Louis IX et Alphonse de Poitiers : des hommes singuliers ?
p. 119-130
Texte intégral
1Saint Louis est un tel monument hagiographique, que son image a durablement affecté celle des personnages qui l’entourent, soit pour lui servir de faire-valoir, soit pour qu’ils ne viennent pas écorcher la perfection du roi. C’est en particulier le cas d’Alphonse, comte de Poitiers et de Toulouse, jeune frère du roi et dont l’image est encore aujourd’hui forgée par celle de son aîné1. Consciemment ou non, les historiens et les hagiographes l’ont toujours présenté comme le fidèle lieutenant de Louis IX en gommant les nombreux différends qui les opposaient. Au retour de la croisade d’Égypte, les deux frères cessent pourtant de se fréquenter pendant près de quinze ans, le comte de Poitiers mettant même un point d’honneur à ne jamais paraître à la cour royale, surtout lorsqu’il y est attendu.
2Mais l’image de roi, devenu saint, ne cadre pas avec celle d’une famille ordinaire qui vit au rythme de ses déchirements et ses inimitiés. Tout est fait au contraire par les hagiographes pour montrer l’unité et la communauté d’esprit des quatre frères : Louis, Robert, Alphonse et Charles. Ce dernier, le plus remuant et le plus rétif à l’autorité royale, n’hésite d’ailleurs pas, lors du procès en canonisation, à vanter la parfaite unité de cette fratrie qui mérite les palmes du martyr2. C’est évidemment un mythe qu’il faut déconstruire, mais avec finesse. Alphonse de Poitiers, bien loin d’être le lieutenant de son frère, n’a eu de cesse de poursuivre ses propres intérêts. Il s’est même opposé à Louis sur de nombreux sujets. Pour autant, il n’a jamais été l’ennemi du roi, et en a même toujours respecté l’autorité, fut-ce de mauvais gré. Alphonse s’est plutôt positionné en concurrent de son frère, non par hostilité systématique, mais au contraire parce qu’ils partageaient une même conception du pouvoir, et que celle-ci s’accommodait mal du partage. Les deux frères ont en commun une très haute estime de leurs devoirs en tant que gouvernant, et le comte de Poitiers s’approprie l’héritage politique de ses ancêtres royaux.
3Depuis la fin du xixe siècle, les historiens ont donc mis au jour avec raison la très grande proximité des méthodes de gouvernement des deux frères. Leurs obsessions sont très semblables : la croisade, le contrôle des officiers, la paix et le respect des lois, les juifs, etc. Mais les conclusions des historiens furent toujours influencées par l’image du roi saint, dont ils devinaient l’influence directe derrière cette proximité. Jacques Le Goff a brillamment démontré que Louis IX se démarquait précisément par sa singularité et sa capacité à aller à l’encontre de ses contemporains, suivant en cela le portrait dressé par Joinville3. Mais l’étude des méthodes de gouvernement montre à quel point le roi est le fils de son époque et témoigne de la force de son entourage. Un même groupe d’hommes, pour l’essentiel formés à la cour capétienne, applique les mêmes recettes dans les terres royales et comtales, voire au-delà. Loin d’être tirées du néant, les politiques emblématiques du roi, à commencer par la réforme de son administration, sont l’aboutissement de réflexions anciennes – déjà présentes sous Philippe Auguste – ou d’expérimentations déjà conduites ailleurs, notamment par Simon de Montfort. Alphonse de Poitiers n’est donc pas le lieutenant du roi qui en développerait la politique dans ses propres états : il est le cohéritier d’un programme politique porté de manière commune par l’entourage des Capétiens, voire par tout un pan de la société.
Des relations complexes
4En introduction de son ouvrage, Jacques Le Goff pointait le fait que les sources narratives concernant Louis IX « risquent plus que d’autres sinon de mentir, du moins de nous présenter un Saint Louis imaginé, imaginaire4. » Il s’agit alors pour lui de montrer qu’il prend en compte l’effet déformant de ces sources dans son travail, et d’expliquer que l’entreprise biographique a une valeur historique, même appuyée sur un corpus largement hagiographique. À l’inverse, le biographe d’Alphonse de Poitiers, Edgard Boutaric, considérait que l’histoire du prince était celle de son administration, puisqu’elle est abondamment connue par les actes de la pratique, enfermant ainsi le personnage dans un autre stéréotype, celui du gestionnaire silencieux. La relation entre ces deux frères a ainsi été durablement figée dans ce moule historiographique faisant de l’un le héros chrétien par excellence, et de l’autre le fidèle serviteur effacé de son aîné.
