Le coup d’après
Tenir conseil au lendemain de la bataille de Vélez-Málaga, 25 août 1704
p. 229-242
Texte intégral
1La dernière bataille d’escadres des guerres de Louis XIV, celle de Vélez-Málaga le 24 août 1704, eut pour enjeu la reprise du Rocher de Gibraltar, conquis facilement le 4 août précédent sur une petite garnison d’Espagnols partisans de Philippe V par des forces anglo-hollandaises de terre et de mer très supérieures1. Bien qu’il ait opposé 50 vaisseaux de part et d’autre, cet affrontement entre l’amiral Rooke et le comte de Toulouse, amiral de France, a été très souvent négligé ou minoré dans l’historiographie, sans doute parce qu’il est demeuré tactiquement indécis. Mais, stratégiquement, il a tourné à l’avantage des Alliés qui ont pu conserver Gibraltar. Il n’existe aucune étude spécifique approfondie de cet épisode lourd de conséquences de la guerre de Succession d’Espagne, seulement un chapitre dans les vieilles histoires de la Marine française (La Roncière) ou de la Royal Navy (Clowes), tout le monde prétendant avoir gagné2. Tout dépend de ce que l’on entend. Parle-t-on du combat lui-même ? Ce dernier est sans vainqueur ni perdant. Les deux armées navales étant à peu près d’égale force, elles ont subi des dommages comparables et s’avèrent épuisées au soir du 24 août. Prend-on en considération le résultat stratégique ? En ne reprenant pas le combat le 25, les Français ont renoncé à disputer la possession de Gibraltar à leurs adversaires. Pourquoi ? La décision de ne pas poursuivre l’opération fut prise lors d’un conseil de guerre tenu le 25 août – fête de Saint-Louis et donc du roi –, peut-être au matin, à bord du Foudroyant, le vaisseau-amiral. Nous avons la chance de disposer d’un document – copie d’un original perdu – faisant état des diverses opinions énoncées lors de ce conseil. Son titre en dit clairement l’objet : « Conseil tenu sur la proposition d’un nouveau combat ». Il est conservé dans la sous-série « campagnes » du fonds Marine des Archives nationales3. Ainsi, nous savons qui a défendu quelle position, chacun signant ce qu’il a dit. S’il nous manque le texte des instructions sans doute remises par le roi ou le secrétaire d’État de la Marine, Jérôme de Pontchartrain, au comte de Toulouse, amiral de France et bâtard légitimé de Louis XIV, en vue de cette campagne4, nous avons toutefois la chance de bénéficier d’une autre rareté documentaire : au fo 39 de la même cote, un tableau donne le nombre de coups de canon tirés par les navires français, soit une des données de la prise de décision.
2Certes, celle-ci ne peut être complètement élucidée, mais la complexité qui fut la sienne apparaît néanmoins nettement, le choix n’étant pas binaire entre deux options, dont les historiens pourraient dire a posteriori, en prophètes du passé, que l’une était bonne – celle écartée – et l’autre mauvaise – celle retenue. Peser les raisons de reprendre, ou non, le combat fait apparaître à la fois la difficulté à apprécier un rapport de forces après une bataille acharnée et la complexité des données à prendre en compte, géostratégiques, politiques et logistiques. Comment envisage-t-on la suite des opérations ? Ou, pour dire les choses autrement : quels sont les facteurs pris en compte pour imaginer ce qui pouvait se passer ? Quelle évaluation fait-on de son propre potentiel opérationnel et de celui de l’ennemi ? En définitive, la question posée est tout simplement celle du coup d’après et de la prise de risque qu’il implique.
Prendre conseil
3Le conseil de guerre, au sens opérationnel et non judiciaire du terme, n’est pas dans la Marine une réalité juridiquement très précise, sans doute parce qu’elle n’est pas si fréquente. Que dit à ce propos l’Ordonnance de 1689 pour les armées navales et arsenaux de Marine ? Dans le livre II « Du rang et commandement entre les officiers de Marine », au titre 1er, l’article 2 indique que :
« Le conseil de guerre tenu pour les expéditions militaires sera composé de l’Amiral, Vice-Amiral, Lieutenants généraux, Intendant, Chef d’escadre & Commissaire général en l’absence de l’Intendant ; les Capitaines n’y auront ny entrée ny séance s’ils n’y sont appelés pour recevoir quelque ordre ou pour faire le rapport de ce qu’ils ont pu rencontrer5. »
4Seuls les officiers généraux et assimilés ont droit de venir. Rien n’est spécifiquement évoqué pour un conseil qui serait tenu afin de prendre une décision de nature opérationnelle. La littérature est décidément peu loquace sur ce thème puisque, en 1783, l’Encyclopédie méthodique Marine, du libraire Panckoucke, se contente de la brève définition que voici : « Assemblée des officiers généraux d’une armée navale, ou des principaux officiers d’un vaisseau, pour prendre une résolution sur les circonstances où l’on se trouve, par rapport au tems, à la route & aux ennemis6. »
5Une opération ennemie contre Gibraltar n’ayant pas été imaginée côté Bourbon, rien n’avait été écrit à ce sujet. Le caractère inédit de la situation suffisait à réunir un conseil de guerre, si bien que celui du 25 août ne fut pas le premier. Le lieutenant-général de Villette-Mursay, en signale un, non sans amertume, quelques jours auparavant, après la jonction des Anglais et des Hollandais devant Grenade :
« On mit en délibération, devant Barcelone, si l’on irait chercher leur escadre pour la combattre. J’avais été d’avis qu’on fît de l’eau auparavant, et qu’on ne s’engageât point dans un combat qu’on ne fût en état, ou de faire la retraite, ou de suivre la victoire. Le maréchal de Coeuvres dit qu’il ne fallait point examiner si tous les vaisseaux avaient de l’eau, et qu’il suffisait qu’ils devaient tous en avoir. Je cessai de parler, parce ce que je ne fus pas écouté ; mais ayant perdu beaucoup de belles ayguades à la côte d’Espagne, nous fûmes contraints de faire de l’eau à Velez-Malaga, ce qui donna occasion aux ennemis d’avoir le vent sur nous, et nous empêcha de suivre la victoire jusqu’à Gibraltar, que les ennemis avaient pris depuis peu, parce qu’ils avaient trouvé cette ville entièrement dépourvue, quoique très importante7. »
6La question alors posée, celle du potentiel opérationnel après une probable bataille et des éventuelles dispositions offensives qu’il autorise ou non, demeure d’actualité. Réuni à l’initiative de l’amiral de France, le conseil se déroule à son bord, donc dans la chambre du conseil du vaisseau le Foudroyant. En y venant depuis leurs bâtiments respectifs, les officiers généraux ont pu voir des vaisseaux inégalement endommagés et en cours de réparations après une journée d’intense combat. Onze officiers, dont dix généraux, ont donné leur avis avant le comte de Toulouse, amiral de France, qui a décidé in fine8 :
un vice-amiral, le Maréchal de Cœuvres ;
un lieutenant-général des Galères, le marquis de Roye ;
trois lieutenants généraux : MM. de Villette-Mursay, de Langeron et de Coëtlogon ;
cinq chefs d’escadre : d’O, La Harteloire, Pointis, Le Roux d’Infreville, Sebeville ;
un capitaine de vaisseau, M. de Ferville, dont la raison de sa présence n’est pas indiquée.
