Marches d’empires, États-tampons et zones d’instabilité : une approche française de la notion de périphérie aux xixe et xxe siècles
p. 31-46
Texte intégral
1Pour la période qui couvre les xixe et xxe siècles, la notion de périphérie européenne est inséparable de la conception que l’on se fait de l’Europe. Il s’agit essentiellement d’une conception politique qui met en avant la puissance des États. Le « centre » peut donc être tantôt la France en tant que puissance hégémonique, tantôt l’ensemble européen constitué par les États nationaux et les Empires centraux. Les périphéries européennes sont extérieures et différentes du centre en matière de construction politique, de puissance, d’influence, de stabilité ou de prospérité économique. Elles ne représentent qu’un aspect secondaire pour le centre. Jusqu’en 1918, les périphéries européennes correspondent aux confins des Empires centraux. On parlera donc plus volontiers de confins d’Empires. Au xxe siècle, avec l’effondrement des Empires centraux, s’ensuivent des métamorphoses d’États dont les frontières apparaissent ou sont modifiées, puis évoluent au gré des crises et des guerres. La question des périphéries européennes est donc largement liée à celle des frontières. Elle est utilisée aujourd’hui pour désigner la zone extérieure à l’Union européenne, dans l’« isthme européen » qui s’étend de la mer Baltique à la mer Noire1 et que l’on peut étendre à la région des Balkans. On peut en effet parler d’un « centre » communautaire et de périphéries extracommunautaires dégagées de l’emprise soviétique ou communiste. Se pose alors la question de savoir si les régions périphériques sont constituées d’États-nations indépendants ou de zones placées sous le contrôle des puissances européennes ou extra-européennes. C’est à partir de ce rapport variable entre la France et les périphéries européennes en période de crises et de conflits que nous chercherons, non pas à expliquer la diplomatie française, mais à trouver une définition de ces zones à partir du point de vue français.
LES PÉRIPHÉRIES EUROPÉENNES AU xixe SIÈCLE : MARCHES D’EMPIRES ET ÉTATS-TAMPONS
2Dans son roman La Chronique de Travnik, Ivo Andric raconte les heurts entre les différentes communautés de Bosnie. Il y décrit également le séjour d’un diplomate français entre 1807 et 1814 et la rivalité qui l’oppose au consul autrichien2. La Bosnie-Herzégovine est alors sous la domination de l’Empire ottoman, alors en proie à une violente insurrection qui sévit dans la Serbie voisine. Les troupes françaises sont présentes en Dalmatie et Napoléon obtient de l’Autriche, en 1809 les Provinces illyriennes, limitrophes de la Bosnie-Herzégovine et qui sont agrégées à l’Empire français3. Cette région se trouve donc située aux confins de l’Empire ottoman, alors en guerre contre la Russie venue en soutien aux bandes d’insurgés serbes dirigées par Karageorges et à la lisière des Empires français et autrichien.
3La Bosnie-Herzégovine du xixe siècle peut être considérée comme se situant dans une périphérie européenne, du point de vue français, dans la mesure où elle est située à la lisière de l’Europe napoléonienne. De par sa situation géographique, elle peut être considérée comme non européenne car incluse dans l’Empire ottoman mais l’élément le plus significatif de sa position est l’attitude de Napoléon qui conserve la plus grande prudence en ne s’impliquant pas dans les troubles que connaît la région. Il refuse en effet, tout comme l’Autriche, de venir en aide aux insurgés chrétiens serbes de l’Empire ottoman, évitant ainsi de porter préjudice aux Turcs. La crise interne aux confins occidentaux de l’Empire ottoman s’internationalise avec la guerre turco-russe, la rivalité austro-russe dans les Balkans et la présence de troupes françaises dans les Balkans de l’Ouest4. En même temps, dans d’autres confins de l’Empire ottoman, les troupes du tsar Alexandre occupent les principautés de Moldavie et de Valachie. La position française est alors d’inciter les Turcs à résister à la pression russe comme aux insurgés serbes, pendant que les idées occidentales, notamment celles de la Révolution française, commencent à se répandre dans les élites roumaines5. Quelques années plus tard, notamment au cours des troubles de 1848, les intellectuels roumains s’incluent pleinement dans la culture européenne occidentale et rejettent toute influence « asiatique ». Face à une civilisation de l’Europe napoléonienne, composée, en dehors de la « Grande Nation », d’États annexés, alliés ou soumis se trouvent les puissances ottomane et russe. Les périphéries européennes sont situées sous leur autorité mais sont en proie à l’agitation, ainsi qu’à des influences diverses.
Le duché de Varsovie : une marche militaire ?
4Les régions intégrées à l’Empire napoléonien, qu’il s’agisse des Provinces illyriennes, du grand-duché de Berg ou du royaume de Westphalie, font souvent fonction de tampon face aux puissances européennes, l’Autriche et la Prusse.
5Il en va de même des États placés sous l’influence française, comme la Confédération du Rhin dont Napoléon est le Protecteur. Le duché de Varsovie, créé en 1807, est peut-être l’exemple le plus significatif de la politique napoléonienne et de la conception européenne de l’empereur des Français.
6Avec le partage de 1795, la Pologne avait été rayée de la carte et demeurait, pour les années suivantes, une zone d’instabilité. Après la défaite de la Prusse, en 1806, les troupes napoléoniennes en guerre contre la Russie pénètrent en territoire polonais. S’il ne reconnaît pas les trois partages successifs de la Pologne, Napoléon n’est cependant pas disposé à rétablir sa souveraineté. Tout au plus tient-il à utiliser le fort sentiment national des Polonais qu’il pousse à l’insurrection pour servir ses intérêts militaires6. Son objectif est également de ménager l’Autriche. C’est pourquoi il tient à assurer Vienne qu’il n’est pas dans son intention de toucher à la Galicie autrichienne7.