5Mais ce couple est sans doute largement « imaginaire » pour reprendre l’expression de Jacques Le Goff. Il correspond à une construction historique, voire mémorielle, qui aurait gommé les principales aspérités de leur relation, a minima pour servir la sainteté du roi, voire pour servir les besoins politiques de Philippe III au moment de récupérer les biens tenus par son oncle Alphonse5. L’entourage du roi profite surtout du personnage de Louis IX, notamment sous Philippe le Bel, pour hisser la dignité royale au-dessus des contingences familiales. En d’autres termes, la sainteté de Louis est l’occasion de démontrer la singularité du roi par opposition à l’ensemble de ceux qui l’entourent. À l’inverse, Alphonse de Poitiers est noyé dans le décor afin de n’apparaître que comme faire-valoir.
6L’analyse des sources narratives en donne d’ailleurs un aperçu assez éloquent.
Figure 1. – Occurrences des apparitions d’Alphonse de Poitiers dans les principales chroniques du xiiie siècle.

Graphique Gaël Chenard.
7Le comte de Poitiers fait partie des personnages récurrents de la cour jusqu’en 1250. Il y est mis en scène lors des grandes cérémonies du début du règne, et l’analyse de son itinéraire montre qu’il suit globalement les déplacements de la cour royale6. Même s’il se rend plusieurs fois seul sur ses terres à cette période, il reste un compagnon du roi. Il est ainsi régulièrement cité et mis en scène par les chroniqueurs. Le témoignage de frère Salimbene sur les moments qui précèdent le départ du roi en croisade en 1248, nous montre même un groupe des quatre frères très soudé7. Après son retour de Terre sainte, renvoyé par Louis en France en 1250, Alphonse disparaît pratiquement des sources narratives, pour ne revenir qu’à l’occasion du pèlerinage à Vézelay en 1267, et surtout au moment de la croisade de Tunis en 1270. Seul Matthieu Paris l’évoque régulièrement au moment de la régence, mais sa Chronica majora s’interrompt malheureusement en 1259. Les autres chroniques continuent de mettre en scène les moments importants du gouvernement royal, à l’occasion desquelles le comte ne fait plus partie du décor ; il n’est même jamais évoqué contrairement à quelques autres rares grands feudataires.
8L’analyse croisée des itinéraires, rendue possible par le travail de Jean-François Moufflet sur l’itinéraire du roi, confirme cette impression8. Passé 1254, les deux frères restent à la fois géographiquement proches l’un de l’autre, au sein du bassin parisien, et séparés, le comte ne paraissant plus à la cour royale. Alphonse de Poitiers privilégie des résidences vers la vallée de Chevreuse, Corbeil et Longpont, où le roi ne se rend guère. Il dispose également d’un hôtel à Paris, près de Saint-Germain-l’Auxerrois, et donc près du Louvre, sans participer pour autant à la cour royale, même aux moments importants. En plusieurs occasions, nous savons que le comte tient son propre parlement aux mêmes dates que le parlement du roi, et dans un autre lieu. Nous ne pouvons attester la présence fréquente du comte à Paris dans son hôtel qu’entre 1267 et 1270. En fait, il semble qu’une forme de réconciliation ait lieu en 1267, peut-être à l’occasion du pèlerinage à Vézelay pour la translation des reliques de sainte Madeleine en avril 1267. C’est aussi le moment où Louis IX décide de repartir en croisade. Dès lors les moments de réunion attestés redeviennent nombreux jusqu’à la croisade de Tunis. Ce rapprochement reste sans doute relatif car, au moment du départ pour Tunis, l’embarquement se fait en deux fois, le comte s’installant à Aimargues pendant que le roi embarquait à Aigues-Mortes. D’une certaine manière, la croisade est donc à la fois le début et la fin de la brouille entre les deux frères.
9Reste à expliquer les motifs de celle-ci. La croisade d’Égypte est clairement le point de départ, sans que nous puissions déterminer si elle en est également la cause. Joinville évoque le rôle du comte de Poitiers dans l’expédition, mais signale qu’il ignore si le retour d’Alphonse et de Charles en France en 1250 se fait à leur demande ou sur ordre du roi. Matthieu Paris quant à lui indique que les deux frères s’étaient opposés à la décision de Louis IX de rester et qu’ils se quittent en mauvais termes. C’est assez incertain en réalité, mais il s’agit du premier témoignage d’une querelle.
