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    Plan détaillé Texte intégral L’équipement controversé de la rive gauche Les différentes clés de lecture d’un événement perturbateur Notes de bas de page Auteur

    De pierre, de bois et de feu

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    Table des matières

    La première voie de quai dans le port de Bordeaux sous le Second Empire

    Enjeux, résistances et controverses

    Bruno Marnot

    p. 395-408

    Texte intégral L’équipement controversé de la rive gauche L’installation de la voie de quai : enjeux et réalisation Le film de la polémique Les différentes clés de lecture d’un événement perturbateur Des résistances culturelles et identitaires Le problème des conflits d’usage L’inévitable extension du territoire portuaire Notes de bas de page Auteur

    Texte intégral

    1Sous le Second Empire, Bordeaux est un port en plein essor et cette période apparaît même rétrospectivement comme celle du « beau xixe siècle » de l’établissement girondin. Cependant, les infrastructures existantes ne sont plus suffisantes pour accompagner ce développement. À son tour, et comme tant d’autres établissements maritimes, le port de la Lune entre dans un processus de transformations techniques destinées à maintenir son attractivité et son rôle de place commerciale majeure. Encore fixé sur cette rive gauche magnifiée en leur temps par Joseph Vernet puis Pierre Lacour, le port s’équipe en quais verticaux et premiers engins de transbordements modernes. Toutefois, les contraintes liées à l’amélioration des fonctions d’acheminement et d’évacuation des marchandises, et in fine aux baisses de coût de la rupture de charge, rendent impérieuse l’installation de voies de quais sur la rive historique du port. La mise en service de la première voie de quai en 1863 révéla néanmoins l’hostilité, durable à son encontre, de nombreuses catégories de la société bordelaise. Les différents enjeux que recouvre la pose de la voie ferrée sur la rive gauche a mis aux prises la Compagnie du Midi, incarnation des nouvelles puissances capitalistiques de l’ère industrielle, avec de nombreux acteurs de l’économie bordelaise et plus largement d’une partie de l’opinion locale. Les résistances qui se sont manifestées jusqu’à la fin du siècle ont montré la diversité des enjeux à l’œuvre dans cette controverse et les différentes clés d’interprétation que l’historien peut tirer d’un événement qui fut tout sauf anodin. Objet d’une vive émotion dès le jour de son inauguration, la voie de quai a suscité, jusqu’à la fin du siècle, une multitude d’arrêtés préfectoraux visant à réglementer son usage, qui traduisirent parfaitement les tensions autour de son existence. Le retour préalable aux faits permet à l’historien de tirer au moins trois enseignements d’une polémique qui a mis aux prises plusieurs catégories de la société bordelaise : elle fut tout à la fois le reflet d’un émoi lié à la dimension identitaire qu’incarnait la rive gauche du fleuve, celui d’une lutte pour l’occupation d’un espace inadapté aux nouvelles normes du pré et postacheminement des frets, celui enfin d’une prise de conscience qu’il devenait urgent de repenser le port à une autre échelle spatiale.

    L’équipement controversé de la rive gauche

    L’installation de la voie de quai : enjeux et réalisation

    2La belle croissance du trafic bordelais, en particulier de son commerce extérieur, au cours du deuxième tiers du siècle posa avec une acuité nouvelle la question de l’adaptation de l’outil portuaire. Si l’essor général du trafic, l’augmentation de la taille des navires au long cours et, par conséquent, celle du tonnage moyen transporté par chacun d’entre eux, révélèrent les carences techniques du port, l’intrusion de la navigation à vapeur posa, de façon plus aiguë, la question de son aménagement sous un jour inédit. En effet, les coûts d’exploitation des steamers, bien supérieurs aux grands trois-mâts, contraignaient les compagnies qui les exploitaient à optimiser leur utilisation, ce qui passait par une réduction maximale de la durée de stationnement à quai. Aussi les autorités portuaires furent-elles contraintes d’améliorer les conditions de réception, d’accueil et d’évolution des navires à vapeur, dont le rythme de rotation devait être le plus élevé possible. Telles étaient les conditions requises pour maintenir l’attractivité du port dans un contexte de concurrence accrue. Dans le cas contraire, les déficiences fonctionnelles étaient immédiatement sanctionnées par des coûts élevés. En décembre 1843, le conseil municipal de Bordeaux démontra que les frais de débarquement dans le port de la Lune étaient de 50 à 60 % supérieurs à ceux du Havre1. Sur terre, les pressions exercées par les compagnies ferroviaires n’étaient pas moins fortes en termes de facilité d’acheminement et d’évacuation des biens et des voyageurs. Cette tension locale, qu’on constatait dans tous les organismes portuaires, était la manifestation de la mondialisation des années 1850-1914, alors en pleine gestation, qui allait modifier en profondeur les données traditionnelles de l’économie portuaire en établissant une relation étroite entre la croissance du trafic, les nouvelles exigences du transport et la fonctionnalité de l’interface portuaire.

    3De fait, le mouvement des navires mouillant à Bordeaux ne cessa de s’intensifier : il doubla de 1850 à 1860, date à laquelle il s’éleva à un million de tonneaux. Il atteignit 1,2 million de tonneaux en 1866. Par conséquent, la mise en service de points d’accostage adaptés aux nouvelles exigences du transport maritime se révéla particulièrement urgente. Dans ces conditions, le premier quai vertical, s’étirant de la Douane à l’Entrepôt et achevé en 1856, s’avéra rapidement insuffisant, malgré ses quelque 900 m d’amarrage et une réglementation rigoureuse concernant l’emplacement des navires. Un décret du 25 août 1861 autorisa la construction de deux quais verticaux aux Chartrons et à Bacalan, jusqu’alors destinés à la petite batellerie. Quatre millions de francs furent affectés par le gouvernement à ces deux projets, ainsi qu’à l’élargissement des terre-pleins situés en arrière, de façon à prolonger la belle voie qui longeait déjà les quais situés en amont. Le quai des Chartrons, long de 207 m, fut commencé en 1863 et achevé à la fin de l’année 1867. Quant au quai de Bacalan, sa construction n’était toujours pas commencée à la fin du Second Empire. À ce moment, le port comprenait 950 m de cales inclinées en rive droite contre 3 000 m en rive gauche, auxquels s’ajoutaient 1 107 m de quais verticaux affectés aux bâtiments du long cours, partagés entre deux zones de mouillage distinctes. La première, devant la Bourse, commençait à 200 m en aval du pont de pierre et s’achevait au niveau de l’Entrepôt. Elle s’étendait sur un kilomètre, pour une largeur moyenne de 260 m et une profondeur de quatre à six mètres. La deuxième zone s’étirait le long des Chartrons et de Bacalan, séparée en deux parties par un espace libre de 250 m. Ses dimensions étaient proches de celles de la première zone : 1 100 m de long pour 150 m de large et une profondeur de cinq à sept mètres. Les espaces libres ménagés en aval du pont et entre les mouillages étaient prévus pour les manœuvres et l’évolution des grands navires. L’intensification du trafic et l’augmentation du tirant d’eau des navires exigèrent, par ailleurs, d’améliorer les conditions de navigation sur le fleuve et de renforcer le dispositif de signalisation pour améliorer la sécurité des navires2.