7Au début de l’année 1807, une commission de gouvernement polonaise se voit confier la direction du pays. Les traités de Tilsit des 7 et 9 juillet 1807 permettent la création du duché de Varsovie à la tête duquel Napoléon nomme le roi de Saxe Frédéric-Auguste III. Le nouvel État est dépourvu d’accès à la mer, ne peut entretenir de relations diplomatiques, hormis avec la France. Il est doté d’une constitution rédigée par Maret et signée par l’empereur le 22 juillet, qui prévoit notamment l’application du Code civil. L’influence politique française est d’autant plus forte que le résident de France à Varsovie contrôle le Conseil des ministres8. Sur le plan administratif, le duché est divisé en six départements situés sur les anciens territoires détenus par la Prusse, auxquels s’ajoutent après la paix de Schönbrunn de 1809, quatre nouveaux départements issus des possessions autrichiennes.
8Napoléon a renoncé à reconstituer le royaume de Pologne ou plutôt, il n’en a pas fait sa priorité, d’abord par souci de ménager l’Autriche, puis, au moment de Tilsit, pour ne pas indisposer la Russie. Tant qu’il est en guerre contre elle, il conserve cependant cette éventualité comme moyen de l’amener à traiter. La demi-mesure consistant à créer un duché montre clairement la conception que Napoléon se fait de l’Europe : la Pologne est bien une périphérie. Le nom même de duché est une réminiscence explicite à l’Europe carolingienne et indique la fonction de marche militaire de l’Empire dévolue au nouvel État. La Pologne entre dans le système napoléonien. Le bénéfice que l’empereur peut en retirer est politique, bien sûr, mais surtout militaire. En effet, la présence militaire française est implantée dans le duché, avec la nomination du maréchal Davout à la tête de l’armée mais aussi avec l’attribution à 27 généraux français des revenus de domaines confisqués9.
9Surtout, de nombreux Polonais sont enrôlés dans l’armée. Fortes de 30 000 hommes en 1807, les troupes polonaises sont portées à 60 000 en 1809 et jusqu’à 100 000 en 1812. Parmi elles se trouvent des forces de cavalerie spécialisées, les chevau-légers polonais dont un régiment est incorporé à la garde impériale. Comme l’écrit le baron Bignon, résident de France à Varsovie à partir de 1811, « Le beau côté du duché de Varsovie était son armée10.» Ajoutons que le dispositif de défense du duché de Varsovie s’appuie sur les places fortes de Thorn et de Modlin. Situées dans l’intérieur du territoire, elles ne prédisposent pas à la défense des frontières. Quant à la forteresse de Zamosc, sa position dans un district constituant un saillant vers l’extérieur, elle doit permettre de soutenir une offensive. Ces exemples indiquent le rôle stratégique du duché, militairement efficace en périphérie d’un Empire français alors conquérant mais peu adapté à la défense en cas d’invasion étrangère. Avec l’exemple de la Pologne, on peut considérer que dans la période napoléonienne, les périphéries européennes servent le rayonnement et les intérêts stratégiques d’un centre hégémonique. Ses populations se voient accorder du bout des lèvres le statut de nation. La volonté d’accentuer l’influence française dans les périphéries européennes et de leur voir jouer un rôle de tampon entre les Empires se retrouve au cours du siècle, en particulier sous le règne de Napoléon III.
La création de la Roumanie, un État-tampon dans la question d’Orient
10Attaché à modifier l’ordre européen issu du Congrès de Vienne, Napoléon III recherche un moyen de mener à bien sa politique en utilisant le concert des puissances. Le Congrès de Paris de 1856 lui donne la possibilité de présider à cette réorganisation, au lendemain de la guerre de Crimée. Dans le même temps, il appuie le mouvement des nationalités vivant aux confins des empires russe et ottoman. Il ne fait pas mystère de sa volonté de voir réapparaître un grand-duché de Varsovie délivré de l’emprise russe. De même, après avoir appuyé le Monténégro contre la Turquie, il parvient à en faire reconnaître l’indépendance en 1858. Il soutient également la Serbie, l’année suivante, réussissant ainsi à propager l’influence française dans ces périphéries européennes11. Avec Napoléon III, la France est engagée dans la « question d’Orient » qui est à l’origine de la guerre de Crimée.
11Les provinces de Moldavie et de Valachie entrent alors dans le jeu de l’équilibre des puissances. Ces provinces danubiennes, appelées « principautés » car elles sont administrées par un hospodar nommé par le sultan, font partie de l’Empire ottoman mais elles sont placées de fait sous protectorat russe. Les troupes russes occupent Bucarest depuis le 5 juillet 1853, à la suite du refus de la Porte d’accepter le protectorat du tsar sur les sujets orthodoxes de l’Empire ottoman. Ainsi, comme ne manquent pas de le constater les observateurs militaires français, la Russie détient « une position stratégique admirable », à la croisée des empires russe, austro-hongrois et ottoman12.
12Fidèle à sa politique visant à émanciper les nationalités en Europe, l’empereur Napoléon III pousse les principautés danubiennes à s’unir, contribuant ainsi à la création de la Roumanie mais la question de l’avenir des Roumains demeure secondaire devant la sauvegarde de l’équilibre des puissances. Pendant la guerre de Crimée, l’essentiel reste « le maintien de l’intégrité territoriale de l’Empire ottoman13 ». Les provinces doivent pouvoir former un tampon entre la Russie et la Turquie, d’où la nécessité de leur conférer un statut d’autonomie. Elles doivent également se libérer de la présence militaire autrichienne, qui a remplacé l’occupation russe.
13Le Congrès de Paris, qui se tient du 25 février au 18 avril 1856, est le théâtre de négociations serrées entre les puissances : la France, l’Angleterre, l’Autriche, la Russie, la Sardaigne, la Prusse et la Turquie. Cette dernière entre ainsi dans le concert des nations et, selon le vœu de Napoléon III, rejoint le droit public européen. Les articles du Traité consacrés aux principautés réduisent la suzeraineté de la Porte et annulent le protectorat russe. Les provinces gagnent en autonomie mais doivent toujours payer un tribut annuel au Sultan14. L’article 22 place la Moldavie et la Valachie « sous la suzeraineté de la Porte et sous la garantie des Puissances contractantes ». En même temps est décidée la création d’une Commission européenne, composée des Puissances signataires du traité de Paris, qui doit s’installer à Bucarest et est chargée de « proposer les bases de la future administration » de ces provinces « qui ne font qu’aborder la civilisation », comme on l’indique entre diplomates15. Aucune décision n’est prise sur la question de l’unité roumaine mais des élections doivent exprimer les vœux des populations de Moldavie et de Valachie. Napoléon III conserve donc son idée, comme l’écrit Walewski à Édouard Thouvenel : « L’empereur tient extrêmement à cette union des deux principautés16.»
