Finis terrae, finis maris, finis mundi
La « forteresse Amérique » et ses avant-postes atlantiques : stratégie périphérique et défense de l’avant en Europe aux débuts de l’ère thermonucléaire
p. 207-219
Texte intégral
CONSIDÉRATIONS LIMINAIRES
1Aux débuts de la guerre froide, la France perd tout espoir de rester une grande puissance tandis que les États-Unis, eux, deviennent un acteur global des relations internationales. Après la Seconde Guerre mondiale, les responsables français se heurtent ainsi à la difficulté pénible de devoir inverser les perspectives géopolitiques et de ne plus se considérer comme le centre du monde. Le centre est devenu la périphérie et la périphérie est devenue le centre. Désormais, l’espace français et européen s’assimile doublement à une périphérie : la France vit concrètement le fait d’être le « finistère » du continent eurasiatique, en bout de course d’une éventuelle conquête soviétique. Dans le même temps, elle devient la périphérie de la principale puissance occidentale, à savoir les États-Unis d’Amérique. Il s’agit d’une réalité objective et concrètement éprouvante. Mais paradoxalement, si la France et l’Europe ne sont plus le barycentre du monde, le vieux continent reste le polygone de sustentation et le polygone de tirs à l’intérieur desquels éclaterait un éventuel affrontement nucléaire entre les deux blocs. Gagnera la Troisième Guerre mondiale celui qui réussira à conquérir ou à reconquérir l’Europe sans trop la dévaster.
2Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, et bien au-delà, le mythe de la « forteresse Amérique » a structuré la politique étrangère américaine. Il s’agissait de l’idée rassurante selon laquelle la géographie et l’étendue des océans protégeaient les États-Unis des prédateurs européens et asiatiques. Cette sécurité offerte par la nature constituait évidemment la base objective de l’isolationnisme traditionnel.
3À partir de 1949 et de la première expérimentation nucléaire soviétique, on doit chercher la première remise en cause du paradigme de la « forteresse Amérique ». La guerre froide s’aggravant, le concept rassurant de Fortress America s’accompagne de plus en plus d’un complexe obsidional. De même qu’aux échecs, le roi n’est jamais réellement capturé mais neutralisé, de même l’Amérique pourrait se retrouver un jour encerclée par des nations ennemies et obligée de capituler, une fois que l’Amérique latine et centrale serait passée sous l’étendard soviétique. Dans le contexte thermonucléaire, le choix serait entre l’anéantissement ou la capitulation.
4Les débuts de la guerre froide contribuent à faire prendre conscience aux Américains que la sécurité du pays se joue outre-mer, notamment en Europe, et en particulier en France et en Allemagne. On comprend qu’il ne faut plus laisser les problèmes européens dégénérer. Plus les États-Unis tardent à traiter les crises du vieux continent, plus il leur devient difficile de colmater les brèches. L’isolationnisme n’est donc plus tenable.
5Le sort de l’Europe dépend alors de la valeur qu’accorde Washington à l’Alliance atlantique au sens large. En 1949, la signature du traité de l’Atlantique nord s’est accompagnée à la Maison blanche et au Capitole de la volonté d’éviter une nouvelle Sainte Alliance. Si on avait expliqué aux sénateurs américains que soixante ans plus tard, les États-Unis continueraient d’entretenir des forces en Europe, jamais ils n’auraient ratifié le traité de l’Atlantique nord. Et pourtant ! Deux ans plus tard, dès 1951, en pleine guerre de Corée, Truman juge indispensable de muscler la nouvelle alliance en envoyant cinq divisions en RFA et en nommant Eisenhower général en chef des forces alliées.
6À partir de 1951-1952, l’Amérique des années cinquante affronte par conséquent un problème inédit : l’entretien à l’étranger – c’est-à-dire en Europe et en RFA – d’unités qui ne sont plus des forces d’occupation, ni des avant-postes (cf. la Big Stick Policy en Amérique latine), mais des grandes unités destinées à protéger d’autres puissances. Les divisions américaines en RFA sont loin de servir uniquement l’intérêt national américain. Leur mission principale consiste à faire passer la défense européenne de la défense périphérique à la défense de l’avant.