7S’il n’y a presque que des officiers généraux, tous ceux ayant pris part au combat ne sont pas là pour autant. Ducasse, chef d’escadre, a été blessé. Belle Isle-Erard, également chef d’escadre, a été tué. Le Bailli de Lorraine est mort éventré. Quant au lieutenant-général de Relingue, il a perdu une jambe et se meurt. Dans quel ordre parle-t-on ? Les prises de parole se font selon une double progression : de l’arrière vers l’avant de l’armée navale et selon la place occupée dans la hiérarchie du commandement :
un commandant, celui du vaisseau serre-file à l’arrière-garde, M. de Ferville ;
deux chefs d’escadre de l’arrière-garde : Sebeville, puis La Harteloire ;
les chefs d’escadre du corps de bataille : le marquis d’O et M. de Pointis ;
le chef d’escadre de l’avant-garde, le chevalier d’Infreville ;
le lieutenant général des Galères, le marquis de Roye ;
M. de Coëtlogon ;
Les lieutenants généraux : Langeron à l’arrière-garde, et Villette-Mursay à l’avant-garde ;
M. de Cœuvres, mentor de l’amiral ;
Le comte de Toulouse, enfin.
8Celui qui décide in fine est, au sommet de la hiérarchie navale, l’amiral de France, le comte de Toulouse. Mais sa jeunesse et son inexpérience le rendent, a priori, dépendant de l’avis des vétérans présents à ce conseil et notamment de son mentor. On ne sait pas s’il prend un temps pour délibérer en lui-même, s’il y a une suspension ou non, s’il a consulté son mentor avant le conseil. Sa conclusion est laconique : « Je suis en tout de l’avis de Monsieur de Villette et crois que si les ennemis paraissent vouloir combattre, il faut leur donner satisfaction, mais que ce soit le plus loin du détroit qu’il sera possible. L. A. de Bourbon. » Notons que le comte se prononce comme s’il prenait part à une délibération au Parlement de Paris (qui est aussi cour des Pairs) où l’on opine en se ralliant à un des avis précédemment formulés. À la différence du Conseil du roi où les avis des uns et des autres ne sont pas consignés, seule la décision finale l’étant, chacun ici met par écrit ce qu’il a dit et il le signe, ce qui laisse entendre que l’on aura à se justifier face à une autorité supérieure absente du bord, celle du secrétaire d’État de la Marine et celle du roi lui-même.
9Le document nous livre des arguments énoncés et un résultat : le combat ne sera pas repris. Mais des pans entiers du conseil de guerre nous échappent, qu’il s’agisse du déroulement (au-delà de l’ordre des prises de parole) ou des relations entre les participants. Il se peut que l’on dispose de quelques éclairages grâce à une autre source, à la fois précieuse et à utiliser avec les plus grandes précautions : les Mémoires du duc de Saint-Simon9. Celles-ci sont rédigées longtemps après par quelqu’un qui n’a pas été témoin de l’événement rapporté et dont les partis-pris sont connus, contre Louis XIV, ses bâtards légitimés et ses ministres. Remarquons d’abord une erreur dans les dates puisque Saint-Simon place la bataille le 24 septembre, soit avec un mois de retard. Il livre bien moins un récit de la bataille qu’un bilan du combat et surtout un énoncé des pertes et des victimes les plus illustres. Notons que le duc, souvent si féroce envers les bâtards légitimés de Louis XIV, dont le comte de Toulouse fait partie, fait ici l’éloge de ce dernier : « On ne sauroit une valeur plus tranquille qu’il fit paroître pendant toute l’action, ni plus de vivacité à tout voir, et de jugement à commander à propos. Il avoit su gagner les cœurs par ses manières douces et affables, par sa justice, par sa libéralité ; il en emporta ici toute l’estime. » La moitié de la narration porte sur le conseil de guerre, situé ici au soir du 25, après une journée de vent et de manœuvre et non le 25 au matin comme on sait qu’il eut lieu. Saint-Simon donne son explication de l’épisode et de sa dynamique, explication possible, vraisemblable même, mais qui, outre son caractère invérifiable, soulève bien des difficultés :
« Le 25 au soir, à force de vent et de manœuvre, on rejoignit Rooke de fort près. Le comte de Toulouse vouloit l’attaquer de nouveau le lendemain ; le maréchal de Coeuvres, sans lequel il avoit défense de rien faire, voulut assembler le conseil. Relingue, qui se mouroit, et qui aimoit le Comte, dont il avoit bien voulu être premier écuyer, lui manda en deux mots de sa main, qu’il battroit les ennemis, et qu’il le conjuroit de les attaquer. Le Comte fit valoir cette lettre écrite par un homme d’une capacité si reconnue, et le prix d’une seconde victoire qui étoit Gibraltar : il captiva les suffrages, il y mit de la douceur, les raisons les plus fortes ; il y ajouta ce qu’il osa d’autorité. Tous s’y portoient, lorsque d’Ô, le Mentor de la flotte, et contre l’avis duquel le Roi avoit très précisément défendu au Comte de faire aucune chose, s’y opposa d’un air dédaigneux et une froide, muette et suffisante opiniâtreté, qui le dispensa, à la mer, d’esprit et de raisons, comme faisoit à la cour la confiance que Mme de Maintenon et le Roi avoient prise en lui. L’oracle prononcé, le maréchal de Coeuvres le confirma malgré lui et ses lumières, et chacun se retira à son bord consterné, le Comte dans sa chambre, outré de la plus vive douleur. Ils ne tardèrent pas à apprendre avec certitude que c’en étoit fait de la flotte ennemie, s’ils l’eussent attaquée, et tout de suite de Gibraltar, qu’ils auroient trouvé dans le même état qu’il avoit été abandonné. Le comte de Toulouse acquit un grand honneur en tout genre, en cette campagne, et son plat gouverneur y en perdit peu, parce qu’il n’en avoit guères à perdre10. »
