Mesurer les inégalités de genre dans les organisations : des aspects techniques aux enjeux politiques
p. 309-330
Texte intégral
1Mesurer les inégalités femmes-hommes constitue une étape à la fois importante et ardue dans l’élaboration d’une politique d’égalité et, plus largement, de gestion de la diversité. Certaines données sont assez simples à collecter car elles s’appuient sur des tableaux croisés avec des variables sociodémographiques déjà existantes dans les fichiers du personnel : sexe, âge, nationalité, etc. Pour d’autres données, cela suppose tout un travail de construction pour débusquer les discriminations indirectes, estimer le degré d’adhésion aux politiques d’égalité ou saisir le sentiment de discrimination des salariés.
2Ces indicateurs de gestion sont essentiels car ils doivent permettre de poser un diagnostic, de se fixer des objectifs, d’assurer un pilotage et un suivi des actions et, enfin, de mesurer la performance des politiques d’égalité professionnelle. Ce processus de recueil de données quantitatives n’est pas seulement technique, il révèle aussi un processus de construction sociale et politique qui mobilise les relations de pouvoir des parties prenantes impliquées dans les enjeux de l’égalité au travail.
3Cette contribution vise à investiguer les enjeux techniques, symboliques, sociaux et politiques de la construction de ces indicateurs d’égalité professionnelle. Après avoir présenté les principaux outils et indicateurs déployés aujourd’hui dans les organisations et mis en lumière leur processus de production et les enjeux sous-jacents, deux études de cas – une entreprise du secteur des médias et une université publique – proposent un éclairage situé de ces phénomènes.
4La mesure des discriminations est « méthodologiquement complexe » et « politiquement sensible » (Mirna et Simon, 2013). La construction des indicateurs est en effet autant une élaboration technique qu’une construction sociale (Zannad, Stone et Cornet, 2013).
Les indicateurs de l’égalité entre les femmes et les hommes
Rôles et qualités d’un indicateur de gestion
5Tout indicateur de gestion a une utilisation précise qui justifie sa formalisation. Il doit permettre d’informer et de contribuer à la réalisation d’un objectif de départ, mais aussi de mesurer l’impact d’une politique et de comparer l’existant à un référentiel, en mobilisant, par exemple, des méthodes issues du benchmarking, c’est-à-dire la comparaison avec d’autres entreprises et organisations ayant des caractéristiques similaires (voir la contribution de Soline Blanchard dans cet ouvrage). Les indicateurs permettent des comparaisons internes (analyse longitudinale et transversale) et externes (comparaison nationale et internationale). Les données en série permettent de dégager des tendances et évolutions : « Plus les comparaisons au passé sont nombreuses, plus on valide les tendances exprimées par l’indicateur et plus on crédibilise les projections faites pour le futur » (Taïeb, 1996, p. 39). Les indicateurs de gestion sont généralement réunis dans un tableau de bord, qui se définit comme un instrument de contrôle (Bouquin, 2004) et de pilotage du changement (Chiapello et Delmond, 1994). Traditionnellement, la plupart des indicateurs sont quantitatifs et en nombre assez restreint pour garantir le caractère « actionnable » du tableau de bord, mais ils peuvent être complétés par des études qualitatives qui permettent de les enrichir et de contextualiser les données. Les indicateurs permettent un regard réflexif sur les changements organisationnels apportés et leurs impacts, dans un souci d’amélioration continue.
6En matière d’égalité professionnelle, les indicateurs de gestion ont plusieurs objectifs : mesurer la « représentativité » d’un public-cible, évaluer la discrimination « objective » mais aussi « subjective », cerner le degré d’adhésion et de satisfaction en regard de politiques menées et, enfin, mesurer l’impact des mesures visant à rétablir l’égalité des chances.
Mesurer la « représentativité » d’un public-cible
7Plusieurs indicateurs sont susceptibles de donner une réponse à la question de la représentativité d’un groupe-cible (ici les femmes ou les hommes) dans une entreprise ou une organisation. Au Québec et au Canada, on parle d’« analyse différenciée selon les sexes », traduit en anglais par sex-disaggregated data and gender-sensitive information.
