La France face aux crises des périphéries européennes aux xixe et xxe siècles : une grande puissance en retrait
p. 47-56
Texte intégral
1Comment la France a-t-elle perçu en général le problème des périphéries de l’Europe ? Comme une grande puissance, certes, qui ne peut s’en désintéresser, mais comme une grande puissance en retrait dans ces régions : le regard n’est pas celui de la Russie ou de l’Allemagne. En dehors de moments bien définis, qui correspondent d’ailleurs à des sommets de la puissance française après 1815 (sous Napoléon III pour contrer la Russie, dans les années 1920 quand la « Barrière de l’Est » est dressée par Paris pour faire barrage à la fois à l’Allemagne et à la Russie bolchevique), les périphéries n’obsèdent pas les responsables français. En général, ils ont surtout le souci d’éviter les crises qui pourraient dégénérer, dans ces régions à la fois instables, pour des raisons internes et externes, et sensibles, car souvent la Russie et l’Allemagne s’y affrontent. Ce que l’on souhaite, c’est avant tout la « stabilité », qui fut souvent un maître-mot de la diplomatie française dans ces régions, et encore après 1990.
2D’autre part, il est généralement admis que la principale menace contre la paix à la périphérie de l’Europe provient des questions de nationalités, et des instruments de manipulation qu’elles offrent aux grandes puissances. Et on a coutume de dire que la France soutient systématiquement le principe des nationalités, la constitution d’États-nations étant considérée comme le moyen primordial pour régler les problèmes de la région. C’est beaucoup plus complexe (même pour Napoléon III) : les considérations géopolitiques et d’équilibre sont prioritaires pour Paris, ainsi que la pratique et la théorie du Concert européen, selon lesquels ce sont les grandes puissances qui définissent les nationalités et créent éventuellement un nouvel État, ce ne sont pas les peuples qui jouiraient d’un quelconque droit originaire à former des États-nations sans l’aval de l’Europe.
3Cette situation la plupart du temps en retrait et cette conception complexe de la question des nationalités ont largement déterminé la politique française dans ces régions, que nous allons nous efforcer de décrire en suivant les catégories proposées par les organisateurs de ce colloque.
AGIR EN AMONT : LA PRÉVENTION
4La prévention dépend d’abord du diagnostic. Or Paris, en règle générale, considère que les problèmes des périphéries européennes ne sont pas exclusivement ou même principalement d’origine ethnique, mais politique (mauvaise « gouvernance »), sociale ou économique (sous-développement). Donc la solution aux crises ne peut pas être recherchée, en tout cas pas exclusivement ni prioritairement, dans l’« homogénéisation » ethnique. On recherchera l’établissement de bonnes frontières, qui ne seront pas exclusivement fondées sur l’ethnographie (que l’on considère comme un guide imparfait et souvent ambigu) mais aussi sur des considérations de cohérence économique et de viabilité géopolitique et géostratégique. Et on palliera les problèmes ethniques posés par ces frontières par un système de droits garantis aux minorités (ou plus exactement à leurs membres : il s’agit en général pour Paris de droits individuels, non collectifs, j’y reviendrai).
5Ce diagnostic s’apparente parfois à une véritable cécité : pendant la guerre froide, les responsables (et les universitaires !) français ont eu généralement tendance à penser que le problème des nationalités en Europe centre-orientale était réglé par les expulsions de populations et les modifications de frontières ordonnées par Staline en 1945, par le développement économique de cette région, ou, dans le cas de la Yougoslavie, par la politique des nationalités de Tito, prise à l’époque très au sérieux. Ce qui explique le considérable retard conceptuel français en 1990-1991, alors que l’URSS et la Yougoslavie, et peu après la Tchécoslovaquie, éclataient, selon les lignes de clivage que les spécialistes allemands n’avaient jamais cessé de souligner depuis 1919 et que décrivait la presse allemande pendant la dernière guerre1.
