Postface
p. 383-390
Texte intégral
La statistique, n. fem.
1Au début des années 2010, Isabelle Bruno et moi-même travaillions sur le benchmarking, c’est-à-dire sur les méthodes de management qui se sont répandues comme une traînée de poudre pendant les années 2000 dans les administrations publiques et qui reposent sur des objectifs à atteindre, des tableaux de bords et des palmarès. Nous nous sommes aperçus que de nombreux acteurs de terrain luttaient contre ces nombres qui les heurtaient, non en s’efforçant d’échapper au quantitatif, mais au contraire au moyen d’autres nombres qui leur servaient d’outils d’émancipation. Ces acteurs renouaient ainsi avec la longue tradition, qui avait tendance à être un peu trop oubliée, des usages démocratiques de la quantification. Ils montraient que les chiffres donnent assurément du pouvoir, mais pas systématiquement aux puissants : les dominés peuvent aussi s’en saisir.
2En 2012, nous avons alors organisé une conférence intitulée « Statactivisme » portant sur les expériences de réappropriation du pouvoir émancipateur des statistiques (Bruno, Didier et Prévieux, 2014). Notre but était de cartographier ces expériences et de questionner les tensions qu’elles révélaient. Convaincus que la critique se construit à l’intersection d’un large spectre de pratiques, nous avions réuni des universitaires, des militants et des artistes qui présentaient leurs recherches dans ce sens chacun dans son langage. Pourtant, malgré cette ambition panoptique, il faut bien avouer que les pratiques féministes du statactivisme nous ont alors échappé – comme nous le rappellent d’ailleurs cruellement, mais justement, Soline Blanchard et Sophie Pochic dans l’introduction à cet ouvrage.
3On pourrait se lancer dans une introspection sociologique (et un tantinet masochiste) visant à expliquer les causes d’une telle myopie, mais comme le présent livre vient heureusement éclairer ce vaste continent, je préfère utiliser l’espace qui m’est généreusement offert pour demander comment les femmes reformatent les statistiques et, en sens inverse, comment des chiffres renforcent les luttes féministes.
4La statistique est une discipline dans laquelle les femmes ont très tôt joué un rôle souvent inaperçu mais essentiel. D’abord, elles ont occupé les fonctions de calculatrices. Dès les années 1930, comme le montre la photo ci-dessous, des armées de femmes ont tracé sur des cartes géographiques les zones dont seraient chargés les enquêteurs et faisaient fonctionner les machines à calculer avec leurs résultats. Les femmes étaient alors réputées pour être « patientes, travailleuses, méticuleuses », compétences qui conviennent au calcul.
5On retrouve aussi ce trait dans les observatoires astronomiques, comme le montre le film de Theodore Melfi Les figures de l’ombre, sorti en 2017, qui se déroule dans les années 1950 et où ce sont des femmes, noires pour le coup, qui calculent les trajectoires des fusées que la Nasa s’apprête à lancer.

Cliché, Iowa State College, 1937.
6Les enquêteurs ont aussi souvent été des enquêtrices, au moins aux États-Unis. En effet, la passation du questionnaire était considérée comme une petite invasion de la sphère intime de l’enquêté et l’on pensait que les femmes seraient les plus aptes à cet exercice. En France, pendant les années 1950 à l’Insee, les calculatrices étaient aussi des femmes. Les enquêteurs, eux, étaient des hommes que l’on choisissait parce qu’ils étaient d’anciens fonctionnaires, donc proches de l’administration (Peneff, 1988). Mais ceci a changé et, aujourd’hui, ils ont presque tous été remplacés par des femmes télé-enquêtrices, notamment dans les institutions de sondage travaillant en sous-traitance pour la statistique publique (Hugrée et Kairn, 2008).
7Cette entrée dans la profession statistique par le calcul et comme petites mains a permis par le passé à certaines figures féminines de gravir les échelons. On peut citer l’exemple de Gertrude M. Cox, entrée dans le département de statistique de l’université d’État d’Iowa comme calculatrice, mais qui a été la toute première personne à être diplômée d’un master en statistique par son université en 1931, et qui par la suite a fondé le département de statistique de l’université d’État de Caroline du Nord (Heyde et Seneta, 2001). Dans un autre contexte, à la London School of Economics, Margarett Hogg a signé avec Arthur Bowley l’ouvrage de référence qui a établi les procédures de tirage aléatoire dans les enquêtes par sondage (Bowley et Hogg, 1925).
