Les agrandissements de l’arsenal de Toulon au xixe siècle
Les conséquences de l’industrialisation sur l’urbanisation d’un grand arsenal maritime
p. 377-394
Texte intégral
Une Marine aux besoins croissants
1Dans le cours du xixe siècle, la Marine traverse une période d’évolutions décisives qui, en l’espace de trente ans, vont la faire passer du vaisseau en bois et à voiles au bâtiment construit en métal et mû à la vapeur. La construction de cette flotte moderne s’accompagne d’une reconversion profonde de l’arsenal de Toulon, à laquelle s’ajoute un élargissement de ses missions, du fait des nombreuses expéditions extérieures auxquelles la Marine se trouve associée. Au moment où celle-ci entame sa transformation industrielle, l’arsenal doit simultanément se mécaniser et traduire dans ses aménagements sa vocation croissante de port de projection de force, pour employer un terme actuel. Comme pour les autres ports militaires français, tout autant que pour les arsenaux européens, l’arsenal de Toulon connaît durant la seconde moitié du xixe siècle et les premières années du suivant une série d’agrandissements par juxtapositions successives.
2Auparavant, au début du xixe siècle, l’arsenal se trouve toujours enserré dans les limites que Vauban lui avait assignées dans son projet de mai 1682. L’arsenal occupe le pourtour de la darse neuve – autrement nommée darse Vauban – et les constructions s’y sont progressivement densifiées au fil du temps. Néanmoins, la Marine aspire à l’étendre lorsqu’elle reprend vigueur et que la flotte est appelée à s’accroître. En particulier, l’amélioration des capacités de construction et de réparation des navires conduit à rechercher le moyen de doter le port de cales et bassins supplémentaires. L’unique bassin Groignard, et les six cales de construction, ne sauraient en effet suffire à satisfaire les besoins de la Marine.
Fig. 1. – L’arsenal de Toulon en 1840 (collection particulière).

Vu de l’ouest, le port de Toulon présente la darse Vauban au premier-plan. La densité des constructions dans l’arsenal atteint son point limite. En avant du fossé la plaine de Castigneau, faiblement construite, offre une liberté d’extension contrariée par la mauvaise qualité de son sous-sol.
Agrandissement de l’arsenal, de l’ébauche au projet
3Sous la Restauration, les besoins de la Marine sont croissants mais ses capacités budgétaires sont limitées. L’intendant Félix Baillardel de Lareinty, nommé à Toulon en novembre 1817, s’efforce d’y remédier en mobilisant les énergies disponibles dans le port militaire. De Lareinty est un homme de grande valeur et d’une humanité hors du commun. À l’âge de 20 ans, il commence son apprentissage maritime sous la bienveillante houlette de Pierre-Victor Malouet à Anvers. Lorsqu’il prend ses fonctions à Toulon, à l’âge de 35 ans, il quitte le poste d’intendant à Rochefort. La manière dont il fixe ses intentions en matière d’emploi de la main-d’œuvre forcée est parfaitement décrite par la lettre qu’il adresse au directeur des Travaux maritimes le 2 avril 1818 :
« La nécessité de tirer le meilleur parti des fonds mis à ma disposition pour les dépenses des travaux maritimes pendant l’année courante a été l’un des sujets sur lesquels mon attention s’est plus particulièrement portée depuis mon arrivée en ce port. J’ai reconnu que le moyen le plus efficace pour atteindre ce but était de faire par nous-mêmes, avec le secours des condamnés, tous les travaux qui pourraient, sans inconvénient, être exécutés par eux, et de les employer à la fabrication des matériaux qu’ordinairement nous recevons des entrepreneurs à des prix élevés. […] Nous ferons de la chaux au Mourillon, nous sommes parvenus à nous procurer des moellons, nous nous procurerons également du sable lorsque le temps permettra d’en aller chercher. Mon intention est encore de faire faire des tuiles et des briques aux condamnés1. »
4Du côté de la direction des Travaux maritimes, de Lareinty a pour interlocuteurs les directeurs Jean-Marie Martret, puis Augustin Brédif. Sur le terrain, il traite surtout avec les ingénieurs Antoine Raucourt, puis Honoré Bernard. Arrivé à Toulon en juillet 1818, Raucourt est un jeune ingénieur des Ponts et Chaussées âgé de 29 ans qui a participé à la mise en défense de Paris en 1814, puis à celle de Mézières l’année suivante2. Il fait partie de cette génération montante d’ingénieurs des Ponts et Chaussées mis à la disposition du ministre de la Marine depuis le Consulat pour former les cadres des Travaux maritimes. Les circonstances le mettent sur le devant de la scène car il exerce par intérim les fonctions de directeur des Travaux maritimes en juin 1820. Raucourt prend une large part à la conception et au début de la construction du nouvel hôpital maritime à Saint-Mandrier3. Au plus fort des travaux, plus de 700 condamnés sont employés à ce chantier. Conscient des besoins que la Marine éprouve en formes de radoub supplémentaires, Raucourt se lance dans l’étude sommaire de la construction de vingt nouvelles formes après avoir rencontré l’amiral Pierre Jurien, directeur du Matériel au ministère, et l’amiral Joseph de Burgues de Missiessy, préfet maritime4. Il travaille de concert avec deux camarades polytechniciens, le commandant Benoît Genot, du Génie, et l’ingénieur Jean-Antoine Vincent, des Constructions navales. Cela permet au jeune ingénieur qu’il est encore d’appréhender les contraintes d’environnement du projet. Le grand nombre de formes qu’il envisage est justifié par l’entretien de la flotte et la conservation des vaisseaux à sec. Le coût énorme de 50 millions de francs, auquel aboutissent les trois ingénieurs, tempère sévèrement leur ardeur. Cependant, les actions initiées par Lareinty en vue de confier les travaux portuaires et d’architecture aux forçats ouvrent des perspectives avantageuses. Le volumineux mémoire qu’il présente en février 1821 est assorti de deux options : travaux réalisés à l’entreprise ou « à l’économie », c’est-à-dire par des condamnés du bagne :
« Je songeai donc sérieusement à trouver une espèce de bassin qui pût se construire avec nos produits économiques, tels que moellons, chaux ou brique, c’est-à-dire sans bois, ni fer, ni pierre de taille, et seulement avec des matériaux qui ne nous représentassent que la façon de forçats5. »
5Les éléments de programme de ce projet, les contraintes externes qui s’y appliquent, sont ceux qui vont dicter pratiquement la conception de l’agrandissement de l’arsenal durant plus de dix ans. Les sujétions d’ordre technique qui pèsent sont aussi celles que les constructeurs rencontreront durablement. Avant d’envisager une extension de l’arsenal se pose au préalable la question du site à lui affecter. Le service du Génie conserve une préférence pour l’est de la ville car cette situation est plus facile à défendre, entre l’enceinte urbaine et la hauteur fortifiée de Lamalgue6. La Marine préfère l’ouest, car la continuité de l’arsenal peut y être assurée et l’espace disponible y est plus conséquent. Aussi, pour limiter les conséquences en matière de défense d’un arsenal agrandi vers l’ouest est-il décidé de placer le nouveau bassin portuaire au plus près de la darse Vauban à laquelle il doit être relié par une coupure maritime. L’étendue de l’emprise agrandie est déterminée de façon à ce que les bastions existant de l’enceinte urbaine puissent toujours assurer le flanquement. Enfin, un mur d’enceinte crénelé doit couvrir le nouvel espace à aménager. En matière de programme, Raucourt prend comme hypothèses la construction d’un bagne pour 5 000 forçats et d’une caserne pour 500 gardes. Un hôpital et une chapelle complètent cet ensemble. Un sas à écluse relie le nouvel ensemble à la darse Vauban. Il donne communication à un bassin à flot relié à une série de bassins de radoub/construction disposés en abord et en grand nombre. Du point de vue technique, la mauvaise qualité du sous-sol est connue au moins depuis les années 1760, époque à laquelle les ingénieurs de Toulon cherchaient le moyen de doter l’arsenal de sa première forme de radoub. L’absence de substratum rocheux, conjuguée à l’abondance des nappes aquifères, rendent particulièrement complexe l’exécution de fondations profondes. Raucourt en fait lui-même l’expérience en réalisant une fouille de 60 × 40 m. L’épuisement des venues d’eau s’y fait normalement jusqu’à une profondeur de 15 pieds (4,95 m). À partir de 20 pieds (6,60 m) de profondeur, l’épuisement nécessite de grands moyens jusqu’à 25 pieds (8,25 m). Au-delà, les capacités de pompage manuel sont insuffisantes. Ces considérations conduisent l’ingénieur à envisager de construire les différents docks au-dessus du niveau du sol. Cet artifice avait déjà été envisagé dans les années 1750-1770, pour concevoir la première forme toulonnaise. Cette disposition exige néanmoins de trouver le moyen de canaliser des quantités suffisantes d’eau afin d’alimenter le bassin à flot.