7En effet, et malgré les apparences offertes par l’OTAN, les quinze premières années de la guerre froide se caractérisent par l’impossibilité de défendre l’Europe continentale, en raison de son éloignement excessif de l’arsenal américain, d’une part, et en raison des 175 divisions soviétiques sur le pied de guerre, au lieu d’une trentaine péniblement pour l’Occident. Lorsque l’Alliance atlantique s’installe, prévaut alors une stratégie du moindre mal : la stratégie périphérique. Son principe consiste, en cas d’invasion soviétique, à sacrifier délibérément la Mitteleuropa et la France en bloquant l’avancée de l’Armée rouge sur les Pyrénées, après une bataille retardatrice sur le Rhin tandis que l’aviation anglo-américaine tiendrait l’ennemi en respect à partir des Îles britanniques, de l’Espagne et de la Turquie. Pendant une à deux années, les États-Unis relanceraient leur complexe militaro-industriel, avant de reconquérir l’Europe (ce dont ils ne doutent pas à l’époque). Cette stratégie est donc doublement périphérique, puisqu’elle s’applique en bordure de l’Europe continentale mais aussi de façon excentrée par rapport au continent nord-américain lui-même.
8Bien sûr, on s’aperçoit vite des inconvénients d’une stratégie qui a toutes les chances de plonger les principaux intéressés dans le désespoir, la défaite, la mort et la destruction avant une hypothétique résurrection. Dès 1949, l’Alliance atlantique entérine le principe contraire de « stratégie de l’avant » capable non seulement d’arrêter l’offensive soviétique mais aussi de la repousser au-delà de l’Elbe. Le problème principal demeure que les membres de l’OTAN ne pourront pas se donner les moyens de ce programme au moins avant les années soixante. Le deuxième problème concerne la tentation constante des dirigeants américains à revenir non seulement à la stratégie périphérique mais, pire, à la conclusion qu’il serait impossible de défendre l’Europe et que seule la défense du continent nord-américain paraîtrait réaliste.
9Le problème se complique considérablement à partir du moment où les Soviétiques peuvent atteindre l’Amérique du Nord avec leurs missiles balistiques nucléaires, entre 1957 et 1962 (selon les estimations).
LES CONSÉQUENCES DU « NEW LOOK » NUCLÉAIRE SUR LA PRÉSENCE MILITAIRE AMÉRICAINE EN EUROPE
10En effet, en 1957, le lancement du satellite Spoutnik préfigure les prochains missiles balistiques soviétiques et fait retomber la réflexion stratégique américaine dans une perspective de Realpolitik plus classique et beaucoup plus cynique : l’Amérique doit-elle mourir pour Londres, Paris ou Rome ? Le destin de l’Europe et de la France s’inscrit alors dans une tension entre deux conceptions, ou plutôt deux perceptions du vieux continent : l’Europe est-elle vraiment encore l’un des deux piliers de la civilisation occidentale et le rempart indispensable contre l’Armée rouge ? Ou bien l’Europe ne serait-elle pas plutôt devenue une charge et une périphérie dangereuse qui fournirait le « détonateur » (le terme est employé) à l’annihilation des États-Unis ?
11Autrement dit, défendre la périphérie de l’influence américaine est-elle un luxe pour les États-Unis, ou bien une nécessité vitale ?
12Nous allons nous attarder sur l’administration Eisenhower entre 1953 et 1961, et en examiner l’évolution stratégique. Dans un premier temps, nous verrons que, durant les années cinquante et au-delà, la tentation a été constante aux États-Unis de limiter au minimum leur engagement militaire en Europe, d’abord et avant tout pour des raisons financières. L’administration républicaine espère encore rapatrier les divisions américaines implantées en Europe pour revenir à une stratégie périphérique, c’est-à-dire à une stratégie du moindre risque, tout en laissant aux Européens la responsabilité de mener leur propre défense de l’avant. Mais dans un second temps, nous constaterons que l’Europe est devenue un risque stratégique majeur et une périphérie dangereuse pour la sécurité du territoire nord-américain. De plus, en cas de guerre, il semblerait très difficile, sinon impossible, de maintenir le lien organique et logistique entre les États-Unis et l’Europe.
Le « New Look » et sa signification économique : l’Europe, comme périphérie à défendre, est un fardeau financier
13En 1953, les États-Unis payent leur engagement en Corée et en Europe par une crise économique sévère et un déficit budgétaire astronomique, sur fond d’envolée des prix des matières premières. Le nouveau président Eisenhower et son secrétaire d’État, John Foster Dulles vont se battre pour asseoir la défense occidentale sur des finances orthodoxes et une économie libérale (équilibre budgétaire), et en même temps acquérir une supériorité technologique, tactique et stratégique contre l’URSS et la Chine en systématisant l’arme atomique. En effet, l’armement nucléaire est supposé coûter cinq fois moins cher à puissance de feu égale.
LA DÉFINITION DU « NEW LOOK » STRATÉGIQUE
14Cette réflexion débouche directement sur la directive du Conseil de Sécurité Nationale, NSC 162/2, qui inaugure la nouvelle doctrine américaine de défense : le New Look.