8Bien sûr, on reconnaît ici une structure de domination très classique : une armée de femmes chargées de tâches jugées subalternes, « petites mains », dirigées par un groupe d’hommes dans lequel un petit nombre de femmes parvient néanmoins à entrer. Pourtant, cette structure mérite tout de même d’être décrite car, non seulement elle montre encore une fois que l’on ne devrait pas dire « données », mais « construites » – car les femmes construisaient les chiffres –, mais surtout que le féminin du nom « données » est peut-être plus qu’une coïncidence. La contribution des femmes au développement de la statistique a été décisive. Sans elles, il n’y aurait pas eu de données.
9En sens inverse, quel a été l’apport des statistiques à la lutte des femmes pour l’égalité professionnelle ? Ce livre met très clairement en évidence, et c’est très nouveau du point de vue du statactivisme, que les femmes et les féministes se sont emparées de l’outil statistique pour défendre l’égalité, et que cet outil a servi la cause en étant conjugué à l’appareil du droit.
10Le droit apparaît parfois comme un instrument de coercition ou un vecteur de domination tendant à reproduire l’ordre établi – le droit, ce serait l’État, et donc le conservatisme. Pourtant, comme le mouvement Law and Society provenant des États-Unis nous a maintenant habitués à le penser, il peut être « retourné » et devenir une arme aux mains des militants qui mènent une action collective contre les discriminations (Israël, 2009). Dans ce cadre, le rôle conjoint de la quantification est habituellement ou bien tout simplement ignoré, ou bien apparaît comme un simple détail, une conséquence, certes nécessaire, mais laborieuse, ennuyeuse et sans enjeu, du combat plus proprement juridique.
11Pourtant, dans le cas qui nous occupe ici, les armes du droit, qui existent depuis le début du xxe siècle comme le rappelle Michel Miné dans cet ouvrage, si elles sont certes nécessaires, semblent n’avoir qu’une faible efficacité si elles ne sont pas associées aux dénombrements. Cette complémentarité du droit et de la statistique se décline dans ce livre de trois façons complémentaires. Premièrement, ils définissent ensemble les catégories socioprofessionnelles qui permettent les comparaisons de genre. Deuxièmement, le droit organise la collecte de statistique en vue des négociations collectives entre le patronat et les représentants des salariés. Enfin, la statistique est mobilisée dans le cadre des procédures judiciaires comme preuve ou indice de discrimination.
12Les inégalités se traduisent en problèmes de catégorisation en premier lieu parce que les hommes et les femmes n’occupent pas les mêmes postes. En effet, il y a des occupations qui sont plus « féminines » à la fois quantitativement et aussi culturellement, au sens où la société considère qu’elles correspondent aux « compétences des femmes ». Comparer les rémunérations des hommes et des femmes implique donc de comparer des emplois différents, mais que la société juge peu ou prou de niveau égal. Pour y parvenir, l’OIT propose depuis les années 1950 la notion de « travail de valeur égale », notion qui a été déclinée de manière précoce dans le droit au Canada (voir Valérie Tanguay) et plus tardivement dans d’autres pays européens comme la Suède et le Danemark (voir Susan Milner). Mais comment établir la « valeur » du travail autrement qu’avec les salaires (qui sont donc biaisés par l’inégalité de genre), c’est-à-dire autrement qu’au moyen de son prix ? Il faut alors repenser les catégories d’emploi au regard de diplômes ou de compétences qui jusqu’ici étaient mal prises en compte ou socialement dévaluées. Autrement dit, la question quantitative force à repenser les correspondances entre classifications établies juridiquement dans et entre les différentes branches, ce qui pose particulièrement problème en France (voir Séverine Lemière et Rachel Silvera).
13En effet, la tradition française repose davantage sur la négociation collective directe, au sein des entreprises, entre les employeurs et les représentants des salariés. La loi donne seulement un « cadre » à ces négociations sociales. Vincent-Arnaud Chappe relate de manière très éclairante l’histoire détaillée du « Rapport de situation comparée » (RSC) entre les hommes et les femmes depuis la loi Roudy de 1983. L’objectif de ce rapport était de mettre en évidence, quantitativement, les différences de rémunérations et de situations entre hommes et femmes, afin de les corriger. Si la loi définit la batterie d’indicateurs statistiques qui doivent être rendus public par l’entreprise pour que les deux parties puissent s’appuyer dessus lors des négociations, ces données s’avèrent, en fait, toujours « sous-définies », ce qui permet au patronat de les contourner. Au point qu’en 2015 la loi Rebsamen est même revenue sur l’obligation de produire un tel RSC et l’a remplacé par une Base de données économique et sociale (BDES) dont on ne sait pas encore bien quels seront les effets. Ainsi, les trois premières contributions du livre montrent bien que le combat syndical a traduit les questions de droit en questions de production de connaissances statistiques, dénigrées comme lourdes et coûteuses à produire par le patronat, mais permettant au salariat de re-saisir les différences de traitement selon le genre.