6Le projet présenté par Raucourt se décline en deux options, différenciées par la disposition des bassins autour du bassin principal. Outre le bagne déjà mentionné, le nouvel établissement comporte des ateliers, magasins et hangars de construction navale. Deux espaces de travail sont en fait juxtaposés, l’un pour les forçats et l’autre pour les ouvriers libres, afin d’éviter qu’ils se mélangent, un aspect largement critiqué dans les arsenaux. Dans le premier projet, 13 bassins sont disposés en croix autour du bassin principal et permettent de conserver 25 vaisseaux à sec. Dans le second projet, ce sont 14 bassins qui sont placés en éventail, pour recevoir 29 vaisseaux. Poussant très avant le raisonnement, Raucourt a conçu les bassins de façon à pouvoir y placer un nombre variable de vaisseaux, selon les besoins du moment. Le coût des deux projets varie entre 1,6 et 1,8 million de francs pour le premier, et 6,8 et 8 millions de francs pour le second, selon que l’un et l’autre seraient exécutés à l’économie ou à l’entreprise. Les projets de Raucourt sont examinés en juin 1821 par une commission parisienne regroupant des représentants des hautes instances du ministère de la Marine : Pierre Rolland, inspecteur général des Constructions navales, Joseph-Mathieu Sganzin et Joseph Cachin, inspecteurs généraux des Travaux maritimes, ainsi que Jean-Bernard Tarbé de Vauxclairs, inspecteur général des Ponts et Chaussées7. La composition générale du projet est critiquée au plan fonctionnel. La conception des formes recevant plusieurs vaisseaux n’est pas admise car source de complication dans la gestion des mouvements d’entrée/sortie des vaisseaux. Des formes individuelles sont préférées. La disposition adoptée à Carlscrona au siècle précédent, avec sas unique et formes rayonnantes, marque certainement les esprits, car ce type de disposition a la préférence des conférents. Sur le plan technique, le dimensionnement des structures est jugé trop faible. De même, l’estimation financière semble insuffisante. En conclusion, la commission estime le projet inadmissible en l’état.
Fig. 2. – Projet de dock dans la plaine de Castigneau en 1820 par A. Raucourt.

Le projet de Raucourt est centré sur un bassin à écluses desservant quatre séries de bassins capables d’accueillir à sec 25 vaisseaux et frégates. Tous les bassins sont surélevés hors-sol. À l’extrémité de l’ensemble se dresse un bagne encadré par la caserne des gardes-chiourmes et l’hôpital. Quatre séries d’ateliers et hangars de construction navale encadrent les bassins. Une moitié réservée aux forçats, l’autre pour les ouvriers libres.
Dessin de Bernard Cros à partir de Projet de docks établi sur le sol au-dessus du niveau de la mer, SHD, Marine, Toulon, 2K² 150 no 2.
7Ce long développement, sur un projet non-reçu, est utile à plusieurs titres. Les contraintes de la défense de la place et la mauvaise qualité du terrain de fondation pèsent durablement sur les réflexions liées à l’agrandissement de l’arsenal. Une conférence mixte réunit en août 1821 des représentants du Génie et des Travaux maritimes afin de concilier les points de vue sur la fortification de l’agrandissement de l’arsenal. Il est reconnu que le fort de Malbousquet, moyennant des adaptations éventuelles, est parfaitement susceptible d’apporter une couverture suffisante à la plaine de Castigneau. Le choix de Castigneau sera désormais rarement mis en cause. Sganzin considère dans un rapport d’octobre 1821 que :
« Il paraît, d’après toutes les controverses qui ont eu lieu sur le choix du local le plus avantageux pour la Marine, que ce choix ne peut plus aujourd’hui être mis en question. C’est décidément à Castigneau qu’il faut s’établir pour y former l’extension nécessaire à l’arsenal8. »
8Par ailleurs, l’inspecteur des Travaux maritimes définit un « projet-enveloppe » pour l’agrandissement de Castigneau. Celui-ci doit avoir une longueur de l’ordre de 600 m, comptée perpendiculairement à la courtine de la darse Vauban, et sa largeur est de l’ordre de 400 m. Un mur d’enceinte doit le clore et l’entrée du dock est prévue par une écluse à 120 m de l’escarpe de l’enceinte de la darse. Un projet signé de Sganzin vient en même temps matérialiser ses conceptions. Les différents projets qui sont soumis par le service des Travaux maritimes portent la marque des ingénieurs formés à l’École nationale des Ponts et Chaussées, la plupart d’entre eux provenant également de l’École polytechnique9. Plusieurs projets se succèdent à partir de 1822, afin de pourvoir l’arsenal d’un à trois bassins de radoub supplémentaires et d’un nombre de cales ou de « remises couvertes » variable. L’ingénieur Jean-Baptiste Brue présente en 1823 au moins trois plans dans lesquels l’établissement à aménager dans la plaine de Castigneau se détache plus nettement de la darse Vauban, afin de faciliter la tâche des officiers du Génie. Chaque projet respecte le programme de Sganzin : création d’un bassin à flot pour 12 vaisseaux et construction de trois formes de radoub et de remises couvertes. En 1825 est mis en service le nouveau magasin général, qui remplace celui bâti sous Louis XIV et incendié par les Anglais en 1793. Cet événement incite plus particulièrement les autorités du port à conduire un gigantesque « jeu de taquin » pour optimiser l’emploi des volumes de stockage disponibles dans l’arsenal. C’est l’occasion de réfléchir à nouveau à la définition des établissements qu’il est nécessaire d’ajouter à l’arsenal pour améliorer son fonctionnement. La commission désignée localement pour examiner la question arrive aux conclusions suivantes : sept cales et deux bassins sont à créer ; un bagne pour 6 000 forçats, complété d’une caserne pour 600 gardes-chiourmes et d’un hôpital pour 400 malades sont à édifier ; un quartier des vivres est à créer de toutes pièces pour remplacer les installations du quai du parti et les maisons louées en ville au prix fort. Ce projet conduit l’ingénieur Brédif, directeur des travaux maritimes, à envisager un agrandissement de près de 44 hectares dans la plaine de Castigneau10.
