La Confédération Paysanne à la lumière de ses positionnements face aux réformes de la PAC (1991-2003)
p. 97-108
Texte intégral
1Depuis sa création en 1962, la Politique Agricole Commune (PAC) façonne le métier d’agriculteur en imposant des normes et objectifs à la profession. Dès lors, les syndicats se positionnent face aux diverses réformes qui ont émaillé l’histoire de cette politique communautaire afin de faire valoir leurs propres projets pour l’agriculture et leur métier. Étudier les syndicats agricoles au prisme de leurs positions face à la PAC et à ses réformes est intéressant à plus d’un titre. Cela permet, d’une part, d’analyser le « rapport au monde » des organisations professionnelles agricoles, c’est-à-dire leur manière d’envisager le rôle, les buts assignés à la profession d’agriculteur au sein de la société. Cela permet, d’autre part, d’étudier les stratégies développées par les syndicats pour intervenir et investir dans un système de décision et de mise en œuvre de la PAC « multiniveaux ». En effet, si les réformes de la PAC sont proposées par la Commission européenne, ce sont les ministres des États membres qui les votent et ce sont les États membres qui décident des modes d’application de la politique dans leur pays.
2Dans cet article, nous revenons sur le cas de la Confédération Paysanne (CP), deuxième syndicat agricole représentatif français, né du rassemblement des diverses organisations et courants de la « gauche paysanne » en 19871. Notre questionnement portera ici sur les positions défendues par cette organisation face aux réformes de la PAC de 1992, 1999 et 2003, ainsi que sur les modes d’action adoptés. Cela permettra d’analyser la manière dont une organisation syndicale fait face à une politique publique communautaire dans le cadre plus global de la mondialisation. La question centrale étant de savoir ce que les positionnements de la CP sur la PAC révèlent sur cette organisation syndicale ?
3Il est important de revenir sur quelques points pour clarifier le cadre de notre analyse. Tout d’abord, cette étude porte sur les réformes de la PAC et pas sur la PAC. En effet, même si les réformes de 1999 et 2003 ont souvent été présentées comme de simples réajustements de celle de 19922, il est important de ne pas en sous-estimer les infléchissements d’orientation (création du deuxième pilier et reconnaissance de la multifonctionnalité de l’activité agricole en 1999, découplage des aides directes en 2003). Rappeler les spécificités de ces réformes est donc une condition à la bonne compréhension des positionnements et actions développés par la CP. Ce souci de contextualisation s’impose également à l’étude de l’organisation interne du syndicat, au risque sinon d’homogénéiser et de figer l’organisation et les positions portées par celle-ci. Ces dernières sont le fruit de débats internes qui sont l’objet de rapports de force. Plus que dans le discours finalement adopté, il nous semble que la culture d’une organisation est à rechercher dans ces débats, ces tensions, ces jeux d’imposition.
LA RÉFORME MC SHARRY DE 1992
Les propositions Mc Sharry : une opportunité pour la Confédération Paysanne ?