10Aucun autre témoignage ne fait état d’une lettre adressée au comte de Toulouse par Relingue moribond. Les avis signés des uns et des autres ne donnent pas du tout l’impression d’une unanimité pour la reprise du combat, à moins que certains n’aient livré une version écrite prenant le contrepied de leur propos. Que d’Ô ait été hostile à la poursuite de la bataille est confirmé par ce qu’il a signé. Mais, contrairement à ce que marque Saint Simon, le maréchal de Cœuvres a rendu un avis écrit en faveur de la reprise du combat et ne s’est pas aligné sur la position de l’autre conseiller du comte. Il est à noter que celui-ci dit suivre l’avis de Villette-Mursay, ce qui pourrait fort bien avoir été une manière de ne pas vouloir choisir ostensiblement l’un de ses conseillers contre l’autre. La pointe du récit de Saint-Simon est, en fait, au-delà de la personne même d’Ô, de dénoncer, une fois de plus, Madame de Maintenon et son influence jugée aussi étendue que néfaste. Dès lors, que peut-on retenir d’une telle narration ? Que le comte se soit bien comporté et ait vu juste, avant de se rallier à un avis qui pouvait lui sembler de poids ? Ces questions demeurent sans réponse en l’état de nos connaissances qui portent surtout sur les arguments échangés.
Les arguments avancés
Pro : reprendre le combat
4, Pointis :
« Mon avis est d’aller le plus tôt qu’il se pourra combattre les ennemis et pour cela de les garder à vue par des coureurs sur ce qu’il a présumé que, si les vaisseaux du roi ont été fort endommagés, les ennemis le sont pour le moins autant que nous, ainsi en même situation qu’avant la bataille, il n’y a qu’à se souvenir des raisons qui ont fait prendre la résolution de les chercher et de les attaquer quelque part qu’ils fussent. Je ne répète point les raisons parce que tous ceux qui sont ici les savent d’ailleurs. Il faut convenir que la marine semble plutôt faite pour acquérir et conserver la réputation des États que d’autres services plus réels et cette réputation est absolument perdue si l’on se sépare des ennemis dans la conjoncture présente parce qu’ils ne manqueront pas de faire valoir toutes les circonstances qu’ils sont attaqués quand ils ont pu et que l’on a pas osé en faire autant, j’ajouterais seulement qu’ont une supériorité qui doit faire craindre le succès du combat. » ;
11, Maréchal de Cœuvres :
« Je crois que c’est perdre le principal fruit du combat que l’on donna hier de ne pas attaquer une seconde fois les ennemis, nous avons éprouvé leurs forces et si, avec l’avantage du vent et par un vent et une mer qui n’ont pas permis de tirer des galères tout l’usage que l’on en devait naturellement espérer, non seulement ils n’ont eu aucun avantage sur l’armée du Roi mais il nous a parut qu’ils eurent un plus grand nombre de vaisseaux incommodés, il y a lieu de se flatter qu’ayant le vent sur eux et pouvant se servir des galères on aurait remporté un avantage décisif. Il me semble que c’est un moyen de leur faire abandonner cette mer et de faciliter aux troupes du Roi d’Espagne le siège de Gibraltar ce qu’ils ne pourront pas faire si les ennemis restent à Gibraltar et y sont fortifiés par les secours qui vraisemblablement doivent venir d’Angleterre, pour soutenir une conquête si importante à l’Angleterre, s’il y a quelques vaisseaux qui aient trop consommé de poudre, on peut leur remplacer par celle que l’on retirera des vaisseaux qui sont hors d’état de se mettre en ligne dont les équipages pourront encore fortifier les vaisseaux à qui il manque plus de monde, ce qui me confirme encore plus dans ce sentiment, c’est que les ennemis se croyant plus fort que l’armée du Roi, ils la forceront à combattre malgré qu’elle ? étant sur la route du détroit à Toulon, s’ils évitent c’est une marque presque certaine qu’ils ne se sentent pas assez fort pour en risquer une seconde fois l’événement, surtout n’ayant plus l’avantage du vent qui s’est déclaré pour l’armée du Roi, face à la mer, à bord du Foudroyant, le 25e août 1704. »
11Reprendre le combat est donc un avis très minoritaire. Pointis et Cœuvres développent des argumentations qui n’en sont pas moins différentes pour parvenir à la même conclusion. Pointis, l’ancien corsaire passé dans la Marine royale, fait référence à une discussion antérieure, un conseil de guerre précédent dont il sera question plus loin, et entend jouer de l’argument de la cohérence de l’action à poursuivre, face à une approche complètement segmentée de la campagne, faite de possibles remises en cause périodiques. Deux raisons ont vraisemblablement porté à recourir à cette forme de décision assistée collectivement à au moins deux reprises : l’inexpérience de l’amiral de France et la tournure imprévue prise par les événements, pour ne rien dire de l’importance de l’enjeu espagnol qui est ici, concrètement, sous les yeux de tous. Pointis introduit aussi dans le débat un autre argument, celui de la réputation de l’État, en l’occurrence du roi dont chacun savait que c’était la fête. La Marine en est, à ses yeux, le moyen par excellence. La décision à prendre est donc à rapporter au bénéfice à attendre ou au désavantage à subir sur la scène internationale. En d’autres termes, l’armée navale ne doit pas considérer que sa seule situation opérationnelle mais le bien qu’elle doit apporter au roi dans l’opinion que l’Europe entière se fait de la puissance des Bourbons. Il n’y a pas que la guerre des escadres et des attaques côtières, il y a celle, tout aussi importante qui est menée par les plumes à coups de libelles et de périodiques pour montrer dans les différents pays, amis, neutres, et surtout ennemis, qui est réellement le plus fort. Cœuvres raisonne, quant à lui, d’une manière