1Dès les premières années de la Renaissance, la redécouverte des Anciens a suscité une intense curiosité de la part des Modernes qui ont commencé à interroger les textes des auteurs grecs et latins dans tous les domaines. L’art de la guerre n’a pas échappé à cet intérêt ; les traités militaires se multiplient, en Italie d’abord, mais avec une large diffusion en Europe, renvoyant aux ouvrages théoriques de l’Antiquité1.

2Cette situation ne manque pas d’être, en apparence, paradoxale. En même temps que se trouve redécouverte la guerre antique, l’Occident connaît une « révolution militaire » dont on pourrait logiquement penser qu’elle rendrait caduque toute référence à la guerre antique. En gros, le feu remplace le fer. Longtemps limité à l’usage de pièces d’artillerie, plus bruyantes que destructrices, lourdes, peu maniables, et que l’on s’ingénie à augmenter en taille pour les rendre terrifiantes, le feu n’a même pas été pris en considération par les théoriciens de la guerre, telle qu’elle apparaît encore dans le Rosier des Guerres ou sous la plume de Jean de Bueil. Alors même que la pique devient l’arme par excellence chez les fantassins, grâce aux milices flamandes et aux mercenaires suisses, et la lance pour les chevaliers, à l’image de Bayard au pont du Garigliano, celui-ci peut à ce point mépriser le feu, arme déloyale, qu’il fait pendre les arquebusiers qu’il capture, contribution modeste à la réflexion militaire. Pourtant, sans entrer dans le débat provoqué par l’ouvrage fondateur de Geoffrey Parker2, on peut réduire la révolution militaire à quelques faits acquis : le feu individuel soutenu par l’artillerie toujours présente dans la bataille, le gonflement des effectifs de l’armée au profit de l’infanterie, la naissance de la fortification bastionnée enfin transforment la guerre en profondeur, et en particulier la bataille. L’arquebusier devenu le mousquetaire remplace le piquier, le fer, arme du choc et du corps à corps, recule par rapport au feu, qui autorise un affrontement à distance.

3Était-il alors nécessaire de lire les Anciens ? Si les éditions des auteurs se multiplient, et si les traités militaires y font largement référence, l’impression est pourtant que les officiers généraux n’y cherchent pendant deux siècles que des leçons organiques, mais non pas tactiques. Or, un constat s’impose après la trop longue parenthèse des guerres de religion et de la Guerre de Trente Ans, dominées par les condottieri et l’entreprise militaire : il apparaît que la guerre s’enlise, que les batailles ne sont plus décisives, que les campagnes se répètent d’année en année sur les mêmes espaces, et coûtent aux royaumes des hommes perdus et des dépenses énormes, sans véritable victoire. Meurtrière et inutile, bientôt immobilisée autour de lignes de forteresses, la guerre semble bloquée. L’on finit même par éviter la bataille - en dix campagnes, Marlborough n’en livre que quatre - au profit de sièges lents et ritualisés. Si l’on sait toujours combattre, l’arme à feu ne donne pas la supériorité et ne conduit pas à la conclusion...

4La guerre moderne semble donc s’enfermer dans un certain nombre de blocages3, que beaucoup de théoriciens ont alors pensé résoudre en retournant aux principes de la guerre antique, car les Romains, eux, qui ne possédaient pas d’armes à feu, gagnaient leurs guerres. Un dialogue est devenu nécessaire, qui prend la forme d’une seconde lecture des Anciens par les Modernes, très différente de la lecture des hommes de la Renaissance.

AU XVI^e SIÈCLE. LES LIMITES D’UNE LECTURE ORGANIQUE DES ANCIENS

5Les auteurs anciens ont tout de suite été connus, et il serait vain de vouloir les énumérer tous4. Grâce à l’imprimerie, l’érudit du XVI^e siècle peut lire les historiens qui traitent des guerres antiques, comme les théoriciens qui décrivent la guerre antique. L’on peut rappeler les principaux auteurs.

6Thucydide, commenté par Machiavel, traduit par Claude de Seyssel, puis par l’humaniste italien Laurent Valla, est un historien, qui apporte avec le récit de la première bataille de Mantinée (en 418), un exemple de ce que pouvaient être l’affrontement hoplitique et la formation en phalange5. Xénophon, avec en particulier la description de la manœuvre victorieuse d’Epaminondas à Leuctres, puis à la seconde bataille de Mantinée (en 362), tire de l’histoire un enseignement théorique à l’intention du Commandant de Cavalerie, et lui donne un conseil tactique destiné à un bel avenir : « Il est également sage d’attaquer le point faible de la position ennemie, même si elle se trouve loin en avant »6. Mais l’historien le plus apprécié, sans doute parce que de lecture plus accessible, reste cependant César, succès le plus considérable de la littérature antique au XVI^e siècle, « le bréviaire de tout homme de guerre comme étant le vrai et souverain patron de l’art militaire », écrit Montaigne7. César mêle habilement le récit historique avec l’étude de l’art militaire, et donne avec ses Commentaires le premier ouvrage important écrit par un commandant en chef8.

