Conclusion
p. 353-356
Texte intégral
1Considéré pour ce qu’il est, c’est-à-dire un territoire à part entière, le port révèle l’ampleur de son rôle dans la vie des populations maritaines durant la seconde moitié du Moyen Âge. Il possède, par ses paysages, par sa lexicographie, par ses fonctions, par l’interface qu’il constitue entre l’environnement et la société, une place originale parmi les autres territoires du médiéviste, auxquels d’ailleurs il se trouve étroitement connecté1. Son histoire participe d’une histoire maritime totale, qui englobe l’ensemble des évènements liés à la mer ; que ces derniers touchent directement ou non les habitants du littoral, ou que leur compréhension relève ou non du travail des historiens. Il requiert, dans toute son ampleur, ce que l’histoire maritime a de plus singulier : fonder l’analyse des faits relatifs à l’existence humaine sur leur rapport explicite ou implicite à l’environnement. Il est au cœur de ce que Marc Bloch proposait déjà, dans son Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, pour définir le champ de la matière historique. Afin d’illustrer son propos destiné à départager le rôle des disciplines scientifiques dans l’élaboration d’une histoire qui dépasserait la seule dimension humaine, le maître avait justement choisi l’exemple du Zwin. Voici la teneur de sa réflexion2 :
« Au xe siècle de notre ère, un golfe profond, le Zwin, endentait la côte flamande. Puis il s’ensabla. À quelle section de la connaissance porter l’étude de ce phénomène ? D’emblée, chacun désignera la géologie. Mécanisme de l’alluvionnement, rôle des courants marins, changements, peut-être, dans le niveau des océans […] À y regarder de près, pourtant, les choses ne sont pas tout à fait aussi simples.
S’agit-il, d’abord, de scruter les origines de ces transformations ? Voici déjà notre géologue contraint de se poser des questions qui ne sont plus, strictement, de son obédience. Car, sans doute, le colmatage fut-il, au moins, favorisé par des constructions de digues, des détournements de chenaux, des dessèchements : autant d’actes de l’homme, nés de besoins collectifs et que, seule, une certaine structure sociale rendit possibles.
À l’autre bout de la chaîne, nouveau problème : celui des conséquences. À peu de distance du fond du golfe, une ville s’élevait. C’était Bruges. Elle communiquait avec lui par un bref trajet de rivière. Par les eaux du Zwin, elle recevait ou expédiait la plus grande part des marchandises […]. Vinrent chaque jour plus sensibles, les progrès du comblement. Bruges eut beau, à mesure que reculait la surface inondée, pousser plus loin vers l’embouchure ses avants-ports, ses quais peu à peu s’endormirent. Certes, telle ne fut point, à beaucoup près, la cause unique de son déclin. […] Mais, dans le train des ondes causales, cette cause-là compte du moins, on n’en saurait douter, parmi les plus efficaces.
Or l’œuvre d’une société, remodelant, selon ses besoins, le sol sur lequel elle vit, est, chacun le sent d’instinct, un fait éminemment “historique”. »
2La discipline historique, cette « science du divers » comme la nommait aussi Marc Bloch, se trouve sollicitée, à plus d’un titre, pour démêler et comprendre l’enchaînement des multiples évènements d’origines naturelle et anthropique qui traversent et constituent l’existence du territoire portuaire3. Elle permet de surcroît de saisir les enjeux, les dynamiques ainsi que les menaces dont il est le point de convergence.
3L’étude des mots et de leurs définitions constitue un préalable méthodologique dont on a pu vérifier tout l’apport à la compréhension du sujet. Leur richesse et leurs nuances sémantiques révèlent la grande variété des situations et des attributions caractérisant les ports au Moyen Âge. Les marins aguerris, tel Pierre Garcie, employaient à la fin du xve siècle un vocabulaire précis et varié, capable de distinguer avec minutie les qualités et les particularités des espaces abordés par les navires. Quant aux termes port et havre, les plus employés, ils renvoient non pas aux circonstances géographiques mais aux deux principales fonctions attendues des sites portuaires : assurer le transit des hommes et de leurs biens, d’une part, abriter les bâtiments de pêche et de transport, d’autre part.