9Les recherches prennent une tout autre ampleur en 1825, lorsque l’idée est admise que la meilleure façon de conserver durablement les vaisseaux est de les laisser sur cales, incomplètement achevés, à l’abri de l’humidité et des rayons du soleil. Le format adopté pour la marine en Méditerranée est fixé à 50 vaisseaux ou frégates. La prise en considération de telles hypothèses amène à voir plus grand qu’auparavant11. Ce sont dorénavant 27 cales et 3 bassins dont il faut doter l’arsenal, outre et toujours un bagne pour 6 000 hommes, un hôpital, un quartier des vivres et toute une série d’ateliers et de hangars. Les quelques plans qui sont dressés en 1825-1826 s’articulent invariablement autour d’une nouvelle darse circulaire de 250 m de diamètre, entourée d’une série de cales rayonnantes et contiguës à un vaste terre-plein pour les différents édifices évoqués. Le rapport établi par le directeur Charles Montluisant en août 1825 estime qu’en affectant 2 000 forçats aux travaux, l’opération reviendrait à 650 000 francs par an sur dix ans. L’emplacement prévu pour cette extension demeure la plaine de Castigneau, par préférence au secteur du Mourillon. De même qu’au temps de Louis XIV, les projets d’extension sont conduits en mettant en balance Castigneau et le littoral du Mourillon. Ce dernier ne recueille pas les suffrages car il se limite à une étroite bande littorale exposée au mistral et séparée de l’arsenal par la ville elle-même. Dans l’intervalle, les capacités de radoub du port sont augmentées par la construction – entre 1827 et 1847 – de deux bassins à côté du bassin Groignard. Ces deux ouvrages sont entièrement construits par les forçats, sous la direction successive des ingénieurs Honoré Bernard et Charles Noël. Il s’agissait d’une première en matière de bétonnage à la mer en grandes quantités. Les déboires liés à la construction du premier des deux bassins constitueront un retour d’expérience judicieusement mis à profit dans la construction du bassin suivant. Les problèmes d’infiltrations, causées par des dispositions constructives inappropriées, ne se reproduiront pas dans la construction du dernier bassin12.
10Quelques années plus tard, en février 1832, l’ingénieur Jacques Bonard, directeur des Constructions navales, apporte à la solution du problème une vision nouvelle qui est en partie décisive. Tout en demeurant sur les bases posées en 1825 – soit une marine de 30 vaisseaux et 20 frégates – Bonard propose de transformer l’arsenal en un port exclusivement consacré à l’armement, au radoub, et à l’entretien des bâtiments, et de reporter massivement en un autre lieu les ateliers et chantiers de construction13. En d’autres termes, il s’agit purement et simplement de dissocier la construction des vaisseaux d’une part, et le soutien à la flotte en service d’autre part, en vue de sa préparation au combat. On peut mesurer aujourd’hui à quel point cette vision de 1832 est prophétique d’une rationalisation de l’établissement maritime. Dans ces conditions, il n’y a plus d’inconvénient à utiliser le littoral du Mourillon. L’étroitesse de la bande littorale n’est plus une gêne ; l’implantation d’une série de 15 cales de construction en bord de mer y est même facilitée. L’établissement étant uniquement réservé à la construction, toutes les installations nécessaires y trouvent leur place sans que la séparation d’avec l’arsenal soit un handicap. Les deux entités sont en effet indépendantes dans leurs activités. L’aménagement de l’arsenal du Mourillon débute en 1836 ; il se termine vers 1861.
Fig. 3. – Projet d’arsenal, 14 octobre 1825.

Ce projet de l’ingénieur Brue fait suite au tracé proposé par la commission locale de l’été 1825. En périphérie des 20 cales de construction radiales se tiennent les magasins et ateliers des constructions navales. Au nord se dresse le bagne pour 6 000 hommes et son hôpital. Des fosses d’immersion des bois sont disposées au sud, en retrait de l’enceinte bastionnée.
Dessin de Bernard Cros à partir de Plan de la nouvelle enceinte fortifiée […] pour être annexé au procès-verbal de la conférence tenue le 14 octobre 1825, SHD, Marine, Toulon, 2K2 118, no 10.
11Pour autant, l’arsenal ne se trouve pas en mesure de faire face à la modernisation dans laquelle entre la Marine. En 1827, la bataille de Navarin est symbolique à deux titres. D’une part, elle marque la nouvelle donne géostratégique dans une Méditerranée dont l’importance justifie le maintien et l’accroissement de puissance navale de la France. D’autre part, c’est la dernière grande bataille livrée par des bâtiments à voiles. En 1830, la France met en service l’aviso à vapeur le Sphinx, propulsé par roues à aubes. Les Anglais suivent en 1832 avec l’aviso Gorgon. L’hélice, beaucoup plus prometteuse, apparaît aux États-Unis sur le Princeton. Les Français parviennent à leur tour à adapter cette solution technique en 1842 sur l’aviso Corse. La propulsion à hélice est par la suite appliquée aux navires de ligne, avec l’Agamemnon anglais de 91 canons en 1850, puis avec le Napoléon de Henri Dupuy de Lôme, armé de 90 canons, en 1852. Cette « révolution navale » fait entrer les arsenaux dans l’ère industrielle. Aux problèmes de place des années 1820 s’ajoute un véritable problème fondamental : il faut repenser l’arsenal en vue de sa propre mécanisation, désormais inéluctable.
Castigneau, controverses autour de l’extension
12En juin 1835, le Comité des fortifications admet qu’un ouvrage à couronne sera à construire afin de couvrir l’extension de l’arsenal. Il pose comme condition que les dépenses de cette fortification seront à charge de la Marine. En août 1841, la Commission mixte des Travaux publics14 statue sur le projet d’agrandissement présenté par les Travaux hydrauliques15. Le programme d’agrandissement repose essentiellement sur sept points de détermination :
création d’une darse de 250 m de largeur avec un tirant d’eau de 6 m ;
création d’ateliers pour les bâtiments à vapeur, avec emplacement pour un bassin, de radoub et une cale de halage ;
création d’un parc au charbon ;
création d’un parc aux ancres ;
extension du parc aux subsistances ;
création d’une vaste réserve foncière pour les troupes de la Marine et les équipages de ligne ;
ouverture d’une porte d’eau dans la courtine ouest de la darse Vauban.