6Un parfait exemple de prévention nous est fourni par les « traités de minorités » imposés aux nouveaux États en 1919. En effet, à la conférence de la Paix, on n’avait pas cherché à faire coïncider, dans toute la mesure du possible, les frontières et les groupes nationaux, et on admettait donc qu’il y aurait toujours d’importantes minorités nationales. Les Américains auraient souhaité que l’on respectât davantage les lignes de séparation ethnique, mais Paris tenait surtout à constituer des États suffisamment consistants pour s’opposer au Drang nach Osten de Berlin. On remarquera que les problèmes de minorités dans les nouveaux États ne furent pas réglés en 1919 par des expulsions de populations. L’échange de population entre la Grèce et la Turquie décidé par le traité de Lausanne de 1923 constitua une exception (mais parfaitement assumée par la France, véritable architecte du traité de Lausanne).
7Le système établi en 1919-1920 pour les minorités, très largement selon les conceptions défendues par la France à la conférence de la Paix, s’inspirait pour partie des idées démocratiques nouvelles, mais pour partie aussi des formules du Concert européen d’avant 1914. C’est ainsi que la souveraineté des nouveaux États était limitée, en ce qui concernait le statut de leurs minorités ethniques, par un contrôle international qui, au moins autant que le wilsonisme, rappelait la période précédant 1914 et le congrès de Berlin de 1878. Des traités de minorités (garantissant les droits civiques et politiques à tous les habitants) furent imposés par les Alliés aux nouveaux États, traités garantis et suivis par la Société des Nations. Cette exigence remettait en cause dans une certaine mesure le dogme de la souveraineté étatique, mais on la justifia comme une condition d’accès à l’indépendance. Ces traités se révélèrent moins inefficaces qu’on ne l’a dit souvent, mais enfin ils ne réglèrent que très imparfaitement le problème, car leurs dispositions, inspirées directement par la conception française d’une Nation civique, sans intermédiaires entre l’individu et l’État, concernaient les droits individuels et non les droits collectifs des membres de ces minorités et se trouvaient de ce fait souvent contestées dans une partie de l’Europe qui avait traditionnellement avant tout une conception ethnique de la nationalité2.
8Cependant la France a en général, par la suite, privilégié la solution des garanties apportées aux minorités, afin qu’elles puissent rester sur place, par rapport aux expulsions ou échanges de populations, considérés comme peu compatibles avec les droits de l’Homme, ou aux modifications de frontières, considérées en général comme déstabilisantes. C’est ainsi qu’en 1945, la France était hostile à l’éviction de 12 à 14 millions d’Allemands d’Europe centrale et orientale et aurait préféré que l’on reprenne la formule de 1919, celle des traités de garantie aux minorités3.
9Dans la même veine on peut situer le « pacte de stabilité » proposé par Édouard Balladur en 1994 : il s’agissait de conditionner l’adhésion des nouveaux membres à l’Est au règlement préalable des problèmes de minorités avec leurs voisins. Cette initiative rencontra un certain succès, par exemple dans le cas de la Hongrie et de la Roumanie. Plus généralement, au départ réticente, la France a fini par accepter l’élargissement de l’Union européenne (sur la base des « critères de Copenhague » définis en 1992), élargissement considéré comme la meilleure garantie de stabilisation et de paix de l’Europe centre-orientale et balkanique sur le long terme. Le problème étant néanmoins qu’après avoir reconnu, sans poser de conditions, l’éclatement de la Yougoslavie en 1991-1992, l’Union européenne veut maintenant, au nom de la « multiethnicité », maintenir en Bosnie et au Kosovo des entités qui prétendent faire vivre ensemble des gens qui ne le veulent pas. Comme nous le verrons plus loin, la France avait en fait, au départ, une conception différente.
10En effet Paris n’a pas été toujours de façon univoque fidèle à la solution de 1919 (régler les problèmes de minorités en Europe centrale et balkanique par des garanties accordées à celles-ci, plutôt qu’en recherchant une adéquation, souvent impossible d’ailleurs, entre frontières et limites ethniques). On l’a vu, dans le cas de la Turquie la France (par l’accord conclu entre Atatürk et Franklin-Bouillon en 1921) a en fait facilité l’expulsion des Grecs d’Asie Mineure par les Turcs en 1922, et en 1923 à Lausanne elle a contribué à faire entériner l’échange forcé des populations grecques et turques. Des trois moyens de régler les problèmes de minorités, modification de frontières, expulsions (ou massacres !), ou garantie accordées aux minorités, la France n’a pas toujours privilégié le dernier, et elle a parfois admis telle ou telle forme d’« homogénéisation ethnique ». On sait d’autre part qu’en 1946, Paris a étudié la possibilité de restituer à la Hongrie une partie de la Transylvanie, reconnaissant que la frontière du traité de Trianon était loin d’être parfaite4. Et après 1991, Paris a parfois envisagé des redécoupages des États issus de l’ex-Yougoslavie, d’accord d’ailleurs avec Londres. Mais cela heurtait le dogme bien-pensant « multiethnique », et surtout Washington et Berlin ne voulaient pas en entendre parler.