10La part d’éventuelles inimitiés personnelles nous échappe de manière définitive, puisque les chroniqueurs ne disent rien de concret des relations entre les frères. On peut d’ailleurs penser qu’ils ont sciemment écarté de leurs propos ce qui ne correspondait pas à l’image du roi telle qu’ils souhaitaient la construire. À bien y regarder, Louis IX est un roi qui ne déteste personne, tout au plus fait-il quelques colères de temps en temps, si l’on s’en tient aux sources littéraires françaises… Seul l’anglais Matthieu Paris fait entendre une voix discordante en évoquant le refus violent d’Alphonse de Poitiers et de Charles d’Anjou de la décision de Louis IX de rendre ses terres continentales à l’Anglais et de faire une paix durable avec Henri III9.
11On peut suspecter ce témoignage isolé et probablement partisan. Mais les circonstances de la ratification des accords de Paris en 1259 semblent lui donner raison. Tout d’abord, on connaît l’hostilité du baronnage français à ce traité, rapportée notamment par Joinville10. Elle explique peut-être que les négociations sont gardées secrètes quelque temps après l’accord obtenu le 28 mai 125811. Plus symboliquement, le comte de Poitiers est absent des cérémonies lors de la visite d’Henri III en France à la fin de l’automne 1259, et refuse de coopérer pour établir le montant de la compensation financière due au roi anglais en contrepartie de la perte de l’Agenais.
12Ce motif, très politique, ne suffit sans doute pas à expliquer cette brouille entre les deux frères. Il faut convoquer un certain nombre de sujets qui les opposent dans les années 1255-1265. Ils sont d’inégale gravité et témoignent de la volonté du comte de Poitiers de défendre ses propres intérêts en tant que grand seigneur, plutôt que de faire avancer la cause capétienne dans le royaume. Les ayant déjà listés dans d’autres articles, je me contenterai ici d’évoquer les plus significatifs pour mon propos12. Il s’agit en particulier des conflits comportant une forte valeur symbolique : la frappe de la monnaie et l’exercice de la justice.
13Le comte de Poitiers dispose d’un atelier monétaire et du droit de battre sa propre monnaie poitevine, prérogative dont il s’empare dès l’inféodation du Poitou en 1241, ou au plus tard en 124213. Un temps placé à La Rochelle, l’atelier est transporté au château de Montreuil-Bonnin en 1243 au plus tard, après que cette forteresse a été confisquée à Hugues X de Lusignan. Dès lors, l’atelier ne cesse de frapper des deniers poitevins en grande quantité, au titre et au poids du denier tournois, sans interruption et sans récriminations du roi jusqu’en 1263. À cette date, le 8 mars, Louis IX délivre une ordonnance sur les monnaies pour interdire aux barons d’imiter les types royaux, laquelle ordonnance vise très explicitement les monnaies poitevines14. Elle est réitérée quelques mois plus tard, et vise les monnaies des deux frères du roi, Alphonse et Charles : les poitevins, les riomois, les toulousains et les provençaux.
14Cette attaque en règle peut surprendre, puisqu’elle met fin à vingt ans de frappe en Poitou, et douze en Toulousain, sans que le frère du roi semble avoir anticipé ce retournement de situation. Il tente même brièvement de s’y soustraire. En mai 1263, le roi doit rappeler son frère à l’ordre une première fois, puis une deuxième en juin. À cette date, le comte semble avoir finalement ordonné la suspension de la frappe, le temps pour lui de définir le nouveau type de ses monnaies. C’est chose faite dès 1264 au profit de pièces au titre très proche du tournois, mais ne reproduisant plus le châtel tournois. L’interdiction de 1263 participe en réalité d’une politique assez systématique du roi dans les années 1260 à la fois pour exhausser la dignité royale au-dessus des autres membres de la famille, et pour contenir les prétentions les plus dangereuses de ses frères. On peut penser notamment au remaniement de la nécropole royale de Saint-Denis, à la même période soit 1263-1264, qui vise à la réserver aux seuls rois et à leurs épouses. Le message politique est très clair : les frères du roi ne participent pas de la majesté royale, et ne peuvent prétendre en exercer les prérogatives.
15Ce que révèle cette politique est donc avant tout une différence de point de vue sur la place de la famille royale au sein du royaume. Fils de roi – ce qu’il ne manque jamais de rappeler – Alphonse s’estime sans doute cohéritier du programme politique de ses ancêtres, et non comme l’exécuteur des décisions royales. Il applique d’ailleurs ce programme sur ses terres de sa propre autorité, et s’efforce de contenir les empiétements du roi. Le domaine judiciaire nous en donne quelques marques, notamment lors du règlement de conflits impliquant des vassaux du roi et du comte : l’évêque d’Agen contre l’abbé de Moissac, l’évêque de Clermont contre la commune, le fils du comte de Rodez contre l’abbaye de Gaillac, etc. Chaque fois, le roi se saisit de l’affaire à l’appel d’une partie ; chaque fois le comte proteste qu’il est compétent pour juger et que le roi nuit à son autorité et acceptant l’affaire.