    4Les lacunes du port étaient tout aussi criantes, au début du Second Empire, dans le domaine de la manutention. En 1851, la Chambre de commerce fit établir, avec l’autorisation du gouvernement, 14 grues à bras le long du nouveau quai vertical : 13 d’entre elles pouvaient enlever des fardeaux de 1,5 tonne, tandis que la quatorzième, installée face à la Bourse, disposait d’une capacité de charge de 15 tonnes. En 1858, commença le processus de motorisation des appareils de levage. La Chambre donna les grues no 1 à 4 en loyer pour cinq ans à l’entreprise bordelaise de constructions mécaniques Maldant & Cie, dans le but de leur installer un moteur de 2 chevaux. L’expérience s’avéra concluante, mais ce fut seulement en 1862 que l’ensemble du parc de grues possédé par la Chambre fut entièrement motorisé. Les nouvelles grues à vapeur permirent à des navires à voiles jaugeant 300 tonneaux d’accomplir leur déchargement en six ou sept jours, au prix de 1,50 franc par tonne. D’après un observateur contemporain, William Manès, la différence par rapport à l’époque des grues à bras ne résidait pas tant dans l’abaissement du coût que dans la quantité de fret manutentionné journellement. Le gain fut même d’une journée de travail pour les steamers d’un tonnage équivalent. Il était en grande partie réalisé grâce aux apparaux à bord des navires et aux ponts volants qu’ils déployaient vers la rive afin de pouvoir opérer sur plusieurs points du navire simultanément3. Ces dispositifs techniques montrent bien que les compagnies de navires à vapeur étaient précocement entrées dans une logique de rentabilité.

    5Sur les quais, les marchandises étaient manipulées par des rouliers et des portefaix. Ces derniers étaient réunis dans une association, la Société des Portefaix Réunis, qui était chargée de réguler le marché et l’organisation du travail. Si la branche de la manutention avait un caractère monopolitisque, les entreprises de roulage étaient au contraire très nombreuses. Soumises à une vive concurrence, elles virent d’un mauvais œil l’intrusion des grandes compagnies ferroviaires dans leur propre domaine d’activité. Or, les dirigeants de la Compagnie du Midi estimaient que les transports assurés par charrettes ne répondaient plus aux besoins du commerce. Devant l’assemblée générale des actionnaires, réunie le 10 juin 1859, Émile Pereire expliquait qu’« il faut que le transbordement des marchandises de la voie ferrée sur les navires et réciproquement devienne plus facile afin de réduire les frais qui grèvent les marchandises4. » Une première alerte pour les entreprises de roulage locales survint avec l’arrêté du 2 avril 1855 qui autorisa cette même Compagnie du Midi à établir un bac, en amont du pont de pierre, destiné à relier les voies ferrées qui étaient installées sur les deux rives de la Garonne5. L’année suivante, la compagnie des Pereire figurait au premier rang des soumissionnaires qui désiraient installer des voies ferrées sur les quais. Comme l’écrit André Charles, « pour n’effrayer personne, on ne parlait encore, bien entendu, que de traction par chevaux6 ». Le 7 juillet 1857, le ministre des Travaux publics arrêta que « cette compagnie aurait la préférence comme présentant le plus de garanties7 » et lui demanda, par conséquent, de préparer un cahier des charges. La nouvelle provoqua aussitôt un tollé général parmi les ouvriers du port, les sociétés de roulage et les petits marchands installés sur les quais. L’opinion s’émut même des inévitables problèmes de circulation que ne manquerait pas de produire la pose de voies ferrées sur les quais de la rive gauche. Personne n’était dupe quant au fait que les wagons seraient, à terme, tractés par une locomotive et que les convois « feraient emballer les chevaux, écraseraient les vieillards et les enfants et que ce serait l’abomination de la désolation8 ». La Chambre de commerce et le conseil municipal de Bordeaux abondèrent dans le sens général9. De son côté, Pereire plaida sa cause en rappelant que sa compagnie avait obtenu une concession à Bayonne, où la pose de rails était en cours de construction, et qu’il en allait de même dans les ports de Nantes, de Dunkerque, du Havre et de Dieppe.

    6Au terme d’une longue lutte, le président de la Compagnie du Midi finit par imposer ses vues grâce à ses appuis gouvernementaux et à des alliés influents au sein de la Chambre de commerce, tels que le négociant Nathaniel Johnston qui faisait aussi partie du conseil d’administration du Midi. Un autre négociant, Alfred Léon, rapporteur de la question pour l’assemblée consulaire, fit un exposé très favorable de la question le 16 mai 1860. Son principal argument ne manquait pas de largeur de vue : l’installation d’une voie de quai était la condition sine qua non de l’amélioration des conditions de transbordement ; elle donnerait, par conséquent, un avantage décisif au port de Bordeaux dans le transit des marchandises entre l’océan Atlantique et la Méditerranée. L’enjeu ne consistait ni plus ni moins qu’à détourner une partie du trafic passant par le détroit de Gibraltar10. C’était, du reste, l’une des ambitions des Pereire lorsqu’ils fondèrent la ligne maîtresse de leur réseau reliant la capitale girondine au port de Sète. Finalement, Émile Pereire obtint l’autorisation d’établir des voies sur les quais11. En 1861, la compagnie proposa la création d’un quai à Paludate avec trois voies parallèles raccordées à sa gare. Approuvé l’année suivante, ce projet donna lieu à l’ouverture de la gare de Brienne en janvier 1863. L’arrêté préfectoral du 7 juin 1862 précisa les conditions d’exploitation des nouvelles voies ferrées que la compagnie devait établir « sur la partie des quais du port de Bordeaux, comprise entre la cale de Brienne et la rue Raze rive gauche ». Il était prévu une interconnexion avec le réseau principal grâce à une liaison de la voie de quai avec la gare Saint-Jean. De même, la voie pouvait être reliée à l’entrepôt réel de la place Lainé où elle pourrait pénétrer sur demande de la Chambre de commerce. Il était en outre précisé que la traction s’effectuerait à l’aide de chevaux et que les voies seraient posées « au niveau du sol, sans saillie ni dépression, suivant les profils longitudinal et transversal de la voie publique12 ». La première voie de quai fut établie en 1863, depuis la gare maritime de Brienne jusqu’à la rue Raze, avec trois garages à voie double, situés à la Bourse, aux Quinconces et aux Chartrons. Toutefois, son inauguration, le 17 juin, se déroula dans les pires conditions. Au passage de la première rame de wagons, les charretiers, rouliers et voituriers arrachèrent plusieurs mètres de rails. La fronde prit une tournure violente lorsque la troupe intervint pour rétablir l’ordre : reçue à coups de pierre, elle riposta par le feu et laissa sur le carreau plusieurs émeutiers, morts ou blessés.

