Le plan Mansholt pour l’agriculture européenne (1968) et les mouvements paysans de l’Ouest
p. 67-96
Texte intégral
1Dans la mémoire du mouvement paysan de l’Ouest, de nombreux événements marquants sont en lien avec la construction européenne, principalement de grandes manifestations, comme celle de Redon le 26 juin 1967, qui fut massive et violente, et était clairement dirigée contre une décision de la Commission européenne qui proposait au Conseil des ministres de l’Agriculture une ouverture des frontières aux importations de viande bovine. La force du mouvement fut telle que le Conseil recula. Il y a aussi un autre type d’événement, moins spectaculaire, qui marque non seulement la puissance du syndicalisme agricole de l’Ouest, mais aussi sa capacité de propositions, telle la rencontre-débat organisée par le syndicalisme uni du Grand Ouest avec Sicco Mansholt, le commissaire européen chargé de l’Agriculture, le 25 juillet 1969 à Nantes, six mois après la publication du fameux mémorandum qui porte son nom. C’est autour de cet événement qu’on peut reconstituer tout un pan de l’histoire du syndicalisme régional, à l’heure de son apogée, en lien direct avec l’élaboration de la Politique Agricole Commune (PAC) qui en est encore à ses débuts.
2Pour en saisir le contexte, il est nécessaire de rappeler dans un premier temps les conditions de la naissance de la PAC, de souligner le degré d’implication des dirigeants des Organisations Paysannes et Agricoles (OPA) françaises dans cette construction et de baliser les conditions de l’émergence d’une force semi-autonome dans les départements du Grand Ouest. Puis, nous résumerons les termes du débat entre ces deux partenaires que sont le commissaire européen, par ailleurs homme politique néerlandais de tendance social-démocrate, et les dirigeants agricoles de l’Ouest, issus pour la plupart de la démocratie chrétienne, mais intéressés à la fin des années 1960 par les idées de planification d’inspiration socialiste. Enfin, nous évoquerons brièvement les suites de ce rendez-vous ambigu.
LES DÉBUTS DE LA PAC ET LE SYNDICALISME AGRICOLE EN FRANCE
Les débuts de l’Europe agricole
3Le plan Marshall pour l’Europe à la Libération avait obligé les pays bénéficiaires à coopérer entre eux, d’où la création de l’Organisation Européenne de Coopération Économique (OECE) entre 16 pays du continent. C’est dans ce cadre que se font les premières propositions d’organisation des marchés agricoles au début des années 1950, même si celles-ci échouent. Seule la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (CECA) voit le jour en 1951-1952, tandis que le projet plus politique de la Communauté Européenne de Défense (CED) échoue lui aussi en 1954. Il n’était donc pas inscrit d’avance que l’Europe communautaire se construirait par une politique agricole commune, loin de là.
4La relance du projet européen est une initiative des ministres des Affaires étrangères des six pays signataires de la CECA (Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, République Fédérale d’Allemagne) qui, réunis à Messine en juin 1955, développent l’idée d’une coopération économique élargie. Cela débouche deux ans plus tard sur le traité de Rome du 25 mars 1957 qui crée la Communauté Économique Européenne (CEE) et l’EURATOM. Le traité entre en vigueur au 1er janvier 1958. Il prévoit la mise en place d’un marché commun entre les six pays signataires et un rapprochement progressif de leurs politiques économiques. Une période transitoire de douze ans, en trois étapes de quatre ans, est mise en place pour réaliser une union douanière, la liberté de circulation (travailleurs, services, capitaux), la « suppression des aides faussant la concurrence », ainsi qu’une politique commune des transports et de l’agriculture.
5Son titre II vise la politique agricole qui aura pour buts d’accroître la productivité de l’agriculture, d’assurer un « niveau de vie équitable » à la population agricole, de stabiliser les marchés, de garantir la sécurité des approvisionnements et d’assurer des « prix raisonnables » aux consommateurs. En fait, l’article qui se révélera le plus important est l’article 39 qui prévoit la mise en place d’une Organisation Commune des Marchés (OCM) agricoles, pouvant prendre diverses formes.
6Dès juillet 1958, la conférence de Stresa définit les grands principes de la PAC :
- la préférence communautaire (mise en place de droits variables aux frontières qui « prélèvent » à l’importation et « restituent » à l’exportation la différence entre les prix mondiaux et les prix européens),
- l’unité de prix, qui débouche en 1967 sur la fixation de prix européens,
- la solidarité financière, qui conduit à créer, au sein du budget européen, le Fonds Européen d’Orientation et de Garantie Agricole (FEOGA) pour gérer et financer les dépenses de la PAC.
7Seuls les oléoprotagineux échappent à ce schéma : les États-Unis obtiennent du GATT (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce) lors des Dillon round de 1962 et Kennedy Round de 1964-1967, que le soja américain entre librement et sans droits sur le marché européen.
Un engagement précoce et ferme des organisations agricoles françaises
8La mise en œuvre de ce schéma européen n’a pas laissé indifférente les organisations agricoles françaises. On peut trouver trace des premières revendications professionnelles en faveur d’une ouverture au marché européen dès 1949, quand certains produits commencent à saturer le marché français, car la pénurie due à la guerre, qui se poursuit pendant les années de la Libération, prend fin très vite. Au cours des années 1950, les dirigeants agricoles interviennent en faveur de cette ouverture et des représentants professionnels agricoles participent aux travaux préparatoires du traité de Rome. De même, le lobby agricole (à travers les amicales parlementaires) pèse de tout son poids pour faire voter la ratification du traité de Rome par le Parlement de la IVe République, malgré les réticences compréhensibles de l’opinion à l’égard des anciens occupants.
9Des dirigeants agricoles participent aussi à la conférence de Stresa pour définir les lignes directrices de la PAC qui entend notamment défendre l’agriculture familiale, au moins au niveau des discours. Sans perdre un instant, les responsables agricoles créent alors le Comité des organisations agricoles des six pays européens (COPA) en septembre 1958 et la COGECA (pour représenter les coopératives agricoles) en 1959. Les grandes organisations agricoles disposent ainsi, dès le début, d’outils pour assurer un suivi de l’élaboration de la politique agricole européenne à Bruxelles et peser sur les négociations laborieuses du début des années 1960 qui aboutissent aux premiers règlements de marché et à la création du FEOGA.
10C’est d’ailleurs la gestion et le financement de celui-ci qui entraîne la grave crise politique du 30 juin 1965. Le premier règlement financier de 1962 avait fixé un mode de financement provisoire de la PAC jusqu’au 30 juin 1965. Pour le règlement définitif, la Commission propose que la CEE se dote d’un budget propre avec versement des droits de douane directement dans le budget européen. C’était entrer dans une logique supranationale. Les négociations échouent. Le gouvernement gaulliste refuse alors de siéger au Conseil des ministres de la CEE, ce qui menace toutes les institutions européennes. Les nouvelles propositions de la Commission sont pourtant considérées comme « une bonne base de travail » par les OPA françaises, qui le disent au Premier ministre et au COPA. Mais le refus du général de Gaulle, lors de sa conférence de presse du 9 septembre, est tranchant : il affirme que « la crise était, tôt ou tard, inévitable » et il qualifie la Commission d’« aréopage technocratique apatride et irresponsable » ( !) tout en mettant en cause la règle de la majorité qui prévaut déjà dans un certain nombre de décisions concernant la PAC.
11C’est alors que les OPA françaises publient un « Livre blanc des organisations professionnelles agricoles1 » en octobre 1965. Il s’agit d’un véritable plaidoyer pour l’Europe et la PAC qui en appelle à l’opinion publique pour faire pression sur le gouvernement français afin de permettre la relance de la construction européenne. Les dirigeants agricoles français défendent le rôle de la Commission « qui n’a jamais porté atteinte aux prérogatives des gouvernements ». Ils défendent aussi la règle de la majorité (applicable à la PAC en principe au 1er janvier 1966) pour éviter la paralysie des organes de décision. Mais surtout, ils mettent en évidence les intérêts économiques de l’agriculture française en s’appuyant sur la croissance des échanges intracommunautaires (ainsi par exemple, pour les céréales, les exportations de la France vers les autres pays de la CEE ont été multipliées par 5,81 depuis 1958 ; pour les produits laitiers par 13…). « Tout retard dans la progression de la PAC est préjudiciable à nos exportations vers les autres pays membres », peut-on lire dans ce « Livre blanc2 ». Comme les prix français sont en général plus bas que ceux des autres pays, les prix communs seront supérieurs aux prix intérieurs français et « réaliser le marché commun représente donc une chance de rattrapage du revenu agricole3 ». L’avantage financier pour la France est net : en 1964-1965, la contribution française au FEOGA est estimée à 222 millions de francs alors qu’elle perçoit 678 millions (pour l’essentiel, il s’agit des restitutions à l’exportation de céréales vers les pays tiers : 522 millions). La PAC sera relancée, mais il est clair qu’elle porte essentiellement sur la question des prix qui sont soutenus par une politique protectionniste que l’on peut qualifier d’intégrale, même s’il se trouve des voix dans la profession agricole de l’époque pour la juger encore insuffisante.
L’émergence d’un discours autonome des organisations paysannes et agricoles de l’Ouest
12Dans le syndicalisme des exploitants agricoles, regroupés dans la Fédération Nationale des Syndicats des Exploitants Agricoles (FNSEA), les deux instances qui comptent, en dehors des syndicats locaux, sont l’échelon national que nous venons d’évoquer et les échelons départementaux : les fédérations départementales jouissent d’une certaine autonomie qui leur permet de s’adapter aux configurations politiques locales, très variables selon les régions françaises. Dans la plupart des départements du Grand Ouest français (les régions de Bretagne et des Pays de la Loire), les tendances majoritaires des directions départementales sont dans l’orbite de la direction nationale, pour des raisons idéologiques et politiques : une adhésion non démentie aux thèses corporatistes, malgré les déboires de la Corporation paysanne4, et ce, jusqu’à la fin des années 1950, tant que la génération formée au cours des années 1930 reste aux postes de commande.
13Les choses commencent à changer à la fin des années 1950 et au début des années 1960, lors des négociations de la Loi d’orientation de 1960 et de la loi complémentaire de 1962. Suite à l’emprisonnement des Finistériens Gourvennec et Léon en juin 1961, des actions régionales concertées sont engagées et un premier dossier est présenté au nom de la région « Ouest » au Conseil national de la FNSEA, le 28 juin 1961. Mais, c’est sans doute à partir de juillet 1964, suite au dépôt de bilan de la société Le Meliner à Languidic dans le Morbihan (usine d’aliments et abattoirs de volailles), que se tiennent plusieurs réunions régionales qui élaborent des positions communes des FDSEA de l’Ouest. Ainsi, s’opposent-elles alors à l’implantation de la société Cargill, car elle viendrait concurrencer directement les coopératives agricoles qui sont soutenues par le syndicalisme. D’ailleurs, en janvier 1966, est créée la Société d’Organisations Coopératives de l’Ouest Agricole (SOCOA) qui réunit les groupes coopératifs, le Crédit agricole et le syndicalisme régional. Pour renforcer la cohésion qui se dessine, le 7 novembre 1966 a lieu la réunion constitutive de la Fédération Régionale des Syndicats d’Exploitants Agricoles de l’Ouest (FRSEAO) qui regroupe d’abord sept FDSEA de Bretagne et des Pays de la Loire (sans les Côtes-du-Nord et le Finistère qui n’adhèrent que début 19695). D’autre part, les Centres Départementaux des Jeunes Agriculteurs (CDJA) se sont aussi organisés au niveau régional au sein du Centre Régional des Jeunes Agriculteurs de l’Ouest (CRJAO).
14C’est donc un syndicalisme unifié et puissant – 60 à 80 % des agriculteurs sont alors syndiqués6 – qui appelle à la manifestation du 26 juin 1967 à Redon pour dénoncer les accords de Genève (GATT) et de Bruxelles (PAC). Pendant que les manifestants affrontent les forces de l’ordre, une délégation de syndicalistes de l’Ouest intervient directement auprès des ministres de l’Agriculture réunis à Bruxelles. Devant la puissance de la protestation, ceux-ci s’inclinent et remettent en cause les accords du GATT sur la viande bovine, ce qui entraîne le refus par l’Argentine de signer l’accord final. À partir de cette époque, la FRSEAO n’hésite plus à engager des démarches propres pour faire valoir des revendications qui se distinguent de celles de la FNSEA. Elle rencontre le ministre français de l’Agriculture, Edgar Faure, pour défendre les productions animales. En décembre 1967, quarante dirigeants de l’Ouest sont reçus par des experts bruxellois. Le thème de la disparité des aides entre les céréales et l’élevage et celui d’une nécessaire régionalisation des aides apparaissent dans les prises de position faites à ces occasions.