16Dans le même ordre d’esprit, il a été observé par les historiens que le comte de Poitiers répercutait fidèlement les ordonnances royales de la fin du règne dans ses domaines, notamment pour le port d’armes et les expropriations des juifs. De fait, le comte est incontestablement un puissant relais de la politique capétienne, plus que royale. Dans ces deux cas, il s’agit de la continuation de politiques déjà en germe sous Philippe Auguste. Dans les deux cas, le comte donne sa propre ordonnance qu’il fait appliquer pour son propre profit politique et financier. La proximité intellectuelle des deux frères est évidente ; ils partagent une même vision de la société et de leur rôle. Mais cette proximité, peut-être doublée d’un certain passif entre les deux hommes, les conduit à une rivalité politique dangereuse pour le roi.
17C’est en cela que la querelle entre Alphonse de Poitiers et Louis IX intéresse les historiens. Au-delà d’un élément de la vie curiale, il s’agit surtout d’un révélateur de l’évolution idéologique du pouvoir royal dont, modestement, le comte est l’un des instigateurs… à son corps défendant. Alors que les légistes ont entamé un travail doctrinal pour dissocier la fonction royale – la Couronne – de la personne du roi, et pour endiguer la conception encore assez patrimoniale du pouvoir, le comte de Poitiers incarne les prétentions inverses. C’est parce qu’il prétend exercer sur ses terres des droits comparables à ceux du roi qu’il représente une interprétation dangereuse pour les défenseurs de l’autorité royale.
18L’ambiguïté sur le rôle des frères du roi est probablement en partie née de la volonté testamentaire de Louis VIII de doter « royalement » les cadets. La première génération d’apanages (avant la lettre) est une expérimentation aux contours juridiques très imprécis au début du xiiie siècle, et dont les implications politiques ne sont pas mesurées immédiatement15. Ce n’est qu’après la croisade d’Égypte, que Louis IX prend pleinement conscience du problème et prend des décisions fortes pour en limiter les conséquences. Les conditions mises à la création des apanages de ses cadets sont notamment bien plus drastiques, avec une clause de retour explicite et des territoires bien plus réduits. Parallèlement, il tente de créer des précédents à l’occasion de la succession de Jeanne de Boulogne, pour soustraire les apanages à la règle commune de succession des biens.
19Les années 1255-1270 correspondent ainsi à une phase de mise en pratique de la théorie du pouvoir royal telle qu’elle s’est développée depuis la fin du règne de Philippe Auguste. Elle implique, du point de vue symbolique, de faire du roi une personne parfaitement singulière, y compris au sein de la famille royale restreinte. La brouille des deux frères repose sans doute sur cet accaparement par le roi du programme capétien, et Alphonse de Poitiers rappelle de manière constante qu’il est parfaitement capable de l’appliquer, pour éviter d’être déclassé en quelque sorte. En cela, la personnalité de Louis IX, écrasante, a profondément aidé le processus de renforcement de la majesté royale, tout comme le légalisme absolu dont font généralement preuve les Capétiens. Jamais le comte ne se dresse en ennemi, jamais il ne conteste la prééminence du roi même lorsque cela lui pèse.
Un entourage commun
20La proximité des frères est donc trompeuse pour l’historien, puisqu’elle cache une différence de conception du pouvoir qui paraît essentielle à cette époque. Mais à sa décharge, elle est alimentée par la non moins grande proximité entre les serviteurs du comte de Poitiers et du roi16. Le principal homme de confiance d’Alphonse, Philippe, trésorier de Saint-Hilaire de Poitiers, est visiblement un proche du roi Louis. Vers 1252, Philippe écrit en termes très familiers au roi pour le tenir au courant de l’état de santé du comte de Poitiers et de son vœu de retourner en croisade. On sait également qu’il est issu d’une famille du sud du bassin parisien, implanté à Champlan, et que son frère, Jean de Gometz, est chanoine de Chartres et de Paris et travaille pour Louis IX comme enquêteur17.