14Avant le scrutin, l’action des agents des grandes puissances fait rage. Ainsi, le consul français à Iasi, Victor Place, qui s’oppose incessamment à son homologue autrichien, Godel, critique l’atmosphère de violence et de corruption qui règne contre les partisans de l’union. Le chef de la délégation française à la Commission européenne à Bucarest, le baron de Talleyrand-Périgord, est reçu triomphalement à Iasi par des groupes d’unionistes qui l’acclament aux cris de : « Vive l’Empereur ! Vive la France ! Vive l’Union !17 ».
15Les élections sont organisées en Valachie et en Moldavie en 1857. En Moldavie, elles sont truquées, sous l’action du caïmacan, au profit des anti-unionistes. Les agents français divulguent la fraude et la « duplicité » ottomanes. La France, après avoir rompu ses relations diplomatiques avec la Turquie, obtient la tenue de nouvelles élections pour l’année suivante. Du point de vue officiel français, le principe de nationalité doit s’appliquer dans cette périphérie européenne. Il représente même ce qui caractérise le mieux un « État civilisé » et la Turquie, en l’acceptant, entrerait de fait « dans la voie de la civilisation18 ». La notion française s’oppose donc à celle de l’Autriche, puissance réactionnaire ennemie des nationalités19.
16Sur les propositions des assemblées roumaines et de la Commission européenne à Bucarest, une nouvelle conférence réunit les Puissances dans le but de préparer une convention sur les principautés. Le chef de la diplomatie française, le comte Walewski, s’appuie sur un rapport de la Commission européenne pour demander la réunion des deux principautés : « La réunion serait la combinaison qui atteindrait le mieux le but proposé et répondrait le mieux aux vœux de la population20. » Le 19 août 1858, les puissances adoptent une convention. Les principautés seraient réunies en une seule, sous le gouvernement d’un prince étranger mais resteraient sous la suzeraineté ottomane. L’idée de placer un prince étranger à la tête de l’union n’est pas retenue mais le nom de principautés unies est admis.
17L’assemblée moldave se réunit et élit le colonel Alexandre Jean Couza comme prince de Moldavie. Il faut dire que le consul français, cette fois-ci, a veillé personnellement à l’organisation des listes électorales, dans un sens avantageux pour les unionistes. Le 24 janvier 1859, l’assemblée de Budapest vote à son tour et choisit ce même colonel Cuza pour la Valachie, après avoir réussi à intimider la majorité anti-unioniste par des manifestations de rue. La voie est désormais ouverte à la création de la Roumanie, admise par la Turquie en 1861.
18La France entend exercer son influence sur ces confins de l’Empire ottoman détachés de l’emprise de la Sublime Porte. Pour les observateurs français, les principautés portent les signes de ces périphéries européennes encore exclues de la civilisation européenne. Pour le chef de la mission militaire française, la population est essentiellement rurale et soumise aux propriétaires, les boyards, pendant que la bourgeoisie est absente. Cette information peut être justement infirmée par le rôle de la bourgeoisie libérale dans les élections de 1859. Les ethno-types ne manquent pas à la description qui est faite du paysan roumain « trop apathique et trop peu travailleur pour chercher à développer ses ressources » mais dont l’indolence est principalement due aux multiples invasions, occupations et pillages21. L’administration du pays est décrite comme corrompue, les fonctionnaires sont accusés de payer pour obtenir leur poste. La solution préconisée pour relever cette région jusqu’alors abandonnée de l’Europe est donc l’union qui permettrait de « gagner le cœur » des Moldo-Valaques en leur reconnaissant la nationalité roumaine22.
19En février 1866, Cuza est renversé par un coup d’État. Napoléon III s’abstient de toute intervention pour favoriser l’arrivée au pouvoir d’un prince étranger, Charles de Hohenzollern-Sigmaringen. La réussite française est complète, même si la Turquie s’insurge encore contre le « principe nouveau » qui consiste à laisser les peuples « libres de disposer de leur sort23 ». L’indépendance de la Roumanie est reconnue en 1878 et le prince devient roi en 1881, sous le nom de Carol Ier. Dès 1866, pourtant, la Roumanie regarde beaucoup plus vers la Prusse que vers l’Empire français sur le déclin24.
De nouvelles frontières dans les Balkans : les périphéries comme zone de séparation
20Ainsi, dans la seconde moitié du xixe siècle, les périphéries européennes sont considérées par rapport à l’Europe, zone de civilisation, face à la Russie et à l’Empire ottoman, entités politiques à la fois européennes et asiatiques et dont la rivalité est facteur de guerre. Elles constituent donc un ensemble de régions instables, où les conflits sont incessants, une Europe « polémique »25. La France, championne du principe des nationalités, est le centre revendiqué de la civilisation européenne. Les frontières de l’Europe ne sont donc pas géographiques mais politiques et impliquent la notion de civilisation. Elles ont pour vocation de séparer les empires russe et ottoman de l’Europe. Cette idée se vérifie particulièrement aux confins de l’Empire ottoman, dont les puissances européennes souhaitent la conservation de l’intégrité mais dont les territoires occidentaux, ceux de la Turquie d’Europe, connaissent de profonds bouleversements. Après l’indépendance de la Grèce et en même temps que la naissance de la Roumanie, le Congrès de Berlin de 1878 approuve la constitution d’une principauté de Bulgarie, chasse gardée de la Russie, et l’indépendance du Monténégro. La Serbie devient un royaume indépendant en 1882, l’Albanie en 191226. La Turquie d’Europe n’est plus ou, en tout cas, disparaît presque complètement.
