché des produits laitiers sont maintenus (protection extérieure, fluidité des échanges intérieurs, maintien du prix indicatif). Un quota de production européen est déterminé, puis réparti à chaque État membre par référence à sa production enregistrée l’année précédente, lequel État membre a la possibilité de le répartir soit aux laiteries, soit à chaque producteur.
15Cette nouvelle politique laitière résulte une fois de plus d’un compromis entre les divers pays de la CEE5, auquel s’est ralliée la France qui cherche, d’une part, à éviter la solution libérale d’une baisse drastique du prix du lait (ce que demandent quelques pays du nord de l’Europe se percevant comme les plus compétitifs ; la Grande-Bretagne, les Pays-Bas et le Danemark) et d’autre part, à disposer de moyens d’action pour accélérer la restructuration des élevages afin d’améliorer la compétitivité de sa filière laitière. La maîtrise de la production préserve en effet la stabilité du prix du lait payé aux producteurs, par comparaison aux fluctuations erratiques des prix observées dans les autres filières animales (porc, viande bovine…) et permet, puisque c’est l’objectif de la France, une restructuration continue des élevages (politique accélérée depuis le début des années 1960 par des plans successifs dits de « cessation laitière » offerts par l’État en priorité aux petits et moyens producteurs).
16En 1987, François Guillaume, alors ministre de l’Agriculture et ancien leader de la FNSEA, fait un choix qui entraîne un basculement de la politique laitière, celui de lier le transfert des quotas entre producteurs à celui du foncier qu’ils ont pour support. Cela ouvrira une nouvelle donne pour les syndicats agricoles. Cette option écarte l’instauration d’un marché autonome des quotas et renforce le principe de leur gratuité (implicitement contournée à travers la survalorisation du foncier ou des équipements agricoles également transférés avec des quotas). Ce choix du lien « quota-foncier » contribue fortement à stabiliser la production laitière dans les territoires. Enfin et surtout, il dépossède les laiteries de la gestion du transfert des quotas entre producteurs pour la confier à des Commissions Départementales d’Orientation de l’Agriculture (CDOA), dominées par le syndicalisme majoritaire (FDSEA).
La gauche paysanne, réunifiée, concentre son action sur la gestion administrative des quotas
17Cette nouvelle politique laitière provoque des réactions de la gauche paysanne. Celle-ci bénéficie de la reconnaissance du pluralisme syndical depuis 1981 et surtout, à partir de 1990, de nouvelles règles de représentativité, qui l’autorisent à siéger dans plusieurs commissions administratives départementales, régionales et nationales, dont celles ayant à se prononcer sur « les transferts de quotas et de foncier entre producteurs » ou sur « les allocations de quotas aux producteurs prioritaires ». La Confédération Paysanne (CP)6, bien que minoritaire, se mobilise très rapidement sur la répartition des quotas entre les producteurs, décidée dans les commissions économiques départementales. Elle siégera aussi à l’Office du lait, à partir de 1998. Par référence à son projet d’agriculture paysanne, elle revendique l’attribution de droits à produire aux petits et moyens producteurs et s’oppose aux plans de cessation laitière. Face à elle, l’objectif de la restructuration est le plus souvent partagé et appliqué par les FDSEA-FDPL, les représentants des organisations économiques et ceux de l’administration. L’impact de son action pour « freiner » la restructuration des élevages est difficile à mesurer et en tout cas variable selon les départements.
18Il est cependant possible de lui attribuer un rôle significatif dans la détermination d’un certain nombre de règles adoptées au niveau national : le refus de toute marchandisation des quotas ; l’adoption de règles sévères de prélèvements sur les transferts de quotas réalisés par les plus gros éleveurs afin d’alimenter des réserves départementale et nationale de quotas destinées en priorité à l’installation des jeunes et à la consolidation d’élevages de petite et moyenne taille ; la reconnaissance par l’État de pratiques sociétaires visant à contourner la réglementation des quotas (société laitière en participation, GAEC partiel laitier…).