4En février 1991, le commissaire européen en charge de l’agriculture, Ray Mc Sharry, annonce un projet de réforme de la PAC qui a pour objectifs, entre autres, de maîtriser la production et la croissance excessive des dépenses budgétaires, de diminuer l’inégalité de la distribution des soutiens à l’agriculture et, enfin, de réorienter l’agriculture vers un modèle plus soucieux de l’environnement et de l’aménagement du territoire. Ce projet est accueilli favorablement à la CP. Dans l’éditorial du numéro 48 de Solidarité paysanne, Guy Le Fur, porte-parole, écrit :
« La Commission de Bruxelles propose une profonde réforme qui veut le maintien d’un maximum de paysans, l’obtention d’un revenu, le développement rural. Ne faisons pas la fine bouche lorsque la Commission reprend point par point les analyses que nous formulons sur l’impasse de la PAC, les déséquilibres qu’elle engendre, les disparités qu’elle crée, la concentration et l’élimination qu’elle génère3. »
5Certains des objectifs mis en évidence par Ray Mc Sharry entrent en résonance avec ceux défendus par la CP, notamment la remise en cause du non-plafonnement des aides qui créait, selon le syndicat agricole, une inégalité entre producteurs en termes de revenu. La prise en compte de l’impact de l’activité agricole sur l’environnement est également un point positif de ces propositions relevées par les militants. Dès lors, la CP s’engage dans une démarche de propositions auprès des institutions européennes et du gouvernement français. Au cours de l’année 1991, elle approfondit son projet agricole, notamment en travaillant sur la notion de quantum financier. En octobre 1991, elle publie un document, « Une réforme de la Politique Agricole Commune pour 800 000 paysans », qui se veut un contre-projet de réforme. Ses revendications portent sur la défense du revenu agricole fondé sur des prix calculés selon les coûts de production mais également sur des aides plafonnées par actif, ainsi que sur la sécurité alimentaire et les modes de production devant préserver l’environnement. Ces propositions placent les paysans au centre de la problématique du développement rural. Le projet dessiné alors par la CP sort la profession agricole du corporatisme en inscrivant celle-ci dans le cadre plus large de la ruralité.
6La scène politique européenne est donc perçue comme une opportunité par la CP. Lors des entretiens menés avec les secrétaires nationaux de l’époque, ces derniers expliquent qu’ils s’étaient adressés directement à la Commission car ils pensaient alors que leurs propositions pouvaient être mieux entendues et prises en compte par cette institution que par le ministère Mermaz, pourtant socialiste. Cependant, cette démarche fut remise en cause en interne une fois la réforme adoptée.
La CP face à l’application de la PAC : « Être hors cadre et [ou] se bagarrer dans le cadre4 »
7La réforme est finalement adoptée en Conseil des ministres le 21 mai 1992. Elle remet en cause l’un des instruments centraux originels de la PAC, en abaissant de 30 % les prix garantis dans le secteur des grandes cultures (céréales et oléoprotéagineux) et de 15 % dans celui de la viande bovine. Pour compenser ces baisses de prix, un système de paiements directs est mis en œuvre. Cette réforme représente donc un véritable tournant pour la politique agricole communautaire, certains parlant de « nouvelle PAC ».
« Le type de politique ainsi inauguré se distingue fondamentalement des mesures privilégiées précédemment, en particulier en ce qui concerne la répartition des rôles des pouvoirs publics et du marché dans la régulation. Alors qu’il passait précédemment essentiellement par le marché (prix garantis, restitution à l’exportation), le soutien public agricole européen passe désormais partiellement par un système d’aides directes au producteur5. »