    Le film de la polémique

    7Ce drame en dit long sur l’hostilité d’une partie des professionnels des quais. D’après l’adjoint au maire Saint-Marc, cette crispation était autant le résultat de la résistance des transporteurs-camionneurs que de la volonté de la Compagnie du Midi d’exploiter sa voie ferrée pendant la journée. Après cet événement dramatique, la compagnie s’inclina : elle ne fit plus circuler ses convois que de nuit et tractés par des chevaux, comme le lui imposa, du reste, l’arrêté du 4 janvier 1864 autorisant la mise en exploitation de la ligne. Un nouvel arrêté préfectoral, du 25 avril 1867, autorisa la traction à vapeur, ce qui améliora la situation de la compagnie tout en soulevant de nouvelles protestations13. Toutefois, le seul service nocturne ne parvint pas, loin s’en faut, à éliminer les encombrements de marchandises sur les terre-pleins.

    8Loin de s’apaiser, la polémique relative aux voies de quai devint un véritable serpent de mer en raison des victoires successives, bien que lentes, de la Compagnie du Midi. En 1879, la voie fut prolongée, sur demande de la Chambre de commerce, jusqu’au nouveau bassin à flot de Bacalan en passe d’être ouvert au commerce. La Compagnie profita de la loi du 11 juin 1880 sur les lignes d’intérêt local pour transformer l’autorisation précaire et révocable de 1862 en autorisation définitive. La convention du 1er juillet 1881 conclue avec le ministère des Travaux publics lui accorda même la concession sur les quais de Bordeaux jusqu’en 1956. Toutefois, la municipalité tint à rappeler que, conformément à la loi de 1880, il s’agissait d’une concession d’intérêt local et « qu’en exigeant de la Compagnie du Midi l’application rigoureuse de la loi, on [pourrait] gêner considérablement son trafic sur les quais14 ». Mais la Compagnie du Midi ne comptait pas en rester là. Après le raccordement de la voie au bassin de Bacalan, l’étape suivante consista à la prolonger vers l’aval, en vue de se raccorder au réseau du Médoc. À travers cette opération, Pereire lorgnait sur le site avancé de Pauillac pour y établir un appontement destiné au service des lignes transatlantiques. Cette nouvelle opération souleva une nouvelle réprobation de la part de la municipalité qui était entrée en lutte ouverte contre la politique du réseau du Midi visant à établir un embryon d’avant-port à Pauillac. Le conseil municipal s’appuya notamment sur le rapport du conseil général des Ponts et Chaussées qui considérait que la loi du 11 juin 1880 sur les chemins de fer d’intérêt local et les tramways « n’était pas applicable aux voies ferrées à établir par les compagnies de chemins de fer pour relier les voies de leurs gares aux ports ou autres établissements situés dans l’intérieur des villes desservies par ces gares », précisant que ces voies devaient être considérées « comme des voies de camionnage15 ». Du point de vue juridique, l’affaire semblait malgré tout inextricable puisque le Conseil d’État émit un avis différent16.

    9Le différend persista plusieurs années durant jusqu’à connaître une nouvelle fièvre en 1898. La première raison du nouveau bras de fer entre la compagnie et la municipalité résida dans la promulgation des deux arrêtés préfectoraux du 26 novembre. Le premier stipulait que les convois pouvaient désormais circuler « à toute heure du jour et de la nuit », ce qui entraînait, dans le second arrêté, l’interdiction formelle du stationnement « des voitures sur les voies ferrées et d’y faire des dépôts […] susceptibles d’entraver la circulation des trains et des machines17 ». Ces nouvelles dispositions qui accordaient la priorité aux convois ferroviaires provoquèrent un nouveau tollé. Les entreprises de manutention des navires desservant les lignes de navigation régulières lancèrent une pétition le 30 novembre au prétexte que ces mesures entraîneraient des interruptions de travail. Elles furent suivies par une pétition des camionneurs du port le 8 décembre. L’incompatibilité entre les deux modes de convoyage était justifiée par le fait que « les quais de Bordeaux, dont l’exiguïté ne fait de doute pour personne, eu égard au roulage si important qui les sillonne sans interruption, sont disposés de telle sorte qu’ils ne puissent aucunement concilier l’application dudit arrêté et les intérêts en cause ». À chaque fois était aussi invoquée la sécurité des travailleurs du port. Du reste, le même jour, les arrimeurs et les manœuvres employés au chargement des navires à vapeur pétitionnèrent dans le sens de leurs employeurs. Pour la municipalité, la manœuvre du Midi consistait bien à gêner les manutentions au sein du port de la Lune, afin d’inciter les compagnies maritimes à charger et décharger à Pauillac. De surcroît, la tension monta d’un cran quand l’adjoint au maire Saint-Marc accusa la Chambre de commerce de « complicité avec la compagnie » en dénonçant la forfaiture de certains de ses membres qui « n’[avaient] pas hésité à accepter un mandat payé 25 000 francs par an (sans compter les voyages gratuits)18 » ! La violente protestation du conseil municipal du 9 décembre 1898, soutenue par les professions des quais, contraignit le ministre des Travaux publics, Camille Krantz, à suspendre à titre provisoire la circulation des trains pendant la journée.

    10Mais, pour la ville, le dessein secret du réseau du Midi consistait bien à ruiner le port, comme tendait à le prouver ses manœuvres tarifaires visant à favoriser la desserte de Pauillac. À la fin de l’année 1898, en effet, le grand négociant et conseiller municipal Maurice Tandonnet exprima un deuxième grief : la voie de quai qui servait désormais de voie de transit avec l’appontement de Pauillac, concédé à une filiale de la Compagnie du Midi depuis 189319, était détournée de sa vocation originelle. L’argumentation se déplaçait, par conséquent, sur un autre terrain : ce n’était plus tant la légitimité de la voie qui était contestée que son usage. Or, précisa Tandonnet, les marchandises destinées à emprunter la voie du Médoc « après avoir parcouru dans toute sa longueur la voie des quais » étaient affranchies de la taxe de 3,20 francs la tonne que la Compagnie du Midi obligeait à acquitter pour celles qui étaient transportées entre la gare de la Bastide, située sur la rive droite, et « un point quelconque de la rive gauche ». Il résultait de cette inégalité de traitement que les tarifs :

    « sont combinés de façon telle que les expéditions sur Pauillac sont avantagées par rapport aux expéditions sur Bordeaux, de sorte que l’on peut voir des marchandises parcourir dans toute sa longueur le port de Bordeaux en employant la totalité des voies ferrées, payer une somme insignifiante au détriment des marchandises s’arrêtant à Bordeaux même et auxquelles est appliqué un tarif plus élevé20 ».

