Travail et monde ouvrier dans les arsenaux maritimes français, xviie-xixe siècle
p. 429-446
Texte intégral
1L’histoire des arsenaux maritimes européens a fait l’objet d’une approche renouvelée depuis les années 1980-1990, mais de tous les champs qui restent à explorer, celui du travail et du monde ouvrier offre sans aucun doute encore de nombreuses perspectives de recherche. Si l’arsenal de Venise et les infrastructures britanniques ont donné lieu à des travaux importants dans ce domaine1, les autres puissances navales n’ont souvent bénéficié que d’éclairages ponctuels ou sectoriels2. En France, l’histoire du travail n’a pas vraiment franchi la porte des arsenaux qui souffrent toujours d’un cloisonnement de la recherche séparant artificiellement le « civil » du « militaire », un paradoxe lorsque l’on sait que l’essentiel de la main-d’œuvre appartient à la première catégorie3. En outre, leurs ouvriers ne se prêtent pas facilement à un essai typologique tant ils sont traversés par une diversité de statuts qui engendre une réalité du travail parfois très différente d’un individu à l’autre, homme comme femme, y compris au sein d’une même profession. À cette pluralité de statuts correspond une variété de modalités d’emploi de ces travailleurs qui a induit une production de sources d’un abord souvent difficile.
2Dans ce contexte, la volonté de rendre compte de cette complexité et de ces nuances a débouché sur la mise en œuvre d’une base de données collaborative qui a bénéficié de l’expertise de la plateforme PROGEDO-LOIRE, hébergée à la Maison des Sciences de l’homme Ange Guépin de Nantes4, et de l’investissement de très nombreux étudiants du master histoire de Nantes Université dans le cadre de leur formation aux outils numériques. Le démarrage de cette recherche doit beaucoup à la générosité scientifique de Martine Acerra qui, au travers de longs et fructueux échanges avec les étudiants et l’équipe en charge de la construction de la base de données, a permis d’éviter de nombreux écueils, d’identifier des sources peu connues et de lever quelques ambiguïtés quant à l’organisation du travail dans les arsenaux, ses espaces de réflexion privilégiés. En attendant de procéder à l’exploitation statistique des données de la base, l’ambition de cette communication est de rendre compte d’une partie de ces débats préparatoires. Il s’agira d’abord de revenir sur les principaux obstacles à une histoire du travail et du monde ouvrier dans les arsenaux français. Aussi, la diversité des statuts des travailleurs, la nature des archives et l’existence de cultures du travail spécifiques à chaque arsenal se combinent souvent pour freiner les ardeurs des chercheurs les plus résolus. Ces préalables posés, deux chantiers apparaissent prioritaires avec la police du travail et ce qui relève de la reconstitution des carrières ouvrières.
Un monde ouvrier difficile à saisir
Une diversité de statuts
3Alors que les arsenaux de Marine sont sans doute les plus grandes concentrations ouvrières de l’époque moderne et du début du xixe siècle5, les archives relatives à ce monde du travail se révèlent paradoxalement très dispersées et relativement peu abondantes. Cela tient d’abord au fait que cette main-d’œuvre représente le corps le moins homogène des arsenaux. Chantiers et ateliers sont occupés par des ouvriers « entretenus », « domiciliés » ou de levée, des journaliers, hommes et femmes, des forçats et parfois même des soldats. La distinction entre tous ces statuts n’est pas toujours facile, mais l’appartenance à la catégorie des « gens de mer », le degré de contrainte au travail, le genre et le mode de rémunération sont des éléments à combiner pour tenter de rendre compte de ces différentes identités professionnelles.
4Le statut de « gens de mer » – ou ouvriers « classés » – ne concerne que les hommes exerçant un métier de la construction navale à l’exclusion de toutes les autres professions utiles à la vie d’un arsenal mais qui n’ont pas été retenues au moment de l’instauration du système des classes par l’administration colbertienne6. En 1784, les ouvriers classés représentent 58 % des 7 267 ouvriers dénombrés à Brest7. En fonction de leur origine géographique, ces hommes sont « domiciliés » ou « de levée ». Les ouvriers issus de la ville de l’arsenal ou des paroisses environnantes sont considérés comme « domiciliés » et travaillent généralement régulièrement pour la Marine, de quelques jours à plusieurs semaines par mois. Comme les journaliers, les ouvriers domiciliés sont payés à la journée mais ils se distinguent des premiers dans la mesure où ils possèdent une qualification professionnelle reconnue. Les ouvriers de levée peuvent être considérés comme des « intérimaires8 ». Quand les domiciliés ne sont pas suffisants pour réaliser l’entièreté des travaux de l’arsenal, l’intendant fait appel à des ouvriers de levée issus des ports de commerce pour une période excédant rarement six à sept mois en période de paix. Enfin, il existe des ouvriers qui exercent un métier de la construction navale – et d’autres professions – qui ne sont ni domiciliés, ni de levée, il s’agit des « entretenus ». Assimilables à des fonctionnaires, les entretenus sont des permanents de l’arsenal, rémunérés sur la base d’une solde mensuelle assortie d’avantages en nature pour eux-mêmes et leur famille. Ils incarnent le sommet de la hiérarchie ouvrière et assurent des fonctions d’encadrement sur les chantiers et dans les ateliers. Néanmoins, ces entretenus représentent de très faibles effectifs et l’essentiel du travail est assumé par les ouvriers domiciliés et de levée, de loin les plus nombreux.
5Ces premiers éléments typologiques renseignent sur les différents degrés de contrainte au travail. Sans minimiser la dureté de la tâche, les avantages associés au statut d’entretenu ont le mérite d’installer ces hommes et leur famille dans des conditions de vie infiniment moins précaires que dans le cas des autres catégories. En revanche, les ouvriers de levée vivent leur service obligatoire dans un arsenal ou sur un navire du roi comme une contrainte lourde, à la hauteur des marins soumis également au système des classes9. Du jour au lendemain, ils doivent quitter pendant plusieurs mois leur foyer et abandonner un travail souvent plus rémunérateur. Quant aux domiciliés, le degré de contrainte au travail n’est pas évident à envisager car l’arsenal représente à la fois une opportunité tout en étant le seul employeur important de ces villes portuaires, des éléments qui conduisent peut-être à nuancer leur choix de travailler pour la Marine. Ce constat pourrait être prolongé en observant les journaliers pour lesquels s’ajoutent des conditions d’emploi et de rémunération moins intéressantes que pour les domiciliés. Quoi qu’il en soit, il y a une réflexion à mener sur ces aspects car les arsenaux sont des lieux où coexistent le travail libre, contraint et forcé (5,5 % des effectifs sur les chantiers et les ateliers à Brest sont des forçats en 1784), ce qui n’est pas sans conséquences lorsqu’il s’agit, par exemple, d’envisager les capacités de mobilisation de ces hommes et la police du travail au sein de ces espaces militaires.
6La question du genre est d’un abord tout aussi complexe. Les femmes occupent de nombreux emplois dans les arsenaux en qualité de journalières mais l’appréciation de leur travail est difficile, tout autant que leur dénombrement. Les journaliers sont souvent considérés comme des variables d’ajustement de la main-d’œuvre, les moins qualifiés et les plus précaires de l’arsenal. Or, les rares enquêtes disponibles sur les femmes montrent au contraire l’existence d’une hiérarchie ouvrière spécifique qui recouvre différents stades de maîtrise professionnelle10. De ce point de vue, il convient de distinguer les journalières des journaliers. Ainsi, quelques femmes obtiennent une reconnaissance de leur qualification professionnelle et réalisent des carrières longues leur permettant d’approcher le salaire des maîtres masculins. Leur désignation sur les registres d’atelier est d’ailleurs révélatrice d’un changement de perception. À Rochefort, les ouvrières sont mentionnées comme « femmes » au cours de la guerre d’Indépendance américaine avant d’avoir des qualificatifs professionnels à partir de la Révolution, étoupières ou voilières par exemple. En outre, le mode de rémunération est sans doute un facteur qui biaise notre perception du travail des femmes dans les arsenaux. Quand les ouvrières perçoivent un salaire à la journée, elles sont inscrites chaque jour sur les registres des ateliers. Ce n’est plus forcément le cas quand elles intègrent un atelier « à la tâche » car leur gestion échappe en partie aux autorités de l’arsenal. Depuis le règne de Louis XIV, corderies et manufactures de toiles à voiles alternent entre une gestion directe ou confiée à un entrepreneur. Dans ce dernier cas, les femmes disparaissent des archives produites par les arsenaux mais continuent bel et bien de travailler pour eux sous un autre régime économique.