7Du côté des théoriciens de l’art de la guerre, deux noms surpassent tous les autres : Polybe, longtemps lu dans le texte grec avant que ne soit accessible la traduction latine d’Isaac Casaubon9, propose une vue très pragmatique10 sur la guerre, à la fois d’un point de vue tactique avec, par exemple, un remarquable récit de la bataille de Cannes, modèle de la bataille d’encerclement et d’anéantissement, mais également d’un point de vue stratégique avec une définition très claire de la stratégie du harcèlement, enfin d’un point de vue organique avec un exposé net des principes qui règlent le recrutement, le commandement, la logistique même de la grande légion romaine. Mais le XVI^e et le XVII^e siècle ont également à leur disposition Végèce, imprimé en latin à Utrecht en 1473, déjà auparavant11, encore imprimé en 1607 à Leyde avec de nombreux extraits d’autres auteurs dont les noms constituent une table des matières de la pensée militaire ancienne : Marcus Porcius Caton, Aulu-Gelle, Elien, Hygin, Polyen, Énée le tacticien. Il est vrai que le traité de Végèce, écrit à la fin du IV^e siècle dans l’intention de démontrer la supériorité de l’armée romaine, est une compilation de tous les auteurs antérieurs. Végèce, lu et commenté par les auteurs militaires italiens comme Machiavel, flamands comme Philippe de Clèves, français comme Fourquevaux ou François de la Noue, joue un rôle comparable à César. Et la liste n’est pas close. Il faudrait y ajouter au moins Frontin, qui au I^er siècle, dans sa Théorie de la Tactique, propose des diagrammes et différents modèles pour ranger les troupes au combat, et qui dans ses Stratagèmes propose des ruses de guerre et contribue à façonner la nouvelle conception de l’art de la guerre propre à la Renaissance, et si opposé au code de l’honneur de guerre médiévale12.

8Or, les Modernes ont fait deux lectures successives de leurs sources anciennes. La première, dont L’Art de la guerre de Machiavel, mais aussi son Discours sur la Première Décade de Tite-Live, donne une assez bonne idée, consiste à rechercher les raisons de la supériorité de la guerre antique, et principalement romaine, sur la guerre moderne, dans le principe du recrutement et de l’organisation de l’armée. L’art militaire des Romains repose d’abord sur le bon choix des soldats, sur leur instruction, sur leur discipline. Machiavel pense qu’à l’exemple des Romains l’on doit faire cas de l’infanterie plus que de la cavalerie, et propose une réforme théorique du principe de recrutement en prônant la mise sur pied d’une milice nationale ; il s’interroge donc plus que la qualité morale et la nature citoyenne du combattant, qu’à la question du rapport que la guerre entretient avec les armes. Les États ne peuvent être bien défendus que par leurs propres habitants. Machiavel a été lu : L’Art de la guerre, publié en 1521, connaît vingt et une éditions au XVI^e siècle, est traduit en français, en anglais, en allemand, en latin même, pour être lu en Hongrie ou en Pologne. Mais la critique acerbe du mercenariat, que Machiavel connaît trop bien pour l’avoir vu fonctionner dans les villes italiennes, totalement impuissantes devant l’invasion française de 1495 qui démontre le peu de valeur militaire des contottieri et des mercenaires, n’est suivie d’aucun effet réel. Sans doute, l’armée espagnole, prise en main par Ferdinand d’Aragon, recomposée par Charles Quint comme roi Charles I^er, mais non comme empereur, est la première grande armée à reposer sur un système national ; mais ses contingents napolitains, milanais, wallons ou flamands lui conservent un caractère étranger très marqué. Quant aux efforts du roi de France François I er avec ses légions, Henri II avec les premiers régiments, ils échouent, en partie en raison du manque d’autorité de l’État moderne, encore jeune, en partie en raison du contexte des guerres d’Italie puis des guerres religieuses, qui obligent les rois à faire face à l’urgence. Aussi, sans tenir compte de l’enseignement du modèle ancien, le XVI^e siècle est celui où se développe le plus intensément le recrutement mercenaire, en Suisse ou en Allemagne, en Italie du nord aussi, en Picardie, chez les Gascons... On voit même ainsi des mercenaires luthériens dans l’armée de Charles Quint, ou dans les armées catholiques et calvinistes qui se combattent en France entre 1570 et 1580. Le système triomphe au temps de la Guerre de Trente Ans, d’abord avec des petits chefs de guerre sans fortune, Dampierre, Bucquoy, puis de meilleure naissance et de meilleure fortune, Spinola, Tilly, enfin avec des princes comme Bernard de Saxe-Weimar, Georges de Hohenlohe, Christian IV de Danemark lui-même, tous étant dominés par la haute figure de Wallenstein. L’apogée du système lui vaut aussi sa condamnation. Les rois ont compris le risque encouru par l’État devant la puissance des armées privées, et récupèrent le recrutement en organisant, à grands frais, des armées permanentes formées sur la base du volontariat, qui devient la règle avec bien des nuances, avant de dériver vers des formes de recrutement obligatoire sur l’exemple de la milice créée en France à partir de la Guerre de la Ligue d’Augsbourg.