    11L’épilogue de cette interminable polémique tourna à l’avantage des entreprises de manutention et de roulage. Dans une délibération du 2 novembre 1899, la Chambre de commerce de Bordeaux, qui n’était finalement pas entièrement soumise aux pressions de la Compagnie du Midi, demanda à son tour que la circulation des trains pendant la journée fût autorisée entre 11 heures du matin et 3 heures de l’après-midi, « qui est celle où les opérations du port sont le moins actives ». Dans ces conditions, le principe même du report modal entre voie d’eau et voie ferrée perdait tout sens. Contre l’avis de l’administration des Ponts et Chaussées, le nouveau ministre des Travaux publics, Pierre Baudin, accorda cette demande de restriction du service sur la voie ferrée21. Au total, il apparaît que l’implantation de nouveaux moyens techniques susceptibles d’améliorer l’acheminement et l’évacuation terrestres des marchandises souleva d’innombrables résistances. La puissance, réelle ou fantasmée, du réseau du Midi servit autant de repoussoir que les menaces pesant sur les métiers et les moyens de transport traditionnels des quais. Plus profondément, c’était une nouvelle logique, irrésistible, du transbordement portuaire qui était redoutée.

    Fig. 1. – Progression de la voie de quai en rive gauche (à partir d’un plan du port de 1886, AMB, 691 O 8).

    Les différentes clés de lecture d’un événement perturbateur

    Des résistances culturelles et identitaires

    12La pose de la voie de quai fut redoutée pour plusieurs raisons. En premier lieu, parce que sa réalisation a revêtu une dimension culturelle et identitaire, qui est l’impensé de cet événement. En effet, au xixe siècle, la rive gauche demeurait, la rive historique du port de la Lune et les représentations picturales comme littéraires la représentaient selon deux caractéristiques presque invariables : une description majestueuse de ces quais et une minoration, presque aussi systématique, de la modernité conquérante. Lors de son passage en 1840, Théophile Gautier ne retint que la grandeur versaillaise de la ville. Mais surtout, dans la continuité de Vernet, Pierre Lacour joua, comme l’écrit Françoise Taliano-Des Garets, « un rôle considérable […] dans la mise en place d’une école de peinture bordelaise » en représentant le port, en 1804, dans sa dimension panoramique depuis la façade de la rive gauche22. Aussi un nouvel académisme se forgea-t-il progressivement, qui tendit à estomper la beauté monumentale de la façade classique au profit d’une nouvelle vision conventionnelle et consensuelle incarnée par les édifices construits sous la Restauration : le pont de pierre, l’entrepôt Lainé et les colonnes rostrales de la place des Quinconces. En témoignent les œuvres d’Augustin-Daniel Alaux, d’Ernest Auguste Le Villain, de Pierre-Louis Cazaubon ou encore celles, au début du xxe siècle, d’Alfred Smith, de Jean Despujols et même certains tableaux de Georges de Sonneville. La minoration de la modernité a également été victime de la vogue du paysage naturaliste à Bordeaux, inspirée par Camille Corot et Gustave Courbet. On la retrouve, par exemple, chez des artistes locaux comme Léon Bopp du Pont et Eugène Forel. Dans de telles représentations, le port se trouve dépouillé de ses attributs techniques, au mieux suggérés dans un arrière-plan brumeux, afin de mettre davantage en valeur des espaces de friches ou des cales laissées à l’état naturel. Même la vision proposée par un Eugène Boudin, qui fut l’un des peintres les plus prolifiques du port, se loge au cœur de cette ambiguïté. Son « naturalisme poétique » ne pouvait se départir, à Bordeaux comme dans ses autres marines, d’une obsession pour la traditionnelle forêt de mâts qui emplissait l’horizon portuaire au point d’en masquer les autres éléments23.

    13L’impression dominante du « spectacle d’une animation grouillante dans un décor de prestige24 » laissa finalement peu de place à la représentation de la voie ferrée comme des autres artefacts du port industriel, qui faisaient figure de tache. En l’occurrence, l’intervention technicienne ne consista pas, comme dans le schéma haussmannien, à mettre en accord l’ordonnancement classique et monumental avec les logiques de l’ère industrielle, le tout au service d’un impératif de circulation cher à l’idéologie libérale conquérante et à la vision saint-simonienne qui animaient, par exemple, des personnalités comme les Pereire. Ces deux postulats, qui entrent ici en conflit, montrent que Bordeaux refusa de s’inscrire dans la logique de l’urbanisme technicien d’Haussmann et de ses émules qui, comme l’écrit le géographe Rémy Allain, était « avant tout préoccupé d’améliorer la ville existante par des restructurations des tissus ou leur extension25 ». Pour résumer, l’intrusion de la voie ferrée sur la rive gauche fut, du point de vue identitaire, la confrontation violente entre des visions différentes du quartier portuaire, qui renvoie à l’expression d’oppositions entre le monument et le flux, entre la conception classique aristocratique du xviiie siècle et celle libérale et bourgeoise du xixe siècle, entre l’esthétique de l’architecte des Lumières et le fonctionnalisme de l’ingénieur de l’ère industrielle. Ces visions antithétiques du quai furent, au fond, l’affrontement entre deux temporalités inconciliables que prolongea, dans l’entre-deux-guerres, l’installation des grilles du port autonome, particulièrement mal vécue par les citoyens bordelais.

    Le problème des conflits d’usage

    14En deuxième lieu, cette polémique qui a mis en scène une pluralité d’acteurs est parfaitement représentative d’un conflit d’usage dans une portion du territoire urbain à forte charge identitaire, comme on l’a vu, mais qui s’avéra aussi très vite inadaptée aux nouvelles exigences techniques : au-delà des réflexes de défense socioprofessionnels, se joua, comme sur le fleuve, l’occupation des quais comme stratégie de maîtrise du territoire local. La perturbation provint d’abord de ce que les géographes de la ville appellent les « effets de coupures » qui provoquent « la superposition de deux logiques [qui] introduit des contradictions morpho-fonctionnelles26 ». De ce point de vue, les quais ont constitué un point de cristallisation, d’autant plus qu’ils constituent souvent l’espace ou l’un des espaces les plus animés des villes portuaires. Aussi l’ajout des emprises ferroviaires peut-il entraîner un motif de perturbation supplémentaire.