21Dans les Balkans, le mouvement des nationalités triomphe au fil des crises. L’agrandissement du territoire de la Grèce, au détriment des possessions turques en Europe, est un exemple saisissant du soutien des puissances, dont la France, au nationalisme grec. C’est le cas lors du Congrès de Berlin où les représentants des États balkaniques peinent à être admis dans les antichambres des négociations pendant que la France permet à la délégation grecque de soutenir sa cause27. La réalisation de la Grande Idée (Megali Ideia) s’étale sur la période 1881-191328. En 1881, les puissances participent à la révision de la frontière gréco-turque en utilisant le nationalisme grec. En même temps, les territoires acquis, la Thessalie et la ville d’Arta, sont « hellénisés », ce qui montre qu’ils participent pleinement de la question d’Orient qui est avant tout une question européenne puisqu’elle consiste en l’expulsion des Turcs des territoires européens. La guerre gréco-turque de 1897 est également réglée par les puissances qui apparaissent en tant que médiatrices entre la Grèce vaincue et la Turquie. La Grande Idée se trouve bloquée mais le territoire grec n’est que très peu réduit. Dans les années qui suivent, les grandes puissances s’opposent en deux blocs mais elles parviennent à préserver l’équilibre dans les Balkans, tout simplement en évitant d’intervenir. Mais le statu quo est rompu à partir de 1908 et, au cours des guerres balkaniques de 1912-1913, les puissances perdent le contrôle de la région.
22Les Balkans, au xixe siècle, de la Bulgarie à l’Albanie en passant par la Serbie, la Bosnie-Herzégovine et la Macédoine, constituent donc bien une périphérie européenne dans la mesure où ils sont un espace de transition, aux confins des empires, marqué par les conflits, les invasions et l’établissement de frontières instables29. La position de la France consiste d’abord à soutenir l’argument ethnique en essayant de lier le principe des nationalités à celui de l’équilibre des puissances. C’est beaucoup moins vrai au cours des conférences de paix de 1919-1920. Paris soutient alors les revendications de ses alliés balkaniques30. On peut ainsi citer l’exemple du Monténégro, vu par le géographe Jacques Ancel, minuscule État montagneux rendu au statut de forteresse contre l’Empire ottoman, qui s’agrandit jusqu’à constituer un royaume avant de disparaître dans le royaume des Serbes, Croates et Slovènes, une fois la Turquie vaincue et les Turcs d’Europe expulsés31. Si les Balkans, arrachés à la domination turque, ont rejoint l’Europe dans la carte mentale des Européens et, en particulier, des Français, ils n’en sont pas moins demeurés une périphérie méprisée et dominée, une « part d’ombre » de l’Europe32.
LES PÉRIPHÉRIES EUROPÉENNES AU xxe SIÈCLE : DES ZONES D’INSTABILITÉ
23Pour aborder la question des périphéries européennes en xxe siècle, nous devons nous tourner vers l’Est européen et donc considérer la place de la Russie en Europe. Alliée de revers de la France depuis le xviiie siècle, en remplacement de la Suède, de la Pologne et de l’Empire ottoman depuis que la Prusse est devenue une puissance inquiétante en Europe centrale, la Russie prend une place prépondérante dans la politique européenne, au détriment du lien franco-polonais. La Russie est indubitablement une puissance européenne qui cherche même à s’instituer, en 1815, en « gendarme de l’Europe33 ». Mais, encore une fois, la question des frontières de l’Europe, liée à la crainte diffuse de la puissance russe, puissance vue à la fois comme européenne et asiatique, intervient dans la notion de périphérie. Comme pour les Balkans, les régions périphériques de l’Est européen peuvent dépendre d’un centre double, ici l’Europe occidentale et la Russie.
24À partir de la guerre de Crimée et encore au-delà de la Grande Guerre, les géographes français, dont Élisée Reclus et sa Nouvelle géographie universelle, ont tendance à séparer la Russie de l’Europe en plaçant les frontières du continent dans les confins occidentaux de l’Empire russe. De même que la géographie, les coutumes, les caractères politiques, ethniques et culturels sont évoqués de manière à nier le caractère européen de la Russie34. La répression des mouvements nationaux occidentaux par le pouvoir russe n’est pas étrangère à cette perception. On se rend bien compte, dans les années 1830, que l’indépendance de la Pologne entraînerait celle des régions voisines et réduirait à peu de chose la partie européenne de la Russie. La civilisation européenne, représentée par la Pologne dans l’esprit des observateurs français, s’oppose à la « barbarie » russe qui s’exprime par les terribles répressions des insurrections de 1831 et de 1863 et que l’alliance franco-russe de 1892 ne permet pas d’effacer. La répression de l’insurrection de 1863 s’accompagne d’ailleurs d’une russification linguistique et religieuse, non seulement en Pologne, mais également en Lituanie, en Biélorussie et en Ukraine35. N’y a-t-il pas dès lors une menace sur la culture européenne, à une époque où la France, en situation de faiblesse après sa défaite contre la Prusse, ne peut être que spectatrice face à l’augmentation de la puissance russe et de son influence en Europe orientale ? On attend donc l’inévitable choc entre Slaves et Germains, antienne lancinante des intellectuels français du tournant du siècle.
La France et l’Est européen entre les deux guerres : au-delà des alliances de revers
25Le choc de la Grande Guerre dépasse largement le conflit entre Slaves et Germains. Les géographes de l’après-guerre, à la recherche d’une séparation entre deux Europe, la situent justement dans la « ligne de contact slavo-germaine » que Brunhes et Vallaux définissent comme une « zone de démarcation entre l’Europe articulée de l’Ouest et l’Europe massive de l’Est ; entre l’Europe pénétrée des influences marines et l’Europe continentale ; entre l’Europe au relief varié et l’Europe aux plaines rases et uniformes36… »
26Avec la révolution russe et la fin de la Grande Guerre, les périphéries européennes se déplacent vers l’Est du continent. Les nouveaux États-nations créés en Europe centre-orientale entrent dans le système de sécurité français. C’est particulièrement le cas de la Pologne, de la Tchécoslovaquie et de la Roumanie. Les puissances occidentales reconnaissent l’indépendance des États baltes. Mais au-delà de Brest-Litovsk, les Alliés ne tiennent pas à bouleverser la carte car, on en est persuadé, il faudra compter avec un retour de la puissance russe. Ainsi, pendant que certaines nations sont érigées en États, d’autres se voient refuser ce statut. Si l’on suit toujours Brunhes et Vallaux, certaines sont « toutes prêtes à se gouverner elles-mêmes », comme les Tchèques, d’autres « sortent à peine des limbes », comme les Ukrainiens. Les négociateurs « n’ont délivré de certificat politique qu’aux nations qui leur paraissaient assez fortes pour s’en servir utilement. Ils ont tenu les autres pour inexistantes37 ». Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes s’applique aux nouvelles entités politiques qui, comme la Pologne, font partie intégrante de l’Europe, mais pas aux régions périphériques ayant proclamé leur indépendance, comme l’Ukraine ou le Caucase, qui forment une zone de démarcation face à la Russie bolchevique. Pour Emmanuel de Martonne, l’ensemble de l’Europe centrale, incluant l’Allemagne et la Pologne, est garant de la paix à venir. Elle sert donc de glacis contre le communisme38. Pour les hommes politiques et les militaires français, les périphéries, situées au-delà des pays constituant le réseau d’alliances de revers français, doivent être conservées dans un état de calme relatif suffisant pour ne pas impliquer la France et les autres puissances dans un nouveau conflit. Or, depuis 1914, l’Est européen est une vaste zone instable dans laquelle le moindre incident est susceptible de déclencher un conflit généralisé.