21Alphonse s’entoure essentiellement d’hommes venant de la vallée de Chevreuse et de ses alentours – entre les terres du douaire de Blanche de Castille et les anciennes possessions des Montfort – comme les « frères de Chevreuse » (les chevaliers Gui et Hervé), Guillaume de Vaugrigneuse, les Chennevières, les Voisins, Jean de Sours ou Jean des Granges. Le réseau de petits chevaliers que tisse autour de lui Alphonse a donc soit des liens directs avec la cour capétienne, soit avec celle des Montfort, dont on sait que les Capétiens reprirent la politique en Languedoc. Que l’un des premiers sénéchaux installés dans le Midi par Alphonse soit Pierre de Voisins, issu d’une famille de Chevreuse arrivée en Languedoc avec les Montfort, n’est d’ailleurs pas un hasard. En conséquence, si les lignes de force de la politique d’Alphonse de Poitiers ressemblent à ce point à celles du roi, c’est aussi et peut-être surtout, parce qu’ils sont conseillés par des hommes formés dans une même idéologie et dans un même programme de gouvernement, quand il ne s’agit pas tout bonnement des mêmes hommes. C’est par exemple le cas célèbre de Gui Foucois, futur Clément IV18.
22Cette communauté de personnel explique une communauté d’esprit et de pratiques, qui s’observe par exemple avec la mise en place parallèle d’un système judiciaire adapté à la dilatation des domaines capétiens. Cette réforme remonte à Philippe Auguste avec l’instauration des baillis qui sont des représentants directs du roi sur son domaine. Mais elle est étendue au milieu des années 1250 avec la mise en place d’un dispositif parallèle dédié à l’exercice de la justice. Car, entretemps, le pouvoir royal a massivement promu l’enquête comme la principale modalité de la preuve, voire comme outil de gouvernement. Or, elle nécessite un personnel nombreux et compétent pour être conduite selon les formes ; personnel dont ne disposent pas les bailliages et sénéchaussées. Le système mis en place vers 1250 double donc celui hérité de Philippe Auguste, et repose sur l’envoi temporaire mais régulier de personnages issus du parlement royal pour assister les baillis. Il est systématisé par Alphonse selon une hiérarchisation triple, qui n’est pas sans rappeler l’organisation mise en place à la même époque par Louis et que les Olim laissent entrevoir :
des assises locales, qui représentent en quelque sorte le système normal ;
des tournées d’enquête de réparation confiées à des mendiants, qui appartiennent au symbole et doivent permettre de limiter le coût d’appel à la justice du suzerain ;
des conseillers du prince envoyés en mission (un clerc, un laïc), chargés de régler certaines affaires particulières (impliquant notamment les grands vassaux) ou de conseiller en général le sénéchal.
23Là encore, on observe une certaine porosité entre les groupes de conseillers envoyés en soutien dans le domaine. Certains enquêteurs employés par Alphonse de Poitiers ont une carrière ailleurs en parallèle, y compris au service du roi. C’est notamment le cas de Guillaume Roland, Guillaume de Vaugrigneuse et d’Henri de Vézelay. Leur nombre est limité, et les véritables cadres de la cour comtale restent au service exclusif d’Alphonse de Poitiers ; mais ils appartiennent généralement à des familles ou des cercles qui font carrière dans l’orbite capétienne en général, tels que les frères Jean et Philippe de Gometz déjà cités.
24Au-delà du partage des hommes, il faut également évoquer le partage des idées. L’administration capétienne n’évolue pas en vase clos, et elle est fille de son temps. Une partie des évolutions qui peuvent être observées au cours du xiiie siècle naissent de réflexions portées par plusieurs cours princières, et ne sont pas forcément le reflet d’une pensée spécifiquement royale ni capétienne. Les évolutions de la comptabilité domaniale, outil très technique, en sont un parfait exemple. Gérard Sivéry voyait dans la tenue des comptes royaux la trace d’un archaïsme propre aux Capétiens par rapport aux raffinements des comptabilités marchandes italiennes ou flamandes19. Mais elle partage en réalité des traits extrêmement communs avec d’autres comptabilités domaniales, notamment celle du duché de Bretagne20, ou les comptabilités manoriales anglaises. De mêmes solutions techniques apparaissent concomitamment sur plusieurs territoires, à commencer par l’appointement d’officiers locaux dédiés aux comptes dans les bailliages et sénéchaussées, les receveurs, qui intervient en Bretagne comme dans le domaine royal autour des années 1265-1280. Ces officiers sont d’ailleurs pour partie inspirés des clavaires provençaux, dont les comptes rendus à Charles d’Anjou dans les années 1260 ressemblent, eux aussi, aux comptes abrégés du domaine capétien.