15À l’échelle stratégique (intercontinentale), NSC 162/2 inaugure la doctrine des « représailles massives » (massive retaliatory striking power) en cas d’agression soviétique. À l’échelle tactique (les champs de batailles européens et asiatiques), NSC 162/2 lance une réflexion à la fois sur la nécessité de constituer de grandes unités de réserve mobile et sur la meilleure méthode pour compenser le déficit conventionnel Est-Ouest. Quadrature du cercle, le document fixe au département d’État le soin de convaincre les partenaires atlantiques que l’Amérique les défendrait mieux si elle retirait ses divisions d’Europe et créait à la place une force de réaction rapide stationnée aux États-Unis. La disponibilité et la flexibilité de cette dernière lui permettrait de se concentrer sur les points névralgiques de la planète, en quelques jours. Autre compensation, la banalisation des armes nucléaires deviendrait l’élément de puissance absolue qui parachève la défense de l’Europe1.
CONTENU DE LA DIRECTIVE ATLANTIQUE MC 48 : DISSUADER ET/OU DÉFENDRE2
16Décidé par le Conseil de Sécurité nationale, le New Look est traduit en langage OTAN par la directive atlantique « MC (Military Committee) 48 ». MC 48 s’intitule exactement : « Le système le plus efficace à adopter pour la puissance militaire de l’OTAN pendant les prochaines années3 » : Dans MC 48, l’OTAN adopte le concept américain d’utilisation automatique des bombes tactiques sur le champ de bataille centre-européen, dès la première heure de guerre. Malgré les craintes françaises d’avoir affaire à une doctrine excessive et dangereuse, cette directive contient une audace et une subtilité novatrices. Jusqu’alors, et malgré les discours officiels, l’OTAN ne détenait pas les moyens matériels et conceptuels d’appliquer la « stratégie de l’avant ». Tous les états-majors savaient que l’URSS réussirait une invasion conventionnelle de l’Europe. Désormais, en cas de guerre, non seulement la défaite n’est plus certaine contre l’URSS, mais le match nul non plus. L’Alliance a des raisons de croire en la victoire à la condition impérative de répliquer dans la demi-heure suivant la première explosion d’origine soviétique, et de disposer d’un arsenal atomique supérieur en nombre. La logique productiviste et quantitative des deux guerres mondiales s’accélère.
17En bilan provisoire, on peut donc dire que l’emploi immédiat des armes américaines autoriserait une stratégie de l’avant et l’éventualité d’une victoire de l’Alliance. Les Soviétiques peuvent s’inquiéter et hésiter longtemps avant de se lancer dans l’aventure. L’apocalypse se produira peut-être. Mais l’ange exterminateur ne maintiendra pas la balance égale. Encore le département d’État doit-il convaincre la France et les autres alliés de la pertinence de la nouvelle doctrine. Ceux-ci comprennent très bien que l’Europe peut être sauvée, mais à condition de l’anéantir au préalable. À ce léger inconvénient, les cercles dirigeants français et allemands, en particulier, ajoutent deux autres critiques :
PREMIÈRE CRITIQUE DU « NEW LOOK » : EN 1953-1954, LES FRANÇAIS ET LES ALLEMANDS DE L’OUEST SE CONVAINQUENT QUE LES ÉTATS-UNIS PRÉPARENT UN REDÉPLOIEMENT, DANS TOUS LES CAS, À L’HORIZON 1960. LA CED EN BANC D’ESSAI
18Coïncidence apparente, la promotion du New Look nucléaire en 1953-1954 se produit en même temps que la promotion de la Communauté européenne de Défense par l’administration Eisenhower. Nous n’insisterons pas ici sur le potentiel dévastateur de cette armée fédérale, mais observons tout de même que le secrétaire d’État menace la France d’un rapatriement des divisions américaines au cas où elle ne ratifierait pas la CED. Songeons au fameux agonizing reappraisal fulminé par Dulles en décembre 1953. En fait, l’offense à la France réside autant dans la pression exercée que dans la duplicité fascinante du discours américain : dans les deux cas, CED ou pas, l’administration Eisenhower programme la fin de la présence militaire américaine en Europe. Il ne resterait plus à terme que le personnel capable de manier les fusées atomiques. Armée européenne ou pas, les États-Unis veulent inclure systématiquement la bombe atomique dans l’arsenal atlantique, pour rapatrier les divisions américaines d’Europe, et faciliter en fin de compte une super-stratégie périphérique, à l’horizon 1960. Telle est la signification réelle du New Look4.
DEUXIÈME CRITIQUE CONTRE LE « NEW LOOK » : LES FORCES CONTINENTALES RAVALÉES AU RANG DE « PIÉTAILLE » ?