8La CP condamne la réforme mais souhaite néanmoins porter des revendications au niveau national. Cette position de négociation est vivement critiquée : en effet, deux visions s’affrontent alors au sein du syndicat. Pour les uns, il est du devoir de la CP de participer aux réunions avec le ministère et d’y faire des propositions afin d’obtenir des mesures concrètes correspondant à des revendications du syndicat. Pour les autres, il faut refuser toute « compromission » afin de ne pas être associés à cette réforme qu’ils jugent libérale. Participer aux négociations revient à accepter la « restructuration » du monde agricole. Ces clivages sont importants car ils rendent compte des luttes internes pour l’imposition d’une ligne directrice qui positionne l’organisation dans le champ syndical. Ce clivage interne, entre ceux qui sont pour la négociation auprès du ministère et ceux qui rejettent cette stratégie, s’amplifie quand se construit un « front du refus » lancé par J. Laigneau, agriculteur du Gers, au cours de l’hiver 1991 et qui prend rapidement le nom de « Coordination Rurale » (CR). Ce mouvement agrège des éléments disparates allant de la Fédération Française de l’Agriculture (FFA) aux déçus du syndicalisme majoritaire, auxquels se sont ensuite joints de très gros exploitants du Bassin parisien, principaux bailleurs de fonds de la FNSEA et de l’Association Générale des Producteurs de Blé (AGPB). Leur mot d’ordre est simple : « Non à la PAC 92. » Dès le début de l’année 1992, se pose la question pour la CP de savoir si elle doit ou non rejoindre ce front du refus. Deux positions se dégagent. Pour une partie des militants, la CP ne doit pas s’investir dans la Coordination Rurale car, selon eux, elle rassemble des personnes qui n’ont rien à voir politiquement et socialement avec leur syndicat et pourrait donc rendre inintelligible le propre positionnement de la CP. Pour d’autres, ils doivent s’y investir car elle permettrait de faire entendre leurs revendications en s’appuyant sur un large mouvement rassemblant énormément d’agriculteurs6 déçus par les prises de position de la FNSEA. Outre son audience dans le monde agricole, les tenants d’une alliance soulignent la forte couverture médiatique de ce mouvement7. Le constat pour les partisans d’une participation de la CP à la CR est clair : s’ils ne s’y investissent pas, ils se couperont non seulement d’une grande partie des agriculteurs, mais également d’une scène médiatique. Le débat d’une participation ou non de la CP au « front du refus » crée des tensions fortes au sein du Comité national. En effet, les décisions prises au national à ce sujet n’ont pas été forcément suivies par les structures départementales ou régionales. Le syndicat cherche à régler les tensions et à se donner une direction claire lors de l’Assemblée générale exceptionnelle des 2 et 3 septembre 1992 à Tours. La CP change de porte-parole : Gabriel Dewalle remplace Guy Le Fur.
9La réforme de 1992 fut donc la première grande réforme de la PAC à laquelle la CP a été confrontée. Elle fut l’occasion de forts débats internes sur les orientations et stratégies à adopter pour y faire face. Elle créé un profond malaise sans qu’aucune ligne de conduite claire ne se dégage. La réforme dite « Agenda 2000 » de 1999 fera renaître ce type de débat, mais dans un contexte institutionnel différent.
LA RÉFORME « AGENDA 2000 » : LORSQUE LA SCÈNE DE NÉGOCIATION NATIONALE PREND LE DESSUS
Le contexte institutionnel de cette réforme
10La réforme de la PAC, dite « Agenda 2000 », a été lancée sous l’effet de plusieurs contraintes externes, telles que l’application des accords de Marrakech de 1994 et la préparation du nouveau cycle de négociations multilatérales à l’OMC. Des contraintes internes à l’Union européenne ont également poussé à cette réforme : la préparation de l’élargissement à l’Europe de l’Est ; les problèmes de financement de la PAC et enfin les attentes de la société sur les fonctions non marchandes de l’agriculture. Les mesures proposées sont de trois ordres : fixation d’un nouveau cadre budgétaire, réforme des Offices communs de marché (une nouvelle baisse des prix compensée partiellement par l’augmentation des aides directes ; modulation et écoconditionnalité des aides) et création d’un « second pilier » de la PAC.