AU XVII^e SIÈCLE. NAISSANCE PRATIQUE DE LA LIGNE MINCE

9Mais en même temps, la lecture des Anciens a inspiré une autre réflexion, plus technique qu’organique, et sans doute mieux adaptée à la résolution de l’adaptation de l’armée au feu dont elle dispose. C’est une réflexion précise sur l’ordonnance des troupes en bataille, avec pour objectif de tirer le meilleur parti du feu qui, lentement, remplace la pique ou la hallebarde. On peut dire encore que tout vient de Machiavel. L’Art de la guerre accorde une place très importante aux batailles, et revient plusieurs fois sur la nécessité de ne pas former une armée en un seul bloc. La méthode romaine est meilleure que le carré suisse qui imite sans doute la phalange hoplitique ou macédonienne. Machiavel introduit, comme Frontin, des diagrammes représentant l’ordonnance d’une armée avec une cavalerie reléguée aux ailes, et un front très fragmenté en unités de piquiers et mousquetaires13. Mais tout reste ici théorique. En bataille, la formation en masse, ou carré, reste la règle du XVI^e siècle, avec un curieux entremêlement de la cavalerie et de l’infanterie, qui gêne les deux armes sans leur permettre de se soutenir.

10Avec François de la Noue, dont on sait qu’il a judicieusement profité de sa captivité entre 1580 et 1585 pour lire Xénophon, Thucydide, Plutarque, et Machiavel bien sûr, et pour écrire ses Discours politiques et militaires14 une voie pratique est suggérée. Chef de guerre, François de la Noue a observé la guerre. Il se prononce, le premier, pour la fragmentation du carré d’infanterie, en deux carrés, chacun encore assez lourd avec 1250 piquiers et 750 arquebusiers, éloigné de 80 pas l’un de l’autre, le second en position décalée par rapport au premier. Ainsi, ils « s’entreflanquent », « s’entrefavorisent », « s’entresecourent »15. Mais on a plus généralement retenu l’intuition de Guillaume-Louis de Nassau, qui justifie le glissement du modèle romain à un modèle hollandais, même si les Hollandais, militaires par obligation de survie contre l’armée espagnole, ont lu eux aussi les Anciens. Juste Lipse, l’humaniste belge, qui enseigne à Leyde, s’appuie sur le modèle romain, mais dans le sens de Machiavel, il privilégie les remarques sur le recrutement national plutôt que mercenaire, la discipline et l’entraînement, la priorité de l’infanterie sur la cavalerie. Les princes de la maison de Nassau, eux, ont à conduire la guerre.

11Guillaume-Louis de Nassau, écrivant à son cousin Maurice le 8 décembre 159416, transforme la Hollande en un laboratoire tactique qui développe une nouvelle voie dans la réflexion militaire et s’éloigne finalement du modèle romain. Face aux tercios espagnols, qui ne peuvent guère profiter de leur supériorité numérique sur le terrain amphibie des Pays de la Généralité où le Rhin et la Meuse mêlent leurs eaux, Guillaume-Louis a compris l’intérêt d’une fragmentation des troupes en unités plus petites et plus mobiles, auxquelles une ordonnance nouvelle donnera une grande puissance de feu. Il faut, comme l’indique Guillaume-Louis sur un croquis, disposer les tireurs en lignes parallèles, ceux de la première ligne tirant ensemble et se retirant, étant remplacés par la seconde ligne et ainsi de suite jusqu’à la dernière ligne17. Il s’inspire à l’évidence du modèle antique des évolutions sur trois rangs des légionnaires romains, hastati, principes, et triarii. C’est ainsi que le carré de piquiers d’une cinquantaine d’hommes de profondeur, finalement proche du modèle grec de la phalange, devient une ligne épaisse de douze à dix rangs. C’est en même temps le point de départ d’une pratique systématisée et affinée par les grands chefs de guerre du XVII^e siècle, sans publication d’ouvrage théorique en explication ou justification.