13Par ordonnance du 12 septembre 1841, Louis-Philippe entérine les propositions des ministres de la Marine et de la Guerre, en vue d’agrandir l’arsenal dans la plaine de Castigneau, et déclare d’utilité publique l’acquisition des terrains concernés. Un plan annexé à l’ordonnance esquisse les aménagements retenus16. Le projet d’extension est protégé par une enceinte radiale à quatre bastions et un demi-bastion, raccordée à l’enceinte Vauban à hauteur de la demi-lune de la porte de France. La nouvelle darse, profonde de 6,5 m, offre un plan d’eau long de 360 m dont le quai principal, orienté nord-sud, est tracé à 220 m à l’extérieur de l’enceinte de la darse Vauban. Le quai borde un vaste terre-plein affecté aux ateliers de la marine moderne (forges, chaudronnerie, fonderie, montage et ajustage). Au nord, il est prolongé par le parc aux ancres et au lest, ainsi que par un établissement des subsistances. Côté sud, le nouvel arsenal est séparé de la petite rade par un parc au charbon. Le plan manifeste bien l’entrée de la Marine dans l’ère moderne, en figurant un ensemble de navires à roues de 450 cv, 220 cv, et 160 cv. La nouvelle darse de Castigneau communique avec la darse Vauban par une coupure pratiquée dans l’enceinte entre le parc d’artillerie et les magasins de désarmement des vaisseaux, large de 30 m. Les conditions financières d’expropriation se montrant très élevées, les responsables de la Marine et des Fortifications sont amenés à réfléchir à une optimisation du projet. On en vient donc à viser une réduction de l’emprise à Castigneau, soit en créant la nouvelle darse en mer, au sud de la darse Vauban, soit en portant au Mourillon une partie des installations. On en revient finalement aux grandes lignes initiales, qui sont reconnues comme étant les seules véritablement satisfaisantes. La maîtrise foncière préalable nécessite d’exproprier 85 parcelles, impliquant 23 propriétaires.
14Par une nouvelle ordonnance du 23 décembre 1843, Louis-Philippe amende le tracé et l’emprise de l’arsenal de Castigneau qui doit offrir un agrandissement de 37 hectares. La mise au point du projet s’avère laborieuse. Les exigences respectives de la Marine et du Génie sont en effet difficiles à concilier. Les fortificateurs sont animés par le souci permanent de conserver l’intégrité et l’efficacité de l’enceinte défensive. Les études du Génie sont en outre conditionnées par l’éventuel agrandissement de la ville de Toulon vers le nord, demandé par le conseil général du Var et approuvé en principe par le ministère de la Guerre en décembre 1843. Le devis de l’arsenal de Castigneau monte à près de 13 millions, en y incluant les travaux de fortification. La mise au point du plan de masse de l’arsenal de Castigneau va demander dix années d’études par la Marine et de concertation avec le Génie. D’emblée, le principe d’un front de mer bastionné et affecté aux parcs au charbon et aux ancres est arrêté, bien que les détails d’aménagement de ce front demeurent source de divergences. L’emplacement du parc est logique, de façon à faciliter les mouvements entre la terre et les bords, mais le Génie considère le bord de mer comme un front défensif et entend le traiter à l’instar des fronts terrestres ou de l’enceinte de la darse Vauban. Le colonel Michel Revel, nouveau directeur des Fortifications prend ainsi le contrepied de son prédécesseur le colonel Jean Bauchetet, qui avait admis d’alléger le dispositif, pour faciliter les opérations de la Marine. Revel juge nécessaire de placer 100 bouches à feu sur le front de Castigneau et de l’aménager en solide ouvrage fortifié. Il accepte seulement de concéder quelques communications étroites entre les parcs et la mer. En d’autres termes, plus les nécessités opérationnelles seraient aiguës et moins les opérations de ravitaillement de la flotte seraient aisées ! Pire, Revel est prêt à faire murer les passages entre le parc au charbon et la mer en temps de guerre. La situation est finalement dénouée grâce à l’action énergique et tenace du directeur des Travaux hydrauliques, Charles Noël. Ainsi qu’il en a encore maintes fois l’occasion, il défend pied-à-pied les nécessités opérationnelles de la Marine et n’hésite pas à démontrer la justesse de ses vues en s’appuyant sur les exemples d’aménagement portuaires venus de l’étranger : Sébastopol, Plymouth ou Portsmouth. Directeur des Travaux hydrauliques de Toulon de 1839 à 1866, il est le véritable artisan des agrandissements de l’arsenal. Les ébauches successives de plan de masse comportent une grande darse en partie sud et des terre-pleins en partie nord, affectés initialement aux ateliers et au parc aux vivres. L’aménagement de casernes, transitoirement affectées au bagne, s’inscrit dans le projet en 1844, mais les « fondamentaux » sont remis en avant en 1846, avec la création d’une zone industrielle accompagnée de deux formes de radoub. Curieusement, alors que la mécanisation de la flotte était un argument majeur à cette extension de l’arsenal, les ateliers dédiés à la vapeur disparaissent des plans entre 1844 et 1846 ! Le plan proposé par Noël en mars 1847 approche du tracé définitif. Le coût des travaux est évalué à 12,5 millions de francs auxquels s’ajoutent 1,4 million de francs pour l’enceinte fortifiée17. Le coût est calculé en considérant que les forçats exécuteront, comme à l’accoutumée alors, les déblais, fondations, et bétonnage des formes. Le tracé quasi-définitif est celui proposé par un plan signé conjointement par les ingénieurs Dupuy de Lôme et Raoulx en mars 1851. Le premier supervise alors l’achèvement du Napoléon tandis que Raoulx seconde Noël à la direction des Travaux hydrauliques. Ces deux ingénieurs ont établi de concert les plans des ateliers à édifier pour la nouvelle marine à vapeur.
Fig. 4. – Projet d’ateliers pour la construction des machines à vapeur, plan général, 6 juin 1851

Élaboré conjointement par Dupuy de Lôme et Noël, ce plan correspond à peu de chose près à celui qui est finalement mis en œuvre. Du nord vers le sud se trouvent le parc au charbon, l’établissement des subsistances et les ateliers des machines. L’extension vers Missiessy et Malbousquet prend corps avant même que l’enceinte de Castigneau ne soit terminée.
SHD, Marine, Toulon, 2K² 7, no 6.
L’arsenal de Castigneau, pour la marine à vapeur
15Après optimisation de l’utilisation de l’emprise, les travaux entrent dans une phase active dès 1851. Trois ingénieurs des Travaux hydrauliques y sont affectés : Jean-Claude Raoulx (ateliers de la marine à vapeur), Jules Janvier (parcs au charbon et aux ancres, subsistances, bassins), et Alexandre Malbes (darse). Le second mérite une mention particulière dans l’histoire toulonnaise. Outre les travaux de la partie sud de Castigneau, il est notamment chargé de la construction, d’un seul jet, des sémaphores des côtes méditerranéennes, Corse comprise. C’est également un artiste de talent, qui emporte systématiquement un carnet de croquis durant ses missions hors de Toulon. Vraisemblablement élève de Vincent Courdouan, il a laissé de nombreuses aquarelles et autres peintures consacrées aux paysages des environs de Toulon. Il était beau-frère de l’amiral Fisquet, également peintre amateur.