7Plus globalement, les différences dans le mode de rémunération concernent toutes les catégories de travailleurs. Si l’on excepte les ouvriers entretenus, les forçats et les soldats, tous sont susceptibles de travailler à l’économie ou à l’entreprise. L’alternance possible entre ces deux modes de rémunération complexifie l’approche que nous pouvons avoir de ces hommes et de ces femmes. Elle peut tout autant rendre compte d’une agentivité propre à ces différentes catégories d’ouvriers ou au contraire résulter d’une volonté de l’employeur.
Tableau 1. – Éléments de typologie du monde ouvrier des arsenaux.
Ouvriers | Gens de mer | Contrainte au travail | Genre | Mode de rémunération | |||||
Libre | Contraint | Non libre | Homme | Femme | Mensuel | À la journée | À la tâche | ||
Entretenus | X | X | X | X | |||||
Domiciliés | X | X | X | X | X | ||||
De levée | X | X | X | X | X | ||||
Journaliers | X | X | X | X | X | X | |||
Forçats | X | X | X | X |
Ouvriers et archives
8L’organisation pyramidale, qui soumet tous ces travailleurs à l’autorité de l’intendant, n’a pas conduit à la production d’archives transcendant tous les statuts, sauf rares exceptions. En outre, le socle normatif destiné à organiser le travail dans les arsenaux est finalement très modeste. Quelques règlements et ordonnances définissent les cadres généraux et très peu de textes abordent la question des effectifs et des flux ouvriers, l’apprentissage, les qualifications, l’avancement de grade ou les éventuels conflits pour ne citer que quelques problématiques parmi les plus saillantes lorsqu’il s’agit d’aborder un monde du travail. Corolaire, les Archives nationales comme le Service historique de la Défense, à Vincennes et dans ses antennes portuaires, ne renferment pas de séries spécifiquement consacrées aux travailleurs des arsenaux qui se retrouvent partout et nulle part contraignant l’historien à l’accumulation de « bribes » pour saisir son objet11. Sur la longue durée, ce constat général mérite néanmoins d’être nuancé. La Révolution française marque une rupture dans l’appréhension de la question ouvrière qui a des conséquences sur la production normative relative au travail. La distribution chronologique de celle-ci est particulièrement éclairante (voir graphique 1). La monarchie gère l’activité des arsenaux à partir d’un faible nombre de textes réglementaires. Le Règlement pour la police des arsenaux de marine12 de 1674 est intégré à l’ordonnance de 1689 qui est ensuite complétée ou amendée par de nouveaux textes, notamment au cours de la guerre de la Ligue d’Augsbourg et à la fin de la Régence. La quotidienneté du travail ouvrier, notamment les questions de salaire et d’avancement de grades par exemple, est largement laissée à l’appréciation de l’intendant jusqu’en 1776 puis au Conseil de marine dans chacun des arsenaux ensuite. Dans l’ensemble, et si on excepte les grandes ordonnances de la Marine, l’Ancien Régime n’a produit qu’une trentaine de textes réglementaires relatifs aux ouvriers et à l’organisation de leur travail quand les gouvernements successifs de la Révolution jusqu’aux années 1840 se sont armés de près de 54 textes.
Graphique 1. – Distribution chronologique des textes législatifs encadrant le travail ouvrier dans les arsenaux, 1554-1840.

9Le point de bascule entre ces deux périodes est représenté par la première « loi travail » du 25 janvier 1793 qui encadre l’apprentissage, les carrières et les rémunérations des ouvriers. Joseph Niou (1749-1823), le principal rédacteur de ce texte, connaît très bien ce sujet en sa qualité d’ingénieur-constructeur. Maire de Rochefort au début de la Révolution, élu député de l’Assemblée législative en 1791 puis à la Convention, il réalise une tournée de l’ensemble des ports et arsenaux en tant que Représentant du peuple en mission qui lui permet d’avoir un point de vue global sur l’organisation des arsenaux. Ce décret, et les nombreux autres qui suivent, nourrit le double objectif d’apporter des réponses aux revendications sociales des ouvriers qui manifestent et pétitionnent régulièrement depuis 1789 tout autant qu’il s’agit de remettre au travail ces espaces industriels à un moment stratégique pour l’État. Progressivement, cet effort normatif se traduit administrativement par la production d’une masse documentaire consacrée aux ouvriers sans commune mesure avec ce que l’on constate pour l’Ancien Régime et les débuts de la Révolution introduisant une discontinuité archivistique évidente.
10La différence entre les deux périodes ne tient pas seulement à la quantité de documents produits mais également à leur nature. Si l’on excepte les matricules et les archives comptables, abordées plus loin, l’Ancien Régime se distingue par une moindre importance des états collectifs, quand le xixe siècle systématise ce type de documents pour la gestion des carrières ouvrières. Jusqu’aux premières années de la Révolution, les historiens sont contraints de reconstituer des trajectoires professionnelles à partir de la correspondance échangée entre les arsenaux et l’administration centrale, et les « dossiers personnels » construits artificiellement à la fin du xixe siècle. Ils constituent le socle du bel article de Sylviane Llinarès consacré à l’apprentissage quand Martine Acerra et Norman Hampson privilégient surtout les correspondances pour approcher les ouvriers pendant la guerre d’Indépendance américaine et la Révolution française13. La question des avancements de grade offre la possibilité de mesurer les différences entre les deux périodes. Le 3 juin 1786, le Conseil de marine de Brest décide de nommer Yves Nevel maître-calfat entretenu de l’arsenal afin de seconder Jean Pichard qui ne parvient plus à encadrer l’intégralité des travaux en cours. Les membres présents à cette séance considèrent que l’avancement d’Yves Nevel est justifié « par ses bons services et son activité14 », sans qu’aucun détail ne soit fourni. Le procès-verbal du conseil ne permet pas davantage de considérer d’éventuels concurrents au nouveau promu alors que nous savons que chaque avancement de grade est précédé d’un examen contradictoire à partir d’un rapport et d’une liste de noms proposés par les ouvriers entretenus et les ingénieurs15. Après la forte mobilisation ouvrière des années 1789-1793 et les mesures législatives qui suivent, les procédures d’avancement sont progressivement plus transparentes et l’objet de documents normalisés dans lesquels les décisions sont motivées. Par exemple, le Tableau des maîtres entretenus et chefs d’ateliers de diverses professions dans les ports de Cherbourg et du Havre […] indiquant leur traitement et les avancemens qu’on sollicite pour ceux d’entre-eux qui en sont susceptibles16 est un document récurent qui permet de faire un état de l’ensemble des promouvables avec rappel du grade, de la solde et « des motifs des demandes d’avancemens ». Cette volonté de publicisation des phases de la carrière a des conséquences immédiates sur la production d’archives qui permettent une meilleure appréhension des ouvriers de l’arsenal.
11Enfin, la connaissance du monde ouvrier des arsenaux passe également par les sources matriculaires qui se déclinent à travers les registres des inscrits maritimes, les matricules des arsenaux et les rôles de chantiers et d’ateliers destinés à comptabiliser les jours travaillés et qui se rapprochent des livres de paie des arsenaux britanniques.