11Pour comprendre les positions et stratégies développées par la CP lors de la réforme de la PAC de 1999, il faut revenir sur le contexte institutionnel de l’époque. La gauche revient au pouvoir en 1997, Louis Le Pensec devient alors ministre de l’Agriculture. Dès son arrivée, il décide d’appliquer une réelle reconnaissance du pluralisme syndical en annonçant le principe de concertation avec l’ensemble des syndicats reconnus représentatifs. Louis Le Pensec reprend le projet de Loi d’Orientation Agricole (LOA) initié par le gouvernement de droite précédent, en réorientant les objectifs : la vocation exportatrice de l’agriculture française est remise en cause à la faveur de la reconnaissance de la multifonctionnalité8 de l’activité agricole. Celle-ci ne se bornerait pas à la fonction marchande de production de biens alimentaires mais participerait également au développement rural et à la protection de l’environnement et de ses ressources. De fait, l’État devrait rémunérer ces autres activités. Ces orientations du ministère de l’Agriculture sont bien accueillies par la CP dans la mesure où elles semblent correspondre aux siennes. La concertation avec les organisations professionnelles agricoles, dans le cadre de l’élaboration de la LOA lui offre la possibilité d’exposer et de faire avancer certaines de ses revendications. Il investit alors beaucoup de temps salarié et militant dans ce travail. La reconnaissance de la multifonctionnalité de l’activité agricole est pensée dans le cadre des Contrats Territoriaux d’Exploitation (CTE). Ces contrats, signés entre l’État et le chef d’exploitation, impliquent le respect de certains objectifs agricoles, environnementaux et sociaux de la part de l’agriculteur contre une rétribution financière. La CP s’est fortement investie dans l’élaboration de ces CTE, y voyant un moyen d’appliquer son projet d’agriculture paysanne. C’est donc dans un contexte institutionnel national perçu comme favorable à la CP que les propositions de réforme de la PAC, dites « Paquet Santer » ou « Agenda 2000 », sont exposées le 16 juillet 1997.
Le niveau national comme espace d’opposition à une politique communautaire
12Le jour où la Commission européenne présente ses propositions de réforme, la CP tient sa première réunion sur celle-ci et rappelle les principes sur lesquels devrait se fonder une politique agricole européenne : « Priorité absolue à l’emploi », « maîtriser et répartir », « un revenu par les prix », « un autre développement9 ». Elle revendique, à partir de ce bilan, une maîtrise de la production qui « permet (te) le maintien des prix et évite le versement d’aides compensatrices et des subventions aux exportations10 », maîtrise couplée d’une modulation des aides. Ainsi, tout en rappelant son opposition à cette nouvelle réforme de la PAC, la CP essaie de faire avancer certaines revendications dans le cadre de cette réforme. Il est intéressant de souligner qu’à l’opposé de la stratégie adoptée en 1991-1992, les militants s’adressent plus fortement au ministre français qu’à la Commission européenne pour faire connaître leurs positions. Comme nous l’avons déjà mentionné, l’ouverture du ministère Le Pensec était positive pour la CP, situation qui a pu changer avec le remplacement de ce dernier par Jean Glavany11.
13Une innovation de la réforme « Agenda 2000 » favorise également cette stratégie : la création du deuxième pilier de la PAC dédié au développement rural. Ce programme s’appuie sur vingt-deux mesures, les États membres établissent leur propre plan de développement rural en combinant comme ils le souhaitent ces mesures. Ce plan fait l’objet d’un cofinancement entre les budgets nationaux et communautaires. Le principe de subsidiarité fait débat à l’intérieur de la CP. Est-ce une chance ou présente-t-il un danger de « renationalisation » de la politique agricole ? Ce principe représente également pour certains (comme la Coordination Paysanne Européenne12) l’acceptation de la dualité agricole. Accepter la subsidiarité des aides reviendrait alors à reconnaître « que l’on n’aura pas réussi à infléchir la PAC, que l’on va produire à bas prix pour le marché mondial13 ». Cette question est finalement tranchée en faveur de la subsidiarité car elle présenterait, dans le cadre de la mise en œuvre de la Loi d’orientation agricole, une chance de financer les CTE.
« La CP a réclamé plus de subsidiarité, parce qu’elle estime que grâce à la loi d’orientation agricole, il y aurait une possibilité de répartir les aides autrement14. » […] « C’est parce que la CP croit qu’elle a plus de capacité à orienter la politique agricole au niveau français qu’au niveau communautaire qu’elle réclame la subsidiarité15. »
14Si les principes fondamentaux défendus par la CP au sujet de la PAC n’ont pas changé depuis la réforme de 1992, on voit que les stratégies pour faire avancer leurs revendications et leur projet d’agriculture paysanne évoluent. Le travail réalisé sur la LOA avec le ministère de l’Agriculture influe sur la stratégie adoptée face à la réforme communautaire. En 2003, c’est la scène politique mondiale qui prend une place importante.