8Cette notion de « représentativité » d’une catégorie part du postulat que si un groupe représente un pourcentage dans une population globale, il devrait en être de même dans les différents sous-systèmes. Si on a un pourcentage plus élevé dans le groupe analysé, on va parler de surreprésentation avec, comme exemple, la surreprésentation des femmes dans l’emploi à temps partiel ou des jeunes dans les contrats précaires. À l’inverse, un pourcentage plus faible que celui de la population de référence montre une sous-représentation, comme, par exemple la sous-représentativité des femmes dans les conseils d’administration (voir la contribution d’Anne-Françoise Bender dans cet ouvrage).
9Cette question de la « représentativité » n’a de sens qu’au regard de la population de référence qui est considérée comme la norme. Le choix de ce groupe de référence est donc fondamental dans toute cette analyse. Cette analyse définit un seuil de représentativité, souvent affiché comme objectif. Ainsi, la norme implicite d’égalité entre les sexes est souvent une répartition de 50 % de femmes et 50 % d’hommes, transfert d’une « grammaire paritaire » issue du monde politique (Bereni et Revillard, 2008). Pourtant cette norme est le résultat d’une construction sociale, qui se doit d’être resituée dans son contexte national et régional mais aussi sectoriel. En matière de recrutement, une entreprise peut difficilement viser 50 % de femmes aux postes d’ingénieurs alors qu’elles ne sont que 16 à 20 % des étudiants de ces filières. Ici la norme visée devrait plutôt être la « proportionnalité » au regard de la présence des femmes dans les filières de formation.
10La mesure de la « représentativité » dans les différentes fonctions et métiers de l’entreprise et/ou dans ses différents niveaux hiérarchiques vise à objectiver la ségrégation horizontale et verticale au niveau d’une organisation. Dans les milieux académiques et administratifs, on estime généralement qu’il y a ségrégation horizontale, ou faible « mixité », quand il y a moins de 30 % de personnes d’un des deux sexes dans un métier et/ou une fonction. Pour mesurer la ségrégation verticale, et notamment le « plafond de verre » (faible présence des femmes aux plus hauts postes), on calcule souvent le pourcentage de femmes et d’hommes aux différents niveaux hiérarchiques et catégories socioprofessionnelles dans une organisation.
11On peut aussi s’intéresser à la « représentativité » d’une catégorie (Zannad, Stone et Cornet, 2013) en tant que bénéficiaire des politiques de gestion des ressources humaines (GRH) – recrutement, formation, congés parentaux, etc.
12En lien avec cette question de la représentativité, on peut souligner l’intérêt de collecter des données intersectionnelles, croisant les données ventilées par sexe avec l’âge (Grodent, 2015) ou l’origine ethnique, afin de montrer par exemple que les femmes immigrées sont les oubliées des politiques d’égalité des chances (Ouali, 2001).
13Par ailleurs, se pose la question de la comparaison à un groupe de référence quand on n’a pas les données globales, débat régulièrement amené sur la question des statistiques ethniques, notamment en France (Simon et Clément, 2006). En Belgique, le Centre pour l’égalité des chances produit des données statistiques nationales sur le marché du travail par groupe ethnique, croisées avec le sexe, qui permettent de mettre en perspective les données collectées dans une organisation ou une entreprise1.
Mesurer la discrimination : des audits de conformité au testing
14Pour certains auteurs, l’analyse de la « représentativité » d’un public-cible au sein d’une organisation n’a pas de sens (Amadieu, 2004). La « surreprésentation statistique » des femmes dans un groupe d’emplois n’est pas nécessairement synonyme d’égalité des chances (Laufer et Silvera, 2009). En effet, une concentration d’un groupe-cible peut être un signe de ségrégation et d’ethnicisation des métiers et des fonctions, de conditions de travail précaires et/ou de sous-statut d’emploi (Vertommen, Martens et Ouali, 2006). Ce qu’il s’agit plutôt de mesurer ce sont les discriminations, qu’elles soient directes ou indirectes.