19Pour autant, depuis 1987 et jusqu’en 2003-2005, date à partir de laquelle s’appliquera au secteur laitier la réforme de la PAC 2003, la question du prix n’est plus une préoccupation essentielle pour la CP. Son regard ne se tourne vers les laiteries que lorsque s’envisage une restructuration profonde de l’activité ou si survient la menace d’une cessation d’activité pouvant avoir des conséquences sur le maintien de la collecte pour les producteurs (affaires Nazard en Ille-et-Vilaine, CELIA en Maine-et-Loire et Mayenne…). L’attention n’est plus portée sur la stratégie des différents groupes laitiers, ni sur le partage de la valeur ajoutée entre les partenaires de la filière comme c’était le cas durant les années 1970 et le début des années 1980. Ainsi par exemple, l’interdiction, en 1984 par Michel Rocard, ministre de l’Agriculture, des primes de quantité en faveur des plus gros livreurs n’est pas combattue, pas plus qu’elle ne sera contournée par les transformateurs laitiers. D’ailleurs, ces derniers s’en remettent à la gestion administrative des quotas pour obtenir, dans le cadre de la stabilisation territoriale de la production, les restructurations qu’ils jugent nécessaires à leur compétitivité sur les marchés intérieur et extérieur des produits laitiers. La gauche paysanne ne le conteste pas.
La FNPL conserve l’exclusivité de la négociation interprofessionnelle du prix payé aux producteurs
20Du côté de la FNPL, on considère que la politique des quotas permet le maintien de tous les fondamentaux de l’organisation commune du marché des produits laitiers adoptée en 1962. S’il paraît logique, de ce point de vue, que les compétences de l’interprofession laitière, une spécificité française s’il en est, n’en soient pas altérées, en revanche, sachant que le droit communautaire de la concurrence est étendu depuis 1986 à l’ensemble des activités économiques, y compris l’agriculture, sachant que ce droit interdit les ententes sur les prix et les quantités mises en marché7 et considérant que l’accord interprofessionnel sur le prix du lait semble bien ressortir de ce type d’entente, on peut être surpris que ni la Commission européenne, ni aucun acteur économique concerné par un tel type d’accord, n’aient jamais obtenu devant la Cour de justice de l’Union européenne sa dénonciation8. Ainsi, les interprofessions départementales ou régionales (toujours dominées par les FDSEA) continuent de négocier chaque année un prix du lait, ou une grille annuelle de prix du lait, qui s’impose à l’ensemble des laiteries.
21Deux évolutions notables sont à signaler :
- rapidement, le Centre National Interprofessionnel de l’Économie Laitière (CNIEL) devient l’instance unique, nationale, de négociation du prix du lait applicable à l’ensemble des laiteries françaises, sauf à certaines d’entre elles spécialisées dans des fabrications particulières à forte valeur ajoutée et dont certaines disposent d’un label AOC (fruitières à Comté…) ;
- les bases de la détermination du prix vont évoluer vers une prise en compte du marché des produits laitiers transformés. En 1996, le CNIEL adopte des critères permettant d’établir le prix selon l’évolution du marché des produits laitiers au lieu du prix indicatif européen. Ce prix est aussi qualifié d’« indicatif », c’est-à-dire censé ne pas s’imposer à chaque laiterie au centime près (les collèges des transformateurs invoquent cette « souplesse » en prétextant ainsi éviter que l’accord ne soit dénoncé par Bruxelles au titre d’une entente illicite…). Au début des années 2000, les collèges des transformateurs obtiennent la « flexibilité » du prix, c’est-à-dire la possibilité pour chaque laiterie de moduler à la baisse le prix interprofessionnel selon l’importance de ses fabrications à plus faible valorisation (beurre et poudres de lait). Cette gestion interprofessionnelle du prix est relativement consensuelle jusqu’à la réforme de la PAC de 2003.