davantage opérationnelle, en hiérarchisant les différents niveaux à considérer, du vaisseau et de la direction du vent hic et nunc au théâtre d’opérations, en tenant compte des réactions de l’ennemi à une situation imprévue mais favorable pour lui. Comme Pointis, il évoque l’état, plus mauvais encore, de l’adversaire. Il met surtout l’accent sur la cohérence de l’action dont il articule précisément les différents éléments : le combat livré la veille et le siège en cours de Gibraltar. Il voit tout de suite l’importance que revêt pour l’Angleterre la possession de cette ville et les efforts qu’elle va consentir pour la renforcer dès que possible. Il y a donc une double urgence : saisir les conditions de vent et de mer propices aux Franco-espagnols, empêcher l’ennemi de consolider son avantage territorial. Pour lui, il est clair que l’on doit réfléchir en termes de potentiel de l’armée navale dans son ensemble, et non en ne voyant que les insuffisances en hommes et munitions de chaque bâtiment.
Contre, s’en tenir à la bataille de la veille
12La position majoritaire est de s’en tenir à la bataille de la veille, mais elle se décline selon diverses variantes, plus ou moins élaborées, selon l’ampleur de vues de ceux qui les formulent. Une partie notable d’entre eux ne voient pas plus loin que la proue de leur vaisseau ou que le proche tracé de côte. Signalons tout de même que les premiers à s’exprimer ne sont pas dans la position la plus confortable, surtout M. de Ferville qui n’est que capitaine de vaisseau :
Ferville juge un nouveau combat trop hasardeux et recommande de rejoindre les côtes catalanes en évacuant même les parages de Malaga ;
Sebeville ne dit rien d’une éventuelle reprise du combat, évoquant seulement « le grand nombre de vaisseaux sans munitions et fort incommodés ». Il passe déjà à la suite : « attaquer la côte d’Espagne là où la bordée nous portera » en se rapprochant de la Catalogne » ;
D’Ô estime qu’il y a trop peu de munitions pour reprendre le combat, même avec présentement l’avantage sur eux. Il importe de se montrer devant la côte d’Espagne afin de faire savoir que l’on est toujours en état de la protéger. Si l’ennemi veut encore attaquer, se battre, « mais seulement tacher à la [sic] attirer le plus que l’on pourra du côté du détroit et surtout ne passer pas Alicante avant qu’ils en aient pris le chemin » ;
La Harteloire trouve qu’il ne faut combattre que si on y est forcé ; on est dans un mauvais parage et après un combat, on devrait retourner à Toulon en étant hors d’état de secourir l’Espagne ;
d’Infreville : « il n’est pas de l’avantage de l’Espagne de hasarder un second [combat] dans un temps que vous avez manqué dans vos ports de quoi vous rétablir », se rapprocher de la Catalogne pour y faire de l’eau et « par là l’on persuaderait les Catalans de l’état de vos forces ce qui les contiendra dans la mauvaise volonté qu’ils sont déjà marqué » ;
Roye dit qu’on ne doit pas combattre à moins d’y être forcé, à cause du peu de poudre qui reste ;
Coëtlogon estime qu’on ne peut donner une seconde bataille que s’il y a un port à portée mais que Toulon est à 300 lieues. Se retirer loin des côtes d’Espagne où l’on penserait que nous avons été battus, y serait préjudiciable au roi ;
Langeron s’exprime de manière confuse avec une phrase bancale. On a bien fait de livrer bataille, mais maintenant comme ces parages sont dangereux, il faut « aller à la côte d’Espagne, la suivre et d’attirer les ennemis le plus loin qu’il sera possible pour en les combattant éloigner leur retraite et accourcir la nôtre » ;
Villette-Mursay est le dernier à parler avant le comte de Toulouse :
« L’événement d’un combat douteux nous serait beaucoup plus désavantageux qu’aux ennemis car ils auront toujours des vaisseaux de reste, je crois que ce que nous fîmes hier suffit pour la réputation des armes du Roi et de la marine et qu’on a plus les mêmes intérêts à hasarder une bataille où il ne s’agit pas moins que de la perte entière de l’Espagne. Cependant, si le vent restoit où il est et que les ennemis nous parussent aussi beau qu’aujourd’hui, il ne faudrait pas leur refuser de leur prêter encore une fois le costé et nous aurons encore assez de vaisseaux en état pour devoir espérer qu’ils perdront plus qu’ils ne peuvent gagner avec nous. »
13Villette-Mursay, qui dut sans doute être sensible à ce que l’amiral de France suive son avis, a donné ce qu’on appellerait une réponse de Normand, ménageant l’avenir et laissant finalement la décision au vent et peut-être à l’imprudence de l’ennemi. Sans que la notion soit explicitement énoncée, il y a chez plus d’un l’idée qu’une forme de fleet in being, non pas au port mais évoluant le long des côtes méditerranéennes de l’Espagne et plus particulièrement de la Catalogne, serait plus avantageuse à la cause des Bourbons que la destruction même d’une partie de la flotte adverse11. L’argument de la réputation est repris mais pour désapprouver l’éloignement de l’Espagne qu’imposerait la nécessité de réparer la flotte après une nouvelle bataille. Mieux vaut perdre Gibraltar que toute la monarchie espagnole et, plusieurs des officiers tiennent les Catalans pour le principal péril, justifiant de ne pas s’écarter d’une zone à surveiller autant qu’à protéger : fleet in staying en quelque sorte. Les événements de l’année suivante, avec le débarquement allié et la révolte catalane montrent que cette crainte n’était pas vaine. L’ennemi reste pourtant une entité mal définie, car à aucun moment dans nos sources on ne voit un des participants du conseil de guerre tenter une évaluation des capacités présentes de la flotte adverse.