12Tous ont lu les Anciens. Gustave-Adolphe, avec son gouverneur Jean Skytte, a étudié César, Frontin et Végèce, ainsi que Juste Lipse ; il suit l’exemple des Nassau, et allège le dispositif de ce qu’on appelle désormais un bataillon sur huit lignes seulement, ce qui lui permet d’étendre le front de son dispositif de bataille. Les gravures de la première moitié du siècle représentant les ordres de marche de Spinola et Maurice de Nassau figurent toujours de gros carrés ; mais les positions de la bataille de Breitenfeld que dessine le graveur allemand Wilhelm Dilich dans son École de Guerre - ouvrage publié en 1689 seulement, trente-cinq ans après la mort de l’auteur, montrent que si Tilly utilise encore le carré massif (cinquante hommes de front, trente hommes de profondeur), l’armée suédoise est constituée en bataillons minces, cinq rangs pour les piquiers, ce qui suffit à briser une charge de cavalerie, et six pour les mousquetaires, ce qui suffit à assurer un feu roulant18.

13Désormais, le modèle suédois s’impose. Avec Montecuccoli, il devient un modèle autrichien. Le généralissime, qui lui aussi a écrit sans publier, et dont la réflexion touche à tous les domaines de la guerre, a porté à son plus parfait degré la réflexion sur les ordonnances. Sous le titre modeste de Mémoires de Montecuccoli, ses travaux édités en italien en 1704, traduits en français en 1712, deviennent dans l’édition de 1735 l’un des livres de chevet des officiers du XVIII^e siècle avec sept éditions italiennes, six en français, deux en latin, deux en espagnol, deux en allemand, une en russe...19. Montecuccoli se penche en arithméticien sur la ligne, et s’arrête sur la profondeur de six hommes, comprend que le bataillon devient un élément de la ligne mince, et pressent l’impérieuse nécessité d’en limiter le déploiement sur un trop grand espace. Mais Montecuccoli a-t-il vraiment lu les Anciens ? Il cite une quinzaine d’entre eux, de Thucydide à Végèce, mais toujours d’une manière allusive. Il semble mieux connaître Machiavel et Juste Lipse. Après lui, le maréchal de Luxembourg et surtout Feuquière, comme un peu plus tard Maurice de Saxe, donnent sa meilleure expression à l’utilisation d’analyses rigoureuses de situations effectives, des études de cas dirait-on maintenant, ce qui devient la manière préférée des officiers pour réfléchir sur la guerre. C’est que les auteurs du XVII^e siècle, contrairement aux théoriciens du XVI^e, sont vraiment, eux, des hommes de guerre, appelés à conduire les campagnes, et livrer les batailles. Au reste, s’ils agissent avec pragmatisme, ils écrivent désormais fort peu. Turenne, qui lit tout juste assez de latin pour comprendre César, Condé, Eugène, Marlborough portent à son apogée le système de la ligne mince, sur six, puis cinq, puis quatre rangs de profondeur..., disposant ainsi d’un front toujours plus étendu, qui permet de disposer d’un feu toujours plus important. Mais en même temps, ce dispositif révèle ses propres faiblesses.

14- Il devient difficile de trouver un champ de bataille assez large pour déployer l’armée, il devient presque impossible au général en chef d’observer l’ensemble du champ de bataille, les positions de l’armée qu’il commande comme les mouvements de l’adversaire, de même que finalement de transmettre ses ordres et de s’assurer de leur exécution. Ce qui restait possible à l’échelle d’un bataillon, que le capitaine commande à la voix ou à la couleur, ne l’est plus à l’échelle d’une armée de quelque cent mille hommes. L’ordre de bataille en ligne, étiré sur un front de deux lieues, chaque ligne étant constituée par la juxtaposition de bataillons formés sur quatre ou cinq rangs de profondeur, crée une ligne sans articulation, sans capacité de progression, sans capacité de manœuvre.