12L’intérêt des registres des classes dépend du zèle du commissaire qui en a la responsabilité pour son quartier maritime. Outre l’état civil de chaque individu, les registres les plus riches apportent des éléments concernant la filiation, les dates et destinations des mouvements, des informations sur la nature des emplois ainsi que les éventuelles mentions d’accidents du travail. L’absence d’uniformité d’un quartier maritime à l’autre ne permet pas toujours d’établir des comparaisons. Les registres de Nantes et de Saint-Malo, par exemple, illustrent ces différences. Quand ceux de Nantes n’apportent que de brèves informations sur l’état civil, ceux de Saint-Malo offrent la possibilité d’un traitement plus complet, notamment celui des mobilités ouvrières avec l’enregistrement de toutes les dates des mouvements par exemple. Les matricules d’arsenaux ont une structure similaire aux registres des classes mais ils ne concernent que les ouvriers domiciliés. C’est une source de premier ordre pour saisir leur trajectoire professionnelle. La proximité de ses hommes avec l’arsenal induit une bonne tenue de cette documentation, où les changements de grade, les évolutions de salaire ou les mouvements, à terre comme en mer, sont indiqués avec précision. Mais registres des classes comme matricules d’arsenaux ne permettent qu’une saisie partielle des ouvriers. Ces sources sont conservées de manière aléatoire – surtout les matricules d’arsenaux – et ne concernent que les ouvriers de levée et les domiciliés, à l’exclusion des entretenus, des journaliers, les femmes comme les hommes. Toutes et tous peuvent en revanche se retrouver sur les rôles de chantiers et d’ateliers. Écrivains, maîtres et ingénieurs établissent des listes quotidiennes des hommes et des femmes qui travaillent sous leur responsabilité afin de dénombrer les jours travaillés et établir les rémunérations17. Ces rôles se présentent comme des listes où chaque ligne indique des informations liées à l’état civil, au travail et au calcul de la paye. Celle-ci est obtenue par la multiplication de la « taxe journalière » – salaire journalier – avec le nombre de jours travaillés et après déduction du montant du pain, dans le cas d’une distribution par l’arsenal, ou de « dettes particulières », en l’espèce les avances sur salaire. Ces rôles sont à manier avec prudence. Pour Brest, Olivier Corre a rappelé à quel point la dénomination des ateliers variait d’un écrivain à l’autre et que la mobilité des ouvriers à l’intérieur de l’arsenal au cours d’un même mois entraînait des erreurs dans le dénombrement des journées de travail18. Mais au-delà de ces précautions, les rôles de chantiers et d’ateliers comme les registres des classes ou les matricules d’arsenaux réclament des traitements sériels que seules l’informatique et la constitution d’équipes de chercheurs permettent. Ces sources deviennent véritablement intéressantes lorsqu’elles autorisent la construction d’indicateurs et de modélisations à partir de corpus soigneusement échantillonnés.
Cultures d’arsenaux, cultures du travail
13Dans une recherche consacrée à la marine française, il est également important de tenir compte de l’existence de « cultures d’arsenaux ». En dépit des textes législatifs qui régissent leur fonctionnement, chaque arsenal a développé des usages propres dans de nombreux domaines de sa compétence. L’autonomie relative des autorités gestionnaires de chacun des sites ainsi que l’inscription de ceux-ci dans un environnement social et économique spécifique ont forgé de longue date des habitus qui traversent le temps, notamment pour ce qui concerne le travail et la gestion des ouvriers. Dans son Rapport sur le matériel de la Marine de 1838, le baron Tupinier souligne qu’il est désormais nécessaire que tous les arsenaux puissent organiser le travail de la même manière afin de gagner en efficacité19. Si cet aspect n’est pas souvent souligné par l’historiographie, c’est en revanche une donnée ancienne et reconnue par les différents gouvernements depuis l’Ancien Régime qui s’adaptent à ces caractéristiques locales, sans forcément bien mesurer leur ampleur, notamment au moment d’entamer de grandes réformes de structure.
14Dans la perspective de comprimer les coûts de construction des navires, la question de la délégation des travaux à l’entreprise illustre bien les différences d’un arsenal à l’autre. Une comparaison entre Rochefort et Toulon au début des années 1780 est éloquente. À cette époque « tous les ouvrages et charpentages, tant pour la construction que pour la refonte des vaisseaux sont faits à l’entreprise20 » dans l’arsenal méditerranéen tandis qu’à Rochefort « toute la main d’œuvre de charpente des constructions et des refontes a été entièrement exécutée à la Journée du Roy21 ». Les deux arsenaux se retrouvent sur la nécessité de conserver le perçage et le calfatage à la journée, mais ce document indique malgré tout qu’il existait à Rochefort « jadis des adjudications ou l’adjudicataire de la charpente étoit tenu au clouage22 », quelques mots qui remettent en question l’idée que toutes les constructions sont réalisées à la journée et qui soulignent les libertés prises dans le cadre des adjudications.
15Cette problématique du travail à la journée ou à l’entreprise est un vieux débat qui remonte à la construction de la première flotte sous Louis XIV, mais la décision de généraliser le travail à l’entreprise à partir de 1786 semblait avoir unifié le procédé à l’échelle nationale. Les débats des assemblées successives de la période révolutionnaire et les séances du Comité de Marine révèlent au contraire à quel point les processus de construction de la flotte et l’organisation du travail diffèrent d’un arsenal à l’autre23. Les revendications qui émergent au moment des soulèvements ouvriers de la période 1789-1793 montrent clairement la diversité des modalités d’emploi. En 1789, il n’y a guère qu’à Toulon que le travail à l’entreprise est très contesté alors qu’il le sera très progressivement ailleurs. Toulon n’a pas attendu 1786 pour généraliser cet usage qu’on observe dès le xviie siècle, notamment au moment de la guerre de la Ligue d’Augsbourg où de nombreuses adjudications de construction sont conclues. L’arsenal s’inscrit dans un environnement économique et social favorable avec l’existence d’un dense milieu marchand et négociant et d’une tradition de construction navale dans les ports voisins, à La Ciotat ou à la Seyne par exemple. La sous-traitance navale s’installe durablement au xviiie siècle sans se limiter aux périodes de conflits et en privilégiant progressivement « l’adjudication de main d’œuvre », réputée plus fiable, plutôt que la délégation d’une construction complète à un entrepreneur. Ainsi, de nombreux ouvriers de l’arsenal ont pu travailler à l’entreprise bien avant la généralisation de 1786 et en mesurer les conséquences24. Au même moment, les trois arsenaux atlantiques cultivent leurs particularismes. En dehors de quelques adjudications pour des constructions complètes au xviiie siècle, notamment au moment des conflits, Rochefort a généralisé l’adjudication de main-d’œuvre à partir des années 1783-1784. En 1789, toutes les constructions neuves et les réparations sont assumées par des ouvriers-entrepreneurs tandis qu’à Brest et à Lorient le travail à la journée domine encore très nettement. Ces deux arsenaux étendent ensuite l’usage du travail à l’entreprise au cours de la Révolution et de l’Empire mais selon des modalités propres puisqu’ils privilégient des adjudications de main-d’œuvre passées avec des compagnies d’ouvriers.
16La mise en œuvre du travail à l’entreprise illustre bien l’autonomie dont jouit chaque arsenal pour adapter une mesure nationale à l’échelle locale et in fine construire son identité propre. Ces différences ne condamnent pas pour autant l’historien à appréhender le travail et le monde ouvrier qu’au seul niveau local, mais elles invitent au contraire à en saisir les causes profondes et mesurer les interactions qui existent entre les arsenaux. Car si des spécificités émergent progressivement, ces infrastructures ne sont pas pour autant isolées, soumises malgré tout à une loi commune et exposées à d’intenses circulations – d’hommes (administrateurs, officiers, ingénieurs, ouvriers entretenus, etc.), d’objets, de savoirs et de savoir-faire – qui les relient entre elles.
Révéler un monde « intranquille » : grèves et police du travail
17À l’égard des grèves et des revendications ouvrières, une comparaison des travaux consacrés aux arsenaux britanniques et français montre une dissymétrie troublante entre les deux pays. De la seconde moitié du xviie siècle à la première moitié du xixe siècle, les arsenaux anglais sont traversés par des grèves nombreuses et une récurrence de l’indiscipline des ouvriers travaillant pour la Royal Navy25, des aspects plus difficiles à caractériser côté français. En creux, l’historiographie actuelle contribue à forger l’idée erronée que les arsenaux français ont été des espaces où les conflits du travail n’existaient pas ou peu avant la Révolution française. À partir de 1789, la « question ouvrière » semble apparaître dans l’espace public, au point de devenir une problématique centrale pour la représentation nationale et le Comité de la Marine et des Colonies. Protestations et revendications concernant les conditions d’emploi et les salaires sont portées par des pétitions et des grèves nombreuses à partir des premiers soulèvements toulonnais de l’automne 178926.