15Dans ce cas, la mesure peut étudier la conformité des procédures de GRH avec la loi, dans une logique juridique et formelle (Laufer et Silvera, 2006). Le respect des contraintes légales – lois nationales contre les discriminations fondées sur le genre, le sexe, la situation familiale et l’état de grossesse – peut être évalué au travers des « audits de conformité » (Peretti et Saut, 2007). Elle peut aussi concerner les engagements formels tels que les conventions collectives de travail ou le respect de certaines normes européennes et internationales, comme les normes ISO 26000 ou celles du Bureau international du travail (BIT), estimé par des audits sociaux (Combemale et Igalens, 2006).
16Pour mesurer les discriminations, un dispositif expérimental, appelé testing, permet d’objectiver les pratiques de ressources humaines (RH). Dans le suivi des études menées par le BIT (2007), l’équipe de Jean-François Amadieu a proposé une telle mesure qui s’appuie sur un dispositif expérimental de simulation « toutes choses étant égales par ailleurs » (Amadieu, 2004 et 2006). Il vise à identifier les pratiques discriminatoires en regard de critères comme l’origine ou la pratique religieuse, le sexe, la situation familiale et l’orientation sexuelle, l’âge, etc. En réponse à une offre d’emploi, on envoie deux CV équivalents qui ne seront différents que pour la variable à tester. Cette pratique a surtout été utilisée pour évaluer les discriminations ethniques dans les processus de recrutement, notamment au travers du tri des CV, mais aussi des questions posées lors des entretiens d’embauche, notamment celles qui touchent à la situation familiale et au désir de maternité (Petit, 2004). Au-delà du recrutement, le testing pourrait être utilisé pour analyser d’autres processus de GRH comme les promotions ou les évaluations du personnel (Van der Plancke, 2007).
17Ces différentes mesures quantitatives de la discrimination peuvent utilement être complétées par des enquêtes par questionnaires sur la discrimination « subjective », qui renvoie à l’expérience et au ressenti d’un traitement différencié et injuste des publics-cibles (Mirna et Simon, 2013). Le Défenseur des droits réalise ainsi, depuis dix ans, un baromètre de perception des discriminations dans l’emploi sur un échantillon représentatif de la population de France métropolitaine2.
Évaluer les actions menées et leurs impacts ou résultats
18Le dernier type d’indicateurs quantitatifs utilisés, notamment exigés pour l’obtention des labels égalité ou diversité en France, est la liste des actions menées par une organisation en faveur de l’égalité de sexe. Les pouvoirs publics et les cabinets d’audit demandent souvent de décrire les actions réalisées en identifiant des indicateurs d’impact tels que le nombre d’actions menées ou encore le nombre de bénéficiaires de la mesure (Bruna, 2013 ; Scotto, 2015). On a ainsi des indicateurs de moyens, pas toujours complétés par des indicateurs de résultats qui permettraient de mesurer l’amélioration de la situation objective des catégories concernées. Certaines grandes entreprises et administrations ont progressivement complété le suivi quantitatif – chiffres absolus et pourcentages – par une évaluation qualitative intégrant des interviews et témoignages de personnes-ressources représentant les publics cibles. Elles commandent parfois des études approfondies, à des universitaires ou des consultants, qu’il s’agisse d’enquêtes par questionnaires sur les stéréotypes ou d’études plus qualitatives sur les processus organisationnels ou l’expérience des salariés (cas des deux organisations ici étudiées).
19À ces outils de diagnostic et de suivi, on peut ajouter des indicateurs sur le degré de connaissance des actions menées et le degré d’adhésion du personnel et des managers à ces plans d’action, sur le degré de connaissance des discriminations objectives et subjectives et sur les raisons avancées pour les expliquer (Zannad et Stone, 2009 ; Cornet, 2014). Ces questions sont parfois intégrées aux rapports de cohésion sociale et/ou les enquêtes de satisfaction du personnel (Sabeg et Charlotin, 2006).