15Si les débats avec les responsables sont techniques, dans les interventions publiques, les prises de positions sont plus politiques. Le 2 octobre 1967, à nouveau à Redon, Bernard Lambert7 déclare devant les 15 000 paysans rassemblés : « Les représentants agricoles à Bruxelles, qu’ils soient Allemands, Hollandais, Belges ou Français, sont tous céréaliers. Résultat ? On nous propose : lait : 0 % de hausse pendant deux ans, porcs : 0 % pendant un an, bœuf : 1,2 %, aviculture : rien. Mais blé : 5 % à 7 %, betteraves : 7 %, orge : 10 %, maïs : 10 à 15 % […]. Nous sommes en présence d’une action cohérente et concertée, destinée à détruire une agriculture devenue gênante, dans une économie capitaliste […]. L’Europe qui se fait est celle des céréaliers et cette Europe nous condamne ; mais nous refusons de la considérer comme notre patrie8. »
16On ne se contente pas des discours et des revendications professionnelles. Début 1968, le syndicalisme contribue à la mise en place d’une Caisse régionale de compensation pour le soutien du marché du porc. Par ailleurs, en s’appuyant sur l’expérience déjà ancienne de la Loire-Atlantique, dont les dirigeants entretiennent, depuis la fin des années 1950, des relations régulières avec les syndicats ouvriers, la FRSEAO et le CRJAO discutent et adoptent une plateforme commune de revendications ouvrières et paysannes au cours de l’hiver 1967-1968 qui débouche sur un projet de manifestations communes dans seize villes de l’Ouest le 8 mai 1968. Ce programme entre en résonance avec les débuts du mouvement social de mai 1968 qui donneront une spécificité importante au mouvement de mai dans les départements de l’Ouest9.
17C’est dans ce contexte particulier que se tient la rencontre interrégionale du 30 juillet 1968 à Brive entre les dirigeants chrétiens de l’Ouest et ceux du Sud-Ouest et du Massif central, de tradition laïque républicaine et souvent influencés par le MODEF. Pour ses initiateurs, il s’agit de faire émerger un axe des régions d’élevage et des « régions pauvres » face à la direction de la FNSEA dominée par les céréaliers et les représentants des régions riches. Les organisateurs ont des arguments de poids : pour la campagne 1967-1968, le FEOGA finance 17 à 19 % de la valeur des céréales ou des betteraves sucrières, mais seulement 6,5 % des produits laitiers, 1 % de la valeur de la viande porcine et moins de 1 % pour l’aviculture. En conséquence, un actif agricole non salarié de l’Ouest ou du Sud-Ouest reçoit, en 1968, 1194 francs d’aides par le soutien des marchés, celui du Centre, du Nord et de l’Est 4 499 francs, soit presque quatre fois plus10.
18Apparaissant alors comme disposant du leadership de l’opposition à la direction de la FNSEA, la FRSEAO devient de plus en plus offensive. En octobre 1968, elle condamne la politique agricole présentée par le ministre Robert Boulin. Le 26 octobre, Bernard Lambert publie dans Le Paysan nantais un texte dans lequel il dénonce une nouvelle fois les disparités régionales et l’iniquité de la répartition des aides communautaires. Les revendications se précisent : il demande « que les sommes consacrées au soutien des marchés soient réparties par région en fonction du nombre de personnes travaillant dans l’agriculture. Chaque région disposerait ainsi d’une enveloppe permettant aux professionnels d’organiser eux-mêmes le soutien de leurs marchés11 ».
19Les 10 et 11 décembre 1968, lors des journées régionales FNSEA, Bernard Lambert, devenu secrétaire général de la FRSEAO, présente un « rapport sur les marchés et l’organisation des productions » dans lequel il énonce très clairement ce qui deviendra la ligne directrice des revendications de l’Ouest : « Principe général : régionalisation des productions et des actions publiques. »
20Il souligne que les régions excentrées, éloignées des grands centres de consommation, sont par nature défavorisées face au marché et que l’action publique doit tendre à corriger ce handicap naturel : « Mise en œuvre : les montants des aides publiques sont déterminés par région (quantums financiers) ; une régionalisation des investissements pour la transformation et la vente des produits doit être programmée. » Il se prononce aussi pour la généralisation des groupements de producteurs, seul moyen de contrôler la production et de répartir les aides. C’est dans ce contexte qu’est rendu public, le 18 décembre, le mémorandum de la Commission européenne que tout le monde s’accordera à baptiser du nom de son inspirateur le « plan Mansholt ».
LE DÉBAT MANSHOLT-FRSEAO
Présentation du plan Mansholt
21Sicco Mansholt peut être considéré comme le « père » de l’Europe verte. Dès le début des années 1950, il fait partie de ceux qui proposent une organisation des marchés agricoles européens. Ce Néerlandais est vice-président de la Commission de la CEE et spécialement chargé de l’agriculture. C’est donc ès qualités qu’il présente un volumineux dossier concernant la PAC, le 18 décembre 1968, à Bruxelles12. Celui-ci comporte six parties (de A à F), mais seule la partie A, intitulée « Agriculture 1980. Mémorandum sur la réforme de l’agriculture dans la Communauté économique européenne », qui contient l’exposé de politique générale, est largement diffusée et commentée.
22Ce document dresse d’abord un bilan de la PAC (partie I). Il constate que la mise en place du marché unique, avec soutien des prix,» ne peut pas apporter à elle seule une solution aux difficultés fondamentales de l’agriculture ». Le soutien des prix agricoles « entraîne des charges insupportables pour la collectivité, sans contribuer efficacement à l’amélioration du sort de la population » (§ 16).
23Première conséquence, les mesures à court terme (partie II) proposées par le mémorandum visent une « politique de prix prudente », c’est-à-dire en clair un blocage des prix de soutien pour les céréales et la viande bovine, une légère baisse pour le sucre et les oléagineux, et une « révolution » pour le lait : une baisse drastique (- 36 %) du prix d’intervention pour le beurre et une hausse correspondante pour la poudre de lait écrémé. Ce qui est visé à travers la politique des prix, c’est « l’équilibre des marchés », mais le rapport reconnaît que la seule politique des prix ne pourra y parvenir.
24C’est pourquoi la partie III cherche à élargir le débat en définissant l’agriculture comme « un problème de société ». Il a été fait peu de commentaires sur cette partie qui est pourtant l’une des plus longues (§ 30 à 51). Les auteurs soulignent que « l’immense majorité des familles paysannes a accumulé des retards importants en ce qui concerne leur revenu et leur mode de vie », avec « un sentiment de désespoir chez un grand nombre d’agriculteurs » (§ 33). Comment en sortir ? Pour que l’agriculture rattrape le niveau de vie moyen des autres secteurs, « il faut que le taux annuel de diminution de la population agricole actuelle soit notablement accéléré », alors qu’il est déjà rapide. Pourquoi ? Parce que « 80 % des exploitations sont à coup sûr trop petites pour occuper rationnellement un homme »… Or, « le processus de concentration des entreprises progresse très lentement et il est absolument insuffisant pour éliminer ou même atténuer les difficultés » (§ 37). Il faut donc réformer les structures d’exploitation, les rendre plus productives. Mais cette modernisation risque d’entraîner une augmentation des volumes produits et d’accentuer le déséquilibre entre l’offre et la demande. Il faut donc réduire les surfaces cultivées, en pratiquant le reboisement des terres marginales. Pour diminuer la population agricole, il faut favoriser les reconversions vers d’autres secteurs d’activité. Mais le rapport reconnaît les difficultés dans les régions rurales non industrialisées.
25Le cœur du mémorandum est la partie IV, intitulée « Programme “Agriculture 1980” », qui se propose « d’aider l’agriculture à sortir de la position inférieure où elle se trouve tant au point de vue économique que social ». Notons au passage qu’il ne s’agit pas d’aider les agriculteurs (qui ne sont pas tous en position inférieure). Ce secteur économique est constamment personnifié : « L’agriculture a été conduite à s’isoler… », il faut « qu’elle s’affranchisse des contraintes… ». Quand les auteurs utilisent le vocable « agriculteurs », c’est pour signifier qu’eux et leurs enfants doivent pouvoir trouver des « emplois nonagricoles créés autant que possible dans leur région d’origine » (§ 52). Augmenter la productivité du travail, la rentabilité des investissements…, créer des entreprises modernisées « qui seront mieux en mesure de suivre les indications données par les prix », sont les objectifs à terme. Productivisme et libéralisme sont les deux piliers de la PAC qui se met en place. Le paragraphe 54 en résume la philosophie :
« 54 - En conséquence, la consommation guidera et limitera le développement de la production par l’intermédiaire du mécanisme des prix ; de ce fait, le fonctionnement des marchés agricoles pourra être plus “normal”. La formation d’excédents structurels sera prévenue et les dépenses de la section “Garantie” du FEOGA pourront s’en trouver réduites. »
26En revanche, comme le dénonce inlassablement la tradition libérale depuis ses critiques de la Poor law à la fin du XVIIIe siècle, le soutien des prix « constitue un encouragement au maintien d’exploitations marginales […]. Il retarde la diminution du nombre des exploitants qui est un des moyens essentiels d’améliorer le revenu des agriculteurs »… Par contre, « il offre une véritable rente de situation » aux agriculteurs les plus compétitifs et est « extrêmement coûteux pour la collectivité ». Il faut donc bloquer les prix des produits en excédent structurel et faire évoluer les autres en fonction de la demande. Mais, il faut surtout agir sur les structures de production et de commercialisation :
- prendre une série de mesures très différenciées pour réduire la population agricole et notamment le nombre de chefs d’exploitation : retraite anticipée, reconversion des jeunes, création d’emplois non agricoles… ;
- une deuxième série pour accélérer l’agrandissement des exploitations ;
- une troisième pour améliorer le fonctionnement des marchés : limiter les prix, réduire les surfaces cultivées, organiser les producteurs en groupements ;
- enfin, il faut envisager des aides personnelles pour les autres, « octroyées dans des limites précises » en fonction de la région et de l’âge.
27Pour la mise en œuvre de ces mesures, il faut compter sur « l’initiative des agriculteurs » : les OPA sont invitées à convaincre les agriculteurs du bien-fondé de la politique proposée. Il faudra aussi des mesures différenciées selon les régions, dont la conception sera communautaire, mais dont l’application sera nationale.
28La partie V détaille les mesures concernant la réforme de la structure de la production. Pour favoriser les mutations professionnelles, il est proposé le versement d’une « prime d’apport structurel » à ceux qui libèrent des terres, des bourses d’études aux enfants, des mesures en faveur des personnes âgées de plus de 55 ans, des aides à la reconversion professionnelle (grâce au FSE qui doit être transformé), et la création de nouveaux emplois en zone rurale ou de parcs naturels (§ 83). Pour la régionalisation des aides, le rapport distingue trois types de régions : les régions industrielles, les régions semi-agricoles et les régions « essentiellement agricoles » qui poseront le plus de problèmes. Dans celles-ci, il faut prévoir l’affectation de crédits publics pour les investissements privés et pour l’amélioration des infrastructures. Pour ceux qui resteront dans « une agriculture modernisée », les aides seront réservées à ceux qui pourront présenter un « plan de développement » chiffré pour atteindre les tailles suivantes dans de nouvelles Unités de Production (UP) : 80 à 120 ha de grandes cultures (céréales, oléagineux…), 40 à 60 vaches laitières, 150 à 200 bovins à viande, 100 000 poulets/an ou 10 000 pondeuses, 450 à 600 places de porcs à l’engraissement.
29D’autre part, des Entreprises Agricoles Modernes (EAM), résultant de l’agrandissement d’une exploitation ou de la fusion de plusieurs, pourront regrouper plusieurs UP. Pour faciliter leur création, des aménagements juridiques sont nécessaires – tel que le droit préférentiel au bail pour les EAM – ainsi que des aides aux investissements à hauteur de 30 % et un effort pour la qualification professionnelle des agriculteurs. À partir de 1975, le plan prévoit que toutes les aides seront réservées aux EAM (§ 96).
30La partie VI prévoit la réduction des surfaces cultivées : « De 1970 à 1980, la superficie agricole utilisée devrait être réduite d’au moins 5 millions d’hectares », dont 4 millions seront boisés. Une liste de mesures à prendre est détaillée, essentiellement en matière de subventions et avantages fiscaux aux propriétaires.
31La partie VII envisage les mesures pour « l’adaptation de la commercialisation ». Elles restent très modestes, et dans le même esprit libéral. Les moyens sont l’information sur l’état des marchés et les évolutions prévisibles à moyen et long termes, la « discipline des producteurs » organisés volontairement en groupements professionnels et interprofessionnels, la concentration de l’offre pour augmenter le pouvoir de négociation des producteurs.