    15À Bordeaux, la voie ferrée principale a été implantée sur le bord extérieur de la chaussée, séparant les voies de circulation, piétonne et cochère, des terre-pleins réservés au trafic de marchandises27. À celle-ci s’ajoutaient les voies privées de la faïencerie Vieillard et de la manufacture des tabacs à Bacalan. De plus, huit gares et pavillons-abris furent autorisés à s’installer en 1882 ; leur nombre fut porté à 15 en 1894. Établis le long de la voie de quai, leur emprise au sol était loin d’être négligeable puisqu’ils mesuraient 30 m sur 20 m pour une hauteur maximale de 4,80 m. S’y ajoutait une vingtaine de tentes mobiles, de 20 m sur 6, recouvertes de toiles, qui furent progressivement remplacées par des abris construits en brique. Les quais de la rive gauche étaient également jalonnés de guérites et de bureaux servant aux compagnies d’arrimage, des kiosques de la Compagnie des tramways et omnibus, ainsi que des parapluies des marchands étalagistes du port. La sédimentation des fonctions contraignit à une réactualisation permanente du règlement de la police des quais. Celui de 1869, par exemple, fixa les conditions de dépôt des marchandises, d’occupation, d’activités et de circulations sur les terre-pleins.

    16Les ingénieurs des Ponts et Chaussées tentèrent de rationaliser la gestion de l’espace des quais en imposant des alignements de grande voirie au chemin de halage, aux guérites ou encore à la chaussée du port28. Succédant à diverses tentatives antérieures, un nouveau plan de redistribution des emplacements fut dressé en 1888, couvrant l’espace des quais depuis la passerelle du chemin de fer jusqu’à la rue Raze. Y était adjoint un tableau contenant l’énumération des emplacements utilisables, avec indication de la nature des opérations devant y être faites et le temps de séjour autorisé pour le dépôt des marchandises. Les emplacements concédés étaient bornés par le service maritime des Ponts et Chaussées par des poteaux de 2,40 m de haut. En outre, on construisit une chaussée longitudinale de 10 m de large établie aux deux tiers des terre-pleins, réservée à la desserte des emplacements, mais que les voituriers et les charretiers eurent tendance à utiliser de façon abusive.

    17En définitive, la voie de quai et ses édifices adjacents font partie, avec les grues et les entrepôts, de cette architecture technique qui s’affirme au xixe siècle et qui reconfigure entièrement le quartier portuaire. Mais, comme le long du quai de la Fosse à Nantes, les « opérations chirurgicales pour installer le réseau de chemin de fer en lieu et place des promenades29 » apparaissent doublement insatisfaisantes, puisqu’elles rendent la cohabitation difficile avec l’espace urbain sans apporter pour autant une rationalité optimale des opérations de transbordement, d’acheminement et d’évacuation des marchandises.

    L’inévitable extension du territoire portuaire

    18Par conséquent, et ce fut le troisième sujet d’inquiétude, les multiples problèmes soulevés par l’installation de la voie de quai en rive gauche ont fait partie des facteurs qui ont fait prendre conscience de la nécessité d’un changement d’échelle du port. Comme le montre la progression de la voie de quai, le port de la Lune glissa progressivement vers l’aval avec un nouveau pôle de centralité qui se fixa à Bacalan à partir de 1879 lors de la mise en service du nouveau bassin à flot. De façon simultanée, le port traversa le fleuve avec l’aménagement de la rive droite dans ces mêmes années qui virent la densification de l’équipement portuaire et industriel sur la plaine des Queyries. On assista, en fait, à un processus similaire à celui de Rouen où le port occupa progressivement la rive sud dans le quartier de Saint-Sever. À Bordeaux, la rive droite représentait un espace disponible avec des terrains à moindre coût.

    19Malgré tout, cette extension inéluctable était redoutée de longue date, dans la mesure où la ville ne disposait pas de la maîtrise du foncier. Il faut en fait remonter au début des années 1820 lorsque la mise en service du nouveau pont de pierre fit craindre à la municipalité de Bordeaux le déplacement vers la rive droite de certaines activités urbaines. Aussi la question du rattachement d’une partie de la commune de Cenon-La-Bastide fut-elle envisagée dès cette époque. En juillet 1821, le conseil municipal, soutenu par le conseil général et le préfet, émit le vœu qu’une loi permit de rattacher 130 hectares de la rive droite à la commune de Bordeaux. Le refus véhément de la rive opposée ajourna le projet sine die et toutes les propositions d’annexion échouèrent jusqu’au milieu du siècle30. Pour des raisons de commodité, les limites juridiques du port furent néanmoins étendues. En 1837, le capitaine du port déclara que « depuis plusieurs années les chantiers de construction établis dans la commune de Lormont [avaient] pris un développement considérable » et proposa, par conséquent, que « le port compr[ît] désormais tout l’espace situé entre le pont de Brienne et le mouillage et le port de Lormont inclusivement, tout en resserrant ces limites pour les opérations en douane que [devaient] faire les navires ». Cette requête fut suivie d’un arrêté préfectoral du 15 mars qui étendit les limites du port sur la rive gauche depuis le pont de Brienne jusqu’au passage de Lormont, et sur la rive droite « depuis l’origine de la cale publique en amont du pont de Bordeaux jusqu’à l’extrémité de la commune de Lormont ». Les règlements de police du port s’appliqueraient désormais dans l’espace défini par ce périmètre31.

    20Toutefois, la construction de la gare de La Bastide par la compagnie du Paris-Orléans, qui avait Bordeaux comme terminus de sa ligne principale, fut le catalyseur de l’aménagement des Queyries. Même si, là aussi, l’implantation en rive droite de la première gare reliée au réseau national constitua pour les institutions locales (conseil municipal, Chambre de commerce, conseil général) une véritable hérésie par rapport à l’identité économique de la cité. Malgré les vœux contraires exprimés par le conseil municipal et la Chambre de commerce, le gouvernement de la Deuxième République établit définitivement la gare de la Compagnie d’Orléans à la Bastide par décision du 4 août 1848. Le principal argument reposa sur la nécessaire connexion entre la voie ferrée et le port32. La Bastide possédait des atouts évidents : un horizon ouvert, de vastes terrains et surtout une communication directe avec la partie maritime de la Garonne.