LA RÉFORME DE LA PAC DE 2003 : UNE RUPTURE DE STRATÉGIE POUR LA CONFÉDÉRATION PAYSANNE
15Si 1999 fut l’année d’adoption de la réforme « Agenda 2000 », elle fut également le début de la médiatisation de la CP au travers de la figure de José Bové, à la suite du « démontage » du restaurant MacDonald’s de Millau. Cette année marque une rupture pour le syndicat agricole, dans la mesure où plusieurs choix internes orientent dorénavant l’organisation vers la tendance altermondialiste16, ainsi que son intégration dans le mouvement social. Ces orientations ont grandement influencé les prises de décision sur le dossier PAC.
Les propositions Fischler et la Confédération Paysanne
16Un « bilan à mi-parcours » de la réforme de la PAC adoptée en 1999 était prévu pour 2003 par la Commission européenne qui présente ses premières propositions en juillet 2002 (« propositions Fischler », du nom du Commissaire à l’agriculture). La situation des marchés n’est pas l’unique raison invoquée pour justifier cette réforme.
« Il s’agit de mieux adapter la production en fonction des besoins du marché. Il s’agit de permettre à l’agriculture de mieux répondre aux attentes du consommateur et du citoyen en matière de respect de l’environnement, de production d’aménités, de qualité et de sécurité des aliments, de bien-être animal et de développement équilibré des zones rurales17. »
17Bien qu’elles soient présentées comme une simple révision de la PAC, ces propositions réforment en profondeur la politique agricole. Certes, elles restent dans la droite ligne de la réforme de 1992, avec des nouvelles baisses des prix garantis et la compensation par de nouvelles aides directes.
« Toutefois, [la réforme] va plus loin que les précédentes dans le sens où elle marque un net infléchissement, voire une rupture, en proposant un découplage partiel ou complet (selon le choix des États) de la plupart des aides, leur modulation dans le temps, le renforcement du second pilier et plus généralement une meilleure prise en compte des effets environnementaux pour promouvoir une “agriculture durable”18. »
18Les principes défendus par la CP restent les mêmes depuis la réforme de 1992. Suite à la publication des propositions Fischler, les militants se lancent dans un travail d’analyse de ces dernières. Ils relient fortement cette réforme aux règles imposées par l’OMC.
« Loin de tourner le dos au productivisme agricole, [les propositions Fischler] s’inscrivent dans la droite ligne de la philosophie de la PAC adoptée en 1992 et réformée à Berlin en 1999 : il s’agit d’abord de soutenir la vocation exportatrice de l’agriculture européenne, en accentuant la baisse des prix agricoles et en rendant inattaquables les soutiens à l’agriculture devant l’OMC19. »
19À partir de 2000-2001, la manière dont la CP envisage la PAC semble évoluer. Le rôle des négociations internationales dans le cadre de l’OMC est alors mis au centre des critiques. Cela correspond à une période de fort engagement dans le mouvement altermondialiste ou dans des associations telles que ATTAC20. Les institutions cibles ne sont plus seulement nationales ou européennes, elles sont dorénavant mondiales. La contestation de la PAC est dès lors portée au moment des sommets internationaux, dans les contre-sommets, tels ceux de Porto Alegre ou du Qatar. Sa modification passerait alors par le changement des règles de l’OMC21. Si en 1992 ou 1999, le lien entre réforme de la PAC et négociations internationales était souligné par les militants, il n’était toutefois pas perçu comme central.