16Le nouvel arsenal de Castigneau prend sa configuration entre 1851 et 1857 pour l’essentiel. Un grand nombre de forçats y est employé pour les travaux de déblaiement, terrassement et fondations par pilots battus. Les travaux de terrassement ont d’ailleurs commencé avant que le plan de masse définitif ait été adopté. Plusieurs centaines de condamnés sont affectées aux travaux, mais la baisse des effectifs amorcée en 1852 est un frein à la marche de certains travaux18. Le front de mer et les parcs au charbon et aux ancres sont commencés en premier. Les parcs sont terminés en 1851, mais la constitution de l’enceinte fortifiée qui les borne côté rade est d’une mise au point laborieuse du fait des divergences entre Génie et Travaux hydrauliques. Les magasins aux subsistances sont construits en deux étapes, de 1852 à 1853, puis de 1854 à 1857. La darse dessert trois grands bassins de radoub, dont un double, construits entre 1855 et 1869. Pour permettre l’embarquement rapide d’un corps d’armée de 40 000 hommes, avec 7 700 chevaux et 900 voitures, le front de Castigneau est pourvu de neuf appontements permettant l’amarrage de 18 navires de transport. Ces appontements sont construits par étapes entre 1851 et 186119. Agrandi en 1861, le parc au charbon atteint une capacité de 70 000 tonneaux20. Il est desservi par une voie ferrée raccordée au réseau des Chemins de fer de Méditerranée à La Seyne. Les terre-pleins voient s’édifier tout un ensemble d’ateliers de type industriel, construits entre 1853 et 1864 : l’atelier des chaudières doté d’une bascule pouvant peser des pièces jusqu’à 40 tonnes, la fonderie à 8 fourneaux Wilkinson, d’une capacité totale de 40 tonnes, l’atelier d’ajustage21. Pour l’embarquement et le débarquement des chaudières, un appareil de transbordement métallique est érigé en bordure du nouveau quai. Mû à la vapeur, l’engin est capable de soulever des charges de 50 tonnes. Les machines à vapeur qui équipent ces ateliers crachent leurs fumées par une unique cheminée de 72 m, qui est alors la plus haute d’Europe. La construction des ateliers fait largement appel aux structures en charpente métallique. Ils sont pourvus de ponts roulants et emploient la vapeur comme force motrice. La flotte moderne est désormais construite et soutenue par un arsenal qui entre aussi dans l’ère industrielle. Aux ouvriers « en bois » succèdent les ouvriers « en fer ». La profondeur de la darse, initialement prévue à 6,5 m, est portée à 8,5 m pour tenir compte du tirant d’eau croissant des bâtiments de la flotte les plus récents. La marine moderne dispose désormais d’un écrin à sa mesure.
Fig. 5. – Vue de la darse Castigneau vers 1860.

Depuis le nord de la darse, la photographie montre, de droite à gauche, la fonderie, les ateliers d’ajustage et l’atelier de montage des machines. À quai stationnent les bâtiments d’une marine de transition qui arbore simultanément cheminées et mâtures.
Société des Amis du vieux Toulon et de sa région.
17L’arsenal de Castigneau est officiellement inauguré le 11 septembre 1860 par Napoléon III. L’amiral Charles Hector Jacquinot, préfet maritime, présente les clefs de l’arsenal à l’Empereur en déclarant : « Sire, j’ai l’honneur de présenter à Votre Majesté les clefs de son arsenal de Toulon. L’étendue de ce grand établissement naval a été triplée depuis sa création par Vauban […] Votre Majesté, en ordonnant cet agrandissement qui s’accomplit actuellement, ajoute aux grandes œuvres de son règne une œuvre mémorable de plus », déclare notamment l’ancien second de Dumont d’Urville en Antarctique22. L’Empereur lui répond par ces mots : « Gardez les clefs de cet arsenal ; je sais qu’elles sont en de bonnes mains. J’ai apprécié les efforts du port de Toulon dans les circonstances difficiles qu’il a traversées ». Napoléon III entre dans l’arsenal de Castigneau à bord de son canot d’apparat, en franchissant symboliquement la coupure de l’artillerie qui sépare les darses Vauban et Castigneau. Celle-ci est ornée de deux colonnes rostrales érigées pour la circonstance de part et d’autre de la passe.
Toulon, port de projection de forces
18Après 1852, c’est toute l’agglomération toulonnaise qui est entrée dans une ère de grands remaniements. L’agrandissement de l’enceinte urbaine est finalement décidé par décret du 28 septembre 1852, sur les bases du projet rédigé par le colonel Joseph Picot en 1844. Au début de 1855, le conseil d’amirauté entrevoit le besoin de porter les limites de l’arsenal au-delà de celles de Castigneau car la généralisation de la marine à vapeur laisse prévoir l’insuffisance d’espaces. La guerre de Crimée se traduit en effet par de nombreuses opérations de transports de troupes et de ravitaillements. La quantité et la variété des navires à amarrer dans le port ne cessent de croître, qu’il s’agisse de bâtiments de guerre ou d’auxiliaires en tous genres. En outre, la transition entre marine en bois et marine en métal ne se fait que progressivement. L’insuffisance des casernes et leur dissémination en ville ne facilitent pas le transit des troupes. Pour ces raisons, la Marine demande que l’arsenal s’agrandisse jusque dans la plaine de Missiessy, alors même que Castigneau n’est pas achevé. Ce nouvel accroissement devra être accompagné du creusement d’une nouvelle darse au pied du château de Missiessy. Un premier projet est établi en 1855, dont l’emprise de 55 hectares est couverte par une enceinte bastionnée couronnant les hauteurs de Missiessy et se refermant sur le front de mer. Le tout est évalué aux environs de 12 millions de francs. Une fois de plus, le colonel Revel se fait remarquer car il estime que seulement quelques aménagements mineurs de l’enceinte de Castigneau permettraient de résoudre la question des bâtiments industriels. Quant au plan d’eau, il juge que la darse à créer à Missiessy ne serait pas suffisamment protégée par la nouvelle enceinte de Missiessy. Aussi considère-t-il qu’il serait suffisant de placer les navires dans le fossé de l’enceinte de Castigneau ! Noël se charge de remettre son homologue à sa place en rappelant que si les ministres de la Marine et de la Guerre ont conjointement mis ce projet en route, c’est assez dire de la pertinence du choix. Il rappelle également que les parcs à charbon s’avèrent trop resserrés et que les équipages de ligne vivent entassés sur des pontons, dans des conditions d’hygiène déplorables. Revel se faisant remettre sur les rails par le ministre de la Guerre en personne, en août 1855, les études reprennent sur des bases plus réalistes. Les hauteurs de Missiessy étant commandées par celle de Malbousquet, c’est finalement jusqu’à ce point que la nouvelle enceinte est envisagée. L’agrandissement sera alors de 100 hectares. Cette hypothèse réjouit la Marine, qui constate que depuis Vauban, on a toujours prévu trop juste. Le coût augmente évidemment en conséquence, et ce sont désormais 26 millions de francs qu’il faut prévoir.