Que sait-on de l’état de l’ennemi ?
14Les deux adversaires restent en vue l’un de l’autre, chacun tenant conseil de guerre12. Chez l’un comme chez l’autre, un élément majeur dans l’appréciation de la situation tient dans l’état des munitions : est-on en état de reprendre le combat ? Du côté français, on dispose – une fois n’est pas coutume – de chiffres indiquant le nombre de coups tirés lors de la bataille du 24 août. Il est vraisemblable qu’un tel document ne pouvait être déjà à la disposition des participants du conseil de guerre du 25. Ceux-ci avaient peut-être une idée assez précise des pertes et des consommations en munitions de leur propre bâtiment, mais sans doute pas une telle vue d’ensemble. Il est significatif que les seuls à déclarer que l’on n’avait plus les moyens d’un nouvel affrontement, aient été le marquis d’Ô, à bord du Foudroyant, le vaisseau du comte de Toulouse, qui n’était pas du nombre des vaisseaux ayant le plus tiré de la bataille, et le marquis de Roye, commandant les galères, qui, précisément, ne furent pas engagées. Ce n’est sans doute que dans les jours suivants qu’un tel état des consommations en coups de canons put être dressé. S’il ne nous donne pas le nombre encore à tirer, il permet quand même quelques évaluations et hypothèses sur la base d’une moyenne de 50 coups par pièce qui correspond au maximum indiqué. Huit bâtiments français ont tiré au moins 40 coups par pièce. Précisons qu’un tel chiffre n’est rien d’autre qu’un ordre de grandeur. Il s’agit d’une moyenne pour le bâtiment, tous calibres confondus, alors que toutes les pièces n’étaient pas battantes face à l’ennemi. Pour être plus exact, il faudrait pouvoir déterminer quelle proportion de l’artillerie du bord a été réellement mise en œuvre (la moitié ?), quels calibres ont le plus tiré (la consommation de poudre n’est pas la même), et rapporter ces données à la durée d’engagement. Cela supposerait de localiser très exactement chaque bâtiment par rapport à ses adversaires. Faute de journaux de navigation conservés côté français, l’entreprise reste hasardeuse. Il ne serait pas inutile non plus de savoir combien de pièces et de servants étaient hors de combat. Un tel chiffre de 50 est supérieur de 10 unités à la dotation jugée normale à l’époque pour la Navy qui était alors de 4013. Peut-être avait-on, du côté français, en prévision d’une campagne susceptible d’être décisive, chargé les bâtiments le plus possible, mais en vidant les réserves des arsenaux, notamment de Toulon. Ces données sont disponibles dans un grand tableau, présentant la situation pour l’avant-garde, le corps de bataille, puis l’arrière-garde. Une telle vue d’ensemble est tout à fait rare, surtout pour une époque aussi précoce.
Tableau 1. – Avant-garde ou escadre blanche et bleue, lieutenant-général de Villette-Mursay.
Vaisseau | Capitaine | Équipage | Canons | Coups tirés Coups/pièce | Capacité estimée | Reste à tirer |
L’Éclatant | Bellefontaine | 400 | 66 | 790 (12) | 3 300 | 2 510 |
L’Éole | Demons | 380 | 64 | 987 (15,4) | 3 200 | 2 213 |
L’Oriflamme | Châteaurenault | 360 | 62 | 1 366 (22) | 3 100 | 1 734 |
Le St Philippe | D’Infreville | 700 | 92 | 2 500 (27) | 4 600 | 2 100 |
L’Heureux | Colbert St Mars | 452 | 70 | 1 500 (21,4) | 3 500 | 2 000 |
Le Ruby | Benneville | 330 | 56 | 1 300 (23,2) | 2 800 | 1 500 |
L’Arrogant | Des Herbiers | 330 | 57 | 1 700 (29,8) | 2 850 | 1 150 |
Le Marquis | 350 | 56 | 1 200 (21,4) | 2 800 | 1 600 | |
Le Constant | Ste Maure | 450 | 66 | 2 140 (32,4) | 3 300 | 1 160 |
Le Fier | Villette Mursay Caumont cap | 800 | 90 | 1 459 (16,2) | 4 500 | 3 041 |
L’Intrépide | Ducasse | 600 | 84 | 3 000 (35,7) | 4 200 | 1 200 |
L’Excellent | La Roche-Allard | 350 | 60 | 830 (13,8) | 3 000 | 2 170 |
Le Sage | Monibaut | 330 | 58 | 1 230 (21,2) | 2 900 | 1 670 |
L’Écueil | Arginy | 380 | 68 | 1 752 (25,7) | 3 400 | 1 648 |
Le Magnifique | Belle-Isle Errard | 630 | 90 | 1 550 (17,2) | 4 500 | 2 950 |
Le Monarque | Chabert | 600 | 84 | 1 332 (15,8) | 4 200 | 2 868 |
151 123 canons ont tiré 24 636 coups. 50 coups possibles par pièce, cela ferait un total de 56 150. Il en resterait par conséquent 31 514, soit plus de la moitié. Si on examine maintenant la moyenne du nombre de coups tirés par pièce, l’avant-garde a le chiffre le plus bas : 21,9 contre 29,3 pour le corps de bataille, et 35,3 pour l’arrière-garde.