20La CP crée une plate-forme avec des organisations de consommateurs, environnementalistes, des ONG de développement mais également des associations de citoyens22 pour s’opposer à la « réforme Fischler » et revendiquer une « réorientation immédiate de la PAC ». L’initiative française ne fut pas unique, des plates-formes furent également créées en Espagne, Pays-Bas, Autriche et Belgique. Ces cinq plates-formes signent un appel commun envoyé aux institutions européennes pour porter leurs critiques et revendications. L’action ne fut pas suivie d’effet. La réforme est donc adoptée en juin 2003, sous le nom de « compromis de Luxembourg ». La mobilisation de la CP contre cette PAC ne s’arrête pourtant pas, le syndicat adoptant une position de refus total de négociation de son application.
« Cette PAC n’est pas la nôtre ! », ou le refus de s’investir dans les négociations d’application
21Une journée de travail sur la PAC est organisée le 23 juillet 2002 à Bagnolet23. Le positionnement de la CP est à l’ordre du jour, mais aucune décision n’a pu être prise, le débat portant sur la participation ou non de la CP aux négociations d’application de la PAC. Le débat est tranché lors du comité national des 6 et 7 janvier 2004 :
« Par 22 voix “pour”, 2 “contre” et 2 abstentions, le comité national a adopté la position suivante : “La Confédération Paysanne rejette la réforme de la PAC adoptée par les chefs d’États de l’Union européenne en juin 2003, à Luxembourg. Cette réforme est mauvaise et ses modalités d’application ne sont pas négociables. En conséquence, la Confédération Paysanne refuse de se prononcer sur les modalités de découplage et de régionalisation des aides publiques, principes moteurs de cette PAC. Elle réaffirmera ses revendications pour une autre PAC”24. »
22Cette décision a pu être facilitée par certains événements dont l’interprétation laissait penser aux militants que la remise en cause de la PAC était possible. Le premier est l’échec des négociations commerciales internationales à Cancún en septembre 2003. Comme aucun accord n’avait pu être adopté lors de ce sommet, certains militants pensaient que la réforme de la PAC n’avait dès lors aucune raison d’être mise en œuvre. Autre événement déterminant, le ras- semblement du Larzac en août 2003, qui regroupe 200 000 à 300 000 personnes durant un week-end. Les porte-parole de la CP de l’époque soulignaient dans des entretiens qu’« ils se sentaient portés par ce contexte ». Ces événements étaient alors analysés comme des opportunités politiques favorables à une remise en cause globale de la PAC.
23L’action de la CP passe alors par l’élaboration d’un projet alternatif de politique agricole, qui devait être porté dans la perspective du bilan de santé de 2008. Un groupe de travail interne est constitué pour travailler sur ce projet avec des chercheurs extérieurs. Ce travail aboutit en avril 2005 par la publication d’un dossier de quarante pages dans lequel la CP expose son projet : « Une autre politique agricole pour l’Europe. » Le mot d’ordre de ce projet est « rémunérer-répartir - maîtriser ». Un autre concept devient également central, celui de la « souveraineté alimentaire25 », qui est présentée comme un « droit primordial ». Ce projet de PAC alternative ne fut finalement pas porté comme prévu auprès des institutions européennes et nationales. Ce changement de stratégie est dû à une interpellation du comité national par des structures régionales sur la non-implication du syndicat dans la mise en œuvre de la PAC en France. Ainsi, dans le Grand Ouest, les structures départementales et régionales de la CP se mobilisent, en lien avec les réseaux d’agriculture durable, contre la PAC et les choix de son application en France. Leur revendication principale est la revalorisation des Droits à Paiement Unique (DPU) pour les systèmes « herbe ». Une manifestation est organisée à Fougères en mai 2005, réunissant 2 000 agriculteurs. Un mouvement de « jeûneurs » s’organise en Bretagne pour porter ces revendications. Ces dernières font débat en interne au niveau national, qui, d’ailleurs, ne relaie que très peu ces initiatives. En effet, la revalorisation des DPU pour les systèmes laitiers à base d’herbe ne modifie en rien les choix d’application de la PAC en France. Des tensions s’expriment également au sujet de la revendication d’une nouvelle répartition des aides. Celle-ci était perçue par certains comme contradictoire avec le portage du projet d’une autre PAC, et il était difficile de s’accorder sur le taux de basculement des aides du premier pilier vers le second.