27La Pologne apparaît alors comme le symbole de la nation qui a su, dans son histoire, résister aux influences allemande et russe. Toujours sous le coup de cette double menace, Jacques Ancel justifie l’extension polonaise à l’Est, vers les terres ruthènes et lituaniennes, vers ces « Marches » où, dit-il, « la civilisation urbaine polonaise lance ses tentacules vers une paysannerie plus arriérée39.»
28On peut considérer qu’à cette époque, à l’est de la Pologne, la Biélorussie et l’Ukraine forment une périphérie dont le centre est Moscou, encore qu’elles figurent également comme une périphérie de l’Europe, dont le noyau stratégique serait la France. À ces deux pays qui n’ont jamais connu l’indépendance et paraissent comme des marches d’Empires, principalement des confins de la Russie, on peut ajouter la Bessarabie, acquise par la Roumanie. Fixée sur la ligne Curzon, la frontière polono-russe traverse les confins, laissant de part et d’autre les régions de peuplement polonais et celles de peuplement biélorusse et ukrainien mais une importante minorité polonaise subsiste à l’est du Bug, de même que des Biélorusses vivent à l’ouest40. Cette frontière ne satisfait pas les Polonais qui, au début de 1919, combattent les Ukrainiens, s’emparent de Lvov et de la Galicie orientale pendant que l’Armée rouge prend Kharkov et Kiev. En Biélorussie, les Polonais établissent leur frontière à Minsk. Au printemps de 1920, ils reprennent leur offensive et emportent Kiev le 6 mai avant que les Soviétiques ne lancent une contre-offensive qui les conduit aux portes de Varsovie. La victoire polonaise du 15 août 1920 force l’Armée rouge à la retraite et la paix de Riga, en mars 1921, déplace la frontière polonaise de 150 km à l’est de la « ligne Curzon », incluant ainsi des territoires peuplés de Biélorusses et Ukrainiens41.
29Dans le soutien qu’elle apporte à la Pologne au cours de la guerre polono-bolchevique, la France fait preuve d’une grande prudence. Paris redoute en effet de voir la république polonaise s’étendre trop à l’Est, et par là même de voir la Russie bolchevique trouver une entente avec l’Allemagne contre elle. Le Quai d’Orsay condamne ainsi les désirs d’expansion du maréchal Pilsudski dans des régions dont les populations ne sont pas polonaises. La Pologne devrait se contenter de ses « frontières ethnographiques incontestables42 ». Les considérations stratégiques de Paris nécessitent donc un maintien des périphéries européennes de l’Est dans la sphère d’influence russe. Consciente des risques pour la sécurité qu’implique le tracé issu de la paix de Riga, la France se refuse à garantir la frontière orientale de la Pologne.
30Après les accords de Locarno du 16 octobre 1925, la politique française s’attache à étendre le système de sécurité collective à l’Est européen. Cela implique une adhésion totale des États aux principes de la Société des Nations et va de pair avec la reconstruction économique de l’Europe, autant qu’avec la recherche d’une stabilité en matière de sécurité. En effet, l’Est européen reste une zone d’instabilité dangereuse pour la paix sur le continent.
31Au cours des années 1920, pour les hommes politiques français, les frontières orientales de l’Europe se situent bien à la frontière de l’URSS. Il ne s’agit pas seulement d’une frontière politique mais également d’une barrière de civilisation, comme le clame haut et fort le représentant français à la SDN, Joseph Paul-Boncour, au cours d’une visite à la frontière polono-soviétique. Pour lui, le soldat polonais est une « sentinelle avancée de la civilisation européenne43 ». Cette idée est prolongée dans les projets de paix générale de la fin de la décennie. Plus que jamais, l’Est européen est une zone d’instabilité, notamment en raison du contentieux qui subsiste au sujet de Wilno entre la Pologne et la Lituanie. La ville avait été annexée par la Pologne en 1920. Si le gouvernement français entend soutenir son allié polonais, il souhaite surtout ne pas être entraîné dans un conflit et parvient à régler le litige par la négociation entre les puissances, dans le cadre de négociations qui se tiennent à Genève. Le Protocole de Moscou de février 1929, signé entre l’Union soviétique et ses voisins occidentaux, permet un semblant d’extension du système de sécurité collective dans la partie orientale du continent mais il n’est pas question d’intégrer la zone entière dans la construction européenne. Ainsi, dans son projet d’Union européenne, formulé dans le Mémorandum de mai 1930, Aristide Briand n’entend pas intégrer l’URSS44.
32Dans les années 1920 et 1930, la Biélorussie, l’Ukraine, la Moldavie et, dans une moindre mesure, la Lituanie, restent pour les diplomates et pour les militaires français des zones d’instabilité largement méconnues, vouées aux conflits de minorités ethniques et aux luttes d’influence entre l’URSS d’une part, la Pologne et la Roumanie d’autre part. La France entretient seulement une représentation diplomatique en Lituanie, des consuls à Kiev et Kharkov mais là se limite sa présence véritable. Elle reste une observatrice lointaine des événements de la région et ne se sent concernée que dans la mesure où ils peuvent influer sur la politique européenne, en particulier par l’action d’un rapprochement germano-soviétique.