4Observée sur le temps long, à l’échelle de la France atlantique, l’histoire portuaire témoigne plus globalement des progrès et des vicissitudes de la vie littorale durant les xie-xve siècles. À travers leurs singularités physiques, la qualité de leurs aménagements et leurs évolutions, les ports révèlent l’aptitude inégale des côtes et des bordures estuariennes à l’établissement et à l’essor de populations humaines. Ils témoignent des évolutions technologiques qui traversèrent la construction navale en Europe. Ils rendent compte de la variété et de la densité des activités économiques qui animèrent la vie littorale, la plupart étant au cœur du développement du grand commerce international. En analysant leur création, leur encadrement et la fiscalité qu’on y pratiquait, nous avons reconnu les déploiements des juridictions seigneuriales, urbaines, princières et royales, propres à l’histoire politique de la France atlantique. En cartographiant les 623 sites inventoriés et en croisant les caractéristiques de leur fonctionnement, nous avons révélé leur forte dispersion, mais aussi, dans certains secteurs, les relations étroites qui les associaient, leurs interdépendances et leur hiérarchisation. En définitive, les ports apparaissent comme des points d’observation privilégiés pour aborder l’histoire de leurs usagers, de leurs riverains et de leurs autorités de tutelle.
5Qu’est-ce que couvre la notion de port, spécialement au Moyen Âge ? Voilà une question centrale à laquelle nous avons tenté de répondre au moyen de plusieurs approches. Sur le plan physique, ce territoire apparaît assez mal circonscrit. Le plus souvent, il comportait à la fois un bassin maritime et une bordure terrestre d’épaisseur variable ; mais il a pu parfois se limiter à une aire aquatique, à une portion fluviale, à un mouillage non loin du rivage. En dehors des ports clos, exceptionnels à cette époque, il était délimité de façon approximative, sans doute au moyen de quelques repères naturels ou de balises. Ce flou est particulièrement perceptible dès lors qu’on cherche à déterminer l’étendue et la nature juridictionnelle et fiscale des droits dont disposaient les autorités de tutelle. Dans beaucoup d’endroits, le port paraît avoir relevé de la seigneurie rivagière ; dans d’autres, moins couramment, il était de la compétence des communautés urbaines ou des pouvoirs princiers. Nous n’avons jamais trouvé – ce qui existait en Méditerranée durant l’Antiquité – de port privé, en dehors de certaines portions de quais qui étaient détenues par les propriétaires de magasins adjacents. Ce fait vient attester la nature profondément publique de ce type d’aménagement. Et puis, reste en suspens la juridiction des amirautés sur le territoire portuaire à la fin du Moyen Âge, l’étendue réelle leur déploiement étant encore incertaine.
6Toujours sur le plan de l’organisation spatiale, nous avons remarqué que le port était un territoire bien distinct de la ville, cette dernière cherchant d’ailleurs à s’en protéger en raison des menaces invasives dont il était potentiellement le vecteur. Dans le cas des villes-ports et des châteaux-ports, le territoire portuaire se révèle le poumon économique et même parfois, la raison d’être, de la communauté urbaine qu’il dessert. Les bourgeois et les populations alentour le fréquentaient comme un lieu de leur quotidien. En revanche, dans le cas des ports ruraux, beaucoup d’entre-deux n’étaient pas voisins des communautés villageoises qu’ils desservaient : on les destinait alors, quasi exclusivement, à la desserte des marais salicoles ou des terres agricoles bordant le littoral.
7Car en effet, un secteur littoral donné devient territoire portuaire dès lors qu’il est affecté, de façon spécifique et relativement continue, à des fonctions propres aux activités navales. Cette approche fonctionnelle est celle que nous avons privilégiée pour étudier dans le détail les enjeux, les usages et les formes matérielles caractéristiques des ports, ce qu’on en attendait, les équipements, les règles et les services dont ils étaient le siège : un abri et un espace de stationnement naval, un nœud de communications pour la circulation des marchandises et des voyageurs, un poste d’embarquement de passagers, un lieu de construction et de réparation navale, un clos abritant des ateliers d’armement naval, un lieu de perception fiscale. Dans chacun de ces domaines, nous avons vu combien les disparités étaient grandes et les formes nombreuses, depuis le simple échouage, en passant par le « port-chenal » et le port sommairement équipé, jusqu’au havre complexe doté de plusieurs bassins, de quais maçonnés, de systèmes de défense, de jetées, de phares, d’écluses, de grues, etc., ainsi que de réglementations appropriées. L’ensemble de ces dispositifs et de ces dispositions révèle à la fois les ambitions des usagers à vouloir développer leurs activités et, déjà, les contraintes auxquelles ils devaient faire face pour y parvenir.