15- Sous une autre forme, la formation linéaire n’est pas propice à la recherche du choc et au combat corps à corps, si l’on souhaite qu’il soit décisif. La ligne, par absence de profondeur, manque de véritable puissance offensive. La discipline et la routine remplacent alors l’intuition et la décision, et l’immobilité remplace le mouvement, qui, seul, peut transformer une bataille en victoire décisive. Et, autre faiblesse, qui n’est compensée que par la symétrie des dispositifs chez les adversaires qui s’affrontent, la ligne mince n’a pas de réelle vertu défensive, désormais trop mince pour résister à une charge massive.

16- Les batailles commencent alors par une préparation d’artillerie, puis les infanteries en position, à peine ébranlées par le feu des canons, se mettent en position en montant l’une vers l’autre, échangent leurs tirs au moment où elles sont à portée et s’apprêtent à commencer l’attaque. Celle-ci s’achève dans un choc frontal élémentaire, un corps à corps à l’arme blanche, que les généraux redoutent, non parce qu’ils craignent la couardise de leurs soldats, mais parce que, faute de puissance réelle au moment du contact, le sort en est toujours aléatoire. Quel que soit le courage déployé des deux côtés, la victoire n’est jamais garantie ; les troupes sont à la merci d’une panique provoquée par une mauvaise interprétation des ordres initiaux, ainsi à Dettingen en 1743, ou d’une indécision, ce qui se produit à Malplaquet quand la ligne adverse a été rompue par le régiment de Picardie, qui, faute d’ordre pour exploiter cette percée, reprend sa position initiale.

17Ainsi s’impose la réalité d’un blocage tactique, qui se double d’une sorte de blocage stratégique. Beaucoup d’officiers commencent alors à s’interroger sur l’efficacité réelle des armes à feu, responsables directes de la formation linéaire. Il fallait effectivement plus de dix coups de canon ou plus de trente coups de fusils pour tuer ou blesser un homme sur un champ de bataille20. On comprend dans ces conditions que les guerres de l’Antiquité aient constitué encore une fois le point de départ du renouveau de la pensée tactique.

AU XVIII^e SIÈCLE : LE DIALOGUE NÉCESSAIRE. LE FER, LE FEU, LE CHOC, LE MOUVEMENT

18L’impulsion d’une nouvelle lecture des Anciens est donnée par deux facteurs. L’un d’eux est lié à l’époque, et se trouve tardif. C’est l’affirmation enfin achevée de l’État moderne : il convient à un gouvernement fort et centralisé de faire de l’art de la guerre un objet d’études et d’enseignement, particulièrement pour les armes savantes qui transforment sensiblement les données tactiques du raisonnement théorique. En 1741 en Angleterre est ouverte l’École de Woolwich pour les ingénieurs et les officiers d’artillerie, en 1748 en France est ouverte l’École de Metz pour les officiers du génie, puis en 1751 l’École militaire, d’objectif plus général ; en 1752, Marie-Thérèse ouvre l’Académie de Wiener-Neustadt, finalement sur le même modèle. Les officiers doivent lire et réfléchir, les auteurs antiques et modernes occupent les rayons des bibliothèques des écoles militaires.

19Mais le second facteur, personnel, chronologiquement le premier, est incontestablement lié à la personnalité et aux écrits du chevalier de Folard21. Celui-ci, dont la carrière militaire a été plutôt modeste, et dont le caractère est fantasque et ombrageux, a incontestablement été le plus lu et le plus discuté des écrivains militaires de la première moitié du XVIII^e siècle. Ses trois ouvrages successifs, qui se prolongent presque de manière linéaire, le Traité sur la colonne écrit en 1715 à l’intention du roi de Suède Charles XII, puis ses Nouvelles Découvertes sur la Guerre publiées en 1724, enfin ses Commentaires sur Polybe dont le premier tome paraît en 1727, sur une traduction qu’il a obtenue de Vincent Thuillier, bénédictin de Saint-Maur, provoquent un intérêt considérable22. Il s’inspire directement des Anciens, mais des Grecs plutôt que des Romains. Folard a lu Thucydide, Xénophon dont il a eu l’intention de faire un Commentaire avant de s’arrêter sur Polybe, mais également Flavius Josèphe, Plutarque, Arrien, César, et les Modernes, de Machiavel à Montecuccoli. Son préjugé très net en faveur des Grecs vient de ce que l’ordonnance primitive de la légion romaine lui paraît trop semblable à celle du modèle français de la Guerre de Succession d’Espagne, qu’il a faite. Sa faveur pour les Grecs vient de la comparaison qu’il fait entre armée romaine et armée grecque grâce au récit de Polybe à propos de la bataille de Cynocéphales. Pour Folard, comme pour Polybe, la phalange disposée sur seize rangs est une formation idéale en soi : aucune troupe ne résiste à la puissance de choc de cette masse compacte hérissée de sarisses.