LE DÉMANTÈLEMENT DES QUOTAS ENGENDRE LA GRÈVE DU LAIT DE 2009
22La réforme de la PAC en 2003 amorce un tournant, puisqu’elle annonce le démantèlement de la politique des quotas qui doit prendre fin en 2015. Cette suppression de la maîtrise de la production laitière européenne est réclamée depuis la fin des années 1990 par plusieurs États membres du Nord de l’Europe. Ils invoquent plusieurs motifs : la perspective de débouchés extérieurs importants et valorisables dans un contexte de forte croissance économique dans plusieurs pays émergents ; la répartition administrative des quotas entre pays qui freine la concurrence sur le marché intracommunautaire ; enfin le coût du marché des quotas qui entame la compétitivité de leurs éleveurs en raison de l’endettement qu’il génère. En France, les avis sont partagés, mais le gouvernement s’y rallie en 2003. Il est vrai qu’en vingt ans de politique de quotas, la ferme laitière française a profondément changé : le nombre des élevages a été diminué par six, ceux-ci se sont spécialisés, ont multiplié leur productivité du travail par près de quatre ; les installations sont mises aux normes sanitaires et environnementales. Exit donc les considérations sociales et territoriales qui ont prévalu au moment de l’adoption des quotas, d’autant que la stabilité géographique de la production, assurée par le lien du quota au foncier, est analysée comme l’une des causes principales d’une sous-réalisation quasi chronique du quota français, bien réelle depuis plusieurs années. C’est donc la vision optimiste d’une production modernisée ayant la capacité d’affronter la concurrence internationale pour aller à la conquête de nouveaux marchés rémunérateurs qui s’impose en 2003 pour les producteurs de lait. Cela ne va pas se confirmer aussi aisément.
Des querelles entre gestionnaires de la politique laitière
23Dès 2004, au sein du CNIEL, les relations interprofessionnelles se tendent : les transformateurs cherchent à imposer, avant même le premier versement de l’Aide Directe Laitière (ADL) aux éleveurs, une baisse du prix ajustée à son montant. Ils semblent ainsi oublier que le prix interprofessionnel s’établit depuis 1996 – pourtant à leur demande – par référence au marché des produits transformés. S’ouvre alors une nouvelle période où l’accord interprofessionnel sur le prix est de plus en plus difficile à obtenir, ou bien ne l’est que pour une durée inférieure à l’année. Le marché mondial influence notamment de plus en plus le marché intérieur du beurre et de la poudre (mais non celui des produits frais). En outre, du fait des modalités de détermination du prix par l’interprofession, son évolution française est quasi « contracyclique » par rapport à celle d’autres pays européens, qui ont une réactivité quasi immédiate au marché des produits transformés. Cela s’explique par le fait que l’accord de prix convenu au CNIEL pour l’année à venir doit être établi par référence au marché des produits laitiers observé sur l’année écoulée. Cela irrite des transformateurs, partisans d’une réactivité immédiate au marché.
24Plusieurs événements conduisent à considérer que le collège des producteurs est affaibli et en posture défensive au sein de l’interprofession : en 2004, les transformateurs ouvrent la réflexion sur la contractualisation des producteurs (les termes du débat restent d’ailleurs longtemps confidentiels) ; en 2008, le gouvernement dénonce l’accord interprofessionnel en place qu’il juge non-conforme avec la PAC (en cohérence avec la perspective de la contractualisation des producteurs voulue par les transformateurs), sans susciter de grandes réactions, ni du CNIEL, ni surtout de la FNPL.
25Les tensions se développent alors entre les organisations syndicales, phénomène sous-jacent depuis 2003. La CP et la Coordination Rurale demandent à « rentrer » dans l’interprofession, constatant que la question du prix devient désormais aussi importante que celle de la répartition administrative des droits à produire. Mais ni l’une ni l’autre ne font la preuve, au-delà d’une posture de principe sur l’obtention d’un prix rémunérateur pour les éleveurs, d’une bonne connaissance de la filière lait et de la répartition de la valeur ajoutée entre les partenaires (selon les fabrications ou selon les débouchés internes ou externes au marché européen). Il est en effet difficile de compenser en quelques mois une absence d’attention à ces questions qui a duré plus de vingt ans. De son côté, la FNPL s’oppose farouchement à l’entrée de ces minoritaires au CNIEL, parce qu’elle craint de perdre son monopole de représentation des producteurs et de s’en trouver plutôt affaiblie que renforcée face aux autres collèges. Elle n’est pas non plus assurée d’obtenir de la part des minoritaires une attitude suffisamment « négociatrice », nécessaire à ses yeux à l’obtention de tout accord.