19Certains responsables Français parlent de « piétaille » ou de « chair à canon », pour évoquer la fonction exacte que les généraux américains assigneraient aux armées conventionnelles, aux forces françaises en particulier. Ils suspectent le New Look de préparer une nouvelle version de la stratégie périphérique, qui confinerait les Européens aux missions sur le terrain, les plus ingrates et les plus meurtrières. Pendant ce temps, l’US Air Force se réserverait les opérations les plus prestigieuses, à fort contenu technologique. En fait, le New Look et MC 48 se fondent sur une réalité que beaucoup de Français et d’Européens ignorent allègrement : le premier rôle tactique leur revient dans une guerre contre l’URSS et cela exige de larges sacrifices financiers et humains. Pourtant, une armée en guerre manque toujours d’infanterie. Quant aux États-Unis, ils doivent d’abord défendre le territoire nord-américain et, en soi, cela n’a aucun rapport avec l’isolationnisme.
20Paradoxalement, les Européens – Français en tête – vont être sauvés par leur propre inertie : devant la maigreur des forces européennes, Eisenhower hésite puis renonce à ordonner un repli des divisions de RFA. L’application du terrifiant MC 48 a paradoxalement produit une confiance excessive dans le parapluie nucléaire américain au détriment de l’effort conventionnel. Dès juillet 1955, un rapport du SACEUR sur « l’efficacité des forces atlantiques » démontre que les alliés ne consentent pas l’effort financier indispensable à l’application du New Look5. L’avenir des forces classiques devient problématique. Et dans le cas de la France, une périphérie peut en cacher une autre : les conséquences de l’Indochine et le début de la guerre d’Algérie empêchent la métropole d’honorer ses obligations de défense en Europe. Le haut commandement français ne parle d’ailleurs plus que d’une « stratégie semi-avancée »… alors qu’il était le premier quémandeur d’une défense de l’avant, depuis 19476.
PREMIER BILAN DU « NEW LOOK » : AMERTUME D’EISENHOWER DEVANT LE REFUS DES EUROPÉENS DE FINANCER LEUR PART CONVENTIONNELLE DE MC 48
21La présidence Eisenhower se lit désormais comme une longue déception envers la France et ses alliés continentaux. Le président des États-Unis constate, à son plus vif regret, que l’Europe n’est toujours pas une troisième force militaire respectable et respectée, capable d’absorber le premier choc soviétique. Il y voit un des plus graves échecs de sa présidence et le répétera à son successeur,
22Kennedy7. L’équation se complique dramatiquement à partir du moment où l’Amérique elle-même s’expose aux frappes soviétiques. Abordons maintenant un dernier type de périphérie : l’espace extra-planétaire.
Le Spoutnik et la fin de l’invulnérabilité : les unités américaines en Europe sont devenues à la fois un atout tactique et un handicap stratégique
23Le 4 octobre 1957, le monde occidental se demande s’il doit s’extasier ou s’inquiéter. La technologie soviétique dote la planète de son premier satellite artificiel, à partir d’un missile SS-6 modifié. Par comparaison, les États-Unis attendront encore deux ans pour lancer leur premier prototype. L’arrivée des missiles intercontinentaux soviétiques ne peut qu’inciter l’Amérique à revenir à une stratégie périphérique. De toute façon, les cinq divisions américaines en RFA ne pèsent pas lourd face au pacte de Varsovie, et encore moins face à la menace balistique et thermonucléaire. En fait, ces unités gênent non seulement les finances mais la stratégie américaine elle-même, en offrant des otages potentiels aux intérêts vitaux européens. Leur capture, en cas d’agression soviétique, créerait le casus belli qui obligerait les États-Unis à entrer dans une guerre mondiale, au lieu de limiter le conflit à l’Europe.
24À partir de 1956-1957, les alliés atlantiques comprennent tout ceci de mieux en mieux et raisonnent ainsi : tant que les États-Unis s’exposent largement à une attaque soviétique, on peut s’imaginer qu’ils répugneront à utiliser la bombe atomique dans des circonstances autres qu’une attaque directe8. Dans ces conditions, un président américain ne cédera-t-il pas à la tentation de limiter le conflit atomique à l’Europe9 ? Toute l’évolution de la doctrine nucléaire ne procède-t-elle pas du désir de se désengager au maximum du vieux continent et d’esquiver tout contact direct avec le pacte de Varsovie ? Les forces américaines équipées d’un armement conventionnel ont tout intérêt à quitter l’Europe, où il ne resterait plus que l’artillerie atomique et l’aviation tactique américaines, lesquelles se réduiraient à des effectifs somme toute assez faibles.