    21Pour la ville de Bordeaux, l’implantation de la nouvelle gare rendit urgente l’annexion de la commune de Cenon-La Bastide, qui ne pouvait bénéficier à elle seule du déplacement du centre de gravité de l’économie locale. En 1847, Alexandre-Antoine Simiot présenta au conseil municipal les données générales du problème :

    « Bordeaux, dans l’intérêt de sa prospérité commerciale, doit masser sa population autour de son port. Si l’espace manque sur son port ancien, il faut remplacer le port qu’il a perdu au sud (dans le quartier de Paludate) par un autre port nouveau. Ce port sera le plus près possible en face de nous, à la Bastide, et pour cela il faut que cette localité fasse partie de Bordeaux33. »

    22La résistance opiniâtre de la commune de Cenon, les tergiversations entre extension maximale ou a minima durèrent une décennie entière. Par délibération du conseil municipal du 16 août 1862, approuvée par décret impérial du 27 avril 1864, l’annexion fut prononcée mais elle se limita aux terrains nécessaires à l’agrandissement de la ville en rive droite34.

    23Comme on le voit, l’extension des limites de la commune de Bordeaux était liée à l’unité administrative de son port et in fine à l’unité économique de la cité. Le territoire portuaire devait changer d’échelle car La Bastide avait tenu toutes ses promesses. Le développement d’un complexe ferro-portuaire rationnel parce que spacieux encouragea l’installation de l’industrie lourde qui s’étala tout le long de la plaine des Queyries. Il fut le facteur déclencheur de la métamorphose du site en l’espace de deux décennies. À la différence de la rive gauche, la rive droite, qui constituait le troisième pôle du port, s’affirma comme un espace pionnier, parfaitement propice à l’expérimentation des nouvelles normes d’aménagement. Inscrite dans un vaste projet élaboré en 1889, l’infrastructure ferroviaire était composée d’un faisceau de triage composé de 12 voies qui reliaient les appontements de la rive droite aux lignes principales de la Compagnie du Paris-Orléans. L’aménagement se voulait rationnel en intégrant la gare maritime située en aval, de même qu’il visait à construire un ensemble cohérent associant étroitement infrastructures ferroviaires et portuaires, outillage moderne et grandes unités industrielles. Au début des années 1900, la rive droite était desservie, tout au long de ses 4 400 m, par une voie – doublée sur certaines sections – reliée à la gare de La Bastide. Les appontements comportaient deux épis de sept voies en éventail, elles-mêmes reliées à quatre voies parallèles aux quais. Les terre-pleins, gagnés sur la Garonne, étaient dotés de cinq voies permettant le stationnement de 250 wagons. Les voies ferrées des quais étaient, en outre, reliées au faisceau des magasins généraux. En quelques années, la longueur des lignes sur la plaine des Queyries dépassa largement celle de la rive gauche. Au réseau des 28 kilomètres de voies ferrées, jalonné de 12 ponts à bascules, de 104 plaques tournantes et 121 aiguillages, s’ajoutaient 21 kilomètres de lignes placées sous le régime des embranchements privés35.

    24Soustrait des contraintes urbanistiques, culturelles et spatiales de la rive gauche, le nouveau port en rive droite est parfaitement représentatif du phénomène d’« urbanisation indirecte » qui a constitué l’une des modalités de l’« étalement urbain » à partir du xixe siècle36. Cette extension montre aussi comment l’organisme portuaire « tire » la ville à une dimension supérieure, parce qu’à partir de cette époque le port est régulièrement, pour reprendre l’expression de René Borruey, « en avance d’une échelle » sur la cité37. Enfin, la controverse sur l’annexion des communes périphériques révèle une nouvelle donnée structurelle de l’économie urbano-portuaire qui réside dans la question des réserves foncières. Celles-ci sont destinées à anticiper l’extension spatiale du port et in fine l’optimisation des terrains pour y intégrer les éléments de la fonctionnalité optimale requis par les nouvelles exigences de la chaîne des transports.

    25Plus que l’installation des grues et des entrepôts, l’implantation des voies de quais a cristallisé les tensions dans un espace non seulement contraint mais chargé d’une symbolique particulière liée à la splendeur du port du xviiie siècle. Sans doute faut-il interpréter le malaise provoqué par cette intrusion de la modernité technique, incarnée par le transbordement ferroviaire, comme la nostalgie d’une centralité portuaire qui mettait en relation intime la ville, ses habitants, et le quai. La voie ferrée a représenté à la fois un élément disgracieux dans le bel ordonnancement classique de la rive gauche et un facteur de rupture physique au sein du quartier portuaire : le quai de la promenade fut de plus en plus concurrencé par le quai conçu comme un espace de travail à part entière. En outre, et de façon beaucoup plus consciente, l’installation de la voie de quai condamnait à terme des modes de transbordement séculaires incarnés par l’incessante noria des charrettes et des voituriers. Les nouvelles exigences fonctionnelles du port industriel ne pouvaient plus composer avec la dispersion des magasins dans le tissu urbain. Ils imposèrent des entrepôts bord à quai, comme à Bacalan, et, de plus en plus, des hangars et des zones de stockage à ciel ouvert liés aux exigences des pré et postacheminements rendus plus rapides par le perfectionnement constant de la chaîne de transports multimodaux. Enfin, la question des emprises ferroviaires dans le tissu urbain bordelais s’inscrit dans la problématique plus générale de l’aménagement des ports de fonds d’estuaire. Celle-ci, comme l’ont montré de nombreux géographes depuis James Bird38, s’est caractérisée par l’écoulement progressif des installations vers l’aval. Le cas bordelais illustre, comme tant d’autres, les causes profondes qui ont progressivement conduit à l’étalement des équipements : il fut le résultat de tensions profondes et diverses liées à l’intrusion de la modernité technique dans un espace exigu et inadapté. La logique irrésistible du glissement vers l’aval ne doit pas faire oublier qu’elle fut accompagnée de l’équipement des rives opposées quand celle-ci se trouvait inoccupée, ce qui fut, là aussi, un cas de figure fréquent. Après le style antique-médiéval et le style classique des xviie et xviiie siècles, est apparu ce que le géographe André Vigarié a qualifié de « style de la révolution industrielle » caractérisé par une accentuation du « mélange des paysages construits » où « l’usine prolonge le quai, se rapproche du navire et provoque une expansion des banlieues vers l’aval ; le tropisme de la mer se lit dans cette urbanisation qui s’étire vers elle39 ».

    Notes de bas de page

    1Desgraves Louis et Dupeux Georges (dir.), Bordeaux au xixe siècle, Bordeaux, Fédération historique du Sud-Ouest, 1969, p. 100.

    2Pour plus de détails sur ce point, voir Marnot Bruno, Le refus du déclin. Le port de Bordeaux au xixe siècle, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2013, p. 183-190.

    3Manès William, Étude sur le port de Bordeaux, Bordeaux, Impr. Grenouilhou, 1869, p. 159-160.