19Si l’agrandissement de Castigneau est motivé par l’industrialisation de l’arsenal, celui de Missiessy aura pour but d’offrir un plan d’eau supplémentaire pour la flotte, ainsi qu’une réserve foncière pour le logement à terre des équipages et le cantonnement des troupes. De nouvelles divergences apparaissent entre la Marine et le Génie au sujet du front de mer. Comme d’habitude, les défenseurs veulent édifier une solide enceinte bastionnée et maçonnée. Les marins insistent pour un aménagement allégé : bastions en terre et courtines formées d’un simple mur crénelé « à la Carnot ». En effet, la véritable ligne de défense de Toulon face à la mer se situe bien en avant de l’arsenal, à l’entrée de la Grande rade, entre les puissantes batteries de Saint Mandrier et de la croupe Lamalgue. La dernière ligne de résistance se situe entre la Grosse tour et l’Éguillette. Si une force navale venait à l’enfoncer, c’en serait fait du port de Toulon, et la flotte ennemie pourrait le bombarder sans peine. Trois ans seront nécessaires pour que ces vues pleines de bon sens finissent par prévaloir, en 1859. Les fronts de l’enceinte maritime, repoussés vers le sud, seront en terre et la Marine pourra aménager des quais en avant23. Tandis que le projet de Missiessy prend tournure, l’aménagement de Castigneau est toujours en cours. Des retouches sont apportées successivement à la limite entre les fortifications et les terrains affectés à la Marine, et moyennant des conférences ardues entre le Génie et les Travaux hydrauliques. Il en est ainsi pour permettre l’allongement des bassins de radoub pendant leur construction. L’extension de Missiessy étant commencée avant même que le front de Castigneau ne soit terminé, de nouvelles frictions se produisent entre le Génie et la Marine. Cette dernière veut que l’arsenal soit d’un seul tenant. Les sapeurs insistent pour que la défense de l’arsenal se fasse en profondeur, compte tenu de sa grande étendue. La démolition de l’ancienne enceinte Vauban ne sera ainsi réalisée qu’après 1858, et au prix d’âpres négociations entre les services. Par ailleurs, l’établissement des vivres de Castigneau est notablement enrichi vers 1870 avec la construction d’une boulangerie aux capacités impressionnantes. Elle est conçue par Janvier, qui a au préalable parcouru de nombreux établissements similaires en France, en Belgique, et en Angleterre24. Les établissements de la Marine hors-arsenal connaissent à la même époque des aménagements notables. Un atelier de tôlerie est construit au Mourillon en 1867, signant l’entrée de cet arsenal de construction dans la modernité. À l’extrémité ouest de la petite rade – secteur de Brégaillon –, un vaste terre-plein est remblayé afin de construire une école centrale de pyrotechnie et des ateliers des artifices de guerre. Ce sera, à partir de 1867, la première véritable grande pyrotechnie maritime de Toulon, affectée à l’enseignement de la pyrotechnie navale, ainsi qu’à la confection et au stockage des munitions et artifices de la Marine25. Cette construction permettra de libérer l’espace occupé par l’ancienne école de pyrotechnie sur la bande littorale de Missiessy.
Fig. 6. – Vue de l’arsenal depuis un ballon, 1896.

Prise depuis l’ouest, la photographie montre successivement les darses de Missiessy, Castigneau et Vauban, puis la darse vieille. En avant de la darse Missiessy se trouvent les baraquements de l’infanterie coloniale, à côté de ses vaisseaux casernes et de ceux des équipages. Dans l’axe de la vue, le canal des subsistances sépare le parc au charbon de l’établissement des subsistances.
Collection particulière.
20La Marine et le Génie prennent possession des 105 hectares de Missiessy et Malbousquet au terme des expropriations conduites en 1859, pour un peu moins de 3 millions de francs. Adjugés en mars 1862, les travaux de creusage de la darse Missiessy s’étalent jusqu’en 1872. À ce terme, l’arsenal est doté d’un plan d’eau supplémentaire de 19 hectares, profond de 10 m. Plus de 2 millions de mètres cubes de déblais ont été extraits, dont une partie est réemployée pour former les terre-pleins des quais ou dans les ouvrages de fortifications. La nouvelle passe de Missiessy est dotée en 1867 d’un pont tournant métallique, sur lequel chemine la voie ferrée reliant l’arsenal au réseau PLM depuis la gare de La Seyne. Trois nouvelles formes sont construites, entre 1876 et 1899, au fond de la darse. Les formes 1 et 2 sont longues de 128 m, la troisième mesure 177 m. Ces trois ouvrages sont maçonnés à l’intérieur de caissons de charpente métallique formant des enceintes étanches. L’accroissement des dimensions des navires cuirassés conduit à élargir la passe Missiessy en 1896, et un nouveau pont tournant y est placé. L’agrandissement de Missiessy offre à la Marine une vaste réserve foncière, et un terrain de manœuvre à la Guerre. Les pontons-casernes de la flotte sont transférés de la darse vieille à la darse Missiessy en 1873. Des bâtiments à terre sont construits à proximité à la fin des années 1870 pour remplacer les vaisseaux-pontons. De même, les troupes d’infanterie coloniale sont logées sur des vaisseaux désarmés au voisinage de la station des équipages de la flotte. Des baraquements sont construits à leur intention dans les années 1880.
Au tournant du xxe siècle
21C’est au début du siècle suivant que la Marine commence un plein-emploi de ses réserves foncières de Missiessy et du front de mer de Milhaud. Un dépôt des équipages est construit en 1904-1908. Ses bâtiments aux façades Napoléon III font appel au béton moulé. Un parc aux combustibles liquides est édifié à Milhaud en 1912-1915, en même temps qu’une série d’appontements pour le ravitaillement de la flotte. C’est une autre ère qui s’ouvre, avec une entrée en guerre qui signe véritablement la fin du xixe siècle.
22Dans la seconde moitié du xixe siècle, l’arsenal de Toulon s’est étendu en deux étapes successives qui se confondent. Il a presque atteint les limites qui sont aujourd’hui les siennes. En quelques décennies, sa superficie a quadruplé, son outillage portuaire et ses moyens lui ont permis d’opérer la construction et le déploiement d’une marine nombreuse et moderne. Le contexte des agrandissements a confronté les attentions contradictoires des artisans de la flotte moderne et aux missions élargies à celles des défenseurs de la place forte, convaincus que sa résistance passait par un enfermement de la flotte dans sa base de départ. La modernisation de l’arsenal est passée par l’emploi des techniques modernes dans la construction des ateliers, magasins, et formes de radoub. Le métal triomphant s’est imposé sur mer. Il s’impose aussi sur terre. Ce second xixe siècle est une époque de contrastes pour les ingénieurs des Travaux hydrauliques, qui le débutent en employant par milliers des forçats non spécialisés, et le poursuivent en œuvrant avec des entrepreneurs désormais pionniers en matière de constructions métalliques.
Fig. 7. – Construction du bassin no 2 de Missiessy, vers 1880.