26Les querelles entre les organisations syndicales sont en réalité des querelles d’appareils engagés, voire enfermés dans une gestion institutionnalisée de la politique laitière qui les a éloignés de leurs producteurs. C’est le cas depuis plusieurs années pour la FNPL compte tenu de sa présence dans tous les lieux de cogestion de la politique laitière (Office du lait, CNIEL, CDOA de chaque département). C’est également le cas pour la CP, quoique depuis moins longtemps et de manière plus limitée (depuis 1990 dans les commissions administratives départementales sous réserve d’y être reconnue représentative, puis depuis 1998 à l’ONILAIT). L’effondrement du prix du lait à l’automne 2008, après dix-huit mois de prix élevés – concomitants à une forte hausse des consommations intermédiaires (fuel, engrais, aliments du bétail…) – a certes pu être apprécié à sa juste ampleur par chacune des organisations syndicales. En revanche, aucune n’avait les pratiques syndicales requises et un discours syndical approprié, ni une légitimité largement reconnue, pour aller à la rencontre des producteurs de lait déboussolés par l’évolution erratique du prix depuis 2006.
De l’effondrement du marché à la grève du lait de septembre 2009
27C’est un petit groupe d’éleveurs dispersés dans plusieurs régions laitières, n’ayant pas de traditions syndicales mais se connaissant par la passion de la génétique laitière qui, en créant l’Association Nationale des Producteurs Indépendants (APLI), va aller efficacement, dès la fin de l’année 2008, à la rencontre des producteurs de lait. Ce sont d’excellents techniciens, fiers de la complexité à conduire une exploitation laitière à un haut niveau de performances. Pour certains, c’est un métier choisi après d’autres fonctions techniques dans l’agroalimentaire.
28À quelques-uns, bien documentés sur l’économie laitière française et européenne, ils vont animer en quelques mois plusieurs centaines de réunions sur l’ensemble des bassins laitiers français, rassemblant, selon leur dire, plusieurs dizaines de milliers de producteurs. Ils contestent le discours de la FNPL qui attribue à la grande distribution la responsabilité, sinon de la crise elle-même, du moins son aggravation par la pratique des marges abusives. Ils ciblent au contraire les marges importantes réalisées par l’ensemble des transformateurs, industriels privés ou coopératives.
29Leur mouvement est d’ambition unitaire pour tous les éleveurs laitiers, sans considération, comme cherche à le faire la CP, ni du modèle de production, ni de la situation des petits et moyens éleveurs. Ils l’inscrivent rapidement dans une dynamique européenne en reprenant la plateforme revendicative de l’EMB9, une coordination européenne des producteurs de lait initiée par un mouvement allemand, le BDM, qui a animé une importante grève du lait en 2004. Ils revendiquent un prix de 400 euros la tonne, alors que l’accord interprofessionnel promet un prix moyen pour l’année 2009 de 280 à 232 euros la tonne, selon la règle de la « flexibilité ». Ils demandent le maintien des quotas, assortis d’une gestion souple et leur réduction immédiate de 5 % au lieu de l’augmentation annuelle de 1 % prévue par Bruxelles jusqu’en 2013. Ils s’opposent à la contractualisation individuelle des producteurs prônée par l’interprofession, qu’ils assimilent à de l’intégration. Et ils appellent dès le début de l’année 2009 à une grève de livraison du lait.
30L’adhésion des producteurs de lait est massive, tout particulièrement parmi ceux ayant accru récemment leur production par acquisition de quotas ou agrandissement de l’exploitation et ayant réalisé à cette fin de gros investissements. L’effondrement du marché laitier fin 2008 vient les frapper comme un boomerang, par opposition à l’euphorie du prix de l’année 2007 qui avait compensé largement les fortes augmentations des coûts de l’énergie, des engrais et de l’aliment du bétail (lesquels sont restés depuis à un niveau constant élevé). La revalorisation rapide du prix du lait est une question de survie immédiate pour les éleveurs les plus endettés.