Tableau 2. – Corps de bataille ou escadre blanche, comte de Toulouse, amiral de France.
Vaisseau | Capitaine | Équipage | Canons | Coups tirés Coups/pièces | Capacité | Reste à tirer |
Le Furieux | Blénac | 350 | 58 | 1 777 (30,6) | 2 900 | 1 123 |
Le Vermandois | Béthune | 350 | 60 | 1 792 (29,8) | 3 000 | 1 208 |
Le Parfait | Châteaumorant | 470 | 74 | 2 010 (27,1) | 3 700 | 1 690 |
Le Tonnant | Coëtlogon Estienne cap | 700 | 90 | 2 410 (26,7) | 4 500 | 2 090 |
L’Orgueilleux | Commandeur du Palais | 600 | 92 | 3 700 (40,2) | 4 600 | 900 |
Le Mercure | Lannion | 330 | 50 | 1 526 (30,5) | 2 500 | 974 |
Le Sérieux | Champmeslin | 380 | 60 | 800 (13,3) | 3 000 | 2 200 |
Le Fleuron | Grancey | 350 | 54 | 800 (14,8) | 2 700 | 1 900 |
Le Vainqueur | Bailli de Lorraine | 600 | 86 | 4 000 (46,5) | 4 300 | 300 |
Le Foudroyant | Comte de Toulouse Desfrancs cap | 950 | 104 | 3 680 (35,3) | 5 200 | 1 520 |
Le Terrible | Relingue Chevalier de la Roche-Allard cap | 900 | 102 | 3 465 (33,9) | 5 100 | 1 635 |
L’Entreprenant | Hautefort | 350 | 58 | 1 710 (29,4) | 2 900 | 1 190 |
Le Fortuné | Bagneux | 350 | 54 | 1 770 (32,7) | 2 700 | 930 |
Le Henry | Serquigny | 400 | 66 | 2 000 (30,3) | 3 300 | 1 300 |
Le Magnanime | Pointis | 600 | 74 | 1 366 (18,4) | 3 700 | 2 334 |
Le Lys | Villars | 600 | 88 | 1 177 (13,3) | 4 400 | 3 223 |
Le Fendant | La Luzerne | 350 | 58 | 2 105 (36,2) | 2 900 | 795 |
16Par ces 1 228 canons, 36 088 coups ont été tirés sur un total estimé à 61 400. Il en resterait donc 25 312 à tirer.
Tableau 3. – L’arrière-garde ou escadre bleue, M. de Langeron, lieutenant-général.
Vaisseau | Capitaine | Équipage | Canons | Coups tirés Coups/pièces | Capacité | Reste à tirer |
La Zélande | Ferville | 350 | 60 | 1 494 (25) | 3 000 | 1 506 |
Le St Louis | Beaujeu | 380 | 60 | 1 300 (21,6) | 3 000 | 1 700 |
L’Admirable | Sebeville | 675 | 92 | 2 114 (30) | 4 600 | 2 486 |
La Couronne | Champigny | 500 | 76 | 2 100 (27,6) | 3 800 | 1 700 |
Le Cheval marin | Pontac | 260 | 44 | 1 999 (45,4) | 2 200 | 201 |
Le Diamant | D’Oroigne | 350 | 58 | 2 222 (38,3) | 2 900 | 678 |
Le Gaillard | Osmont | 330 | 54 | 1 600 (29,6) | 2 700 | 1 100 |
L’Invincible | Rouvray | 450 | 58 | 2 200 (38) | 2 900 | 700 |
Le Soleil Royal | Langeron Trulet cap | 850 | 100 | 4 746 (47,4) | 5 000 | 254 |
Le Sceptre | Ailly | 600 | 86 | 4 480 (52) | 4 300 ? | 0 |
Le Trident | Modène | 350 | 56 | 2 600 (46,4) | 2 800 | 200 |
Le Content | Phélypeaux | 380 | 60 | 2 180 (36,3) | 3 000 | 820 |
Le Maure | St Clair | 350 | 54 | 900 (16,6) | 2 700 | 1 800 |
Le Toulouse | Du Quesne Monnier | 380 | 62 | 2 228 (40) | 3 100 | 872 |
Le Triomphant | La Harteloire | 750 | 92 | 4 410 (47) | 4 600 | 190 |
Le St Esprit | Du Quesne Guitton | 490 | 74 | 2 129 (28,7) | 3 700 | 1 571 |
L’Ardent | D’Aligre | 400 | 66 | 1 700 (25,7) | 3 300 | 1 600 |
17Le cas du Sceptre, s’il est vrai qu’il a tiré autant de coups et que ce n’est pas une erreur, laisserait supposer qu’il avait au moins 52 coups à tirer par pièce. Pour 1 152 canons, 40 702 coups tirés seraient donc à rapporter à un total théorique de 57 600, ce qui ferait 16 898 restants.