Après immersion du caisson étanche en charpente métallique, la maçonnerie y est construite au sec. Un chantier se déroule sous air comprimé, sous le radier pour assurer la qualité de la fondation sur le fond marin.
Société des Amis du vieux Toulon et de sa région.
23Fruit d’une véritable politique navale volontariste, ces travaux ont été au plan local l’œuvre d’hommes de grand talent. Les amiraux Ferdinand Hamelin, Louis Dubourdieu, Édouard Bouet-Willaumez, pour ne citer qu’eux, ont à voir « loin devant » pour pressentir les possibilités d’une marine moderne que leur construisent alors des hommes comme Dupuy de Lôme. L’agrandissement de l’arsenal est aussi l’œuvre d’une poignée d’ingénieurs des Travaux hydrauliques, au premier rang desquels figure Charles Noël, directeur à Toulon de 1839 à 1866. Né dans la Meurthe en 1800, il vécut à Toulon de 1828 jusqu’à son décès en 1878. Son successeur Raoulx résume ses qualités en termes sobres mais éloquents :
« Ce qui prédominait chez M. Noël, c’était une vive intelligence qui lui faisait saisir du premier coup d’œil le nœud de la question, les points faibles des divers projets ; c’était une grande rectitude du jugement, ses rapports, ses projets étaient des modèles de précision et de clarté […] rien d’incomplet ne sortait de ses mains26. »
24Écouté et respecté des préfets maritimes tout autant que des ministres, Noël fut tellement apprécié que l’amiral Bouet-Willaumez proposa que la nouvelle darse de la plaine Missiessy porte son nom, de son vivant. Ingénieur de talent, Charles Noël était aussi un homme de cœur. Retiré du service en 1866, et bien que frappé par de nombreux malheurs personnels, il consacra la fin de sa vie au service des plus démunis, en qualité d’administrateur des Hospices de la ville de Toulon. L’usage de baptiser de noms patronymiques les quais de l’arsenal ne s’est établi que tardivement, à la fin des années 1930. Les deux premiers noms qui apparaissent sont ceux de Dupuy de Lôme et Noël, tout un symbole.
Annexe
Les ingénieurs à l’origine des principaux projets d’aménagement de l’arsenal de Toulon au xixe siècle
Ingénieurs | Cursus | Fonctions |
Jean Bauchetet (1794-1885) | École Polytechnique (1812) ; Génie (1814) | Directeur des Fortifications à Toulon de 1849 à 1851. |
Honoré Bernard (1789-1866) | École Polytechnique (1808) ; École des Ponts et Chaussées (1810) | Nommé aux Travaux maritimes à Toulon en 1820, à la suite du départ d’Antoine Raucourt. Il effectue ensuite toute sa carrière aux Travaux maritimes. Directeur à Toulon de 1836 à 1839, puis à Paris comme inspecteur divisionnaire, puis général, de 1839 à 1847. |
Jacques Bonard (1777-1848) | Sous-directeur (1823) puis directeur des Constructions navales à Toulon de 1828 à 1842, ensuite inspecteur général du Génie maritime. | |
Augustin Brédif (1777-1830) | École Polytechnique (1794) ; École des Ponts et Chaussées (1797) | Affecté à la Direction des Travaux maritimes de Rochefort en 1804. Directeur des Travaux maritimes à Toulon de 1821 à 1825. Quitte ensuite le service de la Marine. |
Jean-Baptiste Brue (1783-1831) | École Polytechnique (1801) ; École des Ponts et Chaussées (1804) | Affecté à la Direction des Travaux maritimes à Toulon de 1825 à 1831. |
Joseph Cachin (1757-1825) | École des Ponts et Chaussées (1776) | Directeur des Travaux maritimes chargé de la création de l’arsenal de Cherbourg en 1800. Membre du conseil des Travaux maritimes, inspecteur général des Travaux maritimes. |
Stanislas Charles-Henri Dupuy de Lôme (1816-1885) | École Polytechnique (1835) ; Génie maritime (1837) | Ingénieur des Constructions navales à Toulon en 1841. Précurseur dans la construction navale métallique et mécanisée. Directeur des Constructions navales et du matériel du ministère de la Marine (1857). Directeur des Forges et chantiers de la Méditerranée en 1860. |
Benoît Genot (1782- ?) | Entré au corps du Génie en 1801. Chef de bataillon en 1814. Présent à la direction des Fortifications à Toulon en 1820-1821. | |
Jules Janvier (1824-1871) | École Polytechnique (1842) ; École des Ponts et Chaussées (1845) | Affecté à la Direction des Travaux hydrauliques de Toulon en 1848, y dirige une grande part de la construction du nouvel arsenal et des postes sémaphoriques de Méditerranée. |
Alexandre Malbes (1831-1876) | École Polytechnique (1851) ; École des Ponts et Chaussées (1853) | Affecté à la Direction des Travaux hydrauliques de Toulon en 1856. Il quitte la Marine en 1868 pour rejoindre les Chemins de fer du Midi à Perpignan. |
Jean-Marie Martret-Préville (1764-1838) | École des Bâtiments civils de la Marine (1787) | Directeur des Travaux maritimes de Toulon de 1810 à 1820, puis directeur à Lorient. |
Charles Montluisant (1782-1859) | École Polytechnique (1799) ; École des Ponts et Chaussées (1802) | Nommé aux Travaux maritimes en 1825 en qualité de directeur à Toulon, jusque 1836. |
Charles Noël (1800-1878) | École Polytechnique (1819) ; École des Ponts et Chaussées (1821) | Nommé aux Travaux hydrauliques à Toulon en 1828. Il est directeur des Travaux hydrauliques de l’arsenal de 1839 à sa retraite en 1866. Il devient ensuite directeur de l’asile de la ville de Toulon. |
Joseph Picot (1788-1865) | École Polytechnique (1806) ; Génie (1808) | Directeur des fortifications à Toulon en 1840. Il a tracé le projet d’agrandissement de la ville et de son enceinte bastionnée. |
Jean-Claude Raoulx (1816-1898) | École Polytechnique (1836) ; École des Ponts et Chaussées (1838) | Nommé directeur des Travaux hydrauliques de Toulon de 1868 à sa retraite en 1881, comme inspecteur général des Ponts et Chaussées. |
Antoine Raucourt (1799-1841) | École Polytechnique (1809) ; École des Ponts et Chaussées (1811) | Affecté à la Direction des Travaux maritimes de Toulon de 1818 à 1821. Il passe ensuite au service de la marine russe, en aménageant notamment l’arsenal de Sébastopol. |
Michel Revel (1802-1857) | École Polytechnique (1821) ; Génie (1823) | Directeur des fortifications à Toulon en 1851, il succède à Joseph Picot. Il dirige l’agrandissement de l’enceinte urbaine. |
Pierre Rolland (1769-1837) | École des Constructions navales (1785) | Ingénieur des Constructions navales puis Inspecteur général en 1817. |
Joseph-Mathieu Sganzin (1750-1837) | École royale des Ponts et Chaussées (1768) | Mis à disposition de la Marine en 1795. Président du nouveau conseil des Travaux maritimes en 1800. Principal conseiller technique de Napoléon Ier pour les infrastructures de la Marine. Inspecteur général des Travaux maritimes de 1815 à sa retraite en 1835. |
Jean-Bernard Tarbé de Vauxclairs (1767-1842) | École royale des Ponts et Chaussées (1781) | Inspecteur divisionnaire des Ponts et Chaussées pour le nord de la France et les départements occupés de Belgique et Hollande. Membre du conseil des Travaux maritimes en 1812. Membre du conseil général des Ponts et Chaussées en 1815. |
Jean Vincent | École Polytechnique (1811) ; Génie maritime (1817) | Ingénieur à la Direction des Constructions navales de Toulon de 1819 à 1834, nommé directeur de l’École des Arts et métiers de Châlons-sur-Marne. |
Notes de bas de page
1Service historique de la Défense (désormais SHD), Marine, Toulon, Lettres reçues par le directeur des Travaux maritimes, 1K² 4, no 204.