*
24Finalement, la réforme de la PAC de 2003 et son application en France soulèvent de lourds débats au sein de la CP. Deux stratégies ont pu être opposées. La première résidant dans le refus des règles économiques jugées libérales et l’élaboration d’une PAC alternative en s’appuyant sur le mouvement altermondialiste alors en plein apogée. L’autre, pouvant être jugée plus « pragmatique », favorisant l’obtention d’avancées dans le cadre imposé par la Commission européenne. Derrière ce débat, se joue également la culture du syndicat agricole, ces débats faisant écho à un autre : la CP doit-elle être une organisation du mouvement social ou bien un syndicat de défense des paysans ? En effet, durant cette période, il est souvent fait mention de la « déconnexion » du national vis-à-vis des problèmes quotidiens des agriculteurs. Le Congrès du Mans d’avril 2007 répond en partie à la question en décidant l’implication de la CP dans les discussions et négociations relatives au Bilan de santé de la PAC de 2008. Mais cette question de l’implication ou non du syndicat dans la mise en œuvre d’une politique agricole non conforme au projet porté par l’organisation est récurrente. Elle s’est également posée au moment des réformes de 1992 et 1999. Comme nous avons tenté de le montrer, les positions adoptées dépendent en partie de la perception des opportunités politiques de la part des militants. Ces prises de position sont le fruit de débats internes dont nous avons brossé les grands traits. Les étudier empêche de figer une organisation dans un positionnement ou bien de retracer son histoire de manière linéaire et téléologique. La culture d’un syndicat est à rechercher dans ces tensions et ces jeux d’imposition.

Rassemblement sur le plateau du Larzac au mois d’août 1973, archives CHT, coll. FDSEA 44.

Une du journal de la Confédération paysanne à l’été 2003, archives et cl. CHT.
Notes de bas de page
1 Bruneau I., La Confédération Paysanne : s’engager à « juste distance », thèse de science politique, dirigée par Bernard Pudal, Université de Paris-Nanterre, 2006, 2 vol., 603 p. ; LAGRAVE R. -M., « Les gauches syndicales (MODEF, CNSTP, FNSP) », in Coulomb P., Delorme H., Hervieu B. et Lacombe Ph. (dir.), Les agriculteurs et la politique, Paris, Presses de la FNSP, 1990, p. 355-369 ; Martin J.-Ph., Histoire de la gauche paysanne : des contestations des années 1960 à la Confédération Paysanne, Paris, La Découverte, 2005, 311 p.
2 Entre autres, Jean-Pierre Butault présente la réforme Agenda 2 000 comme « un nouveau pas dans la direction suivie en 1992 » (Butault J.-P. [éd.], Les soutiens à l’agriculture. Théorie, histoire, mesures, Paris, INRA, 2004, p. 106). La Commission européenne travaille sur la réforme de 2003 dans le cadre d’une « révision » de la réforme de la PAC adoptée en 1999.
3 Solidarité paysanne. La lettre des paysans, février 1991, n° 48, p. 1.
4 Solidarité paysanne. La lettre des paysans, numéro spécial, « AG exceptionnelle. Contribution du secrétariat national », août 1992, p. 5.
5 Fouilleux È., La Politique Agricole Commune et ses réformes. Une politique à l’épreuve de la globalisation, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 22.
6 Selon la Coordination Rurale, le 29 février 1992, le meeting d’Agen rassemble 2 000 personnes, 3 500 personnes assistent au meeting de Niort du 31 mars et enfin de nouveau 3 500 personnes se retrouvent à Chartres. Qu’est-ce que la Coordination Rurale ?, Paris, L’Archipel, 2006, p. 9.