18Lorsque le total des coups fut connu de l’amiral et de son entourage, la décision avait vraisemblablement été déjà prise. Les données rassemblées permirent de savoir ce dont on devait déjà être conscient, à savoir que l’arrière-garde avait consommé un peu plus des 2/3 de ses coups, le corps de bataille un peu plus de la moitié, et l’avant-garde un peu moins. Il est vraisemblable que, considérées isolément, elles durent ensuite susciter des regrets, d’autant plus qu’il était tout à fait possible de redistribuer au moins une partie de la poudre restante pour réapprovisionner les bâtiments les moins bien pourvus. Chacun le savait au conseil de guerre. L’armée navale pouvait endurer un second combat. Mais d’autres éléments entrèrent en ligne de compte et pesèrent sur l’appréciation du rapport de forces. Le premier est l’ignorance dans laquelle les Français se trouvaient de la situation exacte de leurs adversaires. C’est semble-t-il une constante des batailles de ce temps que cette difficulté à évaluer le potentiel opérationnel dont dispose encore l’ennemi. En conseil de guerre, l’après-midi du 25, Rooke et ses officiers généraux décidèrent qu’il ne fallait pas livrer une nouvelle bataille, à moins d’y être contraints par les Français, mais regagner Gibraltar pour y réparer et réapprovisionner leurs bâtiments. L’armée avait souffert, autant si ce n’est plus que celle de l’ennemi. Le manque de munitions était réel : la flotte de Rooke avait beaucoup tiré en bombardant Gibraltar et n’avait pas été ravitaillée ensuite. Le 24, 5 vaisseaux, dont 4 de la propre division de Rooke, durent quitter le combat à court de munitions14. Le soir venu, on procéda à une redistribution des coups à tirer, soit 10 coups par pièce, alors que la dotation normale était de 4015. Aujourd’hui, on s’accorde à dire que si les Français avaient repris le combat le lendemain, avec le vent en leur faveur, ils auraient vraisemblablement infligé une sérieuse défaite à leurs adversaires. Ceux-ci en étaient manifestement conscients : Rooke n’avait-il pas ordonné à ses commandants de tenter de prendre les Français à l’abordage, faute de munitions ? Le second élément a été, côté français, au-delà de la crainte de se trouver à court de munitions après un second combat, quelle qu’en soit l’issue, la certitude énoncée par Le Roux d’Infreville de ne trouver aucun réapprovisionnement à Toulon puisqu’on y avait embarqué toute la poudre disponible. Les sources à disposition confirment ce jugement qui a certainement pesé lourd. Les magasins de Toulon étaient sortis vides de la guerre de la Ligue d’Augsbourg et le trop bref entre-deux-guerres de 1697-1702 n’avait pas permis de les remplir au point de soutenir de grands armements dans la durée16.
19Faute d’approvisionnements suffisants, la puissante armée navale capable au combat de faire jeu égal avec les alliés se trouvait fragilisée, vouée à une inéluctable diminution de son potentiel opérationnel17. Mais cet amenuisement n’était pas seulement numérique dans la durée. Il se fit sentir dès 1704, pesant sur l’appréciation des possibles et faisant douter d’une possible victoire jugée trop coûteuse. Avec le recul, l’installation des Anglo-Hollandais à Gibraltar nous semble bien avoir été pour eux un avantage stratégique majeur. Mais peut-être est-ce la connaissance des conflits ultérieurs jusqu’à la Seconde Guerre mondiale qui nous fait juger ainsi. Sur le moment, dans la configuration propre à la guerre de Succession en Espagne, perdre Barcelone était une éventualité bien plus inquiétante, comme on put s’en rendre compte dès 1705. Gibraltar fut alors une commodité sans remplacer Lisbonne pour autant. La marche des Alliés vers Madrid pour en chasser Philippe V, en 1707 puis 1710, ne put se faire depuis le Rocher, mais lorsqu’elle eut lieu, ce fut depuis Lisbonne d’une part, Barcelone et Valence d’autre part, une fois que leurs forces navales eussent tenu à distance des côtes méditerranéennes les vaisseaux de Louis XIV qui leur en interdisaient encore l’accès en 1704. Dès lors, au conseil de guerre du 25 août 1704, la position de Villette-Mursay qui fut ensuite celle du comte de Toulouse, se comprend mieux. À ses propres officiers généraux, la Marine royale apparaissait comme une arme à un coup, incapable d’exploiter ses propres succès face à un adversaire en mesure de remplacer ses pertes et de mettre à la mer des effectifs bien plus considérables18. Comment espérer réussir le coup d’après face à une hydre aux têtes sans cesse renaissantes ? Se maintenir en vie était déjà un travail pour Hercule.
Notes de bas de page
1Voir Kamen Henry, The War of Succession in Spain 1700-1715, Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1977, p. 12-14. L’attaque de Gibraltar qui n’était pas du tout prévue remplaça celle contre Cadix qui n’avait pu avoir lieu.
2La Roncière Charles de, Histoire de la Marine française, t. VI, Le crépuscule du grand règne. L’apogée de la guerre de course, Paris, Plon, 1932, p. 349-364 (avec un état des sources qui reste précieux), et p. 364-366 sur le conseil de guerre du lendemain ; Clowes William Laird, The Royal Navy. A History from the Earliest Times to 1900, [1898] rééd. Londres, Chatham Publishing, 1996, p. 392-396 sur Gibraltar et p. 397-404 sur Vélez-Málaga ; Laugthon L. G. Carr, « The Battle of Velez Malaga 1704 », Journal of the Royal United Service Institution, LXVIII, 1923, p. 367-390 ; Owen John Hely, War at Sea under Queen Anne 1702-1708, Cambridge, Cambridge University Press, [1938] 2010, p. 90-97. Plus près de nous, Vergé-Franceschi Michel, « La bataille de Vélez-Málaga – 24 août 1704 – où Louis XIV veut reprendre la détroit de Gibraltar aux Anglais », in Stéphane Curveiller, Denis Clauzel et Christophe Leduc (dir.), Le détroit : zone de rencontre ou zone de conflits, Bulletin historique et artistique du Calaisis, musée de la Marine, 2001, p. 171-180, ainsi que Le Tual de Laheudrie Christine, La marine française pendant la guerre de Succession d’Espagne et le problème de Gibraltar, mémoire de DEA, dir. Olivier Chaline, université Paris IV, 2008.