LE REFUS PERSONNEL D’EISENHOWER DE CONSTITUER UNE « RÉSERVE STRATÉGIQUE » QUI RAYONNERAIT À PARTIR DES ÉTATS-UNIS – BREF RETOUR À UNE STRATÉGIE CENTRÉE SUR L’AMÉRIQUE ET LES REPRÉSAILLES MASSIVES : EISENHOWER DEVANT L’INCAPACITÉ DE DÉFENDRE L’EUROPE
25De fait, la Maison blanche réfléchit de plus en plus à minimiser le facteur européen. Dès 1954, Eisenhower répudie le projet de « réserve stratégique conventionnelle », pourtant posé en prémisses par le New Look (cf. le mémoire ultrasecret du secrétaire d’État Foster Dulles au président, le 6 septembre 195310). Au chef d’état-major de l’Armée de terre, le prestigieux général Ridgway qui conteste le tout nucléaire, le général-président rétorque : « Combien de temps pensez-vous que cela prendrait d’envoyer dix divisions en Europe ou six au Japon ? Avec les sous-marins ennemis et les attaques atomiques sur les ports de débarquement, nos troupes se feraient massacrer11. » Eisenhower estime ainsi qu’il n’aurait jamais pu mener l’opération Overlord si l’Allemagne avait disposé de la bombe atomique. Il préfère donc placer l’accent sur le système d’alerte à la population civile. Il veut un mécanisme de mobilisation rapide des réservistes non pas pour les envoyer en Europe mais pour rester sur place à assister les pompiers et la police après le choc nucléaire, et restaurer l’ordre au sein d’une population terrorisée. Face à cette lourde tâche, les autorités civiles survivantes auraient besoin de toutes les forces disponibles en Amérique du Nord.
26Tout le raisonnement d’Eisenhower réside dans la conviction que l’URSS déchargerait fatalement ses stocks nucléaires en cas de guerre ouverte. Dans une guerre future, la seule chance de victoire occidentale consisterait donc à neutraliser l’URSS au premier jour de guerre. Aussi, le président des États-Unis impose définitivement à son administration la déflation drastique des forces terrestres, et l’emploi systématique des armes atomiques dans tous les plans d’état-major américano-atlantiques12. Cet arbitrage pèsera lourd dans les futures relations entre les États-Unis, la France et les alliés atlantiques en général.
27À la fin de 1958, Eisenhower va encore plus loin et ampute l’élément naval. Après deux années de crise économique, il parvient enfin à équilibrer le budget, en retranchant $ 400 millions du budget militaire. À cette fin, il prononce l’arrêt de mort des forces aéronavales, car il estime que le concept des porte-avions devient obsolète face aux torpilles nucléaires ennemies. Aussi veut-il se contenter de la flotte existante, « qui durera bien quinze ans encore », et ne pas financer un nouveau porte-avions à propulsion nucléaire. Son secrétaire d’État, au contraire, croit en l’avenir des porte-aéronefs, comme étendards de la politique étrangère américaine13. Ceci dit, Eisenhower a pour caractéristique première de gouverner en laissant un maximum de latitude à ses grands subordonnés. Cela s’applique aussi aux instances suprêmes de l’OTAN qui vont essayer d’adopter une nouvelle orientation stratégique, sous la forme de la directive MC 70, laquelle contredit en partie la direction tracée par Eisenhower lui-même.
OBJECTIF DE MC 70 (HORIZON ANNÉES 1960) : SURVIVRE AUX FRAPPES SOVIÉTIQUES ET GAGNER LE DEUXIÈME MOIS DE GUERRE ; RENFORCER LA CAPACITÉ DE SURVIE ET SE PRÉPARER À UN EFFORT LOGISTIQUE CONSIDÉRABLE, TERRESTRE COMME NAVAL, ENTRE LE NOUVEAU ET LE VIEUX CONTINENT
28Pour résumer, la nouvelle doctrine atlantique baptisée MC 70 (à partir de 1957) se veut une réaction à la menace balistique symbolisée par le Spoutnik et prévoit :
- d’augmenter les forces conventionnelles européennes (le « bouclier »),
- de partager avec les alliés sous double clé le maniement des bombes atomiques tactiques, voire de certains missiles stratégiques à moyenne portée (IRBM),
- et d’augmenter la logistique terrestre et navale.
29Insistons sur ce troisième point : en 1954, MC 48 plaçait la priorité sur les forces immédiatement disponibles (M) et la montée en puissance des unités mobilisables dans les dix premiers jours à partir des réserves (M + 10). Après, plus rien n’était prévu. Aucune nouvelle non plus de l’Amérique. Désormais, MC 70 s’attelle à la préparation du deuxième mois de guerre (M + 30), et donc à la moins mauvaise méthode pour préserver les capacités de renforts de l’Amérique vers l’Europe. D’où la remise à l’honneur de la marine de guerre, mais aussi de la flotte marchande.