20Est-ce la solution attendue au blocage tactique lié à l’utilisation du feu ? De là vient au moins, en simplifiant quelque peu, le modèle de sa colonne dont peu de modèles contemporains existent ; elle ne ressemble pas au carré suisse du XV^e ou XVI^e siècle, ni aux carrés de Tilly et de Wallenstein au XVII^e : elle rappelle plutôt la formation tactique des Highlanders écossais qui pendant presque un siècle ont vaincu les Anglais en se jetant sur eux en masses furieuses et en les taillant en pièces à l’arme blanche, ce qui sous-entend une supériorité du choc au fer sur la ligne au feu23. Mais Folard ne cite aucune des victoire écossaises, la bataille de Killiecrantie, le 27 juillet 1689, constituant pourtant un bon modèle de l’efficacité de ce genre de formation compacte. Le chevalier préfère l’exemple de la bataille de Zama (en 202), le sommet de l’art militaire à ses yeux, la victoire de Scipion démontrant la validité de la colonne... La colonne de Folard réhabilite en effet la recherche du choc dans la bataille, comme élément décisif de la victoire. Elle constitue un corps « pressé et surpressé », qui mélange cavalerie et infanterie, qu’il convient « d’entrelacer et entremêler », auquel rien ne doit résister, en raison de sa propre masse. En opposition aux travaux de Folard, on peut souligner que L’Art de la guerre par principe et par règle, énorme traité didactique du comte de Puységur, expédie au début du premier livre toutes les références aux Anciens comme une concession rituelle à une mode futile, mais n’a provoqué aucun débat passionné24.

21Après Folard, discrédité par son adhésion au jansénisme tapageur des convulsionnaires du cimetière Saint-Médard, le milieu du siècle reprend dans son ensemble la lecture des Anciens, et retrouve le modèle romain. L’intérêt majeur de Folard est sans doute, par le scepticisme qu’inspire sa colonne, d’avoir contraint ses contemporains à chercher dans l’étude des Anciens d’autres enseignements que simplement tactiques. La bataille est remise en perspective dans son ensemble, la réflexion sur l’ordre de bataille dépasse largement son cadre initial et finit par toucher tous les autres aspects de l’art militaire, organisation de l’armée, équipement et armement, entraînement et discipline, commandement. Ainsi, partisans de l’ordre mince et tenants de l’ordre profond finissent par intégrer dans leur méditation l’utilisation de l’artillerie, puis la pratique divisionnaire... De la tactique, on passe à la guerre. Essayons de cibler les théoriciens dont les traités ont le plus d’intérêt. Ils ne sont pas forcément les plus connus.

22L’on doit citer au premier rang Les Rêveries de Maurice de Saxe, l’un des interlocuteurs privilégiés du chevalier de Folard, ouvrage qui se trouve entièrement inspiré par le modèle organique de la légion romaine, auquel le comte ajoute ses propres intuitions tactiques inspirées de l’exemple de la guerre et des batailles de son temps, et parfois d’une imagination quelque peu débordante25. Or, Maurice de Saxe possède sur tous les théoriciens qui l’ont précédé un avantage décisif : lui peut se targuer d’avoir remporté nombre de victoires indiscutables, et d’avoir côtoyé tous les grands hommes de guerre de son temps. Ses Rêveries ont été écrites avant qu’il ait lu Polybe en son entier, si l’on en croit l’avertissement initial, et renvoient plus souvent aux situations de bataille ou de campagnes tirées de César, ou de la Guerre de Succession d’Espagne. Aussi est-il, après que ses Rêveries ont été publiées, en 1756 et 1757, intensément lu et commenté, d’autant plus que la Guerre de Sept ans vient de commencer : il a en effet suscité nombre de travaux secondaires, généralement méconnus de l’historiographie, qui mélangent curieusement la référence à Maurice de Saxe et la référence au modèle de l’armée romaine : le Mémoire sur l’Infanterie, ou Traité des Légions composé (suivant l’exemple des anciens Romains) par Monsieur le maréchal de Saxe, en réalité par le comte d’Hérouville de Claye qui avait été l’un de ses plus intimes interlocuteurs militaires après la disparition de Folard26, ou l’Esprit des lois de la tactique du maréchal de Saxe, de Zacharie Pazzi de Bonneville, qui mérite plus que sa mauvaise réputation, en particulier pour sa critique du système des colonnes dont il concède qu’il peut présenter des avantages en certaines occasions, mais auquel il oppose les ravages que peut faire l’artillerie dans des corps rangés en profondeur27. C’est une démonstration qui avait déjà été faite dans les faits lors de la conclusion terrible de la bataille de Fontenoy, et que Maurice de Saxe avait annoncée dans une lettre adressée à Folard au lendemain de la bataille. Lors de la bataille de Raucoux (Rocourt) en 1746, Maurice de Saxe met déjà en pratique le résultat de sa réflexion en organisant pour la première fois son dispositif d’attaque en colonnes d’attaques précédées d’artillerie et suivies de cavaleries, que le baron d’Espagnac, bon observateur, appelle d’un nom nouveau, « divisions »28.