31Les plus lucides (et pas seulement les instigateurs de l’APLI) ressentent la fragilité de leur système de production intensif (en capital), très sensible aux variations de prix du lait et des intrants. Ils s’interrogent quant à leur avenir dans un marché mondialisé du lait complètement dérégulé et fortement influencé par l’économie laitière de pays non européens très compétitifs (comme la Nouvelle-Zélande). Sans doute perçoivent-ils, plus rapidement que d’autres producteurs moins engagés dans l’intensification, que la fin des quotas et l’ouverture de l’économie laitière européenne au marché mondial ne vont pas mettre en concurrence les éleveurs à l’intérieur d’un même modèle intensif et hors-sol (donc très hétéronome) en faveur des plus efficaces (selon la compétence technique et les économies d’échelle en faveur des plus gros élevages), mais les éleveurs selon leur modèle de production : entre intensif-hétéronome (Europe) et économe-autonome (type Nouvelle-Zélande), la logique se fait en faveur de ces derniers, sachant que plus la taille d’un élevage laitier augmente, plus son hétéronomie risque de s’accroître. L’avantage n’est donc pas en faveur des pays européens.
32Tout en se voulant autonome des syndicats agricoles, l’APLI accepte des actions communes avec la Coordination Rurale dont la section laitière, l’Organisation des Producteurs de Lait (OPL), adhère sans réserve au mouvement, puis avec plusieurs confédérations paysannes départementales ou régionales. Une manifestation européenne a lieu en juillet 2009 à Strasbourg devant le Parlement européen à l’appel d’European Milk Board (EMB) et de la Coordination Européenne Via Campesina (CEVC). En revanche, la CP nationale reste en retrait, tandis que la FNSEA et sa section laitière condamnent ouvertement ce mouvement et le type d’actions qu’il envisage.
33En septembre 2009, la grève est un succès, sans doute au-delà des espérances de leurs instigateurs. La consigne est d’éviter l’affrontement direct avec les laiteries : ni interceptions de citernes de collecte, ni blocage d’usines. La grève consiste dans un premier temps, par l’acte individuel de chaque producteur de ne pas livrer son lait (vidage du tank avant le passage du camion-citerne) accompagné localement d’une distribution gratuite (don de lait) aux consommateurs dans les bourgs et sur les marchés pour populariser l’action. Puis, devant la dénégation de son ampleur par les partenaires de l’interprofession, suivant l’exemple de producteurs belges, ils organisent des épandages de lait importants et médiatiquement spectaculaires, notamment à proximité du Mont-Saint-Michel. Les statistiques de la collecte laitière indiqueront que durant la huitaine de jours qu’a duré la grève, plus d’un quart de la collecte nationale a été soustrait aux laiteries10, révélant une adhésion massive des éleveurs laitiers au mouvement. Cependant, si l’APLI acquiert une reconnaissance nationale, elle n’obtient pas de renégociation du prix du lait, ni dans le cadre de l’interprofession, ni en dehors. Elle conserve un pouvoir très important de mobilisation des éleveurs.
Des spécificités à la production laitière ?
34Si les mots ont un sens, il faut donc interroger l’usage du mot « grève », qui fait partie du patrimoine des luttes ouvrières et du salariat et qui a été utilisé unanimement par les producteurs de lait ayant animé et participé au mouvement européen de la fin de l’été 2009. Les paysans ne sont pas des salariés, ni ceux des années 1970, et encore moins ceux des années 2000 lorsqu’on observe la masse des capitaux mis en œuvre et le recours croissant au salariat agricole au fur et à mesure que l’entreprise agricole s’agrandit. En outre, en 2009, aucun mouvement paysan – aucun discours syndical – ne propose une alliance stratégique des paysans avec les salariés pour un projet politico-syndical commun… C’est peut-être ce jugement général sur la condition paysanne qui conduit certains économistes à expliquer la récente révolte des producteurs de lait par le fait qu’ils ne seraient pas encore mentalement « sortis » de la période des quotas et de la stabilité des prix qu’elle permettait, et qu’il faudra bien qu’ils s’adaptent aux signaux du marché, comme le font, par exemple, les producteurs de porcs. Ce point de vue ignore, non pas les caractéristiques particulières de la production laitière, mais celles de sa « mise en marché ».