33En Ukraine, la partie occidentale, composée de la Galicie orientale, de la Volhynie et de la Podolie appartient à la Pologne qui y pratique une politique culturelle répressive en limitant l’apprentissage de la langue ukrainienne. La partie orientale, dite république socialiste d’Ukraine voit au contraire se développer l’« ukrainisation », encouragée par Moscou, ce qui a pour effet de favoriser les tendances nationalistes45. De France, on perçoit de loin les événements. En Ukraine occidentale, Varsovie réprime sévèrement les mouvements autonomistes. Ces derniers, dont l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN), qui luttent contre la domination polonaise en recourant au terrorisme, reprochent à la France de les avoir abandonnés à la Pologne et vont parfois jusqu’à placer leurs espoirs dans un soutien nazi46. Pour ces nationalistes, la place de l’Ukraine, espace de « marche » ou de « confins » (ukraina) ne se situe pas en périphérie mais à l’intérieur de l’Europe, leur pays pouvant former une barrière contre les Soviétiques47.
34Après la guerre polono-bolchevique, le maréchal Pilsudski doit renoncer à son rêve fédéraliste d’union de la Pologne avec la Lituanie, la Biélorussie, l’Ukraine et le Caucase, destiné à affaiblir la Russie et à déstabiliser le pouvoir soviétique. En effet, il n’a pas les moyens politiques, ni les capacités militaires d’unir sous l’égide de la Pologne cet isthme européen reliant la mer Baltique à la mer Noire et dont les habitants n’aspirent pas forcément à une tutelle polonaise. La France ne peut pas appuyer le « prométhéisme » polonais visant à réunir les nations non-russes de l’Union soviétique48. Ce serait créer une instabilité trop grande dans l’Est européen et obligerait Paris à soutenir son allié polonais dans une entreprise aventureuse. De fait, comme c’était le cas en 1920, la diplomatie française s’inquiète des intentions de Pilsudski et voit avec méfiance la nomination au ministère polonais des Affaires étrangères de personnalités ouvertement impliquées dans le mouvement prométhéen. Jules Laroche, ambassadeur français en Pologne de 1926 à 1935, se fait l’écho incessant des inquiétudes françaises49. Mais surtout, la France doit compter avec l’URSS qu’elle tient pour une grande puissance tandis que la Pologne, bien qu’alliée, reste une puissance secondaire. La géopolitique l’emporte et impose une attitude prudente. L’Ukraine, la Biélorussie et les autres États de l’isthme doivent rester dans l’aire russe, elle-même considérée comme en périphérie de l’Europe. Toutefois, l’occasion de voir s’écrouler le régime soviétique ne doit pas être laissée de côté et un soutien discret aux entreprises d’espionnage polonais ou aux projets de libération des Géorgiens peut être accompli50. Pour les préoccupations françaises du moment, la priorité restant l’Allemagne et la nécessité de la conserver séparée de l’Union soviétique, le théâtre est-européen reste secondaire. Nous retrouvons encore une fois quelques définitions caractéristiques des périphéries européennes en temps de crise : un éloignement géographique, une instabilité chronique reposant sur des problèmes politiques et ethniques d’autant plus difficiles à résoudre qu’il s’agit de régions situées aux confins de deux influences : russe et polonaise. Ce dernier point retrouve sa pertinence à la fin du xxe siècle, lorsque, à la fin de la guerre froide, à partir de 1989, l’Europe retrouve dans ses grandes lignes les tracés frontaliers dessinés en 1919.
Les périphéries après l’élargissement : de nouvelles zones d’instabilité
35La conférence de Potsdam modifie les frontières de 1919-1921. L’ancienne ligne Curzon, ressuscitée dès 1939 pour séparer les zones allemande et soviétique de la Pologne envahie, est confirmée en 1945. L’Ukraine passe entièrement sous la domination soviétique, l’Ukraine occidentale ayant été annexée dès 1939. La Moldavie, ancienne Bessarabie réunie à la Roumanie en 1918, revient à l’URSS51. Il devient dès lors difficile de parler de périphéries européennes pour qualifier l’Est européen. Avec le glacis défensif que l’Armée rouge a pu former et la consolidation des blocs à partir de 1947, on distingue désormais deux Europe : occidentale et orientale. Les périphéries européennes, si elles deviennent celles de l’Europe occidentale, perdent de leur signification car il faudrait alors considérer que l’Europe médiane est périphérique.
36Après la chute du Mur de Berlin et la réunification allemande, les anciennes démocraties populaires doivent attendre quinze ans pour intégrer l’Union européenne. Après l’adhésion de la Grèce, de l’Espagne et du Portugal, sorties de la dictature et après l’élargissement de 1995, douze nouveaux États ont rejoint le club européen. Il s’agit, pour une grande partie d’entre eux, de pays appartenant à l’« Occident kidnappé », selon l’expression de Milan Kundera, qui ne font que rejoindre l’Europe. À l’exception de Chypre, il s’agit d’États dont la vocation européenne n’a pas vraiment posé d’interrogation au cours du xxe siècle. Le poids d’une Europe médiane s’impose entre l’Europe occidentale et la Russie. Les périphéries européennes, après l’élargissement, se situent aux frontières de l’Union. On y retrouve donc la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie, la Moldavie, la Turquie mais également une partie des États issus de l’ancienne Yougoslavie. On pourrait également ajouter les États du Caucase. Autant de territoires secoués par les tensions et les conflits. Les conflits peuvent concerner les nouveaux adhérents, comme les États baltes et la Pologne, d’une part et la Russie d’autre part52 mais ils peuvent également se situer à l’extérieur de l’Union européenne en impliquant cette dernière. Il est vrai que la Pologne n’a pas renoncé à regarder vers ses confins, à savoir la Lituanie, la Biélorussie et l’Ukraine et donc à retrouver un statut de puissance régionale dans l’Est européen. Tout en tâchant de ne pas envenimer leurs relations avec la Russie, les gouvernements polonais, dans les années 1990, ont renforcé leurs liens avec l’Ukraine en la poussant vers l’indépendance et ont soutenu l’opposition démocratique au Belarus53. La Pologne se fait ainsi l’outil d’une politique étrangère de l’Union européenne dans ses périphéries qui vise à les libérer de toute menace de la Russie tout en garantissant une certaine sécurité à cette dernière. Cette politique s’accompagne de mesures concrètes visant à assurer plus de stabilité à la région. Toutefois, l’appartenance géographique de la Russie à l’Europe ne fait plus de doute et son statut de puissance en fait un partenaire politique et économique obligé de l’Union européenne. Cette relation, justement, ne peut qu’inquiéter les pays de la périphérie occidentale de la Russie54.