18La fréquentation régulière des correspondances de l’intendant et du commandant du port avec Versailles montre une réalité différente pour l’Ancien Régime. Le retard dans le versement des salaires est le principal motif de protestations dans les arsenaux. Les exemples sont nombreux et les mécanismes connus, de l’attroupement plus ou moins violents à la grève. En 1758, c’est un groupe de 300 femmes qui interpellent l’intendant de Brest :
« Hier à deux heures après midy on m’avertit qu’il y avoit 300 femmes d’ouvriers à ma porte qui vouloient entrer et me parler, nous n’étions pas encore hors de table ; je me rendis sur le lieu, vous préjugez, Monseigneur, de quoi il étoit question ; ils me demandèrent de faire payer leurs maris, qu’eux, elles et leurs enfants périssoient de faim et de misère ; le désespoir étoit peint sur la phisionomie de plusieurs, elles y joignirent des expressions très indescentes pour ne rien dire de plus ; je fis la sourde oreille ; j’étois seul ; je tâchai de les calmer en leur disant que j’attendois dans peu le secours que je vous avois, Monseigneur, demandés et que vous me promettiez. J’ai sçû qu’elles avoient fait le complot de venir chaque jour me faire de pareilles visites27. »
19Ces rassemblements débouchent parfois sur des violences verbales et plus rarement physiques, notamment par des jets de projectiles sur l’intendant et ses représentants. La grève est l’ultime manière de réclamer son dû. À Rochefort, en octobre 1705, les ouvriers quittent les chantiers et les ateliers avant « d’assiéger » la maison de l’intendant28 ; en 1717 et en 1719, charpentiers et calfats rentrent chez eux faute de salaire29. En France, comme ailleurs en Europe30, l’État ne parvient jamais à payer régulièrement les salaires des ouvriers. Mais les soulèvements induits doivent-ils être considérés comme des conflits liés au travail ? Dans La rébellion française, c’est le choix typologique de Jean Nicolas. La difficulté de percevoir son salaire est incluse à la catégorie des « conflits autour du travail » et c’est d’ailleurs la seule occurrence qui semble révéler les tensions sociales des arsenaux. Or, c’est surtout la faim qui motive hommes et femmes à s’engager dans un bras de fer avec les autorités maritimes, bien davantage que les conditions de travail stricto sensu qui ne semblent pas être au cœur de ces mouvements. A contrario, il est possible de distinguer des émeutes et des grèves spécifiquement liées à la durée du travail, au niveau et à la nature de la rémunération et aux conditions d’embauche dans les arsenaux britanniques, à l’image de la longue grève de 1775 contre la généralisation du travail à la tâche31. En France, il faut attendre les pétitions ouvrières du début de la Révolution pour retrouver ce large spectre de revendications. Mais est-ce bien la réalité ?
20La question des déchets liés à la construction navale – bois, fer, chanvre – illustre bien les différences entre les deux pays. De tous les déchets, les copeaux de bois représentent des volumes très importants et sont l’objet d’un enjeu majeur puisque leur valeur s’ajoute aux salaires nominaux perçus par les ouvriers, une réalité qui dépasse les seuls arsenaux32. La sortie de matériaux est une manière de compenser des rémunérations monétaires souvent insuffisantes et versées tardivement, mais ce droit est l’objet d’une tension constante. Quand les ouvriers affirment à raison qu’il s’agit d’une pratique vitale à leur survie – de 1/3 à la moitié des revenus hebdomadaires des ouvriers des arsenaux anglais au xviiie siècle –, les marines tentent d’en limiter les volumes afin de rentabiliser au mieux les coûts de construction. Côté britannique, cette problématique a structuré un rapport de force quasi-permanent entre les ouvriers et la Royal Navy et a été au cœur des débats et des réflexions sur la manière d’améliorer la productivité des arsenaux tout au long de l’époque moderne. Dans leur volonté d’économie des matières premières, l’Amirauté et le Navy Board échouent en matière pénale – la première loi contre le vol de matériel dans les arsenaux est votée en 1698 –, dans le renforcement de la surveillance des chantiers (clôture des arsenaux, gardes, etc.) et également dans le processus de standardisation de la flotte destiné à limiter les déchets lors de la construction et augmenter la durée de vie des bâtiments. Ces différentes mesures sont l’objet d’importantes grèves (1663, 1739, 1755, 1758, 1768, etc.) qui contraignent l’administration maritime à reculer33. Seul le plan de modernisation des arsenaux de Samuel Bentham, en fonction à partir de 1795, permet de mettre fin, du moins officiellement, à la sortie de copeaux en 180134.
21En France, le contraste est saisissant puisque les copeaux, et plus globalement l’emploi des déchets produits dans les arsenaux, ne génèrent pas de tels blocages même si la question du vol de matériaux est un souci constant35. Dans l’Encyclopédie méthodique Marine, les « coupeaux » sont définis techniquement sans référence à un usage social par les ouvriers36, tandis que l’article consacré aux maîtres charpentiers précise qu’ils « empêcheront de débiter des pièces de bois en copeaux37 ». Pourtant, ce droit s’observe bel et bien dans chacun des arsenaux même si la législation opère un « stop and go » permanent au gré des conjonctures. La sortie des copeaux est autorisée et encadrée par l’ordonnance du 15 avril 168938 quand celles du 19 août 1693 et du 30 août 1760, au moment de guerres, décident de suspendre ce droit prétextant des abus et la cherté du bois39. Entre ces deux derniers textes, un Règlement du Conseil de Marine sur l’enlèvement des copeaux par les ouvriers dans les ports et les arsenaux de la Marine est adopté le 6 janvier 1722 qui provoque quelques protestations car il ramène la possibilité d’emporter des copeaux à un seul soir de la semaine, ce qui suggère une fréquence plus importante avant cette date40. Les lois et les règlements successifs adoptés à partir de la Révolution montrent en creux que la sortie de copeaux a été tolérée tout au long de l’Ancien Régime en dépit d’une volonté de la limiter à de multiples reprises. La correspondance entre les arsenaux et Versailles désigne l’intendant comme responsable du périmètre d’exercice de ce droit. Ainsi, pour limiter la sortie des copeaux de l’arsenal, celui de Toulon décide en 1737 de les réserver aux seuls ouvriers domiciliés tout en précisant que ces bois devront sortir non liés par des fils mais à la main ou sous le bras41. Quelques protestations suivent ces décisions unilatérales sans que l’on assiste à un arrêt durable du travail dans les arsenaux.
22Quoi qu’il en soit, l’absence d’un front revendicatif structuré et de grands mouvements de grèves sur le modèle britannique n’impliquent pas que le monde ouvrier soit demeuré passif à l’égard des lois et règlements qui organisent son travail. Il s’agit de mettre au jour des tensions et des résistances plus sourdes appartenant à la quotidienneté de cet espace industriel tels que, par exemple, les vols, le contournement des horaires de travail ou les désertions. Une telle entreprise suppose d’investir la police du travail des arsenaux, un chantier qui reste encore très largement délaissé. Les crimes et délits qui y sont commis sont du ressort de l’intendant qui délègue l’instruction de chacune des affaires au prévôt de la Marine et à son personnel42. Un arrêt du Conseil du roi prit pour l’arsenal de Toulon le précise explicitement pour tous les différends impliquant les ouvriers43. Ces principes posés, les connaissances relatives au fonctionnement judiciaire des arsenaux ne permettent guère de mesurer le rôle réel de cette juridiction dans les rapports qu’entretiennent les ouvriers avec leurs employeurs. L’absence de recherches sur le « travail » dans les arsenaux n’a pas permis d’ouvrir ce dossier, pas davantage que les thèses d’histoire du droit, pourtant nombreuses depuis le xixe siècle44. Dès lors, il s’agit d’abord d’envisager un examen critique des archives judiciaires produites par la Marine, classées dans la série O des différentes antennes du Service historique de la Défense pour l’Ancien Régime, la Révolution et le xixe siècle. De prime abord, ces sources sont très lacunaires mais aucun inventaire analytique ne semble avoir été produit jusqu’à présent45. Au-delà de la richesse supposée ou non de ces fonds, il s’agit surtout de caractériser les attributions de la justice de l’intendant qui restent relativement floues aujourd’hui. Ainsi, les quelques jugements conservés dans la série A1 des Archives nationales ne laissent entrevoir qu’une justice répressive qui interroge sur la nature de la police des arsenaux46. Quel que soit le résultat de cette démarche, il s’agit d’envisager une autre voie dans le règlement des conflits du travail passant par des arbitrages quotidiens relevant de rapports directs entre les ouvriers et leurs supérieurs hiérarchiques (maître entretenu, ingénieur, intendant).
Trajectoires professionnelles et qualification
23La diversité des statuts ouvriers, la nature des archives et les cultures du travail spécifiques à chaque arsenal représentent des obstacles à une compréhension globale des trajectoires professionnelles, mais le défi scientifique est stimulant. Pour l’heure, l’origine des ouvriers, les modalités de leur apprentissage, les passages d’un grade à l’autre et les échelles de rémunération correspondantes, la part du service à la mer dans cette évolution ou l’incorporation dans la catégorie des entretenus sont des problématiques auxquelles il est bien difficile d’apporter des éléments de réponses complets. En attendant de pouvoir exploiter les premiers résultats de la base de données, il n’est pas inutile de dessiner les contours des dynamiques professionnelles potentielles qui s’offrent aux ouvriers.