3Archives nationales, Marine (désormais AN, Marine), B4 27, fo 224 à 231.
4Le comte de Toulouse a peu attiré l’attention des historiens, voir la seule biographie : Bernot Jacques, Le comte de Toulouse, amiral de France et gouverneur de Bretagne, Paris, Fernand Lanore, 2012.
5Ordonnance de Louis XIV pour les armées navales et arsenaux de Marine, Paris, Michallet, 1689, p. 52-53. Au livre IV, titre 1, les articles 1 à 21 traitent du conseil de guerre au sens judiciaire.
6Encyclopédie méthodique Marine, Paris, Panckoucke, 1783, t. I, p. 441.
7Villette-Mursay Philippe de, Mes campagnes de mer sous Louis XIV, Michel Vergé-Franceschi (éd.), Paris, Tallandier, 1991, p. 231. Il ne dit rien du conseil de guerre du 25 auquel il a pourtant pris part.
8On trouve une partie d’entre eux au fo 229 ro, Liste des officiers généraux, capitaines de vaisseau et frégate choisis par le roy pour commander les Vaisseaux que Sa Majesté fait armer à Brest.
9Saint-Simon, Mémoires, Yves Coirault (éd.), t. II, 1701-1707, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1990, p. 497-498.
10Ibid., p. 498.
11Hattendorf John B., « Fleet in being », in Olivier Chaline, Philippe Bonnichon et Charles-Philippe de Vergennes (dir.), Les Marines de la guerre d’Indépendance (1763-1783), II, l’opérationnel naval, Paris, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, 2018.
12Côté anglais, le journal de l’amiral Rooke nous l’indique : « Aug. 14th [L’Angleterre conserve encore en 1704 le calendrier julien] – This morning the wind backed northerly, and so to the westward. We lay by all night repairing our defects, as did the enemy till the evening; and then they filled and plied away to the westward. In the evening, I called a conseil of flag-officers. I ordered as equal a distribution of shot as I could, to fit the fleet for another day’s engagement. At noon, Cape Malaga, N. by E., nine leagues », in Clowes William Laird, The Royal Navy, op. cit., p. 401-402. L’auteur anonyme de The Life of the Captain Stephen Martin, Londres, Clements R. Markham ed., Navy Records Society, vol. 5, 1895, p. 79-80, note : « In the night after the battle the wind shifted, whereby the enemy had the weather gage, and it was in their option to renew the fight; but they declined it, keeping at two leagues distance, looking at the confederates, who all that time were rummaging for shot. But the enemy had been so roughly handled the day before that they had no stomach for a second course, wherefore they stole away in the night, and by help of their galleys were four or five leagues to windward the next morning, and at length got quite off. The confederates followed them, not desirous to renew the fight, but to maintain their honour; but had the enemy been hardy enough to stand another brush, the confederates, to do all that was possible, had resolved to board and fight it out hand to hand; but hearing the enemy were gone to Toulon, they stood for Gibraltar, where they arrived on the 20th, having acquired sufficient honour to fight the French fleet and secure the important conquest of Gibraltar. »
13Rodger Nicholas A. M., The Command of the Ocean. A Naval History of Britain 1649-1815, Londres, Allen Lane, 2004, p. 170.
14Owen John Hely, War at Sea under Queen Anne, op. cit., p. 93.
15Ce chiffre de 10 est avancé par l’auteur anonyme de l’Histoire générale de la Marine, Amsterdam-Paris, Boudet, 1758, t. III, p. 139.
16Voir Le Mao Caroline, Les fournisseurs de la Royale au temps de la guerre de la Ligue d’Augsbourg (1689-1697), mémoire d’Habilitation à diriger des recherches, université de Bordeaux, 2017.
17Darnell Benjamin, « Anatomie financière d’une défaite navale : coûts d’exploitation et gestion budgétaire de la marine de Louis XIV pendant la guerre de Succession d’Espagne (1701-1714) », Revue d’histoire maritime, 22-23, 2017, p. 54-72 ; Le Mao Caroline, « Un bilan maritime de la guerre de Succession d’Espagne. L’état de la flotte française en 1712 », in Lucien Bély, Guillaume Hanotin et Géraud Poumarède (dir.), La Diplomatie-monde. Autour de la paix d’Utrecht – 1713, Paris, Pedone, 2019, p. 405-420.
18Voir Bruijn Jaap R., « The Anglo-Dutch Navies in Marlborough ‘s Wars », in John B. Hattendorf, Augustus Johannes Veenendaal et Rolof van Hövell tot Westerflier, Marlborough, Soldier and Diplomat, Rotterdam, Karwansaray Publishers, 2012, p. 275-299.
Auteur
-
Olivier Chaline
Université Paris-IV Sorbonne.
Olivier Chaline est professeur d’histoire moderne à l’université Paris-IV Sorbonne, directeur de la FED d’histoire et d’archéologie maritimes et codirecteur de la Revue d’histoire maritime publiée à Sorbonne Université Presses. Ses travaux sont consacrés au monde parlementaire, à l’Europe centrale et à l’histoire de la guerre, notamment sur mer, aux xviie et xviiie siècles. Il a publié de très nombreux ouvrages et articles en histoire maritime, notamment La Mer vénitienne (Paris, Imprimerie nationale, 2010), Les Armées du roi. Le grand chantier, xviie-xviiie siècle (Paris, Armand colin, 2016) et La mer et la France, quand les Bourbons voulaient dominer les océans (Paris, Flammarion, 2016).

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