25Dans un domaine voisin, les réflexions de Brunetto Latini dans le Trésor sur la gestion domaniale témoignent d’une véritable circulation des modèles. Comparant le système français à celui des villes italiennes, il s’en prend à l’affermage des revenus :
« [les officiers] sont de deux manieres : une qui sont en France et es autres pais qui sont sozmis à la seignorie des rois et des autres princes perpetuels, qui vendent les prevostez et les baillent a ceulx qui plus les achatent ; po gardent ne lor bonté ne le profit des borjois21 ».
26Implicitement, il dénonce l’avarice de ces fermiers, par comparaison à l’implication bénévole des citoyens des villes italiennes. Joinville partage d’ailleurs ce constat lorsqu’il rapporte la réforme de la prévôté de Paris par Louis IX. Face à la corruption des prévôts fermiers de leur charge, le roi décide de mettre fin à la vente aux enchères, « ains donna gages bons et grans a ceulz qui des or en avant la garderoient ; et toutes les mauveses coustumes dont le peuple pooit estre grevé il abati22 ». Mais en dehors du cas spécifique de Paris, le roi conserve le fermage et considère que la clé de la réforme revient à conserver la faculté de choisir « bons prevos et bons ballis23 ». Cet univers des serviteurs du prince est donc au fait des alternatives, de leurs avantages et inconvénients, et ils guident les choix du prince sous l’influence des modes administratives de leur temps.
27Dans le même ordre d’idée, et dans le domaine judiciaire à nouveau, les deux frères faisant face aux mêmes problèmes de dilatation de leurs domaines tendent à apporter des solutions semblables. On observe dans les deux administrations une réelle difficulté à juger en un seul lieu – le parlement comtal ou royal – des affaires relevant de nombreuses coutumes non seulement différentes, mais mal définies. En effet, la procédure d’appel connaît une très forte extension, le comte et le roi tendant à l’imposer pour contrôler et hiérarchiser les justices seigneuriales et communales24. Pour Alphonse de Poitiers c’est tout particulièrement le cas pour la justice consulaire de Toulouse, dont il entend ainsi réduire les prétentions à l’autonomie. En retour, les affaires affluent à Paris où se trouvent les conseillers du prince, peu au fait des particularités du droit local. La correspondance administrative du comte de Poitiers témoigne ainsi de très nombreuses demandes de précisions envoyées aux sénéchaux afin de connaître l’état exact de la coutume qui s’applique et permettre au parlement comtal de juger.
28Face à ce problème commun, la première solution est largement partagée, quoique sans doute davantage portée par l’entourage royal. L’entreprise de rédaction des coutumes, comme outil de cristallisation du droit, traverse toute la deuxième moitié du xiiie siècle avec des fortunes diverses25. Alphonse de Poitiers fait des tentatives et demande à ses sénéchaux à partir de 1268 de faire mettre par écrit les droits coutumiers et les règlements des villes (Toulouse, Poitiers pour les métiers). Mais les résultats se font attendre, et seules les coutumes d’Agen, promulguées sans doute peu après la mort du comte, semblent vraiment être l’aboutissement des exigences comtales. Le domaine royal, grâce au travail de juristes proches de la cour tels que Pierre de Fontaines, puis Philippe de Beaumanoir pour le Beauvaisis, dispose plus rapidement d’outils pratiques. Mais il est évident que l’entreprise de rédaction des coutumes répond plus à un problème global d’institutions judiciaires aux compétences territoriales étendues, qu’à une volonté princière ou personnelle.
29Le cas de Toulouse est d’ailleurs intéressant de ce point de vue, puisqu’il présente une expérimentation administrative lancée par l’administration comtale et reprise par l’administration royale. C’est à l’occasion de son passage à Toulouse sur la route de la croisade, que le comte de Poitiers tient un premier véritable parlement dans la ville. Il y reçoit pendant un mois les justiciables de tous ses états méridionaux, faisant à nouveau de Toulouse un centre administratif et judiciaire dont le ressort dépassait celui du comté. Cette expérience, sans doute très appréciée, est reprise par Philippe III après 1271. Les comptes royaux attestent l’envoi pratiquement annuel de conseillers de la curia regis à Toulouse pour y tenir des grands jours avant la lettre, et ce jusqu’à 1285. C’est alors un cas unique, en dehors de l’Échiquier de Normandie, et qui correspond au souhait des justiciables de pouvoir bénéficier d’une justice de dernier ressort sans aller à Paris. Pour le prince, c’est sans doute l’occasion de disposer d’un pôle administratif intermédiaire susceptible d’alléger le travail de la cour. D’ailleurs le sénéchal de Toulouse Eustache de Beaumarchais, homme de confiance et à tout faire du roi dans le Midi, se voit doté de prérogatives bien plus larges que les sénéchaux de Toulouse de l’époque d’Alphonse de Poitiers. Enfin, c’est encore à Toulouse qu’est appointé le premier receveur connu pour le Midi, Pierre de Fontaines, en 1272, et qui semble avoir compilé au moins un temps les comptes des autres sénéchaussées méridionales avant de les transmettre à la cour des comptes26.