24De prime abord, les travaux consacrés à ces problématiques insistent sur la forte hiérarchisation des rapports au travail associée à l’absence d’organisation collective, et notamment de corporations sous l’Ancien Régime, des éléments, entre autres, qui singulariseraient les arsenaux en matière de travail. Deux écueils découlent de ce postulat de départ. En considérant surtout les rapports hiérarchiques verticaux, l’historiographie a focalisé son attention sur les donneurs d’ordre, les relais locaux du pouvoir de l’État (intendants, ordonnateurs, commandants et ingénieurs) – qui sont aussi les producteurs d’archives –, en laissant de côté l’agentivité d’acteurs plus modestes, à commencer par les ouvriers. Or, tout montre que certains d’entre eux ont su développer un ensemble de stratégies d’ascension professionnelle (familiales, collectives, etc.) peu décrites jusqu’à présent. Enfin, en posant le principe d’une singularité des arsenaux, les travaux consacrés à ces espaces ne se sont pas toujours donné la peine d’établir des comparaisons avec d’autres modèles d’organisation du travail sous l’Ancien Régime et au xixe siècle, se privant de grilles d’analyses éprouvées. Autrement dit, les arsenaux ne partagent-ils pas des problématiques communes avec les corporations, les manufactures ou l’usine de l’ère industrielle47 ?
25Les stratégies d’accès au corps des entretenus est un biais intéressant pour appréhender l’organisation du travail et les dynamiques professionnelles. Sous l’autorité de l’intendant, des commissaires et des ingénieurs, les entretenus incarnent l’excellence technique dans les arsenaux et assurent un rôle d’encadrement – contremaître – dans les ateliers et sur les chantiers. Au sommet de leur art, il s’agit d’hommes instruits et susceptibles d’assister les ingénieurs dans leur travail de contrôle de la conformité des travaux. Mais la consultation des rôles d’atelier et des livres de paie montre que cette élite ouvrière est contrainte de partager ses prérogatives avec des domiciliés recrutés dans la ville de l’arsenal, faute d’être suffisamment nombreuse. Les entretenus permettent de conserver des compétences techniques stratégiques pour l’État, mais ils ne sont jamais en assez grand nombre pour assumer tous les travaux d’un port de guerre, soumis par nature à une activité cyclique. En temps de paix et de moindre activité de construction navale, un vivier plus important d’entretenus aurait représenté une masse salariale difficilement supportable pour la Marine. À Brest, à la veille de la guerre d’Indépendance américaine, sur les 119 contremaitres en activité, une quarantaine sont maîtres entretenus – la totalité du corps de l’arsenal – quand les autres sont des domiciliés48. Cette opportunité permet aux meilleurs ouvriers domiciliés de montrer leurs aptitudes en supervisant les travaux de l’arsenal et ainsi espérer intégrer le corps des entretenus. Cette possibilité a sans doute représenté des flux non négligeables, y compris après la généralisation du travail à l’entreprise49. Sans que l’on puisse encore les évaluer avec précision, une première exploitation de la matricule de l’arsenal de Rochefort pour les charpentiers (1775-1787) permet de dessiner quelques tendances : 7,3 % des 618 charpentiers accèdent à l’entretien au cours de cette période, mais ils sont 29,3 % si l’on considère les seuls maîtres, tous originaires de la ville50. On mesure sans peine l’émulation et la concurrence qui existe chez les maîtres de métiers domiciliés pour accéder à l’entretien. À Rochefort, c’est un passage qui se fait en moyenne autour de 43 ans pour des hommes qui ont majoritairement atteint la « haute paye », soit entre 50 et 60 lt. par mois.
26Cette ascension sociale est fondée sur le jugement des ingénieurs mais également – surtout peut-être ? – sur ceux des maîtres entretenus qui ne sont pas nécessairement impartiaux dès lors qu’il s’agit de réserver les places vacantes à leur propre descendance51. Il y a là un enjeu intéressant qui recouvre en partie ce que l’on observe au même moment pour les corporations urbaines. Le corps des entretenus a tendance à se refermer pour favoriser une transmission familiale des postes dans l’arsenal, une stratégie partiellement efficace si l’on en juge par les données concernant Rochefort, mais qui se vérifie malgré tout par l’existence de dynasties professionnelles sur plusieurs générations52. Il sera sans doute très difficile de formaliser cette stratégie de la part des entretenus qui relève d’accords tacites entre pairs et d’échanges verbaux avec les autorités de l’arsenal, la reconstitution des trajectoires professionnelles restant le meilleur moyen pour y parvenir. Néanmoins, cette transmission familiale est lisible à travers les courriers des commandants et des intendants. Ainsi, lorsqu’il est question de préparer la succession de Jean-François L’hostin, le seul maître entretenu perceur de l’arsenal de Brest, à la veille de la Révolution, le marquis de La Gallisonnière indique :
« J’oserai ajouter ici que ce Maître est le seul entretenu dans sa partie. Elle est cependant d’une bien grande conséquence, son fils René L’hostin, précoce comme il l’a été lui-même, est contremaître depuis cinq ans. Il joint à beaucoup d’activité une grande intelligence. Dès 1782, le père ayant attrapé une descente qui le retint longtemps au lit ; ce jeune homme le remplaça avec distinction. Il a seul toute la confiance de son père et j’ose vous assurer qu’il mérite de beaucoup d’être préféré à tous les autres contremaîtres perceurs. M. de Briqueville l’avoit jugé digne d’être mis à la haute paye des contremaîtres, c’est-à-dire à 46 sols, moi je vous prierai instamment de demander pour lui la place de second maître perceur à 900 livres53. »
27Le moment de l’apprentissage apparaît fondamental dans la mise en œuvre d’une stratégie d’ascension professionnelle, pour les entretenus comme pour les autres ouvriers. Là encore, en dépit d’une organisation formelle, définie notamment par l’ordonnance de 1689 puis la loi du 25 janvier 1793, un examen des situations d’apprentissage in situ s’impose tant elles sont susceptibles de varier d’un arsenal à l’autre. En dépit des initiatives révolutionnaires destinées à donner un cadre national à l’apprentissage dans les arsenaux, notamment par la généralisation d’un enseignement spécifique aux apprentis, la rupture est plus tardive et le fruit d’une succession de réformes qui s’imposent laborieusement de la Restauration au Second Empire54. Quoi qu’il en soit, l’apprentissage est un creuset où se côtoient les fils des entretenus, ceux des maîtres de la ville et des alentours, et, dans une moindre proportion, des garçons issus d’autres origines socioprofessionnelles mais en proximité géographique de l’arsenal. On sait, en outre, que cet apprentissage initial bénéficie aussi à certains ouvriers de levée qui complètent et perfectionnent une formation acquise ailleurs55, mais également aux ouvrières, notamment au sein de l’atelier de voilerie qui requiert des savoir-faire spécifiques.
28En dépit des éclairages sur ce moment crucial, et sauf à commenter les textes législatifs sur le sujet, on mesure mal les modalités concrètes de cette entrée dans la vie professionnelle. Dans la reconstitution des carrières ouvrières, les années d’apprentissage peuvent exceptionnellement bénéficier d’une documentation spécifique – suppléments aux registres des classes dans les ports de commerce, matricules d’arsenaux particulières – destinée à enregistrer les « apprentifs », des outils qui permettent à fois d’établir la filiation de ces hommes et comprendre leurs stratégies professionnelles. En l’absence de telles archives, les ouvriers « n’apparaissent » qu’à l’âge de 17-18 ans aux côtés de leurs aînés dans les registres des arsenaux. Se placer sous les auspices d’un maître renommé, travailler dans une escouade où l’encadrement permettra d’apprendre et de progresser rapidement, rester « à la journée » ou « à la tâche », multiplier les embarquements, les choix qui s’offrent à ces jeunes hommes sont nombreux et ne sont pas fait au hasard. Au cours de ces premières années, l’avantage revient évidemment à ceux dont les pères travaillent déjà dans l’arsenal, a fortiori quand ils sont entretenus.
