Introduction

Rémi Fabre et Alain Tirefort

p. 9-12


Texte intégral

1Près de cinquante années après les indépendances africaines, censées permettre aux peuples de prendre pacifiquement en main leur destin, la froideur des données chiffrées suggère un lien direct entre la paupérisation de l’Afrique et la multiplicité des guerres et des conflits qui l’ensanglantent1.

2Cela ne veut pas dire évidemment qu’il n’y ait pas d’autres causes aux malheurs de ce continent, et si l’on veut d’emblée apporter une touche d’espérance au sombre tableau qui va être peint, on notera qu’à en croire certains auteurs le niveau de violence semble aujourd’hui baisser de quelques crans : « […] nombre de conflits ouverts, avec leur cortège de combats et d’atrocités en tout genre, ont évolué en des sortes de “Paix chaudes” […] »2. On ne se privera pas non plus de rappeler que la guerre est loin d’être une spécialité africaine et qu’au triste palmarès des guerres du XXe siècle l’Europe reste bien loin devant tous les autres continents.

3Les guerres africaines suggèrent par ailleurs que la paix et la sécurité peuvent difficilement être imposées de l’extérieur, que les Nations Unies sont de moins en moins un acteur décisif ou incontesté, et que la prévention et le règlement des conflits reviennent en premier lieu aux dirigeants africains. La France, tirant les leçons d’un passé africain controversé, ne cherche-t-elle pas à « réviser sa politique africaine ? »

4Depuis les années 1960, plus de la moitié des 53 pays africains ont été confrontés à diverses formes de conflits. À la fin du second millénaire, une vingtaine de pays étaient encore directement concernés ou impliqués dans des guerres… Des guerres responsables de plus de 50 % de tous les décès causés par les conflits dans le monde, des guerres avec leurs litanies d’horreurs, de pertes massives en vies humaines, de populations déplacées et réfugiées, de famines, de destructions de grande ampleur, de désorganisation et de discrédit des institutions publiques…

5Parce que l’Afrique est un continent vaste et varié, dont les pays diffèrent par leur histoire, leur population, leur espace, les conflits dont elle a été le théâtre, que ce soit dans le passé précolonial, ou dans les périodes coloniales et post-coloniales, sont d’une grande diversité et d’une grande complexité, dans leurs sources comme dans leur déroulement. Les quelques exemples historiques qui sont présentés ici n’épuisent évidemment pas cette diversité. Ils constituent toutefois des études de cas assez variées, qui mettent en évidence un lourd héritage historique fait de dominations coloniales, d’interventions extérieures des nations industrielles, mais qui permettent aussi de réaliser que l’Afrique est également « malade d’elle-même ».

6« Guerre et Paix. Afrique noire et Madagascar aux XIXe et XXe siècles », tel était le libellé du colloque international organisé en commun par les Universités d’Abidjan et de Nantes, qui devait se dérouler fin décembre 2002 en terre ivoirienne. L’actualité guerrière prit le pas sur ce projet scientifique avec la rébellion armée qui s’est déclenchée le 19 septembre 2002, débouchant sur la guerre et la partition de fait du pays. Ce colloque, trop pertinent peut-être, a dû être annulé pour des raisons de sécurité ; le CRHIA ne souhaitait pourtant pas que les événements fassent sombrer corps et biens une réflexion qui devenait en réalité encore plus urgente et nécessaire, et qui avait été entamée par une trentaine de chercheurs tant africains qu’européens ; cette réflexion couvrait une longue période temporelle et une grande partie de l’espace subsaharien, du Tchad à Madagascar, et du Sénégal à la corne de l’Afrique. Nous armant de patience et de ténacité nous avons réussi à rassembler une douzaine de communications. Certes, le lecteur le comprendra, de nombreuses contributions africaines n’ont pu être récupérées, mais ce numéro, tel qu’il est, aura au moins le mérite d’avoir gardé trace de ce « non-événement scientifique », et de continuer à creuser un sillon qui avait déjà été tracé par une exposition iconographique sur le thème de la guerre et la paix en Afrique, qui a été réalisée à l’initiative du CRHIA, et qui a été présentée depuis deux ans dans plusieurs centres universitaires3.

7Comment présenter rationnellement un tiers d’interventions et d’articles par rapport à ce qui était initialement programmé ?