2Antoine Raucourt connaît un destin remarquable. Appelé en Russie en 1821 comme responsable des travaux des voies de communication, il a l’occasion, à partir de 1822, de diriger des travaux maritimes de la Marine impériale à Nicolaef et à Sébastopol. Il y fait employer 1 200 forçats, s’inspirant de son expérience toulonnaise. Sensibilisé à l’éducation sociale, il rencontre Prosper Enfantin en Russie. Promu au grade de colonel par le Tsar, il rentre en France avant la fin des années 1820. Après la Révolution de 1830 il est l’un des fondateurs de l’association polytechnique, visant à éduquer les artisans. Auteur de publications à caractères technique et philosophique, il a publié à Toulon en 1819 un Mémoire sur les expériences lithographiques faites à l’École royale des Ponts et Chaussées de France ; ou, Manuel théorique et pratiques du dessinateur et de l’imprimeur lithographe, Toulon, Chez Aug. Aurel, 1819, VIII-210 p.
3Les bâtiments existent toujours, faisant partie de Centre d’instruction navale de Saint-Mandrier.
4SHD, Marine, Toulon, 1E9 6 liasse 3, Rapport de l’inspecteur général des Travaux maritimes Sganzin sur Castigneau, dossier du Commissaire général de la Marine à Toulon, 23 octobre 1821.
5SHD, Marine, Toulon, Archives DTM 94.001.537, Projet de construction d’un bassin-écluse et de docks établis sur le sol au-dessus du niveau de la mer pour la conservation de la flotte de Toulon.
6Le même débat avait déjà eu lieu à la fin du xviie siècle, notamment pour les projets de Pierre Puget.
7SHD, Marine, Toulon, Archives DTM 94.001.537, Rapport sur les docks-formes pour radouber et remiser les vaisseaux, 20 juin 1821.
8SHD, Marine, Toulon, 1E9 6 liasse 3, Rapport de l’inspecteur général des Travaux maritimes Sganzin sur Castigneau, dossier du Commissaire général de la Marine à Toulon, 23 octobre 1821.
9Depuis 1795, les ingénieurs des Bâtiments civils de la Marine sont recrutés parmi les ingénieurs des Ponts et Chaussées. En 1800, le Service des Travaux maritimes remplace celui des Bâtiments civils.
10SHD, Marine, Toulon, 2K1 50, Opinion du directeur des Travaux maritimes du port de Toulon sur les questions relatives à l’agrandissement de l’arsenal, 8 avril 1825.
11Ibid., Rapport d’une commission sur diverses questions proposées par Son Excellence le ministre de la Marine concernant plusieurs projets relatifs à l’agrandissement de l’arsenal de Toulon, 30 août 1825.
12Les modalités de coffrage et bétonnage à la mer du premier des deux bassins favorisent l’accumulation de la laitance du béton dans des zones ainsi fragilisées et sujettes aux infiltrations d’eau dans la masse du radier.
13SHD, Marine, Toulon, 2K1 50, Plan pour le perfectionnement complet de l’arsenal de Toulon, proposé par le directeur des Constructions navales, 25 février 1832.
14Ibid., Extrait des registres de la Commission mixte des Travaux publics, séance du 2 août 1841. Établissements de la Marine dans la plaine de Castigneau et fortifications pour enceindre ces constructions.
15Le Service des « Travaux maritimes » est renommé « Travaux hydrauliques et bâtiments civils de la Marine » en 1828.
16SHD, Marine, Toulon, 2K1 21, Projet d’enceinte des nouveaux établissements de la Marine dans la plaine de Castigneau, à l’extrémité ouest de la place de Toulon, plan joint à l’ordonnance, non daté.
17SHD, Marine, Toulon, 2K1 50, Devis général des dépenses faites et à faire pour la création des établissements maritimes projetés à Castigneau, dans la supposition que l’enceinte de la ville sera agrandie, 12 mars 1847.
18Les bagnes sont supprimés en France en 1852. Néanmoins, celui de Toulon servant de point de transit vers l’outre-mer ne ferme qu’en 1873. Les effectifs affectés aux Travaux hydrauliques varient de 1400 en 1852 à 300-400 en 1856. Ils sont voisins de 1000 entre 1853 et 1855.
19Le premier est construit en 1851, deux autres le sont avant 1859. À cette date est approuvée la construction d’un quatrième.
20Le parc est en mesure de ravitailler correctement la flotte durant la guerre de Crimée, en contenant jusqu’à 50 000 tonnes.
21La construction de cet ensemble est adjugée à l’entrepreneur marseillais Jean-Joseph Barthelon en avril 1853 : SHD, Marine, Toulon, 1 K² 323, marchés des Travaux hydrauliques 1851-1860.
22Le Toulonnais, 26e année, no 3940 du 13 septembre 1860, Société des Amis du vieux Toulon et de sa région.
23SHD, Marine, Toulon, 2K1 23, Conférence au premier degré entre les services de la Marine et de la Guerre, au sujet de l’extension de l’arsenal maritime à l’ouest, 21 janvier 1859 ; Ibid., Commission mixte des Travaux publics, séance du 18 juillet 1859, Toulon – Organisation des fronts sud de la nouvelle enceinte ouest de la place.
24Janvier a tiré de ces reconnaissances techniques un ouvrage imprimé en 1857 sous le titre Compte-rendu des études sur la meunerie et la boulangerie faites dans un voyage en France, en Angleterre et en Belgique par MM. Janvier et Lefèvre, Paris, P. Dupont, 1857.
25Le projet est de l’ingénieur Malbes. Dans le même temps, les arsenaux de Brest et Cherbourg se dotent des pyrotechnies de Saint-Nicolas et du Nardouet.
26SHD, Marine, Toulon, 2A6 550, Discours prononcé le 20 septembre 1878 sur la tombe de M. Charles Noël.
Auteur
-
Bernard Cros
Marine.
Bernard Cros est ingénieur en chef de la Marine en retraite. Il consacre ses recherches au patrimoine immobilier et portuaire de la Marine, ainsi qu’aux fortifications des régions littorales. Il s’est notamment attaché à retracer l’évolution du bâti des arsenaux maritimes et l’histoire des ingénieurs qui en furent chargés. Enfin, il a coordonné le recensement du patrimoine historique de la Marine et en promeut la conservation.

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