29Mais en attendant de pouvoir dessiner plus précisément les contours de ces premières années, il semble nécessaire de rejeter l’idée d’une voie « terrestre » et d’une voie « maritime » dans l’apprentissage des métiers de la construction navale56. Que ces hommes aient appris leurs métiers dans les arsenaux ou dans un port de commerce, dans le cadre d’une corporation ou non, ou qu’ils aient été d’abord inscrits comme matelot avant l’apprentissage de leur métier, tous ont une vie professionnelle qui procède par l’alternance du travail à terre et en mer, particulièrement pour les charpentiers, calfats, perceurs et voiliers. En revanche, ce que nous ne parvenons pas encore à mesurer, c’est l’importance que revêt le travail en mer dans la construction des carrières ouvrières. Là encore, le registre matriculaire de l’arsenal de Rochefort autorise quelques observations qui demanderont à être complétées pour envisager des généralisations. Tous les charpentiers domiciliés à Rochefort qui deviennent entretenus ont réalisé un nombre important de campagnes en mer, pour la Marine et le commerce. Pierre Héronneau, maître-charpentier qui passe à l’entretien en 1778, à l’âge de 43 ans, est un cas particulier puisqu’il a effectué 25 campagnes – dont 3 pour le commerce – en une vingtaine d’années57. Sans atteindre ce record, ses homologues peuvent se prévaloir en général d’une dizaine de campagnes avant leur promotion à l’entretien. C’est le cas d’Étienne Moreau qui totalise 14 embarquements, de François Héronneau – le frère de Pierre – ou de Jean Bria qui naviguent 8 fois chacun58. Par ailleurs, si les campagnes de mer semblent déterminantes pour passer finalement à l’entretien, toutes ont des conséquences sur l’évolution successive du salaire et des changements de grade au cours de la carrière de tous les ouvriers, y compris pour ceux qui restent domiciliés. Pierre Poirier obtient une augmentation de sa paye à 55 lt. après une campagne de deux ans à bord du vaisseau de 74 canons, le Bien Aîmé. Le cas de Crépin Druinaud est plus documenté : il embarque en qualité de second sur la Concorde en 1778 avant d’être fait maître à 42 lt. sur la Minerve en 1779 puis à 55 lt. au moment du désarmement du navire. Il passe à 60 lt. après une dernière campagne à bord du vaisseau l’Éveillé en 1782. À 38 ans, ce fils de cordonnier de Surgères a atteint la plus haute paye en qualité de maître-charpentier. Ce brillant parcours ne semble pas le conduire à intégrer le corps des entretenus, mais la généralisation du travail à forfait représente pour lui une opportunité puisqu’il remporte de nombreuses adjudications de main-d’œuvre pour l’arsenal tout au long des années 1780.
30À condition de posséder la maîtrise de son art, l’entretien et la réparation navale au cours des campagnes apparaissent comme de formidables révélateurs de la qualité professionnelle des hommes qui ont alors la possibilité de montrer toutes leurs aptitudes, particulièrement en période de conflit59. Dans ce contexte, il ne semble pas étonnant que cette élite ait pu former un vivier dans lequel la Marine a puisé ses futurs entretenus. Néanmoins, si le service en mer a permis une sélection parmi les meilleurs domiciliés, ce procédé ne semble pas concerner les fils d’entretenus. Jean Rambault et Pierre Bourasseau sont fils de maîtres-charpentiers entretenus de l’arsenal et obtiennent le même statut sans avoir eu l’expérience de la mer60. Deux exemples à généraliser à l’ensemble des fils d’entretenus ? La base de données apportera des réponses, mais ces deux manières d’atteindre l’entretien invitent d’ores et déjà à considérer la pluralité des cheminements qui s’offrent aux ouvriers pour construire leur carrière professionnelle. Si l’hérédité prévaut dans la reproduction du corps des entretenus, il existe malgré tout la possibilité à d’autres ouvriers de faire valoir leurs qualités professionnelles pour accéder à ce cénacle convoité. Ces dynamiques professionnelles profitaient in fine aux arsenaux qui avaient la possibilité de s’appuyer sur un personnel compétent.
⁂
31L’histoire du monde ouvrier portuaire apparaît comme une entrée neuve pour réinterpréter le fonctionnement des arsenaux tout en apportant une contribution à l’histoire sociale et du travail en plein renouvellement ces dernières années. Les contingences documentaires sont sans aucun doute à l’origine des difficultés à entamer des recherches sur ces femmes et ces hommes en France. La faiblesse du corpus d’archives pour aborder ces ouvriers de manière individuelle, au moins avant le xixe siècle, contraint à un traitement d’ampleur des matricules des arsenaux, celles du système des classes et de l’inscription maritime, et les livres de paie des chantiers et des ateliers sous une forme numérique afin de pouvoir concevoir des indicateurs susceptibles de résoudre les différentes problématiques évoquées précédemment. L’intérêt et la difficulté de la démarche résident toutefois dans la capacité de la base de données à traiter des documents dont la forme est voisine mais qui contiennent des informations très différentes, le tout de manière collective. Après une première période d’élaboration de l’architecture de la base de données sous l’environnement Heurist entre 2020 et 2023, la mise en ligne de celle-ci ouvre une seconde étape d’appropriation par la communauté scientifique et la promesse de pouvoir documenter ces vies de femmes et d’hommes au travail.
Notes de bas de page
1Il n’est pas question de fournir ici une bibliographie exhaustive concernant ces deux pays tant les références sont nombreuses. Pour Venise, les travaux de Frédéric C. Lane restent fondamentaux (Navires et Constructeurs à Venise pendant la Renaissance, Paris, SEVPEN, 1965) ainsi que ceux de Robert C. Davis (Shipbuilders of the Venetian Arsenal. Workers and Workplace in the Preindustrial City, Baltimore/Londres, The Johns Hopkins University Press, 1991, 2007). Au Royaume-Uni, l’important renouvellement de l’histoire ouvrière après la Seconde Guerre mondiale a influencé les travaux consacrés aux arsenaux britanniques. Une consultation des revues scientifiques (notamment The Mariner’s Mirror, l’International Journal of Maritime History, Journal of British Studies ou The Historical Journal) depuis les années 1960 montre cet intérêt. Pour aborder ces problématiques : Day Ann, Lunn Kenneth (dir.), History of Work and Labour Relations in the Royal Dockyards, Londres, Routledge, 1999.
2À titre d’exemples, on lira avec profit Richard W. Unger sur les Provinces-Unies (Dutch schipbuilding before 1800: ships and guilds, Amsterdam, Essen, 1978) ou encore Christine Moll-Murata sur la Chine (State and Crafts in the Qing Dynasty (1644-1911), Amsterdam, Amsterdam University Press, Social Histories of Work in Asia, 2018).
3Pour la période impériale, l’ouvrage de Christian Epin est important (Les ouvriers des arsenaux de la marine sous Napoléon : vivre et survivre en travaillant pour l’État, Montreuillon, L’Herminette, 1990), la thèse d’Olivier Corre qui comporte de précieuses pages pour aborder l’organisation du travail à Brest (Brest, base du Ponant. Structure, organisation et montée en puissance pour la guerre d’Amérique [1774-1783], thèse d’histoire (dir. André Lespagnol), université de Rennes 2, 2003) et, enfin, celle de Julien Saint-Roman pour Toulon (Le geste et la révolution. Pratiques sociales et modernité politique des ouvriers de l’arsenal de Toulon [vers 1760-vers 1815], thèse d’histoire [dir. Christine Peyrard], Aix-Marseille Université, 2014). Il faut signaler plus particulièrement le travail de Llinarès Sylviane, « Maîtres et ouvriers des arsenaux au xviiie siècle », Actes de la table ronde, 21 janvier 1995, Centre de recherche sur les sociétés littorales du Ponant, université de Rennes II, université de Bretagne-Sud, Lanester, janvier 1996, p. 10-15 ; id., « Travail, pouvoirs et mentalités à Brest au xviiie siècle », in Gérard Le Bouëdec (dir.), Pouvoirs et Littoraux du xve au xxe siècles, Rennes, PUR, 2000, p. 665-680 ; id., « L’apprentissage dans les arsenaux de la Marine au xviiie siècle », Apprendre la mer, Techniques & culture, no 45, janvier-juin 2005, p. 101-121.
4Il faut souligner l’implication d’Aliette Roux, ingénieure de recherche de PROGEDO-Loire, de Wilfrid Cariou, professeur d’informatique au sein de l’UFR Histoire, Histoire de l’art et Archéologie, et des concepteurs de l’environnement HEURIST en Australie qui apportent un soutien constant à l’amélioration de la base de données. Enfin, il s’agit de saluer l’engagement de plusieurs dizaines d’étudiants depuis 2019 et tout particulièrement Éline Le Cléac’h et Laura Delmas qui ont considérablement fait progresser la base dans le cadre d’un stage financé par l’Institut universitaire Mer et Littoral (IUML FR CNRS 3473) et le Centre de recherches en histoire internationale et atlantique (CRHIA UR 1163).