⁂
30Pour conclure, il importe de remarquer que du point de vue de son administration, le roi Louis IX n’est pas singulier. La construction hagiographique postérieure a convoqué les réalisations du roi dans ce domaine pour ajouter à sa sainteté et l’ériger en monument. Mais les principales réformes de son règne sont portées tout à la fois par ses frères, et en particulier par Alphonse de Poitiers, parce qu’elles sont l’aboutissement de réflexions plus anciennes ou partagées par toutes les cours souveraines de l’époque. L’obsession pour la moralisation de l’administration, la fameuse grande ordonnance de 1254, est déjà en germe sous Philippe Auguste, et fait écho à des discours déjà anciens et récurrents en Angleterre.
31Alphonse de Poitiers, le roi et leurs serviteurs les plus proches sont les porteurs d’une vision de la société, et c’est précisément ce projet politique partagé qui met les deux frères en concurrence. Du vivant de Louis IX, le roi n’est pas encore l’unique porteur du programme idéologique capétien, mais entend le devenir. C’est la mort d’Alphonse, un an après son royal ainé, qui règle le problème en liquidant cette génération, Charles d’Anjou étant occupé par ses entreprises italiennes. Avec la disparition d’un prince qui possédait le quart de la France, le pouvoir royal récupérait non seulement un héritage foncier considérable, mais également le monopole de l’héritage politique capétien. Si Alphonse de Poitiers finit par être enseveli dans la basilique Saint-Denis, devenue sous Louis IX nécropole dynastique et royale, ce n’est absolument pas parce que, comme il l’avait défendu de son vivant, il était « frère du roi », mais parce que Philippe III entendait capter l’ensemble de cet héritage au profit de la Couronne.
Notes de bas de page
1Voir en particulier l’ouvrage de référence, ancien mais toujours utilisé, Boutaric Edgard, Saint Louis et Alphonse de Poitiers, op. cit. Pour une approche plus récente, voir Chenard Gaël, L’administration d’Alphonse de Poitiers, op. cit.
2Lewis Andrew W., Le sang royal : la famille capétienne et l’État, France, xe-xive siècles, Paris, Gallimard, 1986, p. 169 sq. Nous renvoyons aussi à la communication de Lindy Grant dans ce volume sur la mise en scène d’une famille royale idéale et soudée.
3Le Goff Jacques, Saint Louis, op. cit.
4Ibid., p. 17.
5Sur la captation de l’héritage d’Alphonse de Poitiers, voir Chenard Gaël, « L’exécution du testament d’Alphonse de Poitiers (1271-1307) : vouloir et pouvoir après la mort du prince », dans Bibliothèque de l’École des chartes, no 167, 2009, p. 375-390.
6L’itinéraire du comte de Poitiers a été établi par Fournier Pierre-François et Guébin Pascal, Enquêtes administratives d’Alfonse de Poitiers : arrêts de son parlement tenu à Toulouse et textes annexes, Paris, Imprimerie nationale, 1959, p. xviii-xxi.
7Cronica fratris Salimbene de Adam, éd. G. H. Pertz, in Monumenta Germaniae historica. Scriptorum 32, 1925-1933, p. 222-225.
8Moufflet Jean-François, Autour de l’Hôtel de Saint Louis, op. cit.
9Sur le traité de Paris et sa présentation par Matthieu Paris, nous renvoyons à la contribution d’Amicie Pélissié dans ce même volume.
10Joinville Jean de, Vie de Saint Louis, op. cit., p. 185.
11Sur le caractère secret des négociations, voir Delaborde François, « Instructions d’un ambassadeur envoyé par Saint Louis à Alexandre IV à l’occasion du traité de Paris (1258) », Bibliothèque de l’École des chartes, no XLIX, 1888, p. 630-634.