8Un constat néanmoins : le concept de Paix a beaucoup moins sollicité les chercheurs que celui de guerre. Mais les quelques réflexions qui sont présentées dans ce numéro et qui constituent l’essentiel de ce qui devait être entendu au colloque suffisent peut-être à suggérer la complexité du concept : il y a paix et paix, la paix des cimetières n’est pas celle des braves, celle de la réconciliation n’est pas celle de la domination. Dans le cadre africain, la « paix coloniale » qu’Hélène Grandhomme nous invite à considérer sous l’angle de la « politique religieuse » suivie par la puissance coloniale au Sénégal, a été précédée par une période intermédiaire de « pacification », un mot qui a pris des connotations assez peu iréniques et que nous avons considéré ici dans son cadre presque topique du gouvernement de Gallieni à Madagascar, en nous interrogeant sur sa dimension culturelle et symbolique, la pacification prenant la forme d’une mise en scène du pouvoir et de la domination, d’une « politique de l’image » avec « un savant dosage de force et d’harmonie » dont les cartes postales nous ont laissé la trace. Quant aux paix et aux perspectives de paix contemporaines elles peuvent prendre la forme de modestes et délicats règlements de différends frontaliers autour de l’utilisation de l’eau par la commission du bassin du lac Tchad, une procédure qui a tant bien que mal fonctionné pendant d’assez longues années. Pour les pays qui sont confrontés directement à des conflits dramatiques, où la violence semble sans cesse prête à renaître, comme la Côte-d’Ivoire du début du XXIe siècle, ce sont évidemment les conditions d’une paix durable qui préoccupent avant tout et l’histoire s’appuyant sur le passé cherche à se faire prospective, à tracer les conditions d’un futur nécessaire et désirable.

9Pour les guerres africaines notre numéro, s’il est plus abondant que sur la paix, est également loin de présenter un panorama complet. Les conflits très meurtriers des années 1990, ceux du Rwanda, du Liberia, de la république démocratique du Congo, sans parler de l’Angola ou de la Somalie, n’ont pas été présentés ici. En revanche, la « descente aux enfers » de la république de Côte-d’Ivoire, pays hôte du colloque, a suscité plusieurs analyses à chaud, que la marche rapide de l’actualité de ces derniers mois n’est pas venue infirmer ou rendre caduques. Mais la Côte-d’Ivoire a fait aussi l’objet d’un retour vers un passé où, au tournant des deux siècles précédents et des débuts de la domination coloniale, le commerce des armes constituait une activité prospère.

10De façon plus générale, il nous a semblé qu’il pouvait être éclairant d’associer les synthèses de grande ou moyenne ampleur aux monographies centrées sur un événement, sur un espace temporel ou géographique très précis. On trouvera les perspectives générales dans la première partie, plutôt comme des introductions traçant des cadres et ouvrant le champ de la variété historique que comme des bilans définitifs, des synthèses finales que le caractère inachevé du colloque rendait de toute façon impossibles. Il était néanmoins nécessaire de réfléchir dans la moyenne et la longue durée, tant sur le phénomène de persistance des conflits et d’existence de zones particulièrement fragiles et sujettes à la violence, comme la corne de l’Afrique, que sur une typologie historique des formes de guerre qui met en évidences les métamorphoses ou les masques multiples qu’a pu revêtir le dieu Mars africain, entre les deux extrêmes de l’affrontement entre colonisateurs d’août 1914 au Togo (la guerre civile des colonisateurs ?) et les guerres civiles africaines contemporaines. On notera que dans cet ensemble, ce qui est au total le moins présent en Afrique, ce sont les guerres interétatiques conduites par des armées régulières. Faut-il y voir une lueur d’espoir avec l’idée que l’union entre les États africains devrait pouvoir se construire et devenir efficace après moins d’horreurs et d’affrontements que ceux qu’a connus l’Europe ? C’est cette union qui peut agir, si elle est capable de dépasser les belles paroles et les vœux pieux, pour construire des mécanismes de prévention des conflits, aptes en particulier à combattre les nouvelles formes de violence, avec des mouvements armés parfois liés à des mouvances islamiques ou radicales, mais surtout de plus en plus en liaison avec des mafias, des groupes criminels à finalité commerciale.

Notes de bas de page

1 Pour s’en tenir à une comptabilité moins funeste que le décompte des tués et des invalides, un réfugié sur trois dans le monde, soit environ 6 millions de personnes, est africain selon le Haut Commissariat aux réfugiés (HCR) à la fin des années 1990 ; un chiffre inférieur à celui qu’avance l’Organisation de l’unité africaine (OUA), avec 7 millions de personnes. Et on doit compléter cette donnée par le nombre d’Africains déplacés à l’intérieur de leur propre pays, un nombre qui avoisine les 15 millions.

2 J. M. Balencie, A. de la Grange (s. d.), Les nouveaux mondes rebelles Conflits, terrorisme et contestations, Paris, Éditions Michalon, 2005, p. 127.

3 Évoquée à la fin de ce cahier, elle est à la disposition de tout centre universitaire ou association intéressée par ce thème.


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