REMISE À L’HONNEUR DES FORCES NAVALES ET DU LIEN ORGANIQUE ENTRE LES ÉTATS-UNIS ET L’EUROPE
30Jusqu’alors, en effet, MC 48 déplorait que « l’amiral commandant l’Atlantique (le SACLANT) et l’amiral commandant la Manche (le CHANCOM) ne puissent, avec les moyens dont ils disposeront pendant les prochaines années, procurer une protection convenable à l’ensemble des transports maritimes durant la phase initiale de la guerre ». MC 48 renonçait ouvertement à protéger « l’exode » des bâtiments marchands, les premiers jours de guerre. Les marines de l’OTAN ne pouvaient pas interdire aux sous-marins soviétiques le passage des détroits, ni l’accès à l’Atlantique nord, ni d’ailleurs protéger l’Atlantique sud, si les tankers pétroliers choisissaient de transiter par le Cap au lieu du canal de Suez.
31Le problème s’aggrave en 1955, lorsque la marine soviétique devient la seconde du monde (33 croiseurs, 160 destroyers et 350 sous-marins à long rayon d’action), et représente désormais une vraie menace mortelle pour les lignes maritimes entre l’Amérique du Nord et l’Europe14. Or, les plans de guerre de l’OTAN partent du principe que l’URSS serait le fauteur de troubles. Celle-ci prendrait donc une avance considérable grâce à l’effet de surprise, sur les plans terrestre et maritime. Avant de se lancer dans un conflit, les Soviétiques disperseraient la totalité de leurs bâtiments, les rendant ainsi invulnérables aux frappes stratégiques américaines contre les bases navales. Il deviendrait donc très difficile de rompre l’isolement de l’Europe dans les deux premiers mois de guerre. Les lignes de communication entre l’Amérique du Nord et l’Europe seraient sectionnées pendant 30 à 40 jours, au moins15.
32Pour conserver la liaison vitale entre l’Amérique du Nord et l’Europe, MC 70 ordonne alors l’évacuation de toute la flotte marchande européenne et britannique au premier jour de guerre, pour la disperser au large des États-Unis et dans l’Atlantique sud, de façon à conserver la possibilité ultérieure d’envoyer des renforts et du ravitaillement au vieux continent. Désormais, on envisage de couvrir la fuite d’environ 3 500 bâtiments civils durant les trois premiers jours de guerre.
33Enfin, au deuxième mois de guerre, le SACLANT devrait honorer la mission de protéger « l’arrivée de cargaisons massives indispensables au renfort et au réapprovisionnement de l’Europe occidentale16 ». En bonne logique, MC 70 impose un effort financier considérable en matière de lutte anti-sous-marine, à un niveau comparable aux investissements terrestres.
34En temps de paix, tout ceci entraîne évidemment la montée en puissance dispendieuse des flottes américaines et britanniques sous les ordres du SACLANT, à rebours des intentions d’Eisenhower. En parallèle, le SACEUR recommande de financer et de stocker 90 jours de réserves de guerre en Europe même, soit une immobilisation considérable de capitaux. Si on ajoute la nucléarisation systématique des unités terrestres, la facture de MC 70 s’envole. Pour ce motif financier, les gouvernements français et alliés vont d’abord soutenir la nouvelle directive en espérant recueillir des subventions américaines, puis la rejeter en bloc, lorsqu’ils comprennent qu’ils doivent payer leur part.
35Cet échec politico-financier de MC 70 contraint l’OTAN à revenir à la case départ, c’est-à-dire à l’impasse des représailles massives.
L’ADMINISTRATION KENNEDY ET LA DOCTRINE DE LA RIPOSTE GRADUÉE
36Aux États-Unis, à la fin des années cinquante, le doute gagne alors les chefs d’état-major, qui se déchirent en plein Conseil de Sécurité Nationale. En mai 1958, le chef d’état-major de l’Armée de terre, Maxwell Taylor, regroupe derrière sa bannière son homologue de la Marine et celui des Marines. Dans un rapport signé par les trois hommes et soumis au Conseil de Sécurité Nationale, Taylor dénonce le tout ou rien nucléaire et l’attrition des forces conventionnelles américaines depuis la guerre de Corée17. Il recommande plutôt de renforcer l’armée américaine en moyens conventionnels et en bombes atomiques de très faible puissance. Nous retrouvons sans surprise l’opposition de l’Armée de terre à une doctrine privilégiant jusqu’alors l’élément aérien comme le souhaite Eisenhower (un « terrien » pourtant). Ce n’est pas un hasard, par la suite, si J. F. Kennedy nomme Maxwell Taylor président des chefs d’état-major en 1962. Il s’agira d’un retour en grâce des conceptions de l’armée de terre américaine, jugées désormais plus saines et plus réalistes, contre une aviation et un lobby aérospatial trop pressés d’imprimer leur logique clanique et financière à l’intérêt national américain.