5Les chiffres varient considérablement en fonction de la conjoncture, si bien qu’il est difficile d’avancer un effectif de base pour chaque arsenal. Pour 1789, Norman Hampson dénombre un peu moins de 10 000 ouvriers pour les sites de Brest, Lorent, Rochefort et Toulon : Hampson Norman, « Les ouvriers des arsenaux de la Marine au cours de la Révolution française (1789-1794) », Revue d’histoire économique et sociale, vol. 39, no 3, 1961, p. 287-229 (ici p. 288-289). Avec l’ouverture d’un conflit, le besoin en main-d’œuvre explose. Olivier Corre dénombre de 3786 à 5084 ouvriers en 1774 pour l’arsenal de Brest, mais entre 8 248 et 12 329 en 1778 ; Corre Olivier, op. cit., p. 166.
6Au moment de la mise en place du système des classes, cinq métiers sont jugés stratégiques pour la marine de guerre en construction (charpentier, calfat, perceur, voilier, cordier) avant d’en ajouter trois autres en 1784 (scieur de long, tonnelier et poulieur). Les autres spécialités professionnelles ne sont pas « classées » mais elles n’en demeurent pas moins très importantes (menuisiers, forgerons, cloutiers, etc.).
7Corre Olivier, op. cit., p. 168.
8Llinarès Sylviane, « L’apprentissage dans les arsenaux de la Marine au xviiie siècle », art. cité, p. 103.
9Stanziani Alessandro, Les métamorphoses du travail contraint. Une histoire globale xviiie-xixe siècles, Paris, Presses de SciencesPo, 2020, p. 51-68.
10Catrou Laura, Les ouvrières de l’arsenal de Rochefort, 1781-1802, mémoire de master 2 (dir. David Plouviez), université de Nantes, 2021.
11Un constat fait par tous les historiens qui ont travaillé sur les ouvriers des arsenaux : Norman Hampson : « Ils [les ouvriers] nous sont connus par la correspondance échangée entre le ministère de la Marine et les commandants et ordonnateurs de ports. Les lacunes de cette correspondance […] nous privent souvent des éclaircissements voulus. » (Hampson Norman, « Les ouvriers des arsenaux de la Marine au cours de la Révolution française [1789-1794] », art. cité, p. 287) ; Maurice Agulhon : « L’histoire ouvrière […] requiert une masse énorme de documents, puisqu’elle va de l’histoire minutieuse des techniques et des pratiques des métiers à l’histoire des groupes politiques, des syndicats, des municipalités, en passant par la démographie, les relations sociales, les papiers divers qui restituent par bribes les climats et les mentalités ; cette exigence d’enquête totale conduit à dépouiller tant d’archives en profondeur qu’elle ne peut être située que dans un espace limité, donc un cadre géographique restreint. », Agulhon Maurice, Une ville ouvrière au temps du socialisme utopique. Toulon de 1815 à 1851, Paris, Mouton et École Pratique des Hautes Études, 1970, p. 8.
12Archives nationales (désormais AN), Marine, A 1 14, Règlement du roi Louis XIV sur l’organisation et le fonctionnement des arsenaux de la Marine, ainsi que les responsabilités de l’intendant et des autres officiers et spécialistes chargés de la police et de la gestion de ces établissements, 6 octobre 1674.
13Llinarès Sylviane, « L’apprentissage dans les arsenaux de la Marine au xviiie siècle », art. cité ; Acerra Martine, « Les conditions humaines de production de l’outil militaire. Compétence des personnels et impact du conflit sur la vie quotidienne pendant la guerre d’Amérique », in Olivier Chaline, Philippe Bonnichon et Charles-Philippe de Vergennes (dir.), Les Marines de la guerre d’Indépendance américaine (1763-1783), Paris, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, 2013, p. 281-292.
14Service historique de la Défense (désormais SHD), Marine, Brest, 3A 7, séance du Conseil de marine du 3 juin 1786.
15Pour le Conseil du 3 mai 1786, trois listes sont établies pour remplacer un maître d’équipage, un pilote et un charpentier mis en retraite ; SHD, Marine, Brest, 3A 7, séance du Conseil de marine du 3 mai 1786.
16SHD, Marine, Cherbourg, 1G 10 5, Tableau des maîtres entretenus et chefs d’ateliers de diverses professions dans les ports de Cherbourg et du Havre […] indiquant leur traitement et les avancemens qu’on sollicite pour ceux d’entre-eux qui en sont susceptibles, ingénieur Bretocq, 28 octobre 1818.
17L’article « garde & sûreté des ports » de l’Encyclopédie méthodique Marine précise que « Les rôles d’ouvriers seront mis en forme, signés & arrêtés tous les mois, par l’intendant & le contrôleur, avant que le payement en soit fait », Encyclopédie méthodique Marine, Paris, Chez Panckoucke, 1782, p. 473.
18Corre Olivier, op. cit., p. 114.
19Tupinier Jean-Marguerite, Rapport sur le matériel de la Marine, Paris, Imprimerie nationale, 1838, p. 28 sqq.
20SHD, Marine, Rochefort, 4 G1 1, Comparaison des usages et de la manière de travailler dans les différents ports, non daté.
21Ibid.
22Ibid.
23Plouviez David, « La généralisation du « travail à forfait » dans les arsenaux français, 1786-1796 », in Serge Aberdam, Anne Conchon et Virginie Martin (dir.), Les dynamiques économiques de la Révolution française, Paris, Comité d’Histoire économique et financière de la France, 2021, p. 169-184.
24L’adjudication de main-d’œuvre imposait une productivité accrue de la part des ouvriers pour espérer remporter un gain, une source d’usure et de fatigue prématurée pour les corps ; Plouviez David, « La généralisation du « travail à forfait » dans les arsenaux français, 1786-1796 », art. cité.
25Morriss Roger, The Fondations of British Maritime Ascendancy. Resources, Logistics and the State, 1755-1815, Cambridge, Cambridge University Press, Military Histories, 2013, p. 160-170.
26Saint-Roman Julien, « Pour une entière citoyenneté : la lutte des ouvriers de l’arsenal de Toulon au début de la Révolution française (1789-1793) », in Serge Wolikow (dir.), Grèves et conflits sociaux. Approches croisées de la conflictualité, xviiie siècle à nos jours, Dijon, MSH de Dijon, 2013, p. 377-382.
27AN, Marine, B3 538 fo 282 ro vo, l’intendant de Brest à Versailles, 18 août 1758.
28Nicolas Jean, La rébellion française, 1661-1789, Paris, Gallimard, folio histoire, 2002, 2008, p. 454-455.
29SHD, Marine, Rochefort, 1 A 4, 1 A 8, avril et décembre 1717 ; 1 E 93, août 1719.
30En Grande-Bretagne, les salaires sont rarement versés avant six mois et les retards peuvent aller jusqu’à 15 à 18 mois sur certaines périodes ; Morriss Roger, op. cit., p. 162.
31Haas James M., « The Introduction of Task Work into the Royal Dockyards, 1775 », Journal of British Studies, vol. 8, no 2, 1969, p. 44-68.
32Hilaire-Pérez Liliane, « Le vol de déchets dans l’industrie en France et en Angleterre au xviiie siècle. Jalons pour une histoire comparée de l’Embezzlement », in Benoît Garnot (dir.), La petite délinquance du Moyen Âge à l’époque contemporaine, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 1998, p. 281-308.
33Hass James M., « The Royal Dockyards: The Earliest Visitations and Reform, 1749-1778 », The Historical Journal, vol. 13, no 2, 1970, p. 191-215.
34Morriss Roger, « Labour Relations in the Royal Dockyards, 1801-1805 », The Mariner’s Mirror, The International Quarterly Journal of The Society for Nautical Research, 62/4, 1976, p. 337-346.
35Acerra Martine, Rochefort et la construction navale française, 1661-1815, Paris, Librairie de l’Inde, 1992, p. 132-133.
36« Coupeau, c’est l’éclat de bois que le charpentier sépare de la pièce qu’il travaille : les coupeaux sont près d’un tiers du bois employé à la construction, & ne sont bons qu’à brûler », Encyclopédie méthodique Marine, t. 1, p. 566.
37Ibid., t. 2, p. 659.
38Ordonnance du 15 avril 1689, livre XI, titre 1er, article XVII.