32Enfin, la partie VIII porte sur l’estimation des dépenses de ce programme que les rapporteurs jugent impossibles à chiffrer. Ils en attendent cependant une réduction des dépenses de soutien des marchés qui permettra de financer les mesures structurelles. Ils pensent que les dépenses publiques se situeront au niveau maximum vers 1973-1975, mais ne devraient pas dépasser 2,5 milliards d’UC par an pour la décennie 1970-1980 (hors création d’emplois nouveaux et coûts de reconversion professionnelle).
Les réactions des syndicats agricoles français
33Un tel programme ne pouvait que susciter l’émoi dans les campagnes, notamment dans l’Ouest de la France. Viser en 10 ans des exploitations ayant un minimum de 100 ha de céréales ou 60 vaches laitières quand les surfaces moyennes dans la grande région sont de 12 à 15 ha… ne laisse personne indifférent ! Prévoir et même planifier la réduction de moitié de la population agricole pour la faire passer de 10 à 5 millions d’exploitants (même s’il s’agit de poursuivre au même rythme un mouvement amorcé depuis le début des années 1950) devaient susciter des réactions de la part de ceux qui sont censés défendre les agriculteurs !
34Le premier communiqué de presse d’origine professionnelle en France est celui du Conseil de l’agriculture française qui regroupe toutes les grandes organisations (FNSEA, CNJA, CNMCCA…). Il cherche à minimiser l’événement en soulignant qu’il ne s’agit que de propositions soumises à débat. Ces organisations nationales manifestent leur soutien dans une langue de bois parfaitement maîtrisée : elles expriment « une réaction marquant l’intérêt primordial qu’elles portent au fait que le problème d’avenir de l’agriculture soit abordé dans son ensemble sur le plan européen », ce qui constitue à leurs yeux « un élément positif qui justifie une disposition d’esprit favorable à son examen ». Seul bémol, elles ne pourront accepter les baisses de prix et demandent une revalorisation du prix de la viande bovine. Craignant les réactions trop vives, elles invitent les organisations régionales « à ne s’engager qu’après réflexion ». Elles entendent enfin informer largement les agriculteurs des propositions de la Commission. Elles entrent donc bien dans le jeu que propose le mémorandum lui-même, puisque ses rédacteurs comptent sur les OPA pour le vulgariser.
35La commission économique de la FNSEA, qui siège les 21 et 22 janvier 1969, ne dit pas autre chose : son compte rendu annonce d’emblée que « les propositions contenues dans le mémorandum constituent un apport très important à la construction de la politique agricole européenne dans le sens souhaité par le syndicalisme ». La suite du rapport énonce un certain nombre de critiques qui portent le plus souvent sur le manque d’approfondissement de l’analyse sur un certain nombre de sujets. Elle conteste seulement la taille des exploitations agricoles moyennes et le fait que les aides leur soient réservées à partir de 1975. On ne peut décemment soutenir plus explicitement une orientation qui programme la disparition rapide de la moitié des mandants de ces organisations !
Le ton est-il différent à l’Ouest ?
36L’une des premières prises de position officielles est celle du conseil d’administration de la FDSEA de Loire-Atlantique. Dans un communiqué du 22 janvier, il « constate que ce plan s’inscrit dans un système essentiellement capitaliste dans ses principes, favorise les plus forts au détriment des plus faibles, tant au niveau de la propriété que des moyens de production et des marchés ». La FDSEA rejette donc « cette conception fondamentalement égoïste du plan Mansholt » qui ne peut assurer ni le plein-emploi, ni une garantie de revenu aux plus défavorisés. Elle s’en prend en particulier aux dispositions prévoyant la possibilité pour les propriétaires de chasser leurs fermiers pour opérer des reboisements subventionnés. Seul point d’accord, la nécessité d’un plan européen, d’où la demande du conseil aux instances régionales et nationales d’élaboration d’une sorte de contre-plan.
37Deux jours plus tard, le conseil de la FRSEAO, réuni au Grand-Fougeray (Ille-et-Vilaine), prend lui aussi position. S’il dénonce une orientation libérale, il ne s’en prend pas au capitalisme, mais se contente de noter que ce plan « n’apporte pas les réponses aux problèmes et aux difficultés que connaissent actuellement les agriculteurs des régions pauvres ou défavorisées comme celles de l’Ouest » : pas de garantie de revenu, pas de « régionalisation des productions, des aides et des crédits », réaffirmation de la libre initiative des propriétaires fonciers, pas de mesures pour la création d’emplois, pas de soutien à l’agriculture de groupe. La FRSEAO entend donc bien faire des contre-propositions…
38En mars 1969, le CDJA de Loire-Atlantique diffuse un document de quatorze pages intitulé « Analyse critique du plan Mansholt ». Cette étude commence par la présentation des structures de l’agriculture du département : plus de 30 000 exploitations agricoles pour 485 000 ha de SAU, soit une moyenne de 16 ha (20 ha si on tient compte des exploitations spécialisées qui occupent peu de surface comme le maraîchage et la vigne). Seules 420 exploitations ont plus de 50 ha et seulement 28 dépassent les 100 ha. D’où un abîme qui apparaît entre le monde agricole réel du département et celui rêvé à Bruxelles ! Après avoir longuement analysé les « insuffisances du plan » et le contexte de l’économie générale, le CDJA fait des propositions et demande : une garantie de revenu pour les agriculteurs concernés (soit par des aides sociales soit par une indemnité compensatrice du revenu) ; une régionalisation des productions et des aides publiques en fonction du nombre de personnes actives agricoles ; des aides spécifiques à l’agriculture de groupe (GAEC, coopératives, groupements) ; le contrôle de la répartition des terres agricoles par les « commissions syndicales structures », après définition d’un plan d’occupation des sols par les collectivités.
39Dans les mois qui suivent la publication du plan, des organismes d’études au service des organisations agricoles de l’Ouest se mettent au travail pour élaborer une sorte de contre-plan, à partir des orientations déjà affirmées par la FRSEAO : soutien aux productions animales et régionalisation des aides. Ce travail débouche sur un nouveau « Livre blanc » et sur la demande d’une rencontre officielle avec le vice-président de la Commission, Sicco Mansholt.
Présentation du Livre blanc des OPA de l’Ouest
40Ce document de soixante pages constitue un vrai programme politique de développement régional qui déborde largement les questions agricoles. Fondé sur une argumentation chiffrée, il part d’une présentation statistique de l’agriculture de l’Ouest pour aboutir à un programme de développement global de toute la région. Pour élaborer ces contre-propositions, les responsables syndicaux de l’Ouest se sont appuyés sur deux bureaux d’études à leur service : l’Association pour le Développement Agricole et Rural de la Bretagne (ADARB) de Rennes, et le Centre Régional d’Études pour le Développement de l’Agriculture et l’Aménagement Rural (CREDAR) de Nantes. Le président, Joseph Ariaux, présente une grande région qui reste, selon lui, essentiellement agricole : en 1968, environ 30 % de la population active est agricole (32,8 % pour la Bretagne et 28,2 % pour les Pays de la Loire) alors que la moyenne française est de 15,3 %. Mais cette population est en diminution rapide de 3,6 à 3,8 % par an depuis le début des années 1960, soit 95 000 actifs de moins en Bretagne depuis 1962 et 72 600 dans les Pays de la Loire. La taille moyenne des exploitations est de 11,7 ha en Bretagne pour une moyenne de 18 ha en France. Même en mettant à la retraite tous les agriculteurs de plus de 55 ans, la moyenne des exploitations atteindrait tout juste 20 ha. Il souligne ensuite l’importance des productions animales dans la région qui représente 9 à 10 % des productions porcine, laitière et de viande bovine de toute la CEE.
41Pour régler le problème social que pose l’agriculture de l’Ouest, le président de la FRSEAO ne voit qu’une issue : « Nous sommes condamnés à produire davantage » pour que l’Ouest soit « l’un des garde-manger de l’Europe ». Mais il admet aussi qu’il faut « produire mieux », c’est-à-dire s’organiser et « édifier des pôles coopératifs efficaces » pour faciliter la transformation des produits sur place. Le syndicalisme régional attend de l’action publique : une amélioration des infrastructures (routes, chemins de fer, voies fluviales) ; une industrialisation de l’Ouest ; des aides à l’industrie agroalimentaire ; le développement de la recherche, de l’enseignement et de la formation ; la régionalisation des crédits d’investissement et de soutien des marchés.
42En résumé, l’Ouest agricole est déjà compétitif, mais veut le devenir davantage ; le plan européen doit permettre de combler les disparités régionales.
43Il revient à Bernard Lambert, secrétaire général de la FRSEAO et inspirateur principal de sa politique, de présenter une analyse globale du « mémorandum ». Il souligne d’abord les points qui lui paraîtraient positifs « s’ils s’inscrivaient dans une autre orientation » : l’existence même d’un plan à long terme qui tranche avec les politiques « à la petite semaine », des mesures sociales pour les reconversions, une politique d’aide à la modernisation des exploitations, la volonté d’un débat public. La critique porte sur l’idéologie libérale qui sous-tend tout le rapport : la croyance en la loi de l’offre et de la demande pour réguler le marché et ajuster l’offre à la demande. Dans ce jeu, les régions défavorisées sont perdantes à coup sûr. Ceux qui cesseront les premiers leur production sont ceux qui sont éloignés des centres d’approvisionnement et de consommation, les crises cycliques frapperont ceux qui sont les plus vulnérables (ceux qui ont le taux d’endettement le plus élevé). Au lieu d’une économie capitaliste, il faut une planification agricole qui permette une « localisation des productions », une évolution des structures de production contrôlée par la profession, une politique des structures qui limite les pouvoirs des propriétaires fonciers, enfin une industrialisation et un développement des « régions essentiellement agricoles ». Au passage, il réaffirme le choix du syndicalisme de l’Ouest en faveur de la coopération – qui devrait être davantage soutenue – et souligne qu’une industrialisation effective de la région suppose « un contrôle public des investissements industriels ».
44Puis, à propos des marchés, il regrette le malthusianisme du « mémorandum » qui entend limiter les productions, alors qu’il faudrait s’ouvrir aux marchés extérieurs : « Il est tragique d’engager l’Europe dans la voie de réduction des productions alimentaires au moment même où la croissance démographique du monde et surtout du Tiers-Monde gravit plus vite que la croissance de ces mêmes biens alimentaires. » Il faut une nouvelle division internationale du travail qui accroîtra le pouvoir d’achat des pays du Tiers-Monde… Mais il reconnaît que les gouvernements actuels ne remettront pas en cause l’économie capitaliste… C’est pourquoi Bernard Lambert, qui sait que le vice-président de la Commission ne sera pas convaincu par ce discours, voudrait savoir ce que « l’homme Mansholt » en pense.
45Les trois chapitres suivants développent trois axes particuliers. Robert Coulon, vice-président de la FRSEAO et président de la FDSEA de la Sarthe, présente des propositions pour l’organisation des marchés agricoles. Partant de la critique de la disparité des revenus agricoles (RBE13 moyen de 6 500 F en Limousin et de 24 300 F dans le Bassin parisien), reprenant des chiffres déjà cités, il constate que les aides publiques au soutien des marchés accroissent les inégalités. Refusant la loi du libéralisme économique, il demande une « affectation régionalisée des crédits » calculée sur trois critères : l’importance de la production agricole, celle de la population active agricole, et le niveau de revenu des agriculteurs. Chaque région pourra disposer de ses crédits et les affecter par exemple aux financements des investissements collectifs et à la garantie des prix, mais selon des quotas définis par groupements de producteurs (les prix étant garantis seulement aux adhérents de ces groupements). Sa conclusion rappelle les options corporatistes : « La Profession [avec un grand P] disposera de tous les moyens nécessaires à l’orientation des productions. »
46Le ton est assez différent chez Jean-Noël Le Dû, président du CRJAO, qui aborde les problèmes fonciers. Il est le seul à annoncer clairement une opposition frontale au plan Mansholt pour trois raisons : on ne peut concevoir la possibilité d’un plan concernant uniquement l’agriculture sans une planification de l’ensemble de l’économie ; ce plan ne remet pas en cause le droit de propriété foncière ; il propose de fait un modèle d’entreprise agricole capitaliste, avec un chef d’entreprise et des salariés. Sans s’en satisfaire pleinement mais « pour limiter les dégâts », le syndicalisme régional, interprété par le président du CRJAO, propose : 1, la maîtrise du foncier par les professionnels, après élaboration d’un plan d’occupation des sols pour déterminer les surfaces agricoles et les autres ; puis le contrôle de l’affectation des terres agricoles par des commissions cantonales appelées « structures » ; l’élargissement du pouvoir des SAFER ; la création de sociétés foncières à but non lucratif ; le renforcement du statut du fermage ; le contrôle du prix des terres par les commissions « structures » et les SAFER ; 2, sur les unités de production et la taille des EAM, sans opposition au principe de l’agrandissement des exploitations existantes, une régionalisation des tailles considérées comme optimales car les exploitations de l’Ouest ne pourront pas atteindre les tailles prévues dans le plan ; 3, la priorité aux GAEC pour l’attribution des aides aux investissements ; 4, le développement régional des ateliers hors sol, mais réservés par priorité aux exploitations disposant de petites surfaces (référence à l’article 21 de la loi complémentaire de 1962) ; 5, la mise en place d’un statut professionnel de l’exploitant avec protection légale des agriculteurs en contrat avec les firmes privées. La conclusion tend à mettre une distance infranchissable entre les propositions Mansholt qui cherchent à intégrer l’agriculture dans le système capitaliste et celles des jeunes agriculteurs de l’Ouest qui veulent instaurer « une politique fondamentalement opposée ».