37Le « centre » constitué par l’Union européenne a pris de l’importance au moment où la Russie, autre « centre », s’est rétractée. Entre les deux, l’Ukraine constitue un élément essentiel de la périphérie européenne. La France et l’Union européenne lui reconnaissent une place de choix en essayant de favoriser ses tendances « pro-européennes55 ». Il reste à savoir si cette orientation reflète la réalité des aspirations de la population. La Turquie reste un partenaire stratégique et économique incontournable. La région des Balkans occidentaux reste finalement la périphérie la plus mal stabilisée et l’objectif d’intégration à l’Union se heurte à un problème de sécurité, particulièrement en ce qui concerne la Bosnie et le Kosovo. Jacques Rupnik a rappelé les différentes lectures des guerres balkaniques des années 1990 en indiquant que pour certains, dans les Balkans, les interventions des grandes puissances s’inscrivaient dans leur politique traditionnelle d’instrumentalisation des nationalismes en vue d’augmenter leur influence, contribuant ainsi à pérenniser les facteurs d’instabilité de la région. D’autres, particulièrement en France, opposent l’Union européenne dont les frontières s’effacent, aux Balkans en proie à un nationalisme exacerbé où les frontières se multiplient. Une troisième idée, enfin, voit dans les guerres balkaniques une étape vers une nouvelle construction politique, si possible démocratique et pacifique56. Les Balkans, en tant que périphérie, seraient donc des territoires en transition vers la démocratie ou en tout cas vers la paix, condition nécessaire à une intégration européenne. Cela vaut pour les Balkans occidentaux mais également pour l’Est européen, voire pour les États indépendants du Caucase. Mais en ce qui concerne les Balkans, l’intervention européenne est plus nette que dans les autres territoires périphériques car les conflits y sont vifs et surtout plus dangereux pour l’Europe s’ils ne sont pas endigués. D’où la nécessité d’intervenir, dans le cadre de l’OTAN ou dans un cadre plus strictement européen. De fait, la Bosnie et le Kosovo se trouvent placés dans une situation de protectorat, en attendant que l’indépendance réelle ne soit plus une menace pour la stabilité de la région57.
38Aujourd’hui, les frontières de l’Europe séparent des espaces économiques, culturels et, dans une moindre mesure, religieux qui ont tendance à se rapprocher. Elles ne sont plus des lignes mais des espaces en transition, encore la proie de crises dont la résolution dépend, bien souvent de l’Union européenne. Le terme de périphérie européenne implique que l’on se trouve dans des espaces d’instabilité et de confrontation. En un sens, le terme lui-même implique la notion de conflit. Mais il implique aussi l’idée que non seulement l’Europe a des capacités d’intervention dans ces zones d’instabilité mais également qu’elle a la capacité de les intégrer dans son espace.
Notes de bas de page
1 Pour cette notion géographique, voir Foucher Michel, « Transitions géopolitiques dans l’isthme mer Baltique-mer Noire : un entre-deux-mers au devenir indécis », dans Foucher M. (dir.), Transitions géopolitiques sur le continent européen. Mutations dans l’isthme mer Baltique-mer Noire, Paris, Fondation pour les Études de Défense, 1998, p. 11-19.
2 Andric Ivo, La Chronique de Travnik, Paris, Motifs n ° 170, 2005, 679 p.
3 Weibel Ernest, Histoire et géopolitique des Balkans de 1800 à nos jours, Paris, Ellipses, 2002, p. 76.
4 Glenny Misha, The Balkans, 1804-1999. Nationalism, War and the Great Powers, London, Granta Books, 1999, p. 14.
5 Ibid., p. 59.
6 Lentz Thierry, Nouvelle histoire du Premier Empire, t. 1, Napoléon et la conquête de l’Europe, 1804-1810, Paris, Fayard, p. 267.
7 Ibid., p. 268-269.
8 Senkowska-gluck Monica, entrée « Pologne », dans Tulard Jean (dir.), Dictionnaire Napoléon, Paris, Fayard, p. 1343-1347.
9 Lentz Th., « Quelle place pour la Pologne dans le système napoléonien ? », dans Davion Isabelle, Kloczowski Jerzy, Soutou Georges-Henri (dir.), La Pologne et l’Europe, du partage à l’élargissement (XVIIIe-XXIe siècles), Paris, PUPS, 2007, p. 29-39.
10 Bignon Édouard, baron, Souvenirs d’un diplomate. La Pologne (1811-1813), Paris, 1864, p. 35.
11 Allain Jean-Claude et alii, Histoire de la diplomatie française, Paris, Perrin, 2005, p. 589.
12 Service Historique de la Défense, département de l’Armée de Terre (SHD/DAT), Mémoires et reconnaissances, 1M 1620, « Mémoire sur la défense de l’Empire ottoman contre l’invasion russe », 30 novembre 1853.
13 L’Empereur Napoléon III et les principautés roumaines, Paris, E. Dentu, libraire-éditeur, 1858, p. 11.
14 SHD/DAT, 7 N 1451, Attachés militaires en Roumanie (1834-1895), Gazette d’Augsbourg du 30 mars 1856.
15 MAE, Mémoires et Documents, Roumanie, vol. 8, Protocoles de la Commission pour réorganiser la Moldavie et la Valachie, 22 mai 1857.
16 Thouvenel Louis, Trois années de la question d’Orient, 1856-1859, Paris, Calmann Lévy, 1897, p. 7-11.
17 Ibid., p. 95.
18 L’Empereur Napoléon III et les principautés roumaines, op. cit., p. 14.
19 Ibid., p. 51.
20 MAE, Mémoires et Documents, Roumanie, vol. 15, Moldavie et Valachie, 1858-1859, Protocoles, p. 3, séance du 28 mai 1858.