23Dans la seconde partie du siècle, le débat est élargi grâce à trois auteurs, très différents, mais complémentaires.

24Le premier est le comte de Beausobre, connu pour être un bon traducteur plus qu’un théoricien, mais qui analyse les traductions qu’il publie, et dont les ouvrages ont trop peu retenu l’attention des historiens. L’ensemble des Commentaires qu’il laisse, sur Aenée le tacticien, sur Elien, sur Arrien dont la traduction en français est sans doute due à son cousin Isaac-Louis, fournissent la matière essentielle de ses Éléments de tactique, qui ont le premier mérite de rendre ces textes accessibles à l’ensemble des officiers29.

25Le second est le comte Lancelot Turpin de Crissé, dont trois traités successifs résument de manière très claire le débat tactique, en remettant à leur vraie place les traités des Anciens et des Modernes : des Commentaires sur les Mémoires de Montecuccoli, en 1 769, puis des Commentaires sur les Institutions de Végèce en 1779, enfin les Commentaires de César, en 178530. Turpin, qui a lu tous les anciens alors accessibles, résume la question : « Nous rangeons nos bataillons sur un ordre allongé conséquemment mince, puisqu’il n’est que sur trois files : cet ordre a été imaginé pour deux raisons ; la première pour se servir plus aisément des armes à feu, la seconde pour qu’il y ait moins de destruction par le feu de l’ennemi » ; mais « en donnant plus d’activité au feu, on a abandonné totalement l’avantage physique qu’il y a à se servir de l’arme blanche », et la valeur individuelle du soldat est négligée. Mais il comprend que la réponse n’est pas un choix, mais une adaptation aux situations. L’ordre profond donne à la troupe une impulsion irrésistible, mais expose à perdre beaucoup de monde par l’artillerie, et même le fusil. Il serait donc « absurde de ne vouloir admettre qu’une disposition ou sur l’ordre allongé, ou sur l’ordre profond » ; les circonstances seules doivent décider, et il convient que l’ordre choisi puisse toujours se changer en l’autre31. La conclusion de Turpin est nette : « Quelle différence immense entre l’ouvrage de Végèce et les Commentaires de César », « Défendre la gloire militaire, c’est défendre celle de César »32. Déjà depuis une vingtaine d’années, les conséquences de cette observation avaient déjà été mises en évidence par un autre théoricien, Guischardt.

26En effet, une place particulière revient à l’ouvrage d’érudition de Karl Theophil Guischardt, qui après avoir été tenté par la théologie et les langues anciennes, passe au service d’un régiment d’infanterie hollandaise. Ses Mémoires militaires sur les Grecs et les Romains, ouvrage dédié à Guillaume V de Nassau, le stathouder « dont les glorieux ancêtres ont fait revivre en Europe l’art de la guerre des Anciens », ont le mérite que n’ont pas ses prédécesseurs, d’une critique très rigoureuse des textes des Anciens qu’il utilise directement, et non d’après les traductions qui en ont été faites - alors devenues nombreuses et accessibles : Thucydide, Xénophon, Polybe, grâce à Folard, César, dont l’ensemble du corpus a été édité par Franz Van Oudendorp et un ensemble d’humanistes hollandais33, Tite-Live, Plutarque, Frontin grâce à une réédition des Stratagèmes sur le texte établi au XVI^e siècle par Franciscus Modius et Petrus Scriverius34 Onosander dont Guischardt donne lui-même une traduction, Arrien dont il traduit également la Tactique35. L’originalité de Guischardt est de s’élever de la tactique à la stratégie, bien que le mot, crée par Joly de Maizeroy vers 177136 ne soit pas encore en usage, avec une analyse de la campagne de César en Afrique, et surtout une seconde analyse de la campagne de César dans la région de Lérida contre Afranius et Petreius, lieutenants de Pompée, qu’il conclut en rendant justice au feu : il estime en effet que le perfectionnement des armes à feu rend une grande partie de l’enseignement des Anciens parfaitement caduc, surtout en ce qui concerne la profondeur des formations tactiques : « La grande étendue de terrain qu’on occupe aujourd’hui dans un jour de bataille, la fumée et le bruit du canon qui empêchent nécessairement la portée de la voix et des yeux, sont cause que les généraux modernes ne sauraient diriger les mouvements de leurs armées avec autant de concert et de promptitude que le faisaient ceux des Grecs et des Romains »37. Autrement dit, il annonce une autre lecture. Il ne peut être question de calquer la tactique moderne sur celle des Anciens, ce que l’on prônait en gros depuis Folard, mais simplement d’utiliser leur exemple comme objet de réflexion et d’analyse.