    4Cité par Charles André, « La modernisation du port de Bordeaux sous le Second Empire. Les grands travaux et le nouvel équipement », Revue historique de Bordeaux et du département et de la Gironde, janvier-mars 1962, p. 38.

    5Archives municipales de Bordeaux (désormais AMB), 660 O 24, Affaires générales, 1835-1898, lettre du préfet de la Gironde au maire de Bordeaux, 4 mai 1855.

    6Charles André, « La modernisation du port de Bordeaux sous le Second Empire. Les grands travaux et le nouvel équipement », art. cité, p. 37.

    7Ibid.

    8Ibid., p. 38.

    9Chambre de commerce de Bordeaux, Procès-verbaux de la Chambre de commerce, rapport du 17 mai 1856, p. 144.

    10Ibid., rapport du 16 mai 1860, p. 141.

    11Charles André, « La modernisation du port de Bordeaux sous le Second Empire. Les grands travaux et le nouvel équipement », op. cit., p. 39. Pour un historique complet de l’établissement des voies de quais, voir AMB, 655 O 8, Commission extra-municipale des quais – procès-verbaux de séances, 1899.

    12AMB, 660 O 25, Exploitation des voies ferrées de quais, arrêté préfectoral du 7 juin 1862.

    13AMB, 655 O 8, Commission extra-municipale des quais, 1899.

    14AMB, 660 O 25, Procès-verbaux des séances du conseil municipal de Bordeaux, séance du 13 janvier 1899.

    15AMB, 660 O 8, Commission extra-municipale des quais, extrait du rapport du conseil général des Ponts et Chaussées relatif à l’établissement et à l’exploitation des voies ferrées sur les quais de Bordeaux, 31 janvier 1881.

    16Le règlement général du 23 avril 1888 doit finalement constituer le modèle des arrêtés préfectoraux relatifs à l’exploitation des voies ferrées des ports maritimes. Il stipule que « les wagons ne peuvent être amenés sur les voies de quais que pour le chargement et le déchargement des navires, sauf dans le cas où une dérogation à cette règle a été autorisée en raison de circonstances exceptionnelles […] » ; AMB, 660 O 25, Exploitation des voies ferrées de quai, lettre du ministre des Travaux publics au préfet de la Gironde, 10 mai 1898.

    17AMB, 660 O 25, Exploitation des voies ferrées de quai, circulation des trains de la Compagnie du Midi sur les quais de Bordeaux, 1899.

    18AMB, 660 O 25, Délibération du conseil municipal du 9 décembre 1898.

    19Ibid. Pour plus de détails sur la création de l’appontement de Pauillac, voir Marnot Bruno, op. cit., p. 278-281.

    20AMB, 660 O 25, Délibération du conseil municipal du 9 décembre 1898.

    21Ibid., Lettre du ministre des Travaux publics au préfet de la Gironde, 25 janvier 1901. Le projet des ingénieurs du service maritime amendé par le ministre des Travaux publics a donné lieu au règlement spécial relatif à la circulation des trains et à la manœuvre des wagons du 30 janvier 1901.

    22Taliano-Des Garets Françoise, « Bordeaux entre le flux et le reflux : histoire d’une mythologie atlantique », in Guy Saupin (dir.), Villes atlantiques dans l’Europe occidentale du Moyen Âge au xxe siècle, Rennes, PUR, 2006, p. 410.

    23Le Bihan Olivier, « Boudin, l’horizon portuaire indéfini », in Sur les quais. Ports, docks et dockers de Boudin à Marquet, Paris, Somogy Éditions d’Art, 2008, p. 73.

    24Taliano-Des Garets François, « Bordeaux entre le flux et le reflux : histoire d’une mythologie atlantique », art. cité, p. 410-411.

    25Allain Rémy, Morphologie urbaine. Géographie, aménagement et architecture de la ville, Paris, Armand Colin, 2004, p. 43.

    26Ibid., p. 81.

    27Les lignes suivantes reprennent la description établie par Lescorce Olivier, « Les quais de Bordeaux rive gauche du xviie au xxe siècle », in Philippe Manneville (dir.), Des villes, des ports, la mer et les hommes, Paris, Éditions du CTHS, 2001, p. 210-213.

    28La police des quais concernait également le dépôt des marchandises (emplacement et durée) ou encore les constructions particulières. Le premier règlement du xixe siècle à Bordeaux date de 1814 ; AMB 660 O 5, Règlement général du port, 1814-1874.

    29Le Bouëdec Gérard, « Économie atlantique et profil des villes-ports en Europe (xviie-xixe siècles) », in Guy Saupin (dir.), Villes atlantiques dans l’Europe occidentale du Moyen Âge au xxe siècle, op. cit., p. 52.

    30Schoonbaert Sylvain, La voirie bordelaise au xixe siècle, Paris, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, 2007, p. 447.

    31AMB, 660 O 7, Chantiers de construction, 1837-1876, extrait du registre des arrêtés du préfet du département de la Gironde, 15 mars 1837.

    32Druon Florian, La contribution de la Compagnie du Chemin de fer du Paris-Orléans au développement industriel de l’agglomération bordelaise, mémoire de maîtrise, université de Bordeaux 3, 2000, p. 28-31.

    33Desgraves Louis, Dupeux Georges (dir.), op. cit., p. 219.

    34Ibid., p. 226.

    35Druon Floriant, op. cit., p. 74.

    36Paulet Jean-Pierre, Manuel de géographie urbaine, Paris, Armand Colin, 2009, p. 5 et 22.

    37Borruey René, « Échelles territoriales et morphologie de la ville portuaire : trois portraits de Marseille-Fos », in Michèle Collin, Claude Prelorenzo et Marion Segaud (dir.), Les territoires de la ville portuaire, Le Havre, Éditions AIVP, 2001, p. 59.

    38À partir de l’exemple des ports britanniques, James Bird fut le premier à proposer en 1963 un modèle, qu’il a baptisé Anyport, analysant le processus de dissociation progressive des espaces urbain et portuaire. Beaucoup d’autres géographes ont, depuis ses travaux pionniers, construit d’autres modélisations.

    39Vigarié André, Ports de commerce et vie littorale, Paris, Hachette, 1979, p. 440-441.

    Auteur

    • Bruno Marnot

      Université de La Rochelle.

      Bruno Marnot est professeur d’histoire contemporaine à l’université de La Rochelle et membre du laboratoire LIttoral ENvironnement et Sociétés (LIENSs UMR 7266). Il travaille sur l’histoire technique et économique des ports de commerce aux xixe et xxe siècles.

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    1Desgraves Louis et Dupeux Georges (dir.), Bordeaux au xixe siècle, Bordeaux, Fédération historique du Sud-Ouest, 1969, p. 100.