7 Une revue de presse portant sur Le Monde, La Croix, Le Figaro, Libération et L’Humanité couvrant l’année 1992, montre que sur trente articles traitant de l’agriculture, douze traitent exclusivement de la CR, alors que seulement deux traitent de la CP. Les seize autres ont pour sujet le congrès de la FNSEA et du CNJA, les comptes-rendus de rendez-vous entre le ministre et les représentants du syndicat majoritaire, ainsi que les actions menées par celui-ci.
8 Perraud D., « Les ambiguïtés de la multifonctionnalité de l’agriculture », Économie rurale, n° 273-274, 2003, p. 45-60. L’auteur analyse dans cet article la mise en agenda de la multifonctionnalité de l’agriculture et son inscription dans le processus de transformation des doctrines et des politiques agricoles en France et dans l’Union européenne.
9 Archives de la CP non classées, « Pour une politique agricole européenne ambitieuse. Les réponses de la CP aux propositions du paquet Santer », janvier 1998.
10 Ibid.
11 Même si tous deux sont membres du PS.
12 Organisation agricole et rurale européenne dont est membre la CP.
13 Ibid.
14 Ibid.
15 Ibid.
16 À ce sujet, voir Bruneau I., « La Confédération Paysanne et le « mouvement altermondialisation ». L’international comme enjeu syndical », Politix, n° 68, 2004, p. 111-134.
17 Butault J. -P., Les soutiens…, op. cit., p. 113.
18 Ibid.
19 Archives non classées de la CP, « Le grand bluff de la PAC verte ou la fausse illusion du découplage des aides. Point de vue de la Confédération Paysanne à propos des propositions de la Commission européenne sur le bilan à mi-étape de la PAC », 10 juillet 2002. En italiques dans le texte.
20 Ce moment correspond également au développement de la Commission internationale en interne.
21 Voir infra l’article de Jean-Philippe Martin.
22 4D (Dossier et Débats pour le Développement Durable), À l’écoute de la nature, Accueil Paysan, Action Consommation, Afrique Verte, Agir ici pour un monde solidaire, Alliance Paysans Écologistes Consommateurs, Alsace Qualité Environnement, AFIP, Association Interdisciplinaire de Recherche pour l’Environnement et le Développement, Association pour la création de la Fondation René-Dumont, Association pour un contrat mondial de l’eau, ADPSL, AFDO, CRID, CICDA, Chrétiens dans le monde rural, Collectif Saône Doubs Vivant, CCFD, Comité Français pour la Solidarité Internationale, Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers-Monde, Confédération Paysanne, CNAFAL, CASI, Coordination Nationale Contre les Élevages Industriels, Coordination Sud, Eau Vive, Europe et Environnement, Fédération Artisans du Monde, FNAB, FNCIVAM, Femmes et changements, FORIM, GRET, Initiative de Développement Stratégique, IRAM, Jeunes Agriculteurs, Les Amis de la Terre, Max-Havelaar France, MARS, Mouvement National de Lutte pour l’Environnement, Mouvement pour les Droits et le Respect des Générations Futures, MRJC, Rapsode, Réseau Action Climat France, Réseau Cohérence, Solagral, Solidarité, Terre des Hommes France, UNAF et Vétérinaires sans Frontières.
23 Archives non classées, Siège du bureau national de la CP.
24 La Lettre des Paysans, n° 243, 24 janvier 2004, p. 4.
25 « Chaque pays ou groupe de pays a le droit de satisfaire ses besoins alimentaires de la façon qui lui paraît la plus appropriée, dès lors que ce choix n’entretient pas une fausse compétitivité vis-à-vis des autres pays », Confédération Paysanne, « Une autre politique agricole pour l’Europe », p. 4. Archives non classées.
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Du Moyen Âge aux Temps modernes
Guy Saupin et Jean-Luc Sarrazin (dir.)
2004