35Cette production n’est pas particulière en raison de l’importance et de la spécificité des investissements, ni des délais de mise en production, ce qui est le cas dans la plupart des autres filières agricoles11. Le lait est, certes, un produit hautement périssable qu’il faut livrer quasi journellement à un transformateur. Il fait l’objet de critères de qualité nombreux et complexes, requérant du producteur une compétence technico-économique élevée. Cependant, d’autres productions ont des caractéristiques analogues, par exemple certains fruits et légumes. Mais lorsque ces producteurs décident, en situation de crise, de détruire une partie de la production, ils n’utilisent pas le mot « grève » pour qualifier leurs actions. Est-ce une simple question de vocabulaire ? En réalité, la particularité essentielle de la production laitière réside dans son rapport au marché12. Dans aucun pays occidental, il n’existe de mercuriales du prix du lait à la production (sortie de ferme, avant transformation par l’industrie laitière) : ni au Canada où un système de régulation des volumes et des prix existe depuis 1971 ; ni aux USA ; ni, semble-t-il, en Australie et en Nouvelle-Zélande ; ni non plus dans aucun autre pays de l’Union européenne13. Le prix du lait à la production est, le plus souvent, librement établi par les laiteries qui « répercutent » à leur manière la valorisation de leurs produits transformés. La France fait exception, avec un prix établi dans le cadre d’une négociation interprofessionnelle. Au demeurant, ce dispositif n’ayant jamais fait l’objet de condamnations par les instances européennes (Commission et/ou Cour de justice), pourtant sourcilleuses du respect du droit de la concurrence et de l’interdiction des ententes illicites, il peut donc être considéré comme parfaitement légal14. Sa dénonciation par Bercy en 2008 fut politique, fut-elle invoquée au nom du droit communautaire de la concurrence.
36Tout autant qu’un « marché captif15 », c’est d’une production captive qu’il s’agit, puisqu’il n’y a pas de marché : la laiterie à laquelle le producteur livre régulièrement sa production y fait totalement écran ! Cette intégration des producteurs de lait à leur laiterie, c’est un peu comme « M. Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir » : quasiment personne ne la qualifie ainsi, pas même la grande majorité des producteurs de lait. Mais en désignant eux-mêmes leur action de « grève du lait », ces producteurs n’ont-ils pas signifié, en soi (et non pour soi), y compris ceux idéologiquement promis à – ou se voyant – devenir des chefs d’entreprise et qui ont été les plus actifs dans la grève, leur lien de dépendance à leur laiterie. Et ce faisant, ils expriment une forme d’action qui se rapproche davantage d’une tradition salariale que patronale16.
*
37Avec l’abandon de la politique des quotas et la réforme de « l’Organisation Communautaire du Marché lait » en vigueur depuis 1962, l’Union européenne choisit de soumettre l’économie laitière européenne aux signaux du marché mondial, à l’instar de l’ensemble des autres filières agricoles. Or, ce marché mondial des produits laitiers, fortement influencé par la compétitivité de pays au système laitier plus autonome et économe, menace le modèle laitier européen intensif, exigeant en capital et coûteux en intrants, qui a pu se développer à l’abri d’un marché protégé et grâce à l’accès à une énergie peu chère. Ceci peut expliquer la mobilisation massive des producteurs de lait les plus intensifs et aux élevages les plus importants suite à l’effondrement du marché intervenu en 2008. La nouvelle orientation de la politique laitière européenne depuis 2003 (abandon des quotas) s’accompagne, en France, de la remise en cause de la gestion interprofessionnelle du prix payé aux producteurs, dont on peut considérer qu’elle a beaucoup de similitude avec des négociations paritaires patronat-salariés. Les grèves du lait de 2009 en France, en Belgique et en Allemagne révèlent une spécificité de la production laitière qu’avait déjà – de fait – reconnue l’interprofession laitière française : les producteurs ne sont pas confrontés au marché mais vivent une relation de dépendance à leur laiterie.