    2Pour plus de détails sur ce point, voir Marnot Bruno, Le refus du déclin. Le port de Bordeaux au xixe siècle, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2013, p. 183-190.

    3Manès William, Étude sur le port de Bordeaux, Bordeaux, Impr. Grenouilhou, 1869, p. 159-160.

    4Cité par Charles André, « La modernisation du port de Bordeaux sous le Second Empire. Les grands travaux et le nouvel équipement », Revue historique de Bordeaux et du département et de la Gironde, janvier-mars 1962, p. 38.

    5Archives municipales de Bordeaux (désormais AMB), 660 O 24, Affaires générales, 1835-1898, lettre du préfet de la Gironde au maire de Bordeaux, 4 mai 1855.

    6Charles André, « La modernisation du port de Bordeaux sous le Second Empire. Les grands travaux et le nouvel équipement », art. cité, p. 37.

    7Ibid.

    8Ibid., p. 38.

    9Chambre de commerce de Bordeaux, Procès-verbaux de la Chambre de commerce, rapport du 17 mai 1856, p. 144.

    10Ibid., rapport du 16 mai 1860, p. 141.

    11Charles André, « La modernisation du port de Bordeaux sous le Second Empire. Les grands travaux et le nouvel équipement », op. cit., p. 39. Pour un historique complet de l’établissement des voies de quais, voir AMB, 655 O 8, Commission extra-municipale des quais – procès-verbaux de séances, 1899.

    12AMB, 660 O 25, Exploitation des voies ferrées de quais, arrêté préfectoral du 7 juin 1862.

    13AMB, 655 O 8, Commission extra-municipale des quais, 1899.

    14AMB, 660 O 25, Procès-verbaux des séances du conseil municipal de Bordeaux, séance du 13 janvier 1899.

    15AMB, 660 O 8, Commission extra-municipale des quais, extrait du rapport du conseil général des Ponts et Chaussées relatif à l’établissement et à l’exploitation des voies ferrées sur les quais de Bordeaux, 31 janvier 1881.

    16Le règlement général du 23 avril 1888 doit finalement constituer le modèle des arrêtés préfectoraux relatifs à l’exploitation des voies ferrées des ports maritimes. Il stipule que « les wagons ne peuvent être amenés sur les voies de quais que pour le chargement et le déchargement des navires, sauf dans le cas où une dérogation à cette règle a été autorisée en raison de circonstances exceptionnelles […] » ; AMB, 660 O 25, Exploitation des voies ferrées de quai, lettre du ministre des Travaux publics au préfet de la Gironde, 10 mai 1898.

    17AMB, 660 O 25, Exploitation des voies ferrées de quai, circulation des trains de la Compagnie du Midi sur les quais de Bordeaux, 1899.

    18AMB, 660 O 25, Délibération du conseil municipal du 9 décembre 1898.

    19Ibid. Pour plus de détails sur la création de l’appontement de Pauillac, voir Marnot Bruno, op. cit., p. 278-281.

    20AMB, 660 O 25, Délibération du conseil municipal du 9 décembre 1898.

    21Ibid., Lettre du ministre des Travaux publics au préfet de la Gironde, 25 janvier 1901. Le projet des ingénieurs du service maritime amendé par le ministre des Travaux publics a donné lieu au règlement spécial relatif à la circulation des trains et à la manœuvre des wagons du 30 janvier 1901.

    22Taliano-Des Garets Françoise, « Bordeaux entre le flux et le reflux : histoire d’une mythologie atlantique », in Guy Saupin (dir.), Villes atlantiques dans l’Europe occidentale du Moyen Âge au xxe siècle, Rennes, PUR, 2006, p. 410.

    23Le Bihan Olivier, « Boudin, l’horizon portuaire indéfini », in Sur les quais. Ports, docks et dockers de Boudin à Marquet, Paris, Somogy Éditions d’Art, 2008, p. 73.

    24Taliano-Des Garets François, « Bordeaux entre le flux et le reflux : histoire d’une mythologie atlantique », art. cité, p. 410-411.

    25Allain Rémy, Morphologie urbaine. Géographie, aménagement et architecture de la ville, Paris, Armand Colin, 2004, p. 43.

    26Ibid., p. 81.

    27Les lignes suivantes reprennent la description établie par Lescorce Olivier, « Les quais de Bordeaux rive gauche du xviie au xxe siècle », in Philippe Manneville (dir.), Des villes, des ports, la mer et les hommes, Paris, Éditions du CTHS, 2001, p. 210-213.

    28La police des quais concernait également le dépôt des marchandises (emplacement et durée) ou encore les constructions particulières. Le premier règlement du xixe siècle à Bordeaux date de 1814 ; AMB 660 O 5, Règlement général du port, 1814-1874.

    29Le Bouëdec Gérard, « Économie atlantique et profil des villes-ports en Europe (xviie-xixe siècles) », in Guy Saupin (dir.), Villes atlantiques dans l’Europe occidentale du Moyen Âge au xxe siècle, op. cit., p. 52.

    30Schoonbaert Sylvain, La voirie bordelaise au xixe siècle, Paris, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, 2007, p. 447.

    31AMB, 660 O 7, Chantiers de construction, 1837-1876, extrait du registre des arrêtés du préfet du département de la Gironde, 15 mars 1837.

    32Druon Florian, La contribution de la Compagnie du Chemin de fer du Paris-Orléans au développement industriel de l’agglomération bordelaise, mémoire de maîtrise, université de Bordeaux 3, 2000, p. 28-31.

    33Desgraves Louis, Dupeux Georges (dir.), op. cit., p. 219.

    34Ibid., p. 226.

    35Druon Floriant, op. cit., p. 74.

    36Paulet Jean-Pierre, Manuel de géographie urbaine, Paris, Armand Colin, 2009, p. 5 et 22.

    37Borruey René, « Échelles territoriales et morphologie de la ville portuaire : trois portraits de Marseille-Fos », in Michèle Collin, Claude Prelorenzo et Marion Segaud (dir.), Les territoires de la ville portuaire, Le Havre, Éditions AIVP, 2001, p. 59.

    38À partir de l’exemple des ports britanniques, James Bird fut le premier à proposer en 1963 un modèle, qu’il a baptisé Anyport, analysant le processus de dissociation progressive des espaces urbain et portuaire. Beaucoup d’autres géographes ont, depuis ses travaux pionniers, construit d’autres modélisations.

    39Vigarié André, Ports de commerce et vie littorale, Paris, Hachette, 1979, p. 440-441.

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    Marnot, B. (2024). La première voie de quai dans le port de Bordeaux sous le Second Empire. In D. Plouviez & S. Martin (éds.), De pierre, de bois et de feu (1‑). Presses universitaires de Rennes. https://doi.org/10.4000/13rsi
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