39Un contexte de guerre est commun à ces deux ordonnances. Au cours de périodes où les salaires sont plus difficilement versés, les sorties de copeaux augmentent en conséquence : AN, Marine, A 1 30, fo 78, Ordonnance du roi Louis XIV interdisant aux ouvriers des arsenaux de la Marine d’emporter chez eux des copeaux ou d’autres morceaux de bois provenant des constructions et des radoubs des bâtiments de guerre, 19 août 1693 ; AN, Marine, A 1 93, fo 24, Ordonnance du roi Louis XV interdisant aux ouvriers des arsenaux de la Marine d’emporter chez eux des morceaux de bois ou des copeaux et réglementant l’utilisation de ceux-ci, 30 août 1760.
40AN, Marine, A1 60, fo 4bis, Règlement du Conseil de marine sur l’enlèvement des copeaux par les ouvriers dans les ports et les arsenaux de la Marine, 6 janvier 1722.
41Forget Mireille, « Anciennes consignes de l’arsenal (1737-1804) », Bulletin de la Société des Amis du Vieux Toulon, no 82, 1960, p. 47-50 cité par Saint-Roman Julien, Le geste et la révolution. Pratiques sociales et modernité politique des ouvriers de l’arsenal de Toulon (vers 1760-vers 1815), op. cit., p. 300.
42Indépendamment de l’affaiblissement progressif des officiers de plume sur ceux de l’épée au xviiie siècle et le rôle de plus en plus important du commandant et du conseil de guerre, l’intendant conserve des attributions importantes en matière de justice tout au long de l’Ancien Régime et son tribunal prévôtal semble l’institution centrale lorsqu’il s’agit d’approcher les rapports sociaux de production dans l’arsenal. Ainsi, l’ordonnance du 25 mars 1765 rappelle que l’intendant « connaîtra de tous vols, larcins, injures, blessures & autres délits commis dans l’étendue de l’arsenal, & dans tous les magasins, en quelques lieux qu’ils soient, ainsi que sur les vaisseaux désarmés ; & l’instruction des procès en sera faite par le Prévôt de la Marine », Ordonnance du roi Louis XV concernant la Marine, Paris, Imprimerie royale, 1765, livre V, titre XXVIII, art. CCCLXXLV.
43AN, Marine, A 1 22, fo 110, Arrêt du Conseil du roi ordonnant au prévôt de la Marine à Toulon de prendre connaissance des différends survenant entre des ouvriers de l’arsenal et à l’intendant de la Marine de les juger, 5 novembre 1685.
44Berbouche Alain, Marine et Justice. La justice criminelle de la Marine française sous l’Ancien Régime, Rennes, PUR, 2010.
45Alain Berbouche indique que la série O a connu beaucoup de pertes et de destructions au fil du temps rendant difficile l’accès aux procédures judiciaires de la Marine (Berbouche Alain, op. cit., p. 7).
46Martine Acerra indique qu’il s’agit ponctuellement de « faire des exemples » avec des peines exemplaires comme avec le rétablissement temporaire du carcan en 1754 à Rochefort ; Acerra Martine, Rochefort et la construction navale française, 1661-1815, op. cit.
47Sylviane Llinarès avait formalisé cette comparaison avec les corporations urbaines : « Le système des corporations, si typique du monde du travail urbain sous l’Ancien Régime, n’est théoriquement pas en usage dans les arsenaux. Un aspirant à la maitrise n’a pas à acquitter de droits de réception et d’enregistrement. Les postes de maîtres sont attribués par les directions des ports avec l’approbation du ministre et leur nombre n’est pas fixé par les corps de métiers. On parvient à l’échelon supérieur lorsque les places sont vacantes, parfois lorsqu’ils s’en créent et à condition d’avoir l’âge requis. L’accès aux places de maîtres, contremaitres ou chefs d’ateliers, n’est pas assorti d’un examen professionnel. Tout au plus parle-t-on de concours, ce qui correspond en réalité à une étude des états de service et de l’ancienneté par les responsables des ports, commandants et intendants. Ce système d’avancement est finalement très moderne. Toutefois, la tendance au corporatisme est bien présente. Quel que soit le type de métier, il existe dans les arsenaux royaux, une oligarchie de maîtres dont le statut est héréditaire. » : Llinarès Sylviane, « Maîtres et ouvriers des arsenaux au xviiie siècle », art. cité, p. 12.
48Corre Olivier, op. cit., p. 168.
49La généralisation du travail à l’entreprise à partir de 1786 a pu représenter une opportunité de gains rapides pour des ouvriers en capacité d’assurer ces marchés de construction. Mais la perspective de l’entretien, et les avantages qui y sont attachés, demeurait attractive. En outre, il n’est pas exclu que le travail à l’entreprise ait pu intégrer une stratégie d’accès à l’entretien dans la mesure où la conclusion réussie d’un marché assurait à l’ouvrier responsable une démonstration sur pièce de ses capacités auprès des autorités de l’arsenal.
50SHD, Marine, Rochefort, 7 P4 3, matricule de l’arsenal de Rochefort, 1775-1786.
51Sous l’Ancien Régime, l’intervention des maîtres entretenus est rarement documentée même si elle est attestée comme avec Jean Nérac qui « a été entretenu à la promotion de cette année [1787] sur le rapport des maîtres », SHD, Marine, Rochefort, 7 P4 3, fo 35, matricule de Jean Nérac. Avec la loi du 25 janvier 1793, la procédure est davantage formalisée (Titre II, Mode d’avancement et opérations qui y ont rapport).
52Llinarès Sylviane, « L’apprentissage dans les arsenaux de la Marine au xviiie siècle », art. cité.
53SHD, Marine, Rochefort, 2G1 24, fo 216 sqq., mémoire pour les principaux maîtres de la direction des constructions, 1789.
54Berthiau Jean, Des maîtres entretenus aux ingénieurs, 1819-1971, Paris, Service historique de la Marine, 1999.
55C’est le cas, par exemple, du malouin Jean-Baptiste Lemarchand, charpentier puis constructeur, qui a eu la possibilité de perfectionner ses connaissances de l’architecture navale à l’arsenal de Brest : Plouviez David, « Un ingénieur de la Marine à l’école des constructeurs du “commerce” : Chevillard le cadet à Saint-Malo pendant la guerre d’Indépendance américaine », in Stéphane Blond, Liliane Hilaire-Pérez et Michèle Virol, Mobilités d’ingénieurs en Europe, xve-xviiie siècle, Rennes, PUR, 2017, p. 101-127.
56Pour reprendre le propos de Sylviane Llinarès, « la distinction entre ouvrier non navigant et navigant est articifielle » : Llinarès Sylviane, « L’apprentissage dans les arsenaux de la Marine au xviiie siècle », art. cité, p. 103.
57SHD, Marine, Rochefort, 7 P4 3, fo 15, matricule de Pierre Heronneau.
58SHD, Marine, Rochefort, 7 P4 3, fo 13 et 30, matricules de François Heronneau et Jean Bria.
59La réparation des navires au cours d’une campagne suppose la maîtrise de savoirs et de savoir-faire qui exige des professionnels aguerris. Pour aborder ce sujet méconnu : Chaline Olivier, « Les moyens du bord : réparer le vaisseau à la mer au xviiie siècle », Revue d’Histoire Maritime, no 25, 2019, p. 171-185 ; Antunes Cátia, « European shipbuilding and ship repairs outside Europe : Problems, questions and some hypotheses », International Journal of Maritime History, 31-3, 2019, p. 456-464 ; Barron Géraldine, « « Avec les moyens du bord » : la réparation à bord des navires français, xviiie-xixe siècles », in Gianenrico Bernasconi, Guillaume Carnino, Liliane Hilaire-Pérez et Olivier Raveux (dir.), Les réparations dans l’histoire. Cultures techniques et savoir-faire dans la longue durée, Paris, Presses des Mines, 2022, p. 295-306.
60Jean Rambault n’effectue qu’un « voyage au commerce ».
Auteur
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David Plouviez
Université de Nantes.
David Plouviez est maître de conférences en histoire moderne à l’université de Nantes. Ses recherches s’inscrivent dans le champ de l’histoire de la guerre, déclinée dans ses perspectives économiques, sociales et techniques. Après une thèse de doctorat et des travaux consacrés aux réseaux d’approvisionnement de la Marine française (La Marine française et ses réseaux économiques, Paris, Les Indes Savantes, rivages des Xantons, 2014), ses recherches actuelles portent sur le phénomène de la sous-traitance navale en France et en Europe aux xviiie et xixe siècles et procèdent d’un glissement vers l’histoire du travail et l’histoire des techniques en contexte portuaire.

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