47La dernière intervention de Gilles Possémé14, président de la FDSEA du Morbihan, vice-président de la FRSEAO, porte sur « le développement global de tout l’Ouest ». Il souligne les principaux traits de l’économie régionale : le manque d’industries de transformation qui fragilise la production agricole, le déclin du secteur de la pêche, ainsi que l’émigration des jeunes. Il plaide longuement pour une industrialisation de l’Ouest avec implantations de pôles d’industries sidérurgiques et pétrochimiques, les seules, selon lui, à avoir un effet d’entraînement sur l’ensemble de l’activité économique. Il constate l’échec de la politique française d’aménagement du territoire qui se résume à quelques opérations de « parachutage industriel », alors que l’essentiel des efforts reste polarisé autour de la région parisienne. Le régime libéral « conduit à favoriser les régions riches » et le « mémorandum Mansholt ne consiste-t-il pas tout simplement à faire l’apologie des régions riches ? ». Enfin, il plaide pour la création de véritables complexes agroalimentaires, question selon lui totalement escamotée dans le « mémorandum », ce qui suppose un véritable plan d’équipement régionalisé pour la recherche et les industries agroalimentaires. Pour lancer d’une manière volontariste l’industrialisation, il faut créer une « Caisse régionale d’investissements publics de l’Ouest ».
Les échanges du 25 juillet
48Pour ce rendez-vous public, entre Sicco Mansholt et les OPA, les responsables de la FRSEAO et du CRJAO ont vu grand. Ils ont invité les représentants syndicaux des régions voisines (Basse-Normandie et Poitou-Charentes), les dirigeants des organisations économiques (coopératives15), et surtout la presse car ils veulent un débat public. Les organisateurs annoncent deux cent-cinquante participants, en gonflant sans doute un peu les chiffres. Le Paysan nantais16 résume le débat en ces termes : les syndicalistes veulent « régionaliser et sélectionner les aides en fonction des besoins ». M. Mansholt veut « faciliter le départ des uns pour augmenter le revenu des autres ». Outre les rapporteurs du Livre blanc, on note aussi les interventions de Jean Batard, secrétaire général de la Fédération Nationale Bovine (FNB), qui plaide pour un soutien accru aux éleveurs de viande bovine, Raphaël Rialland, président de la Chambre régionale des Pays de la Loire, qui réclame des instances politiques communautaires, et Bernard Thareau, président de la Fédération Nationale Porcine (FNP), qui admet la concurrence à condition qu’elle soit à armes égales.
49Les réponses du commissaire européen se font techniques le matin et plus politiques l’après-midi. Au cours de la matinée, il reprend son argumentaire sur le déséquilibre des marchés, notamment pour le lait, alors que le revenu des producteurs est notoirement insuffisant. Pour lui, la seule solution est dans l’agrandissement et la modernisation des unités de production pour que les agriculteurs parviennent à des conditions de vie standards : un revenu suffisant, cinq jours de travail par semaine et quatre semaines de congés annuels. Mais il n’est pas question pour lui de prendre parti entre l’entreprise individuelle et l’association, entre les coopératives et l’industrie privée. Sur la question des structures, il partage un certain nombre de préoccupations des jeunes agriculteurs, souhaite la création de sociétés foncières, le renforcement des SAFER, un plan de reboisement pour éviter les initiatives anarchiques, un statut de l’exploitation reconnue comme entreprise… Sur la question du développement régional, il reconnaît que le programme de la CEE n’est pas au point. Sur le fond de la question, le désaccord entre les syndicalistes et le commissaire européen paraît évident. Comme le titre Le Paysan nantais, le résumé de la pensée du socialiste réformiste Mansholt est la suivante : « Je partage vos objectifs, mais nous vivons dans une Europe capitaliste. Il faut se limiter au possible. »
50Malgré tout, le courant passe au cours de cette rencontre assez exceptionnelle. Dans le débat de l’après-midi, il repousse catégoriquement la politique de prix garantis avec quantum, qui s’apparente selon lui au système anglais de deficiency payment (versement compensatoire). Sa déclaration provoque les ripostes de Bernard Lambert et surtout de Bernard Thareau, vice-président du CNJA, qui reprend sa métaphore favorite du « renard libre dans le poulailler libre ». Sicco Mansholt sort alors de sa réserve et fait un aveu : « Je pense que je ne puis aller très loin avec vous dans le sens de la planification des productions, du soutien régionalisé des marchés, mais vous avez devant vous, dans votre propre pays et en Europe, des forces politiques qui veulent le contraire. C’est une lutte politique. » Il déplore « la situation politique misérable » au niveau européen… « Je voudrais qu’il y ait des réunions à Bruxelles où les responsables politiques entendent ce que j’ai entendu aujourd’hui. J’ai participé à des dizaines de réunions sur mon mémorandum. Nulle part je n’ai rencontré un travail aussi sérieux, ni des propositions aussi concrètes […] Sans force politique européenne, nous encourons de graves dangers. Ce serait déjà une première réussite si vous pouviez créer des noyaux politiques dans les milieux agricoles. » En bon social-démocrate, Mansholt pratique une politique libérale parce qu’il ne peut pas pratiquer une politique socialiste compte tenu des rapports de forces…
51Cette déclaration est vigoureusement applaudie par la salle. On s’accorde finalement à reconnaître que la question est de savoir qui détient le pouvoir. Et Jean-Marie Le Claire, dans Le Télégramme de Brest, note pour conclure le lendemain : « Après sa réponse, M. Mansholt a provoqué les applaudissements de toute la salle remplie de plus de 200 responsables d’organisations agricoles de l’Ouest. Venu presque en accusé, il pourrait bien être reparti hier soir à Bruxelles avec le soutien, au moins moral, des principaux dirigeants de la région. » Presse-Océan confirme cette impression en reprenant les derniers mots du président Ariaux : « Vous nous avez fait faire un grand pas vers l’Europe et aussi donné une belle leçon. Nous garderons de vous l’image du militant convaincu de sa mission. Nous continuerons notre travail avec une conviction nouvelle : celle de faire l’Europe des hommes. » C’est cette expression que souligne aussi Roland Pin dans Agri Sept17.
52En somme, Sicco Mansholt a réussi, sinon à « vendre son plan » à des agriculteurs qui n’en voulaient pas, mais à faire admettre qu’aucune autre voie n’était possible dans les circonstances politiques « misérables » de l’Europe d’alors.
*
53On peut tirer deux conclusions de la présentation de cet épisode de concertation publique et médiatique sur la PAC. L’une a trait à la politique communautaire en elle-même, l’autre aux évolutions du syndicalisme de concertation. Le « mémorandum Mansholt » va continuer à faire débat, mais, dès 1969, la crise monétaire entraîne la dévaluation du franc et des perturbations dans le système des prix agricoles européens. Il faudra inventer les montants compensatoires monétaires pour rééquilibrer les prix. Cependant ce texte est à l’origine de la première inflexion de la PAC. Si la première PAC peut être qualifiée globalement et rétrospectivement de « protectionnisme modernisateur », comme le fait Hélène Delorme18, ce protectionnisme ne devient modernisateur qu’à partir de 1972, quand au mois d’avril sont prises les « premières directives socio-structurelles » qui ne font que reprendre la politique agricole française en cofinançant les aides à l’investissement des exploitations et les aides au départ des agriculteurs âgés. La PAC vise officiellement la promotion de « l’exploitant familial moyen à titre principal », sans qu’on puisse déterminer si ce langage résulte d’une volonté politique réelle ou s’il constitue un masque pour encourager de fait l’élimination du plus grand nombre…
54La seconde remarque portera sur l’avenir de la force impressionnante que représentait la FRSEAO de l’époque, apparemment unie autour d’une revendication régionaliste et un penchant pour une économie agricole mieux organisée, sinon planifiée. Cet avenir sera rapidement compromis par les divisions qui apparaîtront entre les dirigeants régionaux, sous les coups de boutoir des nouveaux dirigeants de la FNSEA. Michel Debatisse qui souhaite prendre la présidence de la FNSEA – il y parviendra en 1971 – ne peut le faire qu’en passant des compromis avec les céréaliers. Pour cela, il lui faut éliminer certains dirigeants, comme Bernard Lambert, qui apparaît comme le chef de file d’une contestation qui prend des tournures trop nettement marquées par l’analyse marxiste19. En janvier 1970, Bernard Lambert est battu par Auguste Grit (Vendée) pour le poste de secrétaire général de la FRSEAO. Beaucoup y voient la main du réseau des amis de Michel Debatisse. En mars 1970, le projet de la FRSEAO pour une nouvelle répartition des aides publiques, présenté par Gilles Possémé et non par Bernard Lambert qui en est le véritable inspirateur, est écarté par le congrès de la FNSEA de Lyon par les deux tiers des voix. Toujours au début de l’année 1970, la publication du livre de Bernard Lambert, Les paysans dans la lutte des classes, fait tomber les masques. Les dirigeants modérés de l’Ouest ne pouvaient le suivre sur ce terrain focalisé à l’époque par le PSU.
55D’un autre côté, surtout autour du CRJAO et des CDJA, le processus de radicalisation des jeunes syndicalistes se poursuit. L’échec de l’expérience somme toute unitaire de la FRSEAO, ainsi que celui de la gauche dans la conquête du CNJA, conduisent certains à considérer qu’il n’est plus possible de se battre au sein du syndicalisme unitaire et que les pratiques de concertation ne servent à rien. En novembre 1969, le CDJA de Loire-Atlantique s’implique dans une action qui marquera une rupture avec ces pratiques : il oblige Olivier Guichard, baron du gaullisme, élu député de la septième circonscription de Loire-Atlantique depuis 1967, alors ministre de l’Équipement chargé de l’Aménagement du territoire, à visiter l’une de ces petites exploitations de la région de Redon condamnée par le plan Mansholt. Trois dirigeants sont condamnés à la prison. Le processus de radicalisation en est renforcé. Ce sera le début de l’éclatement du syndicalisme unitaire qui marquera les années 1970 et le début des années 1980.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE
Documents20 cités ou repris dans cet article et classés par ordre chronologique
Le marché commun et l’agriculture. Livre blanc des organisations professionnelles agricoles, Paris, Éditions SEDPA, octobre 1965, 48 p.
« Région Ouest, Bretagne - Pays de la Loire. Propositions des organisations syndicales agricoles pour conserver et améliorer les productions animales dans la région », dactyl., Nantes, juillet 1967, n. p.
« Région Ouest, Bretagne - Pays de la Loire. Observations et propositions des organisations syndicales agricoles concernant la situation des productions animales dans la région suite aux accords de Genève et de Bruxelles », dactyl., Nantes, juillet 1967, n. p.
FRSEAO, « Rapport sur les marchés et l’organisation des productions », présenté par Bernard Lambert, SG, aux Journées régionales FNSEA, 10-11 décembre 1968, dactyl., 4 p. Roland Pin, « Le “plan Mansholt” : guérir les symptômes ne suffit pas… », Agri 7 jours, Le dossier de la semaine, 6 décembre 1968.
Commission des communautés européennes, « Mémorandum sur la réforme de l’agriculture dans la Communauté économique européenne », Bruxelles, 18 décembre 1968, Revue de l’APCA, 15 janvier 1969, 45 p.
Conseil de l’agriculture française, communiqué de presse, « À propos du “plan Mansholt” », dactyl., 18 décembre 1968, 2 p.
« Résumé (non signé) des propositions Mansholt sur la nouvelle politique agricole communautaire », suivi d’un « Extrait de la déclaration de M. Mansholt devant le COPA le 10 décembre 1968 », dactyl., 8 p.
Communautés européennes, Direction générale de la presse et de l’information, « Mémorandum de la Commission des CE sur la réforme de l’agriculture dans la Communauté européenne », Nouvelles de la Politique Agricole Commune, janvier 1969, 24 p.
FNSEA, Service international et Commission économique, « Mémorandum de la Commission sur la réforme de l’agriculture dans la CEE », dactyl., 21-22 janvier 1969, 14 p.
FDSEA de Loire-Atlantique, conseil d’administration du 22 janvier 1969, « Résolution concernant le plan Mansholt », 2 p.