11Ceci dit, jusqu’aux années 1990, Paris a quand même en général privilégié la solution des « grandes nationalités », déjà définie du temps de Napoléon III : il n’était pas question d’en arriver à un émiettement d’États ethniques non viables, mais de réunir, autour de nationalités-guides, des peuples compatibles, de façon à constituer des ensembles substantiels5.
AGIR PENDANT : LA DIPLOMATIE DE CRISE
12Avant la création de la SDN, qui a pour la première fois créé un dispositif permanent pour la gestion des crises, celles-ci étaient gérées selon les pratiques du Concert européen, par des « conférences d’ambassadeurs » ou par des Congrès plus solennels (ceux-ci correspondant plutôt à des négociations de sortie de crise). On citera la conférence des ambassadeurs de Constantinople en 1895-1898 à propos de la Crète, ou celle de Londres en 1912-1913 pour les guerres balkaniques. La France fut toujours active dans ces réunions, mais néanmoins souvent freinée par la nécessité de ne pas trop s’éloigner de son allié russe, toujours très directement impliqué dans ces crises.
13Mais la procédure des conférences d’ambassadeurs était lente, pas vraiment adaptée à des crises brusques. Il s’agissait en fait de diplomatie bilatérale multiple plutôt que de véritable diplomatie multilatérale. Les critiques qui se multiplièrent à partir de la fin du xixe siècle à l’égard des pratiques du Concert européen dans les milieux des juristes internationaux et aux États-Unis, prompts à dénoncer l’impérialisme européen, furent l’une des racines du wilsonisme et l’une des origines de la création de la SDN.
14Celle-ci put certes régler quelques crises périphériques (les questions centrales ne lui furent en fait jamais soumises) : la Silésie en 1921 (la France utilisa à son profit l’institution genevoise de façon magistrale à cette occasion), Corfou en 1923. Mais quand les tensions internationales s’aggravèrent, et que les enjeux devinrent plus importants, durant les années trente, alors la SDN se révéla inefficace, d’autant plus que la France entrait dans une période de faiblesse et d’hésitation au niveau international. Elle avait en outre échoué dans sa tentative de 1923, avec Poincaré, pour maintenir les traités par une opération de force, l’occupation de la Ruhr.
15Du coup, Paris en revint au Concert européen des Grandes puissances, tel qu’il avait été en fait rétabli à Locarno en 1925. Dès l’année suivante, Briand indiqua clairement à ses interlocuteurs allemands que les problèmes de la périphérie européenne (le Corridor polonais, Memel, l’Ukraine, la Géorgie en particulier) devraient à terme être réglés, au-delà des dispositions des traités, par des accords à froid entre grandes puissances6. Cette tendance devait croître encore par la suite, avec le Pacte à Quatre de 1933, qui avait exactement cet objectif, et bien sûr avec la conférence de Munich de septembre 1938, qui fut la conséquence, outre l’affaiblissement militaire et l’isolement de la France, de la conviction qu’il fallait maintenir à tout prix l’Allemagne dans le Concert européen7. Là se retrouvaient la tradition de la Droite, celle de l’équilibre européen, et l’idéologie de la Gauche, celle de la sécurité collective. À cela s’ajoutait un doute de plus en plus répandu sur la stabilité et même la légitimité du règlement de 1919 : après tout, les Sudètes étaient « allemands » !
16On n’insistera jamais assez sur ce point : la France et la Grande-Bretagne cherchaient sans relâche depuis 1933 « à faire accepter par l’Allemagne un système de sécurité collective, à obtenir qu’elle ne puisse plus rester une force isolée et indisciplinée et qu’elle participe au « concert » « européen8 ». Et Daladier lui-même souligna la continuité entre le Pacte à Quatre de 1933 et la conférence de Munich : « C’est ma politique, c’est le Pacte à Quatre », dit-il à Paul Reynaud à son retour de Munich9.