21 SHD/DAT, 1M 1623, Reconnaissances, Turquie, 1861-1869, chef d’escadron Lamy au ministre de la Guerre, 23 août 1861.
22 Ibid., 1M 1620, Reconnaissances, Turquie, sans date.
23 MAE, Mémoires et Documents, Roumanie, vol. 16, Principautés danubiennes, Conférence de Paris, 1866, Protocoles, p. 42, 4 avril 1866.
24 Sur l’influence militaire en Roumanie, voir Georgescu Maria, « La mission militaire française dirigée par les frères Lamy », Revue Historique des Armées, 3e trim. 2006, p. 31-37.
25 Pécout Gilles, « Jusqu’où va l’Europe au XIXe siècle ? », dans Pécout G. (dir.), Penser les frontières en Europe au XIXe et au XXe siècle, Paris, PUF, 2004, p. 97-117.
26 Ibid., p. 109.
27 Glenny M., The Balkans…, op. cit., p. 141.
28 Sous-lieutenant Richard Louis-Dominique, La frontière terrestre entre la Grèce et l’Empire ottoman de 1881 à 1913, mémoire de fin de scolarité de l’ESM, sous notre direction, 2007, 175 p.
29 Jesné Fabrice, « Les frontières balkaniques : frontières européennes ou frontière de l’Europe ? », dans Pécout G. (dir.), Penser les frontières en Europe…, op. cit., p. 159-178.
30 Ibid., p. 170.
31 Ancel Jacques, Géographie des frontières, Paris, Librairie Gallimard, 1938, p. 189.
32 Prévélakis Georges, « L’Orient de l’Europe : géographie mentale, histoire et idéologie », dans Barnavi Élie, Goossens Paul (éd.), Les frontières de l’Europe, 2001, p. 83-87.
33 Ferro Marc, « La Russie fait-elle partie de l’Europe ? », dans Barnavi É., Goossens P. (éd.), op. cit., p. 199-205.
34 Pécout G., « Jusqu’où va l’Europe… », op. cit., p. 111-113.
35 Rey Marie-Pierre, Le dilemme russe. La Russie et l’Europe occidentale d’Ivan le Terrible à Boris Eltsine, Paris, Flammarion, 2002, p. 154-155 et 171.
36 Brunhes Jean, Vallaux Camille, La Géographie de l’Histoire. Géographie de la paix et de la guerre sur terre et sur mer, Paris, Librairie Félix-Alcan, 1921, p. 304.
37 Ibid., p. 672.
38 Foucher M., Fragments d’Europe. Atlas de l’Europe médiane et orientale, Paris, Fayard, (1993), 1998, p. 56.
39 Ancel J., op. cit., p. 193.
40 Foucher M., Fronts et frontières. Un tour du monde géopolitique, Paris, Fayard, 1991, p. 456-457.
41 Pour ces événements, voir Duroselle Jean-Baptiste, Histoire des relations internationales, de 1919 à 1945, Paris, Armand Colin, 2001, p. 36-38 ; Aleksiun Natalia et alii, Histoire de l’Europe du Centre-Est, Paris, PUF, coll. « Nouvelle Clio », 2004, p. 522-524.
42 Documents diplomatiques français (DDF), 1920, t. 1, Paris, Imprimerie nationale, 1997, note du 24 janvier 1920.
43 Paul-boncour Joseph, Entre deux guerres. Souvenirs de la IIIe République, t. 2, Les lendemains de la victoire, 1919-1934, Paris, Librairie Plon, 1945, p. 169.
44 Sur ce sujet, voir Fleury Antoine (dir.), Le Plan Briand d’union fédérale européenne : perspectives nationales et transnationales avec documents, Berne, Peter Lang, 1998.
45 Kappeler Andreas, Petite histoire de l’Ukraine, Paris, Institut d’Études slaves, 1999, p. 150-153 ; Bogdan Henry, Histoire des peuples de l’ex-URSS. Du IXe siècle à nos jours, Paris, Perrin, p. 208.
46 Service Historique de la Défense-département de l’Armée de terre (SHD/DAT), 7 N 3127, Ukraine, EMA/2, rapport de 1938 ; Aleksiun N. et alii, Histoire de l’Europe du centre-est, op. cit., p. 663.
47 Le Problème de l’Est européen : la Pologne, la Russie et l’Ukraine, Bulletin d’informations ukrainiennes, Genève, s. e., 1931.
48 Sur ce sujet, voir Targalski Georges, « Les plans polonais concernant l’éclatement de l’URSS, le mouvement “Prométhée” et le Caucase », Bulletin de l’Observatoire de l’Asie centrale et du Caucase, n ° 3, mars 1997.
49 Archives du ministère des Affaires étrangères français (AMAEF), Série Europe, Pologne, vol. 75, f. 120-123, dépêche n ° 67 de Jules Laroche à Aristide Briand, 13 février 1927.
50 Ibid., URSS 1918-1940, vol. 634, Géorgie, f. 210, note de Berthelot du 30 juin 1927.
51 Foucher M., Fronts et frontières, op. cit., p. 457-459.
52 Brague Rémi et alii, L’Europe, quelles frontières ?, Paris, Cultures France, coll. « Penser l’Europe », 2007, p. 32-33.
53 Lepesant Gilles, « La politique de la Pologne à l’Est, des ambitions en quête d’un projet », dans Foucher M. (dir.), Transitions géopolitiques sur le continent européen…, op. cit., p. 21-42.
54 Rupnik Jacques, « L’Europe de l’Est entre élargissement et protectorat », dans Barnavi É., Goossens P. (éd.), Les frontières de l’Europe, op. cit., p. 209-223.
55 Foucher M., La République européenne, Paris, Belin, 2000, p. 126.
56 Rupnik J., « L’Europe de l’Est entre élargissement et protectorat », op. cit., p. 219-221.
57 Ibid., p. 220.
Auteur
-
Dessberg Frédéric
Université Paris I Panthéon-Sorbonne, détaché aux écoles de Saint-Cyr Coëtquidan
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