FRSEAO, « Délibération du conseil d’administration réuni le 24 janvier 1969 au Grand-Fougeray (35) sur le plan Mansholt », dactyl., 2 p.
« Un plan pour 10 millions d’agriculteurs », Europe 80, dossier, janvier 1969, p. 15-23.
COPA, « Projet de note résumant les premières observations des experts généraux sur le mémorandum “Agriculture 1980” », dactyl., 20 février 1969, 23 p.
Chambre régionale d’agriculture de Bretagne, Association pour le développement agricole et rural de la Bretagne, « Le plan Mansholt, qu’est-ce que c’est ? Quelles conséquences pour la Bretagne ? », dactyl., 21 mars 1969, 21 p. + annexes.
CDJA de Loire-Atlantique, « Analyse critique du plan Mansholt », dactyl., mars 1969, 14 p. Fédération nationale des producteurs de lait, « Le plan Mansholt et les producteurs de lait », supplément au Bulletin d’informations laitières, n° 3, mars 1969, 22 p.
FNSEA, CNJA, APCA, CNMCCA, « Observations des organisations agricoles françaises sur le mémorandum sur la réforme de l’agriculture dans la Communauté économique européenne », dactyl, 14 mai 1969, 26 p.
Région Ouest, Bretagne - Pays de la Loire, « Livre blanc à propos du mémorandum présenté par Monsieur S. Mansholt », FRSEAO-CRJAO, Nantes, dactyl., 25 juillet 1969, 60 p.
Secrétariat de la FRSEAO, Dossier concernant la rencontre à Nantes entre S. Mansholt et les organisations agricoles de l’Ouest, 25 juillet 1969 (courriers, coupures de presse).
Michel de Saint-Léger, « Le plan Mansholt : quelle agriculture pour 1985 ? », Perspective, n ° 7 (Bulletin des responsables de la JAC), 2e trimestre 1969, 12 p.
Jacques Malterre, « Plan Mansholt. L’agriculture à l’heure du capitalisme », Tribune socialiste, suivi de « Pour une agriculture socialiste », texte de la Commission agricole du PSU, préparatoire au 6e congrès (1969).
François Henri de Virieu, « Marché commun agricole il faut repartir à zéro », Les Informations, n° 1266-1267, 18-25 août 1969.
Communautés européennes, Documentation européenne, série agricole, nos 5 et 6 (1969), no 7 (1970).
FRSEAO, « Le syndicalisme en action », Bulletin de la Fédération régionale des syndicats d’exploitants agricoles de l’Ouest, Nantes, s. d. (1970), 18 p.
FRSEAO, « Propositions concernant une nouvelle répartition des aides de la collectivité à l’agriculture, document actualisé en janvier 1970 », dactyl., 9 p.
Ouvrages et articles généraux ayant notamment servi à la rédaction de la première partie
Aït abdelmalek A., « Du territoire à la profession : identités agraires et changement social dans le pays de Redon (Bretagne) », Ruralia, mars 2009.
Alphandéry P., Les campagnes françaises de l’agriculture à l’environnement (1945-2000). Politiques publiques, dynamiques sociales et enjeux territoriaux, thèse de sociologie, IEP Paris, juin 2001, 465 p.
Bourrigaud R., Paysans de Loire-Atlantique. 15 itinéraires à travers le siècle, Nantes, CHT, 2001, 298 p.
Bretonnière B., Colson Fr., Lebossé J.-Cl., Bernard Thareau militant paysan, Paris, Éditions de l’Atelier, 1997, 192 p.
Canevet C., 40 ans de révolution agricole en Bretagne 1950-1990, Rennes, Institut culturel de Bretagne/Skol-Uhel Ar Vro, 1991, 296 p.
10.3917/scpo.delor.2004.01 :Chavagnes Y., Bernard Lambert. 30 ans de combat paysan, Quimperlé, La Digitale, 1988, 284 p.
Coulomb P., Delorme H., Hervieu B., Jollivet M. et Lacombe Ph. (dir.), Les Agriculteurs et la politique, Paris, Presses de la FNSP, 1990, 594 p. (notamment les contributions de la première partie : « Entre l’Europe et le grand large »).
Delorme H. (dir.), La politique agricole commune. Anatomie d’une transformation, Paris, Presses de Sciences Po, 2004, 403 p.
Delorme H., « L’Europe agricole : du protectionnisme modernisateur au libéralisme compensé », www. ceri-sciences-po. org.
Dossiers (Les) de la PAC, « La PAC, une déjà longue histoire », novembre 1997, 17 p.http://agriculture.gouv.fr/spip/IMG/pdf/pac1_francais.pdf.
10.3917/dec.marti.2005.01 :Fort R. et Davalo M., Gilles Possémé une vie donnée pour la dignité humaine, préface de Paul Houée, Les Oiseaux de papier, 2008, 137 p.
Lambert B., Les paysans dans la lutte des classes (rééd. commentée), Nantes, Centre d’histoire du travail, 2003, 221 p. (1re éd., Paris, Le Seuil, 1970).
Martin J.-Ph., Histoire de la nouvelle gauche paysanne. Des contestations des années 1960 à la Confédération Paysanne, Paris, La Découverte, 2005, 312 p.
Sibille H., Des paysans se lèvent à l’ouest, Paris, Syros, 1982, 202 p.
Tristan A. et Lebot M., Au-delà des haies. Visites aux paysans de l’Ouest, Paris, Descartes et Cie, 1995, 162 p.
Annexe
ANNEXES 1
Le plan Mansholt
Dans l’annexe 1.1 le compte rendu de la mission des syndicats agricoles de l’Ouest montre l’enjeu que recouvre la PAC pour les paysans. Ces derniers prennent très vite conscience de l’impact de la construction européenne pour leur propre devenir. On a une conscientisation très précoce de l’importance des décisions prises à Bruxelles. On remarquera ici le rôle central dans les négociations des hauts fonctionnaires européens, qui jouent l’interface avec le pouvoir politique. L’action surprend d’ailleurs les dirigeants européens, au même titre que les journalistes.
L’annexe 1.2 est une analyse en profondeur de la PAC par les organisations agricoles de l’Ouest qui doivent rencontrer le commissaire européen en charge de l’agriculture, S. Mansholt. Ce document témoigne de la vigilance des paysans de l’Ouest face aux menaces qui pèsent sur leurs exploitations, considérées comme condamnées à moyen terme par Bruxelles, compte tenu de leur étroitesse et de leur manque de productivité. Le texte n’est pas une réfutation de la PAC, mais il penche pour une réorientation nette de sa conception. Il frappe par son argumentaire très riche et sa critique d’une PAC trop libérale (voir infra l’article de G. Gavignaud-Fontaine). Certains aspects de cette analyse anticipent d’ailleurs la politique européenne, notamment dans le sens où elle préconise à Bruxelles de lutter contre les déséquilibres régionaux, en englobant l’agriculture dans un ensemble économique plus large. On y trouvera notamment quelques éléments qui se retrouvent dans les années 1970-1980 au travers de la politique du FEDER (Fonds Européens de Développement Régionaux).
Archives du CHT, fonds FDSEA 44
Annexe 1.1. Compte-rendu du déplacement à Luxembourg les 25 et 26 octobre 1967
Délégation de la Fédération régionale : Gilles Possémé, Bernard Lambert, Maurice Droulin, Pierre Legavre.
Arrivée à Luxembourg le mercredi 25 au soir. Contacts avec MM. Pierre Servoz et Evarist Perez du Service de la presse et d’information des Communautés européennes, ex-militants syndicalistes.
Par leur intermédiaire, des journalistes sont informés de la présence d’une délégation de l’Ouest. En particulier ce contact permettra de toucher plus facilement M. Ricardi de l’Agence internationale d’informations pour la presse. Nous nous rendons ensuite au Kirch Berg qui est le siège des organisations européennes. Nous apprenons que M. Thomassin fait partie de la suite de M. Faure. La salle de presse est déserte. À 11 heures, nous sommes reçus au secrétariat de M. Mansholt et nous demandons de faire savoir à celui-ci que « l’Ouest est là », et que nous aimerions l’entretenir ou entretenir l’un de ses proches collaborateurs des journées projetées par la Fédération régionale à Bruxelles en décembre. Nous essayons de prendre contact avec M. Rochereau. Celui-ci est absent de Luxembourg.
La salle de presse commence à s’animer et nous avons une première conversation avec M. Philippe Lemaître, journaliste au Monde et à Ouest-France. M. Rinski, proche collaborateur de M. Mansholt, vient nous chercher dans la salle de presse ce qui suscite un mouvement d’intérêt des journalistes présents. Une longue conversation s’engagera avec M. Rinski qui soulignera le caractère exceptionnel de notre conversation, puisque la règle est que les responsables internationaux traitent avec les gouvernements, et les organisations internationales par l’intermédiaire du COPA.
Nous abordons le problème de la session de décembre. M. Rinski fait état de la procédure à suivre, à savoir, passer par le service d’information. Une lettre doit être adressée au bureau des Communautés à Paris, avec copie à Mlle Scizier.
En ce qui concerne les sujets qui seront retenus, M. Rinski insiste pour dire que s’il y a les textes et la mécanique communautaire, il y a aussi l’esprit des textes, et il insiste sur l’intérêt que représentent des journées d’études avec les fonctionnaires des organisations communautaires pour que nous sentions la portée des textes.
Nous insistons pour qu’à l’occasion de ces journées une rencontre ait lieu avec M. Mansholt. M. Mansholt, si son programme le lui permet, participera à une séance de travail à la session, déclare M. Rinski.
Il est convenu qu’il s’agit là de réunions et non de réunions de discussion de politique. Cette précision apportée n’exclut pas la possibilité pour les responsables de l’Ouest, de préciser leur position après les exposés qui auront été faits…
Nous parlons ensuite des « Journées de l’Europe excentrée ». M. Rinski semble plus réservé quant à une participation de M. Mansholt à ces journées, surtout si elles doivent se tenir dans un autre lieu qu’une capitale des organisations internationales. Nous traitons ensuite dans la discussion des problèmes communautaires et européens après avoir souligné les difficultés énormes rencontrées par les producteurs de l’Ouest en particulier pour les productions animales. Notre interlocuteur est parfaitement informé des problèmes de l’Ouest et des positions du syndicalisme régional agricole. À cette occasion M. Rinski indique que M. Mansholt est pour la définition d’une conception globale de l’agriculture, mais que des ouvertures pratiques ne pourront pas être faites avant le mois de février ou mars, ce qui nous fait proposer un éventuel report des « Journées de l’Europe excentrée ».
M. Rinski regrette que les syndicalistes de l’Ouest donnent trop souvent l’impression de ne pas faire un travail suivi et de procéder par poussées successives, sans qu’il y ait obligatoirement un lien entre ces périodes. Il dit en particulier combien M. Mansholt faciliterait la présence des syndicalistes de l’Ouest dans les organisations internationales comme experts dans les comités, observateurs, membres consultatifs… Les désignations devraient se faire par l’intermédiaire de la FNSEA et M. Génin a été informé de cette possibilité. Pour M. Mansholt, l’Europe communautaire s’est occupée des problèmes des marchés et non des structures. Qui dit marché, dit libéralisme, compétition entre agricultures ; qui dit structures, dit orientation vers la régionalisation, organisation.
M. Mansholt voudrait présenter des solutions ou des voies de solutions, vers février ou mars, en mettant l’accent sur les mesures pratiques, en vue de la régionalisation. M. Rinski une nouvelle fois regrette la faible compétence de certains responsables pour ces problèmes agricoles et communautaires.
Nous parlons ensuite prix et mécanismes d’intervention, puis des réserves de production et des quotas. M. Rinski ne partage pas notre point de vue et il ne lui semble pas possible de s’engager dans la voie des quotas. M. Rinski fait état des textes déjà sortis sur les groupements de producteurs, avec les projets concernant ces problèmes, ainsi que des programmes communautaires. Il estime important que nous consultions ces textes et programmes, et que nous fassions part de nos observations.
M. Rinski, après ce long entretien qui s’est déroulé sur un ton simple, direct, franc, regagne la salle du Conseil des ministres de la Communauté en promettant d’informer immédiatement M. Mansholt de nos interventions sur les prix (rapport céréales-viande ; porc et bœuf).
M. Beauchamp, attaché de presse du cabinet de M. Faure, discute ensuite avec nous en particulier de la régionalisation, de l’aide aux bâtiments d’élevage.
Longue séance avec les télévisions étrangères, Luxembourg, Amérique… et les journalistes internationaux. Interview également pour les postes de radio périphériques. Cilles Possémé et Bernard Lambert expliquent les raisons de notre présence à Luxembourg.
Les ministres et leur suite se séparent pour aller déjeuner. M. Edgar Faure vient vers la délégation de l’Ouest, et nous lui rappelons le sens de notre présence brièvement. M. Edgar Faure demande à M. Thomassin de faciliter notre travail et de nous tenir informés de la progression des travaux du Conseil des ministres des six pays. Sensation parmi les journalistes internationaux.