37Ainsi, et malgré les directives d’Eisenhower, une partie du département d’État et du Pentagone a commencé, sous sa présidence, à élaborer la future stratégie de « la riposte graduée », édictée la première fois officiellement, en mai 1962, au Conseil de l’Atlantique nord d’Athènes, par Robert McNamara, le secrétaire à la Défense de Kennedy. La « riposte graduée » consiste d’abord à défendre l’Europe par les troupes de mêlée traditionnelles et l’appui aérien ; si cela ne suffit pas, on recourrait aux bombes atomiques, d’abord d’une puissance inférieure à Hiroshima ; dans le pire des cas, on ravagerait les sites militaro-industriels soviétiques avant d’anéantir les agglomérations soviétiques. Les représailles massives n’interviendraient qu’en dernier lieu, au stade ultime d’un enchaînement d’opérations défensives et retardatrices. La théorie de la « riposte graduée » appuie et n’éclipse plus les armements conventionnels. Après les crises « locales » de Berlin et de Cuba, Kennedy tranche donc le débat lancé quelques années plus tôt : le nouveau président élève le nombre des divisions américaines de 11 à 16. Les formations classiques ont encore un long avenir, et la présence américaine en Europe aussi18.
38Au total, le spectre de la guerre nucléaire a transformé le continent européen à la fois en une chance et en un risque mortel pour les États-Unis. Après 1945, l’Europe devient un risque mortel dans la mesure où la moindre incursion soviétique, même limitée, déclencherait la Troisième Guerre mondiale et déboucherait directement sur un affrontement nucléaire Est-Ouest, susceptible de vitrifier le continent nord-américain. Mais inversement, l’Europe représente aussi une chance stratégique dans la mesure où un affrontement atomique pourrait se limiter à son territoire, par une entente tacite des deux grands, soucieux d’éviter la destruction de leurs sanctuaires nationaux. Le conflit se jouerait uniquement aux périphéries des deux superpuissances en Europe et en Asie, par des échanges atomiques tactiques qui éviteraient des échanges nucléaires stratégiques entre la Russie et l’Amérique du Nord.
39Entre ces deux hypothèses, la vie ou la mort, les États-Unis ont choisi l’option la plus risquée en maintenant leurs divisions en RFA, jusqu’au terme de la guerre froide, et donc en les plaçant en première ligne d’un éventuel conflit, même local. Les administrations présidentielles successives auraient pourtant pu se montrer beaucoup plus contraignantes et coercitives avec leurs alliés, y compris et surtout la France, en les obligeant à réellement financer l’indispensable pour étayer leur défense classique.
40En fait, en renonçant à toute forme de stratégie périphérique, les responsables américains ont compris l’absurdité de céder le moindre terrain au bloc soviétique et la nécessité de devoir assurer une présence globale et permanente à travers la planète – réalité que le secrétaire d’État de Kennedy, Dean Rusk, traduira en ces termes : « Cette planète est devenue toute petite : nous devons nous préoccuper de toutes ses parties, terres, mers, air et de l’espace qui l’entoure19. »
Notes de bas de page
1 . On note sans surprise que les Soviétiques parviennent aux mêmes conclusions, théoriques et pratiques. Le 1er septembre 1954, un article de L’Étoile Rouge, bulletin de l’armée soviétique, introduit l’idée d’un emploi probable de la bombe atomique sur le champ de bataille européen. Cf. Romer Jean-Christophe, La guerre nucléaire de Staline à Khrouchtchev. Essai sur la constitution d’une culture stratégique en URSS (1945-1965), Paris, Publications de la Sorbonne, 1991, p. 77-78.
2 . Pour les vues de l’état-major français des forces armées au moment de la rédaction de MC 48 : « Possibilités d’obtenir un meilleur rendement militaire des ressources de l’Alliance », Note n° 4152/11-D. 30, 27 novembre 1953 ; « Étude par le Conseil des ministres du rapport du Comité militaire sur le nouveau plan d’organisation des forces de l’OTAN ». Tg. n° 50 424/pol. 256 de M. Couve de Murville (représentant permanent français au Conseil atlantique) ; 29 novembre 1954, ministère des Affaires étrangères, Quai d’Orsay (MAE), série Service des pactes 1947-1970, boîte n° 38.
3 . « Système le plus efficace à adopter pour la force militaire de l’OTAN pendant les prochaines années - MC 48 », 22 novembre 1954, dans Pedlow Gregory (éd.), Documents sur la stratégie de l’OTAN 1949-1969, Bruxelles, Presses de l’OTAN, p. 273, § 6.