17Mais ce nouvel échec du Concert européen convainquit tout le monde après 1945 qu’il fallait un autre instrument pour gérer les crises. Ce fut l’ONU, très vite bloquée cependant par la guerre froide. C’est ainsi que dans le cas de la guerre civile grecque, en 1946, Paris tenta de jouer l’ONU, pour stabiliser le pays sans se laisser entraîner dans les prolégomènes de la division Est-Ouest, mais sans succès10. Pendant la guerre froide, on peut distinguer deux périodes. Jusqu’en 1955, Paris agit vers les périphéries européennes (de la Scandinavie aux Balkans) dans le cadre général de la solidarité atlantique, tout en maintenant une certaine spécificité, en particulier en souhaitant éviter tout ce qui pourrait encore durcir la guerre froide. On admettait dans cette période qu’en gros les intérêts particuliers français dans cette région restaient subordonnés au développement du conflit Est-Ouest. Mais l’influence française, dans ce cadre, fut loin d’être nulle : dans le conflit de Trieste, Paris joua en 1948 un rôle considérable pour que l’Occident soutînt l’Italie, ce qui fut déterminant dans la défaite électorale du PCI au mois d’avril. Et lors de la rupture Tito-Staline en 1948, Paris joua un rôle non négligeable dans le soutien apporté par les Occidentaux à Tito11.
18Mais dès 1956 il est clair (et même indépendamment de la crise de Suez, même si celle-ci accéléra cette évolution) que Paris veut renouer avec sa politique traditionnelle, retrouver un rôle propre en Europe orientale, indépendant des États-Unis. En 1956, la France se montra très discrète dans la crise hongroise12. Cette tendance fut bien sûr encore renforcée par la Ve République, et de Gaulle chercha à construire une « Europe de l’Atlantique à l’Oural », en dehors des alliances existantes de la guerre froide. Convaincu que l’idéologie communiste reculait, ou virait vers un « communisme national », et que les pays de la périphérie redevenaient indépendants par rapport à Moscou, de Gaulle alla à Varsovie en 1967 et à Bucarest en 1968 pour proposer son concept de nouveau système de sécurité paneuropéen13. Comme on le sait, cette politique fut un échec : le refus de Gomulka de rompre avec la « solidarité des pays socialistes » en 1967, l’échec du Printemps de Prague en 1968 prouvaient que les lignes de partage de la guerre froide étaient toujours présentes et que la France ne pouvait pas sortir de son rôle en retrait et reprendre une grande politique vers la périphérie.
19Échec aussi, lorsque François Mitterrand proposa le 31 décembre 1989, pour tenter de stabiliser une Europe orientale en pleine surfusion, son projet de Confédération européenne : celui-ci ne correspondait pas au désir des Européens de l’Est de rejoindre le plus rapidement possible et tout simplement les organisations occidentales, qui avaient fait la preuve de leur efficacité et qui leur paraissaient présenter les seules garanties efficaces pour leur toute jeune indépendance.
20Moins immédiatement ambitieux, mais sans doute plus efficace à long terme, fut le projet de conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE d’Helsinki et conférences suivantes) que Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing encouragèrent fortement à partir des années 1970. Le premier pour donner la parole aux gouvernements de l’Europe orientale en dehors de la tutelle de Moscou, autant que possible, et malgré la « doctrine Brejnev » proclamée en 1968. (Rappelons ici qu’en 1968-1970 on est en pleine crise de la périphérie, même si cet aspect est parfois oublié : après l’écrasement du Printemps de Prague, certains à Paris redoutent une intervention soviétique semblable en Yougoslavie et en Roumanie).
21Valéry Giscard d’Estaing soutint également le processus d’Helsinki, dans une optique à plus long terme, pour tenter d’améliorer la situation des droits de l’homme à l’Est. On se rend compte aujourd’hui que le processus de la CSCE ne fut pas sans conséquence pour le développement de la dissidence à l’Est et la transformation de cette région14. Mais s’il put obtenir certains résultats, ce fut aussi parce ce processus ne posait pas au départ que la guerre froide était dépassée, et parce que les États-Unis en faisaient partie.