M. Thomassin, quelque temps après la reprise des travaux du Conseil des ministres, vient discuter avec nous. Il est question d’abord de la mesure de fermeture provisoire des frontières, et il indique que la réouverture se fera avec des conditions spéciales (prélèvements accentués).
L’intervention sur le marché du porc constituera l’essentiel de notre discussion. Les différents pays reconnaissent maintenant les difficultés de l’application de la moyenne arithmétique. En ce qui concerne notre pays, deux écoles de pensées se feraient jour : celle du ministère de l’Agriculture pour des interventions régionalisées, celles du ministère des Finances pour des interventions nationales.
Le seuil de déclenchement devrait permettre d’intervenir à l’achat pour un prix le plus proche possible du prix d’achat français, avant le 1er juillet 1967. Nous rappelons les promesses de M. Faure pour un prix de 3,77 F. Nous rappelons également que les achats devraient se faire à partir d’une cotation régionale.
M. Thomassin insiste principalement sur le prix d’écluse trop proche du prix de base et souligne qu’il serait dangereux d’intervenir à un niveau plus élevé, car d’après lui, on stockerait des porcs étrangers et on créerait la surproduction. Notre délégation a constamment contesté cette affirmation.
Nous profitons également de cette conversation pour montrer que l’aide sanitaire et technique et l’aide aux groupements de producteurs ne s’opèrent pas sur les bases ou les espoirs de la réunion du 28 juillet à Rennes. M. Thomassin promet de revoir avec M. Poli ces questions.
Un technicien de l’Association des producteurs de maïs qui s’est joint à notre groupe intervient sur le prix des céréales, orge, maïs. L’ordre du jour du Conseil des ministres, nous dit M. Thomassin, ne porte pas sur les prix du porc ; il a été question toute la matinée des problèmes du sucre, mais des décisions sont attendues de Bruxelles, du Comité de gestion, et nous serons tenus au courant des mesures arrêtées en même temps que les ministres. Sur une question portant sur le Fonds d’orientation et de régularisation des marchés agricoles (FORMA), le texte du bulletin de l’ULN montrant comment certains marchés ont pu être perdus en matière laitière, faute d’intervention suffisante du FORMA, est discuté avec M. Thomassin.
M. Thomassin nous demande, en fin d’après-midi, un nouvel entretien. Il est question du prix d’orientation du bœuf et du contingentement vis-à-vis des pays de l’Est pour le porc.
M. Thomassin nous demande de lui faire parvenir dans les prochains temps une note sur ce qui est commercialisé en pourcentage de production par les salaisonniers à l’Ouest. Nous profitons de l’occasion pour insister sur les investissements de la transformation, et il est question d’une réunion de la coopération de l’Ouest dans son bureau.
Le texte dactylographié que possède M. Thomassin porte sur les mesures qui découlent d’une demande de dérogation formulée par la France pour l’intervention en matière de porc, dérogation qui serait valable jusqu’au 31 décembre 1967. Nous insistons pour qu’après le 31 décembre 1967, des interventions puissent se faire et que nous soyons consultés avant cette date, et que nous connaissions les propositions qui seront faites pour la période qui se situera après le 31 décembre 1967. M. Thomassin promet que nous serons consultés en temps utile et vraisemblablement en novembre.
Chaque semaine une cotation officielle existera. Le prix de 3,63 F pour le déclenchement national des porcs de catégorie C, est retenu. Nous insistons pour que la cotation régionale déclenche l’intervention régionale. Le seuil de déclenchement serait de 3,63 F pour le porc C, avec tête, ce qui équivaut à 3,80 F pour le porc C sans tête. Les prix suivants sont également avancés : 3,59 F pour les demi-carcasses B avec tête, ou 3,76 F sans tête ; et de 3,34 F demi-carcasses C avec tête, ou 3,51 F sans tête. Nous réinsistons fermement sur ces prix qui ne permettraient pas de tenir les promesses qui avaient été faites le 28 juillet à Rennes.
M. Thomassin dit que ces promesses seront tenues et que des mesures complémentaires seront prises pour qu’à partir de ces prix, on arrive à 3,77 F. Par exemple le lieu d’intervention serait la sortie d’abattoir, ce qui d’après lui pourrait représenter 10 F de plus par rapport au prix obtenu et retenu par les ministres. Nous réinsistons pour que ces mesures complémentaires aboutissent effectivement à 3,77 F. Les partenaires de la France demandent que la cotation soit nationale. C’est également la position du ministère français des Finances. Mais la cotation nationale française sera établie pour 75 % par l’Ouest, et pour 25 % par les Halles de Paris. Il est dans les intentions du ministre de supprimer la cotation des Halles dès que 6 points régionaux de cotation fonctionneront à travers la France.
Nous avons le sentiment que l’action de l’Ouest sur un point comme celui de la cotation permet d’aboutir progressivement à une cotation régionale, mais aussi que la cotation régionale n’a de sens que pour permettre des interventions à des niveaux de prix plus rémunérateurs.
Nous insistons aussi sur le fait que les propositions faites au FORMA pour l’intervention par les groupements de producteurs ne sont pas suffisantes pour redresser le marché du porc. M. Thomassin renouvelle l’assurance que nous serons consultés pour le nouveau règlement qui interviendra après le 31 décembre 1967. La France devrait poser la question au Conseil des ministres en novembre pour ce nouveau règlement.
De nouveaux entretiens ont lieu avec les journalistes, en particulier du Monde, du Figaro, de l’ORTF, M. Demange, M. de la Taillade.
Ayant le sentiment que les positions sont prises à Bruxelles, entérinées dans leur principe par les ministres, l’ordre du jour se poursuit sur le prix des céréales, nous décidons alors de rentrer dans la nuit à Paris, afin de faire le compte-rendu de notre démarche aux représentants de l’Ouest au Comité national de la FNSEA.
Archives du CHT, fonds FDSEA
Annexe 1.2. Le marché commun est-il remis en cause par le syndicalisme agricole de l’Ouest ? (1967)
Ce texte reprend et résume les points de vue et analyses qui ont été présentés, à ce propos, depuis le mois de juin 1967, par des responsables du syndicalisme agricole de l’Ouest (jeunes et aînés).
La région « Ouest » a lancé, au mois de juin 1967, une action syndicale qui, progressivement, s’est étendue à l’ensemble de la France. Cette action a été caractérisée par un certain nombre de violences qui ont atteint leur point culminant lors de la première manifestation à Redon le 26 juin, et lors des manifestations du 2 octobre à Quimper, Redon, Le Mans et Caen. Elle a aussi été marquée par la réalisation de plusieurs dossiers dont l’objet était de présenter, d’une manière aussi rationnelle que possible, la réalité chiffrée de l’agriculture de l’Ouest, et les actions nécessaires pour que cette agriculture sorte de l’impasse.
Cette action, et c’est normal, n’a pas été sans impressionner l’observateur extérieur. Mais ce qui l’a le plus surpris, voire inquiété, c’est que ce mouvement semblait remettre en cause la réalisation de l’Europe, telle qu’elle se construit actuellement. Et les questions ont tout naturellement jailli : les responsables du syndicalisme agricole de l’Ouest sont-ils devenus anti-Européens ? Leurs positions ne vont-elles pas entraver la construction de cette Europe à laquelle bon nombre de paysans français sont profondément attachés ?
Sans avoir la prétention d’épuiser un débat qui ne fait que commencer, nous voulons dire d’entrée de jeu que nous n’esquivons aucune de ces questions fondamentales. Nous tenterons donc d’exposer ici, sans prétention mais avec toute notre conviction, le point où nous en sommes de nos analyses, de nos recherches et de nos propositions.
Les orientations économiques de la CEE
En tout premier lieu, il apparaît que l’Europe des Six s’est fixée un impératif : celui de la croissance industrielle accélérée. Si l’objectif en soi n’a rien de choquant, il importe de savoir comment il est en voie de se réaliser. Ne disposant d’aucun pouvoir politique supranational susceptible d’être l’expression des milieux populaires ou en mesure d’être influencé par eux, l’Europe subit une double pression : celle des groupes économiques les plus puissants d’Europe et celle des économistes qui se veulent neutres et objectifs par rapport aux forces en place mais qui sont soucieux, avant tout, d’efficacité immédiate. Dans un tel système il est évident que les plus favorisés au départ ne cesseront d’accroître leur puissance, tandis que les plus démunis le deviendront chaque jour un peu plus. Dans cette optique, la politique économique des six gouvernements, qui peu à peu prend forme, frappe par sa cohérence et son dynamisme.
S’il est vrai que l’augmentation du niveau de vie dépend en premier lieu de la croissance du potentiel industriel, tout doit être mis en œuvre pour accroître dans les délais aussi brefs que possible, ce potentiel industriel. En corollaire, la réalisation de cet impératif impose d’effectuer des prélèvements sur d’autres secteurs de l’économie. C’est ainsi que pour permettre à l’industrie européenne de rattraper, au plus vite, le niveau d’efficacité atteint par l’industrie des États-Unis, le choix semble fait de développer, en priorité, les secteurs qui ont déjà atteint le plus grand degré de développement et souvent de concentration capitaliste. Géographiquement, ces secteurs bien placés sont répartis sur les axes principaux des communications et de consommation de l’Europe la plus riche. Il s’agit en particulier, de l’axe Rhône-Rhin de Marseille à Rotterdam, de la Vallée de la Seine et plus particulièrement du Bassin parisien, du nord de l’Italie, surtout dans la vallée du Pô. Dans ces régions qui bénéficient déjà des meilleures infrastructures, les forces de l’économie libérale obtiennent des États la majeure partie des investissements, notamment dans le domaine des communications routières, ferroviaires et fluviales.
Des transferts économiques et sociaux à l’avantage des secteurs de pointe
L’orientation économique que nous venons de décrire rapidement nécessitera des transferts économiques et sociaux des secteurs en retard vers les secteurs en développement ; les secteurs en retard étant systématiquement rongés par les prélèvements qui se développent alors, telle une gangrène non soignée. L’agriculture est sans doute le secteur d’activité le plus touché par ce mécanisme.
1. Les transferts au plan budgétaire.
En Europe et même dans tout l’Occident, la croissance de la masse des biens alimentaires est plus rapide que la croissance démographique. Sans cette perspective, et en raisonnant en économie fermée, l’accumulation des excédents agricoles représenterait une charge de plus en plus lourde pour les budgets de ces pays, qu’ils demeurent isolés ou qu’ils s’organisent en communautés de marchés.
Il importe donc d’alléger au maximum, voire de supprimer cette charge. Pour cela, plusieurs politiques sont possibles : ou bien on trouve, pour les produits agricoles, des débouchés dans les zones extérieures aux frontières des pays saturés, ou bien on supprime la proportion de l’agriculture qui correspond au trop produit.
Les choix économiques des Six, tels que nous les avons décrits, ou les rapports de force qu’ils laissent se développer entre les groupes économiques, semblent correspondre à la seconde hypothèse. Ils conduisent à la disparition d’une forme d’agriculture implantée plus particulièrement dans certaines régions qui se trouvent, hélas, excentriques à celles du grand développement de l’Europe.
2. Les transferts au bénéfice de l’industrie.
Pour permettre l’accumulation de capital nécessaire aux investissements et à la concentration de l’industrie, il est nécessaire de freiner, ou tout au moins de contrôler au maximum, les salaires.
L’agriculture contribue, malgré elle, de deux manières à cette « nécessité » industrielle. Tout d’abord par un transfert massif de population. À partir du moment où les difficultés économiques obligent un grand nombre d’agriculteurs à quitter leur métier, non seulement ceux-ci fournissent à l’industrie une main-d’œuvre disponible, mais encore ils peuvent lui assurer le volant de chômage nécessaire à la compression des salaires. Le Ve Plan a prévu pour la France 600 000 chômeurs. Ensuite, par une politique de bas prix alimentaire. Cette politique doit surtout être appliquée dans les secteurs les plus sensibles pour la ménagère. Aujourd’hui, le travailleur « ne gagne plus son pain », il « gagne son bifteck ». Il faut donc agir de telle manière que les productions animales et légumières, qui représentent l’essentiel des dépenses, arrivent à bas prix sur le marché. Les risques de revendications salariales en seront diminués d’autant.
La politique agricole en cours
Ces explications préliminaires nous ont semblé nécessaires pour une meilleure compréhension des motivations de la politique agricole qui s’élabore actuellement. Disons tout de suite que cette politique s’effectue d’autant plus facilement que « les gouvernements des Six dans leurs compromis politiques ont, en fait, d’abord tenu compte des productions et des producteurs les mieux placés. Ceci a été renforcé par la présence active à Bruxelles des représentants de cette partie de l’agriculture ».