14La prolifération de palmarès de féminisation des instances dirigeantes depuis une dizaine d’années décrite par Soline Blanchard, dont les tableaux sont tout simplement édifiants, montre qu’à différentes méthodes statistiques sont associées différents sens de la justice, comme Vincent-Arnaud Chappe et Sophie Pochic le mettent d'ailleurs en évidence. Dans le cas des palmarès, l’État s’est lui-même retrouvé désarmé face aux remises en cause de l’outil RSC par les organisations patronales. Il a alors choisi d’accompagner l’essor de ces nouvelles formes de quantification managériale focalisées sur les élites féminines et dont les vertus sont bien plus incitatives que réglementaires. Il a légiféré tout de même sur la représentation équilibrée des hommes et des femmes dans les instances dirigeantes (voir Anne-Françoise Bender) et a établi un appareil de sanctions en cas de non-respect de la loi. Pierre Lescoat et Claire Dambrin montrent cependant, sur le cas de l’évaluation des traders (et tradeuses ?), que ces palmarès, classements ou rankings peuvent parfaitement être biaisés par les évaluateurs. Leur étude de cas sur la City à Londres rappelle par exemple que la qualité de « combativité » est jugée positivement chez un homme, mais toujours négativement chez une femme. Ainsi, dans un cadre où la négociation au sein des entreprises est fortement valorisée, la loi est le cadre, fixé a priori ou qui rattrape a posteriori les pratiques de quantification, et qui est plus ou moins respecté, dans lequel la statistique est l’objet réel des interactions entre les différents acteurs y prenant part.
15Enfin, troisièmement, la statistique peut aussi jouer un rôle majeur dans le cas de procédures judiciaires intentées contre un employeur pour faits de discrimination. Hazel Conley montre que ce cas relèverait plutôt du modèle anglo-saxon de la jurisprudence, selon lequel l’égalité de genre s’imposerait au moyen de condamnations, exemplaires, prononcées contre les infractions au principe antidiscriminatoire. Mais Michel Miné montre que de telles procédures ont lieu en France aussi. Ces contentieux relèvent presque toujours du droit civil car le régime de preuve et de réparation y est plus favorable aux victimes. Il détaille plusieurs affaires passionnantes qui portent sur la discrimination à l’embauche et sur les progressions de carrière, pour des motifs de discrimination sexuée et raciale. Le recours aux données quantitatives permet de sortir de la pensée par cas, propre au procès (et, ajoutons, à la médecine) pour porter le regard sur les différences collectives de traitement, ce qui permet au juge de présumer l’existence d’une discrimination systématique. On rappellera qu’une telle méthode, désormais légitimée en droit par « l’action de groupe » a été employée récemment avec succès dans le cadre d’une procédure pour discrimination raciale – pour les relations entre les jeunes avec la police et le contrôle au faciès (Ben Achour, 2017).
16Ainsi, les luttes féministes nous apprennent qu’il faut prolonger les principes du droit en comptant, concrètement, car seule cette opération permet de rendre visible et objectiver les inégalités sexuées, comme l’illustre l’action de l’Anact en matière de santé et pénibilité au travail des femmes (voir Florence Chappert et Soline Blanchard). La statistique n’est pas le détail du principe juridique, elle est son véritable bras armé, car c’est elle qui capture le réel et permet donc de le transformer. On ne s’étonnera d’ailleurs pas de ce rôle capital joué par les chiffres, quand on songe qu’il s’agit « d’égalité », et que l’égalité s’écrit entre deux quantités.
Bibliographie
Ben Achour Slim, 2017, « La bataille contre les contrôles au faciès (saison 1) », Délibérée, vol. 1, no 1, p. 86‑90.
Bowley Arthur Lyon et Hogg Margaret H., 1925, Has Poverty Diminished ? A Sequel to « Livelihood and Poverty », Londres, PS King & Son.
Bruno Isabelle, Didier Emmanuel et Prévieux Julien, 2014, Statactivisme : comment lutter avec des nombres, Paris, Zones.
Heyde Chris C. et Seneta Eugène (dir.), 2001, Statisticians of the Centuries, New York, Springer.
Hugrée Cédric et Kern Abigaïl-Laure, 2008, « Observer des télé-enquêteurs », Genèses, vol. 3, no 72, p. 102-118.
Israël Liora, 2009, L’arme du droit, Paris, Presses de Sciences Po.
Peneff Jean, 1988, « The Observers Observed : French Survey Researchers at Work », Social Problems, vol. 35, no 5, p. 520-535.
Auteur
-
Emmanuel Didier
Directeur de recherche en sociologie au CNRS, Centre Maurice Halbwachs (CMH, CNRS/ENS/EHESS)

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