AGIR EN AVAL : LES MÉDIATIONS DE PAIX
22Mais rarement les crises de la périphérie ont-elles pu être prévenues et réglées à temps. Souvent on est allé jusqu’au drame, et il a fallu ensuite reconstruire. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce mode d’action à la périphérie n’a pas été le plus facile. Paris s’y est essayé à différentes reprises, pas tellement lors du Congrès de Berlin de 1878, car Paris était encore en plein « recueillement », mais certainement lors de la « conférence des ambassadeurs » qui se tint à Londres en 1912-1913 pour essayer de résoudre les problèmes posés par les deux guerres balkaniques de ces années-là. Le déclenchement de la Première Guerre mondiale montra les limites de cette politique, car rien n’avait été fondamentalement résolu, dans le cadre du Concert européen, par la conférence de Londres. Les traités de 1919-1920 ne furent pas une « médiation » : la périphérie de l’Europe fut reconstruite par les vainqueurs, essentiellement en fonction de considérations géopolitiques et au détriment de l’Autriche-Hongrie (et tout particulièrement de la Hongrie) et de la Russie.
23En 1946-1947, Paris, comme d’ailleurs Washington et Londres, entérina les solutions voulues par Staline. En revanche la France se montra plus active et plus imaginative lors de la nouvelle grande crise de la périphérie, dans les années 1990, pour tenter de régler le problème de l’ex-Yougoslavie et de définir les rapports à établir désormais entre les États successeurs. Elle proposa une doctrine et un mode d’emploi qui tenait compte, de façon plus réaliste que ne l’avait fait Paris dans le passé, des réalités ethniques et nationales de la périphérie de l’Europe, tout en réaffirmant les méthodes traditionnellement préconisées par Paris pour traiter les problèmes de minorités, quand un net partage selon des lignes ethniques n’était pas possible. Cette doctrine fut particulièrement bien expliquée par François Mitterrand le 29 février 1992, dans un discours prononcé à l’occasion d’un colloque baptisé « Les tribus et l’Europe » : démocratisation, respect des minorités et fixation des frontières sous arbitrage international, ententes régionales pour réconcilier les particularismes nationaux et les solidarités historiques et économiques, le tout dans un ensemble européen en construction (on notera que François Mitterrand admettait une certaine flexibilité des frontières, que l’Union européenne ne reprit pas à son compte, et que d’autre part cette dernière n’encouragea pas particulièrement la formation d’ententes régionales). Seulement l’Union européenne et en particulier la RFA ne suivirent pas Paris, et on laissa faire l’éclatement de la Yougoslavie, essentiellement au détriment des Serbes, sans trop se préoccuper des problèmes qui subsistaient à l’intérieur des anciennes républiques fédérées, délimitées par les frontières internes de l’époque titiste, frontières sacralisées par la communauté internationale sans suffisante justification.
24On constate en effet que la crise des Balkans a vu opérer toutes sortes d’organismes internationaux, avec différentes configurations, et en fonction de conceptions fort diverses. Dans un premier temps, l’Union européenne a tenté de juguler la crise yougoslave en mettant en place un système de garanties internationales aux minorités, permettant de les conserver sur place sans modifier les anciennes frontières internes de la Yougoslavie. Puis l’ONU, en Bosnie, a tenté de rétablir la paix. Finalement des interventions de l’OTAN en Bosnie en 1995 et au Kosovo en 1999 ont mis fin aux conflits armés et aux massacres. Parallèlement le développement de la notion de « droit d’ingérence » opposable à celle de souveraineté nationale, notion apparue, dans le cadre de la défense des minorités, dès la fin du xixe siècle mais limitée à des cercles confidentiels de juristes, passait au premier plan. Après 1992, Paris évolua beaucoup, abandonnant en fait largement ses vues traditionnelles visant à la formation ou au maintien d’États viables, mais accordant des garanties individuelles aux membres des minorités, au profit d’une vision multiculturaliste cherchant à faire vivre des États multiethniques, comme en Bosnie-Herzégovine ou au Kosovo, les méthodes traditionnelles de la diplomatie et de la médiation ayant largement laissé la place à l’utilisation de la force (Bosnie en 1995, Kosovo en 1999) justifiée, sans mandat de l’ONU, par la théorie du « droit d’ingérence . Il est encore trop tôt pour savoir dans quelle mesure Paris a subi, accompagné ou impulsé cette évolution ; cela a sans doute varié selon les circonstances et les combinaisons gouvernementales à Paris, mais on aura là à l’avenir un vaste champ de recherches15.