38Se pose alors la question de savoir si l’ouverture au marché est susceptible d’effacer cette spécificité. Si tel n’est pas le cas, cette spécificité devrait alors continuer de s’exprimer tant par les mouvements sociaux qu’elle peut induire (contenu et modalités d’expression des revendications des producteurs) que par la manière dont les gestionnaires économiques et politiques de l’économie laitière seront conduits à en tenir compte.
Un camion-citerne de la société Négobeureuf bloqué dans une ferme de Derval en Loire-Atlantique (1972), archives CHT, coll. FDSEA 44.
Notes de bas de page
1 Cet article relève bien d’une évocation historique formalisée par un acteur social et non d’un travail d’historien requérant les investigations et recherches nécessaires (N. D. A.).
2 Un de ces objectifs stipulés à l’art. 39 du traité initial du Marché commun, est précisément d’améliorer la productivité de l’agriculture
3 Et avec lesquels, une fois devenue la Fédération nationale des syndicats paysans (FNSP) en 1982, elle sera une des principales composantes de la Confédération Paysanne (CP) en 1987.
4 Une stratégie analogue fut développée par l’Interpaysanne dans sa mobilisation contre les montants compensatoires monétaires qui perturbaient le principe de l’unicité des prix agricoles entre les États membres.
5 Voir à ce sujet Butault J.-P. et al., « Crise laitière et quotas », Économie rurale, n° 163, septembre-octobre 1984.
6 Qui réunit en 1987 la CNSTP (Confédération nationale des syndicats de travailleurs paysans), elle-même ayant réuni en 1981 divers courants syndicaux dont les paysans-travailleurs et la FNSP, puis en 1982 divers courants d’opposition interne à la FNSEA dont l’Interpaysanne.
7 Depuis 1986, les dispositions générales sur les organisations interprofessionnelles (art. L. 632-1 et suiv.) interdisent que les accords portent sur les quantités et le prix, à l’exception ultérieurement admise en 1999 pour certaines productions sous signes de qualités.
8 La vigilance de la Commission européenne ne peut être mise en doute lorsqu’on observe avec quelle célérité elle a condamné un accord interprofessionnel dans le secteur de la viande bovine adopté en France en 2002 en pleine crise de l’ESB.
9 European Milk Board.
10 Selon France Agrimer, la collecte laitière a diminué de 6,3 % en septembre 2009 par rapport aux prévisions. Sachant que, durant la grève, rares sont les producteurs à avoir détruit plus de la moitié de leur production, l’acte de grève (vidage du tank, retrait de la livraison à la laiterie) a été réalisé par plus de 30 % des producteurs français : une proportion considérable à laquelle s’ajoutent ceux qui n’ont pas osé, ou pu financièrement, assumer un tel acte, mais l’approuvaient cependant.
11 Plus précisément, ce secteur a fait preuve d’une adaptation rapide de l’offre durant la campagne laitière 2006-2007, où l’autorisation de dépassement du quota national annoncée en octobre a été suivie d’une augmentation de la production de plus de 15 % en Bretagne et Normandie dans les cinq mois qui ont suivi.
12 Courleux F. et Dedieu M.-S., « Les enjeux de la régulation du secteur laitier », Analyse prospective, n° 11, juillet 2009, édité par le ministère de l’Agriculture, de l’Alimentation et de la Pêche.
13 Eurostat ne publie qu’une « observation des prix du lait » établie selon les déclarations éventuelles des États membres, alors qu’il s’agit de mercuriales pour la plupart des autres produits agricoles, c’est-à-dire des prix constatés dans le cadre d’une confrontation organisée de l’offre et de la demande observée sur des marchés répertoriés par chaque État membre et susceptibles de servir de référence aux transactions commerciales.
14 Au motif essentiel que les conditions d’un marché concurrentiel du lait à la production ne sont pas réunies : absence de mercuriales, volumes de production gérés par l’autorité publique. D’ailleurs, l’accord interprofessionnel est rétabli dans son principe depuis juin 2009, sous l’autorité du ministère de l’Agriculture.
15 Courleux F. et Dedieu M.-S., op. cit.
16 De même, on peut considérer que le « rapport au marché » des producteurs de lait les rapproche davantage de celui des aviculteurs intégrés que de celui des producteurs de porcs.
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