12Voir notamment Chenard Gaël, « Hériter du Toulousain : Alphonse de Poitiers entre Capétiens et Raymonides », in Claudine Pailhès (dir.), 1209-1309 : un siècle intense au pied des Pyrénées, Foix, archives départementales de l’Ariège, 2010, p. 125-140 ; « De Paris à Toulouse, les bases d’une principauté capétienne dans le Midi », in Dominique Bidot-Germa, Pierre Courroux et Véronique Lamazou-Duplan (dir.), Gouverner et administrer les principautés des Alpes aux Pyrénées (xiiie-fin xve siècle), Pessac, Ausonius, 2023, [https://una-editions.fr/gouverner-et-administrer-les-principautes-des-alpes-aux-pyrenees], consulté le 6 septembre 2023.
13Sur la frappe de cette monnaie et pour les aspects numismatiques, voir l’article très complet de Teboulbi Amel, Bompaire Marc et Barrandon Jean-Noël, « Les monnayages d’Alphonse de Poitiers. Étude par analyses élémentaires. Comparaison avec le monnayage antérieur de Toulouse », Revue numismatique, no 164, 2008, p. 65-127.
14Ibid., p. 67-69.
15Sur ce point voir Lewis Andrew W., Le sang royal, op. cit., p. 210 sq. Pour une autre synthèse, nous nous permettons également de renvoyer à Chenard Gaël, L’administration d’Alphonse de Poitiers, op. cit., p. 127 sq.
16Nous renvoyons en guise de référence pour les développements qui suivent à Chenard Gaël, L’administration d’Alphonse de Poitiers, op. cit., p. 273-328.
17Bien que le trésorier Philippe ne soit jamais identifié par son patronyme dans les sources, nous disposons de la donation pieuse faite à l’Hôtel-Dieu de Paris par Marie de Gometz, dite la châtelaine de Champlan, pour le repos des âmes de ses frères Jean et Philippe (Inventaire sommaire des archives de l’Hôtel-Dieu de Paris, 1882, no 3754).
18Dossat Yves, « Guy Foucois, enquêteur réformateur, archevêque et pape », Cahiers de Fanjeaux, no 7, 1972, p. 23-58. Chenard Gaël et Dejoux Marie, « Gui Foucois, serviteur d’Alphonse de Poitiers et de Saint Louis », Cahiers de Fanjeaux, no 57, 2023, p. 25-57.
19Sivéry Gérard, Saint Louis et son siècle, op. cit., p. 225.
20Jones Michael, Comptes du duché de Bretagne, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, en particulier les abrégés de comptes ducaux (1262-1275).
21Cité d’après Gilli Patrick, « Cité et citoyens dans la pensée politique italienne et française (fin xiiie-fin xive siècle) », in Anne Lemonde et Ilaria Taddei (dir.), Circulation des idées et des pratiques politiques. France et Italie (xiii e-xvie siècle), Rome, École française de Rome, 2013, p. 33-57, ici p. 33.
22Joinville Jean de, Vie de Saint Louis, op. cit., p. 576, § 717.
23Ibid., p. 594, § 753.
24Voir Forcadet Pierre-Anne, « Origines de l’appel judiciaire », art. cité. L’essor même de la procédure d’appel, clairement porté par le roi comme par le comte de Poitiers, sont un exemple en soi des politiques portées communément par les princes capétiens tout au long du xiiie siècle.
25Voir en dernier lieu Kuskowski Ada-Marie, Vernacular Law. Writing and the Reinvention of Customary Law in Medieval France, Cambridge, Cambridge University Press, 2022.
26Pierre de Fontaines est cité pour la première fois dans le Saisimentum du comté de Toulouse, en 1272, qui recueille les hommages des vassaux des anciens états d’Alphonse de Poitiers dans le Midi. Il reste en poste jusqu’en mai 1287. Il n’est pas certain qu’il soit lié familialement à son homonyme, le juriste Pierre de Fontaines, auteur du Conseil à un ami, mort en 1267.
Auteur
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Gaël Chenard
Archives départementales de la Creuse.
Gaël Chenard, archiviste-paléographe, né en 1982, est actuellement directeur des Archives départementales de la Creuse. Ses recherches portent sur le gouvernement et l’administration capétienne, ses hommes, ses institutions et ses pratiques. Dans sa thèse de l’École nationale des chartes, comme dans sa thèse de doctorat, il a privilégié pour ce faire les archives du frère de Louis IX, Alphonse de Poitiers, en particulier ses comptabilités. Outre de nombreux articles, il est l’auteur de l’ouvrage de référence sur la principauté alphonsine, L’administration d’Alphonse de Poitiers, Paris, Classiques Garnier, 2017.

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