4 . David François, « Lâcher la proie pour l’ombre ? La fusion des nouvelles forces allemandes dans l’armée européenne, vue par les autorités militaires françaises (1951-1954) », dans Cahiers du CEHD, n° 29, avril 2007, p. 117-139.
5 . « Dossier remis au ministre de la Défense nationale et des forces armées en vue de la réunion des ministres de la Défense des 10, 11 & 12 octobre 1955 ». Document n° 1730/DN/AG/EX du Secrétariat général permanent de la Défense nationale (35 p.) élaboré à partir du rapport du SACEUR sur « L’efficacité des forces atlantiques » ; 5 octobre 1955. Fiche B. 1. : « Organisation de la défense aérienne de l’Amérique du Nord » et fiche E. 1. : « Efficacité actuelle des forces de SACEUR et mesures à prendre pour améliorer leurs possibilités ». MAE, Pactes n° 38.
6 . Idem, fiche E. 3. : « Défense aérienne de l’Europe ». Fiche F. 1 : « Progrès réalisés [ !] dans l’application de la stratégie « OTAN » et principaux problèmes à résoudre » - Lettre du général Valluy, CIN-CEUR, au ministre de la Défense, J. Chaban-Delmas ; 21 mars 1958. MAE, Pactes n° 82.
7 . Entretien Kennedy-Eisenhower ; bureau ovale, 10 septembre 1962 cité dans Mahan Erin, The Presidential Recordings. John F. Kennedy, Miller Center of Public Affairs, 2001. p. 26.
8 . « Report to the President : Deterrence and Survival in the Nuclear Age » dit « Rapport Gaither ». Eisenhower Library, Abilene, KS. NSC Series, Policy Papers Subseries, boîte n° 22, NSC 5724 (2), 34 p. Lire Baulon Jean-Philippe, L’Amérique vulnérable 1946-1976, Paris, Économica, 2009, 850 p.
9 . Soutou Georges-Henri, « La perception des problèmes stratégiques nucléaires par les dirigeants français 1954-1958 », dans Di nolfo Ennio (dir.), Power in Europe. Great Britain, France, Germany and Italy and the Origins of the EEC 1952-1957. Berlin, de Gruyter, 1992.
10 . FRUS 1952-1954, National Security Policy, vol. II, p. 457-460.
11 . 227° NSC ; 3 décembre 1954. Ibid., p. 803-806.
12 . Rédaction d’une directive présidentielle pour le secrétaire à la Défense Charles Wilson (auteurs : J. C. Hagerty, R. Cutler et A. Goodpaster). Ibid., p. 5-6.
13 . Réunion de travail présidentielle avec le secrétaire à la Défense Neil H. McElroy et le secrétaire à l’Air, Donald A. Quarles ; 11 novembre 1957. FRUS 1955-1957, vol. XIX, p. 662.
14 . Note du Service des pactes remise à MM. R. Massigli, J. Sauvagnargues et J. -M. Soutou ; 15 décembre 1955. MAE, Pactes n° 38. Dans le même temps, l’Armée rouge acquiert la capacité de parachuter deux divisions sur les arrières alliés.
15 . Cf. l’amiral Wright, SACLANT, en mars 1958 : « Réunion commune du Comité militaire et du Conseil permanent ». Tg. REPAN Paris, signé Crouy ; 17 mars 1958. MAE, Pactes n° 40.
16 . « Chiefs of Staff Committee. NATO Minimum Forces Studies », (4 p.). Rapport destiné à servir d’instructions au représentant britannique au Groupe permanent de Washington, en vue de la rédaction finale de MC 70. Public Record Office, Kew Gardens, DEFE 5/79. Dans leurs projets d’amendement, le Comité des chefs d’état-major britanniques, (inquiets, comme leurs collègues français, du flou de la planification du SACEUR et du Pentagone après le premier mois de guerre) invite à définir la composition du premier « convoi de survie » et la proportion entre les renforts américains et le volume des ravitaillements à embarquer.
17 . Texte original du rapport Taylor : National Archives and Records administration, doc. n° RG 273, Records of the National Security Council, Official Meeting Minutes File. Le général popularise ses vues dans The Uncertain Trumpet. New York, Harper, 1960, p. 60-64.
18 . Soutou Georges-Henri, La guerre de Cinquante Ans, Paris, Fayard, 2001, p. 383-386 et 397-398.
19 . Woodruff William, America’s Impact on the World : A Study of the Role of the United States in the World Economy, 1750-1970, New York, Wiley, 1975, p. 251.
Auteur
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François David
Université Lyon III Jean-Moulin
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