27C’est ce qui permet de retrouver l’approche tactique particulière des grandes batailles tutélaires, Leuctres, Cannes, ces batailles dont Montecuccoli avait déjà tiré l’enseignement majeur, celui de la manœuvre que l’histoire retiendra sous le nom d’ordre oblique, en accordant sa paternité à Frédéric II, qui n’en est à vrai dire que le praticien efficace. C’est le principe du mouvement et de la fausse attaque dans la bataille : faire porter la première attaque avec des forces qui font illusion sur une aile de l’adversaire, puis se replier pour l’entraîner, et lorsque cette opération est engagée, porter une seconde attaque décisive avec les meilleures forces sur l’autre aile de l’adversaire, et prendre de flanc ou à revers l’aile victime de la fausse manoeuvre... On voit qu’il n’est plus question ici de compter les rangs ou les files, sans que l’on accède encore au niveau supérieur de la grande réflexion stratégique, qui sera le fait de la guerre révolutionnaire et napoléonienne plus que de la guerre de Frédéric ou du maréchal de Belle-Isle entre 1756 et 1762.

28Finalement, en quoi le dialogue avec les Anciens était-il nécessaire ? Les Modernes ont interrogé les Anciens en leur posant, du point de vue de l’art de la guerre approché dans la perspective de la tactique appliquée à la bataille, la essentiellement une question pratique : comment gagner la bataille ? Ils n’ont pas le choix, devant le constat amer du blocage dans lequel s’enlise la guerre moderne, qui finalement ne parvient pas à choisir entre le fer et le feu.

29Ils n’ont pas trouvé directement la réponse à cette question. Les améliorations techniques des armes dans le courant du XVIII^e siècle, en particulier dans le domaine de l’artillerie38, et quelques innovations tactiques plus générales, par exemple la réhabilitation de la petite guerre devenue composante intégrée dans la guerre moderne, font que le feu retrouve de lui-même sa priorité dans la guerre. En revanche, ils ont appris à relire les récits des batailles et des campagnes, et ont finalement trouvé une leçon de stratégie quand ils attendaient une leçon de tactique. L’apport particulier de Joly de Maizeroy est d’être celui qui a compris, un peu d’après la lecture de Guischardt, ce niveau inattendu de lecture, qui justifie, au fond, que même ensuite, à l’époque napoléonienne et au XIX^e siècle, la lecture des Anciens est toujours essentielle à la formation des officiers. Mais c’est incontestablement Guibert, lecteur et commentateur de Végèce après Turpin de Crissé, qui donne ses lettres de noblesse à cette lecture. Si, sur le plan de la tactique, il se montre partisan de l’ordre simple, il est surtout le théoricien de la grande tactique, qui repose sur les marches d’armée, sur la capacité manoeuvrière du nouveau système divisionnaire, et finalement sur l’abandon d’une guerre de places fortes aux frontières du Pré Carré.

30Le fer des Anciens est-il révoqué ? Pour que la pique redevienne, au moins en paroles, une arme majeure, il faut attendre le moment de la Révolution où le peuple en armes n’a pas de fusils en nombre suffisant pour le combat, mais se trouve animé d’une ardeur telle qu’il court en masse à la bataille - encore qu’il faille quelques précautions. Après tout, il y a des canons à Valmy, et la pique est plutôt l’arme du sans-culotte qui fait régner l’ordre de la Terreur à l’intérieur de la République, plutôt que l’arme du soldat au front.