25On retiendra que ce qui aura été finalement le moins inefficace pour la participation diplomatique de la France au règlement de la phase aiguë de la crise yougoslave, ce sont des formules rappelant directement celles de l’ancien Concert européen. On pense au « Groupe de contact pour l’ancienne Yougoslavie », réunissant de façon informelle la France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, l’Italie, les États-Unis et la Russie, c’est-à-dire une formation ressemblant beaucoup à l’ancien Concert des grandes puissances. Beaucoup de problèmes, et d’abord l’arrêt des massacres, ont été réglés chemin faisant largement dans ce cadre16.
LA FRANCE ET LES PUISSANCES PÉRIPHÉRIQUES : ALLIANCES, ATTRACTIONS, RÉPULSIONS
26De toute façon, la France n’a jamais été capable de soutenir à elle seule une importante médiation dans cette région : un bel exemple nous est donné par la région de Teschen, pomme de discorde entre la Pologne et la Tchécoslovaquie, que Prague a annexée en 1920, et Varsovie en 1938, sans que chaque fois la France n’ait pu faire grand-chose, et qui a largement contribué à fragiliser le système d’alliances français en Europe orientale après 191917.
27La France en effet n’a pas, en général, disposé des moyens économiques et militaires suffisants pour imprimer sa marque dans les crises régionales. Et ce malgré d’indéniables attractions, pour des raisons historiques comme la Pologne ou la Serbie, pour des raisons idéologiques comme avec la Tchécoslovaquie de l’entre-deux-guerres, pour des raisons géostratégiques comme la Turquie (qui s’appuie parfois sur Paris à partir de 1920 pour échapper à l’étreinte anglaise). Mais enfin l’attraction réelle exercée par un astre distant est faible, et encore plus à l’époque de la guerre froide, malgré certaines illusions de la Ve République.
28Des répulsions d’autre part existent, pour l’Autriche-Hongrie, sans doute à cause de vieux souvenirs historiques et aussi par anti-cléricalisme, ou à cause de liens trop fort avec l’Allemagne (cas de la Hongrie après 1919) sans que ces répulsions, incontestables, soient rationnelles ni même réfléchies.
29En outre, les alliances entre la France et les pays de la périphérie sont souvent marquées par de profondes contradictions : Paris voit d’abord le danger allemand, Varsovie d’abord le russe, tandis que Prague est obsédée par la perspective d’une restauration des Habsbourg. Et dès Locarno et la montée en force de la sécurité collective, la France cherche surtout à se débarrasser de ses alliances périphériques, ou tout du moins à les desserrer. En fait, il n’y a jamais eu de politique française intégrée et cohérente vers l’Europe périphérique, sauf de rares moments, en particulier quand Poincaré, en 1922-1924, s’ingénia à bâtir avec la Pologne et la Tchécoslovaquie un bloc anti-allemand cohérent, mais avec un succès d’ailleurs mitigé. En fait pour la France la périphérie est justement périphérique, alors qu’elle est centrale pour l’Allemagne et la Russie, et de toute façon la France n’a pas les moyens économiques et militaires de suivre.
30En dehors des constellations géopolitiques variables, la première cause d’instabilité de la périphérie résulte des problèmes posés par les mélanges de nationalités. Depuis Napoléon III la France avait une réponse : il ne fallait pas chercher à coller aux lignes de clivage ethniques, mais constituer des États viables, fondés sur de « grandes nationalités » qui entraîneraient les autres (comme les Serbes guideraient l’ensemble des Yougoslaves), nationalités « civiques », reposant sur les droits individuels des citoyens, que l’on garantirait, toujours au niveau individuel, aux membres des minorités.
31Le problème, c’est que cette conception n’a jamais correspondu aux conceptions en général beaucoup plus fédéralistes de l’Europe périphérique, mettant l’accent sur les droits collectifs des minorités, et qu’elle a échoué après 1990 avec l’éclatement des grands États multinationaux et la victoire du principe ethnique. La conception française traditionnelle pour la périphérie avait sans aucun doute sa valeur du point de vue du progrès de la civilisation, et de l’Europe en général, elle a échoué historiquement.