1. Au profit de l’agriculture la mieux placée.
Il fallait, d’entrée de jeu, assurer le développement de l’agriculture dont on pensait qu’elle avait vocation à assurer la majeure partie de l’alimentation nécessaire à la CEE. Pour cela, plusieurs mesures particulières ont été décidées :
a. Assurer la sécurité des revenus
C’est ainsi que, contrairement aux autres secteurs, le problème de la surproduction a été totalement pris en charge au niveau budgétaire. Pour le blé, quel que soit le volume produit, le niveau de prix est maintenu. L’étanchéité des frontières est suffisante pour éviter que des importations ne viennent perturber le marché intérieur. Les céréales, bien que ne représentant qu’une faible partie de la production agricole totale, se taillent la part du lion dans les subventions à l’exportation. Toutefois, pour éviter la croissance indéfinie de cette charge en matière de betteraves, une exception est faite à la règle libérale, et la planification de la production se réalisera au travers de « quota ».
b. Augmenter, par priorité et presque exclusivement, les prix des céréales et betteraves
En ce qui concerne la France, cette augmentation s’est tout d’abord manifestée par la suppression de la taxe hors quantum. Une augmentation de prix, effective pour 1967 et prévue pour 1968, complète cette plus-value. Compte tenu de l’augmentation des rendements, on peut estimer que l’augmentation de revenu sera de l’ordre de 30 % en 1967. Pour la betterave, les 30 % seront sans doute atteints sur deux campagnes avec la suppression de la taxe de reprise.
2. Orienter l’utilisation des bénéfices céréaliers et betteraviers vers l’industrialisation d’autres productions.
L’absence d’organisation des marchés et des productions dans les autres secteurs n’est pas accidentelle. Elle permet à ceux qui disposent de possibilités d’autofinancement, de réaliser, à leur profit le transfert des productions.
C’est ainsi que certaines cultures légumières, telles que les petits pois, ont quitté presque totalement l’Ouest. Les secteurs plus riches, mieux situés et principalement le Bassin parisien les ont accueillis, ainsi que les usines de conserve qui ont suivi le mouvement. Il en va de même pour la production avicole qui, en deux ans, a diminué de 20 % à l’Ouest, alors qu’elle augmentait de 40 % dans le Bassin parisien. La même analyse peut être faite en ce qui concerne le maïs, le porc et même la viande de bœuf à partir du moment où la déshydratation du fourrage permet de l’industrialiser.
3. Mettre en place des mécanismes permettant de supprimer une partie importante de l’agriculture européenne.
Pas d’intervention efficace
Pour accélérer ce mouvement qui condamne à la fois l’économie agricole insuffisamment riche et peu technicisée, quelle que soit la situation géographique et l’économie agricole excentrée, quel que soit son degré de technicité, les six gouvernements ont voulu, autant que possible, éviter de mettre en place des mécanismes de prix d’intervention (aviculture) et lorsqu’ils n’ont pas pu éviter cette mise en place, ils l’ont conçue de telle manière que les déséquilibres en soient accentués.
Une fausse égalité des prix
Lorsque le libéralisme joue à plein dans un secteur donné, comme l’aviculture par exemple, les zones excentrées sont naturellement condamnées, même à niveau égal de productivité. Leur éloignement les oblige, en effet, à supporter tant en amont qu’en aval de la production, des charges supplémentaires de transport que rien ne vient compenser. La situation devient très vite insupportable lorsque la mauvaise qualité des équipements d’infrastructure s’ajoute à ce premier facteur. Le coût du transport des céréales, du Bassin parisien vers l’Ouest, représente en moyenne de 2 à 4 F du quintal par voie routière ou ferrée, alors qu’il ne représenterait qu’un franc par voie fluviale. Il en coûte 5 dollars la tonne de plus à faire transiter les tourteaux d’importation par l’un des ports de la façade atlantique plutôt que par Anvers ou Rotterdam, et ceci parce que les ports situés à l’écart des axes de développement sont mal équipés. En conséquence, leur trafic est insuffisant pour être rentable.
Une protection toute théorique
En ce qui concerne les marchés théoriquement protégés (porc, par exemple), les prix d’intervention ont été fixés à un niveau tel que seuls ceux qui obtiennent les fournitures à bas prix et qui ont les consommateurs à proximité, peuvent les atteindre grâce à une haute technicité. La raison invoquée pour justifier cette décision est le risque de surproduction (et pourtant que se passe-t-il pour les betteraves et le blé ?…). Il faut ajouter que le mécanisme d’intervention ne pouvant se déclencher qu’à partir de la moyenne mathématique des cours constatés sur l’ensemble de la Communauté, les régions éloignées supportent des cours inférieurs à ce niveau d’intervention avant que la moyenne mathématique ne permette le déclenchement du stockage. C’est ce qui se passe actuellement pour le porc à l’Ouest. Nous pourrions faire la même analyse pour les produits laitiers.
En ce qui concerne les productions déficitaires, comme la viande de bœuf, les mêmes critères ont été retenus. Il peut sembler paradoxal de constater que les prix sont fixés à un niveau très bas dans un secteur où le risque de surproduction n’existe pas, puisque le déficit de la CEE ira en augmentation dans les années à venir (700 000 tonnes de déficit en 1970).
Ce paradoxe n’est qu’apparent. Selon M. Edgar Faure lui-même, contrairement à ce qui a été fait pour les céréales, la réglementation des importations de viande de bœuf est extrêmement souple. Celles-ci sont réalisées après prélèvement et droit de douane, à des niveaux inférieurs au prix d’intervention.
En réalité, cette situation favorise l’expansion industrielle décrite précédemment. D’abord, elle permet d’éviter l’augmentation du prix du bifteck. Ensuite, ces viandes sont achetées, pour l’essentiel, à des prix de dumping dans les pays de l’Est et en Amérique du Sud, c’est-à-dire dans des pays où le développement est très inférieur à celui de l’Europe. Elles ne sont pas payées en devises, mais en produits industriels. Quand on sait que, sur un plan mondial, le terme des échanges se détériore sans cesse au détriment des produits bruts, tels que la viande et au profit des produits finis, on comprend l’avantage économique que l’Europe peut retirer de cette situation qui lui permet d’accroître son potentiel économique au détriment des pays moins développés. Les accords que M. Rey avait conclus à Genève, au non de la CEE, avec l’Argentine auraient permis, sans l’action du syndicalisme agricole de l’Ouest, d’institutionnaliser cet état de chose. Malgré le rejet de ces accords, le problème n’est pas résolu puisque les frontières sont extrêmement poreuses. La seule question que nous pouvons nous poser est la suivante : les techniques d’industrialisation de la production de viande avanceront-elles suffisamment vite pour permettre à l’agriculture, qui en a les possibilités financières et géographiques, de couvrir ce secteur ? Sinon, l’Europe continuera-t-elle à détruire sa production actuelle afin de développer ses échanges à bas prix avec les pays cités ci-dessus ? En tout état de cause, les régions excentrées ou les exploitations techniquement en retard n’ont pas de place dans les schémas retenus.
En définitive, au terme de cette analyse, nous pouvons dire que l’Europe se construit sous le double signe du libéralisme économique, c’est-à-dire de la croissance du capitalisme et de l’efficacité à court terme au profit des plus forts. Nous croyons d’ailleurs, à ce sujet, que c’est dans la perspective d’un choix vers le capitalisme efficace, qu’il faut analyser les dernières ordonnances sur la coopération.
De ce fait, ceux qui contestent ces orientations risquent fort d’être présentés à l’opinion publique soit comme des anarchistes poujadistes qui protestent sans rien proposer, soit comme de dangereux conservateurs qui veulent maintenir, à tout prix, des structures économiques inefficaces et coûteuses pour l’ensemble de l’économie.
Pour une nouvelle orientation de la politique économique de l’Europe
Si l’Europe et l’Occident assistent à une augmentation des productions alimentaires plus rapide que la croissance démographique, à l’échelle du monde, le phénomène inverse se produit. La faim croît, entraînant plus de misère, de révolte, de risque de guerre mondiale. En tant que producteurs de biens alimentaires et en tant qu’hommes, nous ne pouvons l’accepter. Nous savons qu’à terme, la politique du don n’est pas une solution. Nous pensons que l’Europe et l’Occident peuvent choisir quatre voies pour résoudre leurs problèmes de surproduction agricole.
1. La voie traditionnelle.
Les surplus sont pris en charge par les budgets et sont écoulés à perte sur le marché mondial. Cette politique n’est pas réaliste. Elle représente une subvention déguisée aux économies déjà développées comme l’Angleterre. Elle n’assure aucune garantie de ressources alimentaires constantes aux pays en voie de développement. Elle peut, à tout moment, être remise en cause sous la pression de l’opinion publique et provoquer la ruine brutale des agriculteurs ainsi assistés.
2. La subvention aux agriculteurs pour qu’ils ne produisent pas.
C’est la voie choisie, concurremment avec la première, par les États-Unis. Mais nous ne pouvons nous résoudre à accepter, connaissant le problème de la faim dans le monde, que des terres sous climat tempéré, à haut potentiel de productivité, telle que la vallée de la Loire, de la Garonne, soient subventionnées pour ne pas produire. Nous nous faisons une autre idée de l’Europe.
3. La suppression de l’agriculture excentrée ou insuffisamment développée.
C’est la voie dans laquelle les Six s’engagent actuellement. C’est aussi la plus inacceptable. Cette solution fait bon marché des problèmes humains qui en découlent. Elle condamne au taillis des zones entières dont les possibilités de production sont importantes. À terme, et compte tenu de l’échec de la décentralisation industrielle, elle détruira toute vie économique pour des régions entières. À titre d’exemple, disons que l’agriculture de l’Ouest représente non seulement la plus forte valeur ajoutée par hectare de toute la France, mais aussi le tiers du produit économique régional. Dans cette région où le Ve Plan prévoit une importante diminution de la population active, la crise de l’agriculture entraînera une crise économique nécessairement généralisée.
4. La mise en œuvre d’une politique économique contractuelle à l’égard du Tiers-Monde.
À notre avis, l’Europe n’a pas le droit de supprimer le tiers environ de son potentiel agricole. Elle n’a pas le droit non plus de s’approvisionner complémentairement auprès de pays plus pauvres, en pratiquant une politique mercantile qui accroîtra leur sous-développement. Si nous rejetons, à titre permanent, la politique du don, il ne reste plus qu’à exiger la mise en place d’une politique d’échange basée sur la division internationale du travail. Cette politique, qui intéresse les agriculteurs français, parce qu’elle met en cause leur existence même, en tant qu’agriculteurs, suppose :
– une réforme des mécanismes monétaires servant de véhicule aux échanges.
– l’établissement de contrats à long terme permettant d’acheter les productions des pays sous-développés à des prix élevés et constants. Il s’agit essentiellement des produits alimentaires dits « exotiques » et des matières premières (énergie, métaux, etc.). À titre d’exemple, une politique contractuelle dans le domaine des corps gras, d’origine végétale, qui conduirait à payer des huiles d’Afrique à des prix élevés et constants, permettant d’ouvrir, par contrat également, une perspective de vendre de la poudre de lait. L’industrie laitière européenne pourrait aussi augmenter le mode de transformation et diminuer d’autant la production de beurre dont les excédents s’accumulent.
– l’établissement de contrats également pour permettre aux pays en voie de développement d’écouler les produits finis fabriqués par leur jeune industrie. Compte tenu de la demande des pays sous-développés, la mise en place contractuelle, dans les secteurs où l’Europe peut produire à moindre coût, de productions alimentaires qui permettraient de réduire la famine dans le cadre d’une économie non pas de don mais d’échanges. À ce propos, nous pouvons citer une proposition de M. Mansholt, rejetée par les gouvernements et rapportée, comme suit, par Agri Pick Up n°5 (8 novembre 1963) : « M. Mansholt a proposé un “deuxième plan” sur la stratégie des Six, dans la négociation Kennedy. Selon lui, la négociation ne devrait pas se limiter aux seuls droits de donner, mais porter également sur le montant du soutien dont bénéficie chaque produit. Des accords pourraient être conclus, fixant les limites de l’aide qu’il convient d’accorder à chaque produit. À ce second volet, s’ajouterait un troisième découlant des deux précédents. Pour les produits souffrant d’un excès de l’offre sur la demande, les États devraient conclure des accords mondiaux de prix, auxquels toutes les nations participant à la négociation Kennedy devraient souscrire. Des accords pourraient être conclus sur le blé, le maïs, le sorgho, l’orge, le beurre, le sucre, les oléagineux. Un organisme mondial d’orientation et de régularisation des marchés mondiaux serait créé, qui permettrait de satisfaire la demande non commerciale. Aucune limitation de la production ne serait envisagée aussi longtemps qu’il existe une demande potentielle non solvable. »
Le rejet de cette proposition, qui représentait un premier pas dans la voie que nous réclamons, prouve que les choix actuels vont à l’encontre d’un véritable développement coordonné de l’Europe et du Tiers-Monde.