8Mais notre approche du territoire portuaire ne tient pas uniquement à des facteurs fonctionnels ; elle prend aussi en compte des facteurs environnementaux. Il apparaît en effet clairement que les évènements et les phénomènes relevant de la Nature ont pu jouer un rôle considérable dans la trajectoire historique de certains sites. En tant qu’espaces de fixation d’intérêts économiques, politiques et sociaux, ces ports ont, selon les circonstances environnementales et la volonté des hommes à vouloir s’y adapter ou les combattre, donné lieu à des entreprises collectives parfois de grande envergure. Tout l’enjeu consista à traiter les problèmes posés par les conditions naturelles afin de conserver les capacités d’un port à remplir durablement ses fonctions. Les moyens déployés pour cela étaient de plusieurs sortes. On faisait appel, autant que faire se peut, à des spécialistes de la gestion des eaux, voire, plus rarement, de l’ingénierie portuaire. On recrutait des maçons, des charpentiers et des terrassiers pour réaliser les travaux nécessaires, tout en employant, de gré ou de force, les populations alentour à l’entretien des infrastructures. On budgétait les opérations au moyen des finances locales pour les travaux courants, au moyen de crédits exceptionnels provenant des caisses centrales ou d’une fiscalité ponctuelle, pour les constructions et les réfections de grande ampleur. Dans ce dernier cas, il faut souligner la détermination des acteurs locaux qui durent s’organiser collectivement pour assurer tout à la fois l’assèchement des terres agricoles, la protection des exploitations ou moyen de digues et la préservation des conditions de circulation et de stationnement naval. Les résultats de ces efforts furent variables selon les difficultés rencontrées bien sûr, et selon aussi l’anticipation et la régularité des travaux entrepris. Au final, si beaucoup de ports survécurent, la puissance des phénomènes naturels put, comme dans le cas du Zwin, avoir raison des efforts consentis par ces communautés, leurs savoirs et leurs moyens d’action s’avérant insuffisants face à la puissance des éléments. La résilience portuaire fut donc variable, dans le temps et dans l’espace. On n’hésita pas à déplacer certains sites au xiie siècle, pour continuer à recevoir les navires de mer dont les formes enflaient. On fut plus résistant à cette idée par la suite, notamment depuis Harfleur jusqu’à Bruges, où les processus de sédimentation étaient particulièrement sensibles et où les intérêts économiques des villes littorales méritaient d’être préservés.
9Il n’est, en matière d’histoire, de projet parfaitement et définitivement achevé. Si l’historien se fixe la noble tâche de découvrir et d’inventer, il reformule beaucoup aussi, depuis le point de vue qu’il s’est donné. Toujours, il n’est que le continuateur d’une narration qui le précède et dont il ne connaîtra pas la fin. Notre travail sur les territoires portuaires participe ainsi d’un effort qui méritera d’être poursuivi. En premier lieu, des sources textuelles sont encore à dénicher. La base de données ESTRAN n’est pas close, loin s’en faut ; des documents médiévaux et modernes restent à explorer au sein des centres d’archives parisiens, provinciaux et étrangers ; nous n’en avons pas épuisé la liste. Quant à l’archéologie portuaire, elle a encore, probablement, beaucoup d’informations à nous livrer, notamment lorsqu’elle peut explorer des sites aujourd’hui comblés et fossilisés dans les sédiments. Enfin, des comparaisons avec les travaux réalisés à l’étranger permettraient d’élargir davantage notre vision. Quelques manifestations scientifiques et publications collectives ne seront pas de trop pour nous donner cette hauteur nécessaire et proposer une vision européenne des territoires portuaires du Moyen Âge.
Notes de bas de page
1Pour ces autres territoires, on se référera à : Cursente Benoît et Mousnier Mireille (dir.), Les territoires du médiéviste, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005.
2Bloch Marc, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Paris, Armand Colin, 2007 (1949), p. 50 et 51.
3Athimon Emmanuelle, Tempêtes et submersions marines dans les territoires de la côte atlantique (xive-xviiie siècles), op. cit. On sera aussi attentif à ce sujet aux résultats produits dans le cadre de la thèse de Catherine Soubeiroux, Tempêtes sur les côtes du Morbihan, Réagir, adapter, aménager. Société littorale, Ponts et chaussées et entrepreneurs face à l’océan au xixe siècle, thèse de doctorat d’histoire, dir. Gérard Le Bouëdec, université de Bretagne Sud, 2018.

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