Notes de bas de page
1 Moret Claude [Armand Bérard], L’Allemagne et la réorganisation de l’Europe (1940-1943), Neuchatel, La Baconnière, 1944.
2 Cf. Mouton Marie-Renée, « La SDN et la protection des minorités nationales en Europe », Relations internationales, n ° 75, automne 1993 ; Carlier Claude, Soutou Georges-Henri (éd.), 1918-1925, Comment faire la paix?, Paris, Économica, 2001 ; Davion Isabelle, Kloczowski Jerzy et Soutou Georges-Henri (dir.), La Pologne et l’Europe du partage à l’élargissement (xviiie-xxie siècles), Paris, PUPS, 2007.
3 Soutou Georges-Henri, « La France et le problème des réfugiés et expulsés allemands après 1945 » ; Müller Guido (éd.), Deutschland und der Westen. Festschrift für Klaus Schwabe zum 65. Geburtstag, HMRG, Beihefte, Band 29, Stuttgart, 1998.
4 FÜLÖP Anna, La Transylvanie dans les relations roumano-hongroises vues du Quai d’Orsay (septembre 1944-décembre 1947), Cluj-Napoca, Centre de ressources pour la diversité ethnoculturelle, 2006.
5 SOUTOU Georges-Henri, « L’héritage sous bénéfice d’inventaire ? La politique extérieure de Napoléon III » ; LENTZ Thierry (coord.), Napoléon et l’Europe, Paris, Fayard, 2005.
6 Soutou Georges-Henri, « L’alliance franco-polonaise (1925-1933) ou comment s’en débarrasser? », Revue d’Histoire Diplomatique, avril-décembre 1981 ; du même, « La France, l’URSS et l’ère de Locarno, 1924-1929 », in Narinski Mikhaïl, DU Réau Élisabeth, Soutou Georges-Henri et Tchoubarian Alexandre (dir.), L’URSS et l’Europe dans les années 20, Paris, PUPS, 2000.
7 Soutou Georges-Henri, « Les Occidentaux et l’Allemagne durant l’entre-deux-guerres », Revue d’Allemagne, avril-juin 2006.
8 Bonnet Georges, Fin d’une Europe. De Munich à la guerre, Genève, Le Cheval ailé, 1948, p. 44. Ce livre de Bonnet est la meilleure explication qui jamais ait été présentée de cette politique.
9 Reynaud Paul, Au cœur de la mêlée, Paris, Flammarion, 1951, p. 287.
10 Soutou Georges-Henri, « La France et les Balkans de 1944 à 1955 », Balkan Studies 44/1, 2003, p. 109-136.
11 Soutou Georges-Henri, « La politique française envers la Yougoslavie, 1945-1956 », Relations internationales, n ° 104, hiver 2000, p. 433-454.
12 Kecskés Gusztav, La diplomatie française et la Révolution hongroise de 1956, Publications de l’Institut hongrois de Paris, 2005.
13 Soutou Georges-Henri, « La place de la Pologne dans la politique extérieure française pendant la guerre froide », in Davion Isabelle, Kloczowski Jerzy et Soutou Georges-Henri (dir.), La Pologne et l’Europe du partage à l’élargissement (xviiie-xxie siècles), Paris, PUPS, 2007, p. 249-274.
14 Andréani Jacques, Le Piège. Helsinki et la chute du communisme, Paris, Odile Jacob, 2005.
15 Lukic Renéo, L’agonie yougoslave (1986-2003). Les États-Unis et l’Europe face aux guerres balkaniques, Les Presses de l’Université Laval, 2003 ; Tardi Thierry, La France et la gestion des conflits yougoslaves, 1991-1995, Bruxelles, Bruylant, 1999.
16 Boidevaix Francine, Une diplomatie informelle pour l’Europe. Le Groupe de Contact Bosnie, Paris, Fondation pour les Études de Défense, 1997.
17 On attend la thèse d’Isabelle Davion sur les rapports entre Paris, Varsovie et Prague dans l’entre-deux-guerres, à paraître chez Peter Lang.
Auteur
-
Georges-Henri Soutou
Université de Paris-Sorbonne (Paris IV)
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