Il est évident que dans ce domaine, une nouvelle orientation remettrait en cause les idées reçues et les systèmes économiques existants. Il ne s’agit pas seulement de sauver l’agriculture, mais peut-être aussi la paix, par un véritable développement, comme l’indiquait une récente encyclique. Pour réaliser ce développement, ces pays, tout comme les agriculteurs européens, devront se libérer du capitalisme qui les exploite et entrave leur expansion.
Pour une nouvelle politique agricole européenne
Compte tenu de cette perspective, nous proposons quelques éléments d’un programme qui, à notre sens, pourrait permettre de jeter les bases d’une nouvelle politique agricole européenne.
À la base de notre réflexion, nous plaçons un premier impératif : la régionalisation réelle des structures et de l’économie européenne. Cette régionalisation nous semble indispensable, même pour des raisons d’expansion économique à long terme.
Si la voie suivie actuellement est maintenue et accentuée, les zones qui bordent l’Atlantique, ainsi que le sud de l’Italie, risquent de connaître un courant de plus en plus important et durable de dépopulation. Les économistes savent qu’en dessous d’un certain seuil de dépeuplement, le dépérissement économique devient irréversible. Or, la région atlantique ne représente-t-elle pas le canal normal des échanges que, tôt ou tard, l’Europe établira avec l’Angleterre, l’Espagne, le Portugal, l’Afrique, l’Amérique du Sud, peut-être même le Québec ? N’en va-t-il pas de même pour le sud de l’Italie par rapport au Moyen-Orient et au Maghreb ?
Dès maintenant, pour les pondéreux, Dakar est plus proche de Brest que Paris du point de vue coût. L’Europe a-t-elle raison, économiquement parlant, de jouer le repliement sur elle-même en négligeant la périphérie ?
Il nous semble, par ailleurs, que dès maintenant, l’économie libérale comptabilise très mal le coût global des investissements dans telle région plutôt que dans telle autre. Elle comptabilise également très mal le coût de la sclérose qu’elle laisse se développer dans des secteurs entiers du tissu économique. Or ces coûts sont supportés par la collectivité. L’industriel qui investit à Paris par exemple plutôt que dans le sud-ouest, n’a pas à supporter les frais collectifs qu’il provoque tant au point de vue du logement, qu’hospitalier, scolaire, routier, etc.
Nous savons que ces coûts sont plus élevés dans les zones à forte densité de population. L’industrialisation des zones excentrées n’est-elle pas, finalement, plus rentable ? Nous le pensons et demandons que, s’il le faut, les pouvoirs publics suppléent, dans ce domaine, à la carence des capitaux privés. Nous demandons aussi que ces derniers soient astreints à prendre en charge eux-mêmes les coûts indirects supplémentaires que provoquent leurs investissements.
Nous sommes persuadés, en effet, qu’il n’y a pas d’expansion agricole possible sans activités industrielles et de services sur place, à la fois pour absorber le surcroît de population agricole et accroître les échanges.
Bon nombre d’agriculteurs et de fils d’exploitants devront changer de métier. Nous ne pouvons accepter qu’ils soient déportés sous le coup de la misère, pour devenir manœuvres ou chômeurs à la suite de leur déracinement, ou qu’ils soient condamnés, faute d’emploi, à passer leur vie dans une exploitation agricole moyenâgeuse.
Dans le domaine plus spécifiquement agricole, il nous apparaît indispensable :
– que soient prises des mesures aboutissant à inverser, dans les délais les plus rapides, le rapport des prix entre les productions animales, d’une part, et le blé et la betterave, d’autre part. Que dans cette perspective, soit établi un programme quinquennal de prix pour offrir la sécurité aux investissements. À ce niveau, les prix mettent directement en cause la politique d’aménagement des structures puisque pour bon nombre de régions, elle condamne les exploitations, même restructurées, à ne pas atteindre un niveau satisfaisant de rentabilité.
– que des interventions budgétaires massives et programmées soient engagées pour supprimer, dans un délai déterminé, les disparités réductibles (SAFER, IVD, remembrement, équipements portuaires, voies de circulation, équipements de production, industries agricoles et alimentaires, etc.). M. Mansholt lui-même vient de déclarer que, dans ce domaine, les Six avaient été singulièrement timides et qu’ils auraient mesuré chichement les crédits,
– que soient rapidement mises en place et généralisées des cotations régionales de l’ensemble des productions pour permettre des interventions régionalisées, interventions réalisées et contrôlées par les groupements de producteurs et leurs comités économiques,
– que le niveau des prix d’intervention soit différencié suivant les régions pour couvrir les disparités tant qu’elles ne seront pas réduites par ailleurs et permettre en tout état de cause, un revenu égal à productivité égale, quelle que soit la situation géographique. Sur ce point, nous souhaitons être bien compris. Nous ne demandons pas de niveaux de prix d’intervention démagogiques. Nous pensons que ceux-ci ne doivent couvrir que les prix de revient obtenus à partir d’un haut niveau technique. En conséquence, il y aurait lieu d’envisager, comme en Angleterre, une révision annuelle. Mais nous voulons, qu’au-delà des prix, soit enfin pratiquée une véritable politique de revenus en agriculture.
– nous savons qu’une nouvelle politique à l’égard du Tiers-Monde ne se mettra pas en place du jour au lendemain. Par conséquent, le risque de surproduction demeure important. Il ne peut être maîtrisé, comme pour la betterave, que par l’établissement, dans les autres productions, de quotas régionalisés et révisables chaque année. Il s’agit de mettre sur pied une programmation régionalisée des productions. Que l’on ne nous dise pas qu’une telle mesure est techniquement impossible, puisqu’elle se réalise dans d’autres secteurs et dans d’autres pays.
– nous voulons qu’un certain nombre de mesures législatives, qui n’entraîneraient d’ailleurs aucune dépense, interviennent pour assurer à l’exploitant fermier la véritable sécurité pour ses investissements et pour, d’une manière générale, permettre à tout exploitant de continuer à exercer son métier, sans avoir à supporter une charge foncière de plus en plus lourde.
– nous demandons la mise sur pied d’une véritable organisation du marché dans les secteurs frappés d’anarchie, tels que ceux de la viande, des fruits et légumes. Ceci ne peut être réalisé que par une prise en main de ces secteurs, tant par les pouvoirs publics que par les professionnels organisés.
La recherche et l’expérimentation conditionnent l’avenir de toute profession quelle qu’elle soit. C’est pourquoi nous exigeons une politique d’investissements prioritaires et régionalisés dans ce domaine. Il conviendrait, sans doute, d’ajouter de nombreux éléments à cette ébauche de programme. Dans nos rencontres, tant avec le ministre de l’Agriculture qu’avec les fonctionnaires européens, nous avons évoqué d’autres problèmes, tels que la répartition des charges sociales et fiscales, que nous ne reprendrons pas ici. Nous sommes convaincus d’ailleurs que la recherche n’est pas terminée et que pour la poursuivre, le concours de toutes les régions et de tous les hommes qui se sentent concernés est nécessaire.
En conclusion
Nous demandons à tous les responsables qui liront cet article de nous aider dans le combat que nous avons engagé. Ce combat ne sera d’ailleurs pas gagné par l’action de quelques-uns, mais par la détermination et la participation du maximum d’agriculteurs directement concernés. À ce niveau, les manifestations de masse représentent un moyen important de prise de conscience collective.
Seuls ou isolés, nous sommes incapables de le faire aboutir. Mais si tous ceux qui se sentent concernés, ne serait-ce que par le désir de promouvoir plus de justice, agissent dans le même sens que nous, nous sommes convaincus qu’il est encore possible de modifier l’orientation européenne actuelle. Il est, en tout cas, nécessaire d’agir sans tarder : si nous laissons, en effet, les structures européennes de type libéral se mettre en place, il sera beaucoup plus difficile ensuite de les modifier dans le sens que nous souhaitons.
Le développement est à l’ordre du jour. Pour nous, il s’agit du développement de toutes les régions, de toutes les professions et, en définitive, de tous les hommes, et non pas du développement aveugle des techniques, de l’économie et finalement d’un capitalisme inhumain.
Les Bureaux de la FRSEAO et du CRJA.
Notes de bas de page
1 Brochure de 48 pages éditée par la SEDPA, 11 bis, rue Scribe, Paris. De nombreux renseignements de ce paragraphe sont extraits de ce document. Archives de l’auteur. Voir supra des extraits dans l’annexe 1.2, p. 51.
2 P. 36.
3 P. 41.
4 Voir, à titre d’exemple, Bourrigaud R., Paysans de Loire-Atlantique. 15 itinéraires à travers le siècle, Nantes, CHT, 2001, notamment l’introduction.
5 Lors d’un changement de majorité au sein de la FDSEA du Finistère qui débouche sur l’élection de Georges Dauphin comme président.
6 Voir Canevet C., 40 ans de révolution agricole en Bretagne 1950-1990, Rennes, Institut culturel de Bretagne/Skol-Uhel Ar Vro, 1991, p. 135.
7 Dirigeant du syndicalisme agricole régional, mais aussi militant du Parti socialiste unifié (PSU). Voir Chavagne Y., Bernard Lambert. 30 ans de combat paysan, Quimperlé, La Digitale, 1988, 284 p.
8 Chavagne Y., op. cit., p. 108.
9 Voir Bougeard Ch., Porhel V., Richard G. et Sainclivier J. (dir.), L’Ouest dans les années 68, Rennes, PUR, 2012.
10 Chavagne Y., op. cit., p. 109.
11 Chavagne Y., op. cit., p. 110.
12 En fait, le contenu de ce qu’on va rapidement appeler le « plan Mansholt » est connu quelques semaines plus tôt et diffusé par les médias agricoles comme Agri Sept.
13 Revenu brut d’exploitation.
14 Fort R. et Davalo M., Gilles Possémé une vie donnée pour la dignité humaine, préface de Paul Houée, Paris, Les Oiseaux de papier, 2008, 137 p. Gilles Possémé (1932-2005) a d’abord été syndicaliste, puis président de la Chambre d’agriculture du Morbihan de 1974 à 1989 et de la Mutualité sociale agricole à la même époque. Il est enfin maire de la commune de Saint-Marcel durant quatre mandats successifs, de 1977 à 2001.
15 La Confédération des coopératives agricoles de l’Ouest a annoncé la présence de onze représentants au minimum, huit autres se sont excusés (lettre du 23 juillet signée de J. Painvin).
16 Dans le numéro du 16 août 1969 qui y consacre trois grandes pages.
17 Agri Sept, 1er août 1969.
18 Delorme H. (dir.), La politique agricole commune. Anatomie d’une transformation, Paris, Presses de Sciences Po, 2004, p. 14.
19 C’est au début de 1970 que les Éditions du Seuil publient le fameux livre de Bernard Lambert, préfacé par Michel Rocard, alors secrétaire national du PSU, et au titre volontairement provocateur : Les paysans dans la lutte des classes, ouvrage réédité en 2003 par le CHT.
20 Tous ces documents sont contenus dans le dossier constitué par le secrétariat général de la FRSEAO de l’époque, assuré par Médard Lebot, et déposé par ce dernier au CHT (fonds FDSEA, boîte n° 308).
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
S’adapter à la mer
L’homme, la mer et le littoral du Moyen Âge à nos jours
Frédérique Laget et Alexis Vrignon (dir.)
2014
Figures et expressions du pouvoir dans l'Antiquité
Hommage à Jean-René Jannot
Thierry Piel (dir.)
2009
Relations internationales et stratégie
De la guerre froide à la guerre contre le terrorisme
Frédéric Bozo (dir.)
2005
La France face aux crises et aux conflits des périphéries européennes et atlantiques du xviie au xxe siècle
Éric Schnakenbourg et Frédéric Dessberg (dir.)
2010
La migration européenne aux Amériques
Pour un dialogue entre histoire et littérature
Didier Poton, Micéala Symington et Laurent Vidal (dir.)
2012
Mouvements paysans face à la politique agricole commune et à la mondialisation (1957-2011)
Laurent Jalabert et Christophe Patillon (dir.)
2013
Sécurité européenne : frontières, glacis et zones d'influence
De l'Europe des alliances à l'Europe des blocs (fin xixe siècle-milieu xxe siècle)
Frédéric Dessberg et Frédéric Thébault (dir.)
2007
Du Brésil à l'Atlantique
Essais pour une histoire des échanges culturels internationaux. Mélanges offerts à Guy Martinière
Laurent Vidal et Didier Poton (dir.)
2014
Économie et société dans la France de l'Ouest Atlantique
Du Moyen Âge aux Temps modernes
Guy Saupin et Jean-Luc Sarrazin (dir.)
2004