20Au final, les indicateurs de gestion choisis par les organisations peuvent être liés à des objectifs d’ordre stratégique (améliorer la satisfaction du personnel, augmenter les parts de marché, se mobiliser pour l’égalité entre les sexes), managériaux (augmenter le nombre de femmes dans des postes à responsabilité) ou opérationnel (améliorer l’utilisation des congés parentaux et de paternité). Ils permettent de montrer les évolutions positives ou négatives par rapport aux années précédentes. Ils servent aussi à la comparaison en permettant de se situer par rapport à d’autres entreprises.
La dimension politique de la mesure des inégalités sexuées
21Au-delà de la dimension technique contenue dans l’élaboration et l’utilisation d’outils de mesure, les choix opérés par les organisations constituent aussi une opération symbolique qui annonce les normes auxquelles se réfère le groupe. En effet, la présentation des données liées à l’égalité professionnelle est loin d’être neutre. Statistiques, ratios, pourcentages, moyennes, graphiques participent de la représentation de la situation par les différentes parties prenantes (Feisthammel et Massot, 2005).
22Des indicateurs, même s’ils sont excellents du point de vue technique, peuvent ne pas avoir d’impact organisationnel « s’ils ne sont pas enrôlés ou s’ils sont enrôlés par des acteurs non légitimes (ou non dominants pour reprendre un vocabulaire plus politique) » (Boussard, 1998, p. 60). Cette dimension politique explique pourquoi certains indicateurs demeurent inertes, tandis que d’autres deviennent prégnants, au sens où ils orientent le discours et les actions des personnes. Ils constituent des investissements de forme (Thévenot, 1986) qui permettent aux parties prenantes de légitimer leurs décisions (Brosnan, 2005). Dès lors, la portée d’un indicateur lié à l’égalité professionnelle ne réside pas tant dans son objectivité que dans la signification qui lui sera conférée. Ils sont partie intégrante d’une tactique de communication (Feldman et March, 1981).
Deux études de cas illustrant le jeu autour des indicateurs
23Nous proposons de revenir sur ce processus de construction et de mobilisation des indicateurs liés à l’égalité femmes-hommes à partir de deux études de cas, issues d’un travail de diagnostic et d’élaboration d’un plan d’action qu’ont accompagné les deux auteures. Pour des raisons de confidentialité, nous avons baptisé ces organisations Mediacom et Utopia.
Deux organisations plus ou moins « volontaires » sur le dossier égalité
24Mediacom est une grande entreprise audiovisuelle de service public présente sur tout le territoire français et réunissant près de 10 000 collaborateurs, et plus de 100 métiers. L’entreprise multiplie, depuis 2013, les annonces et mesures visant à « rétablir l’équilibre entre femmes et hommes » : formation pour la promotion interne, accord collectif pour une harmonisation salariale, engagement à ne pas pourvoir un poste d’encadrement sans avoir examiné au moins une candidature de femme, présence accrue de femmes parmi les experts et à l’antenne, etc. Elle a mis en place, depuis, différents dispositifs en matière de réduction des inégalités de sexe, a signé deux accords sur l’égalité professionnelle (2007 et 2014), a obtenu le label Diversité (2014) et est présidée, depuis 2015, par une femme. Trois sources sont ici exploitées pour l’analyse : des informations statistiques issues du premier « bilan diversité » réalisé pour l’année 2014 ; des données quantitatives sur les parcours, issues d’une étude réalisée pour Mediacom sur les inégalités femmes-hommes dans l’audiovisuel par un laboratoire public (Cespra, 2015)3 ; douze entretiens de salariés, sur le ressenti de discrimination et de plafonnement des femmes journalistes de l’entreprise.
25Utopia est une administration publique belge, en l’occurrence une université, qui compte 10 facultés. En 2016, elle compte 17 000 étudiants en bachelor et master, pour 4 100 membres du personnel (statutaires et contractuels), répartis en trois catégories : personnel académique (enseignants-chercheurs et enseignants), personnel scientifique (chercheurs) et personnel administratif-technique. Cette organisation a réalisé une collecte de données sexuées en série (2002-2008-2012-2016 et 2017) concernant le profil des étudiants et du personnel, dans le cadre d’un projet financé par l’État belge visant à produire des données comparatives entre universités. Les rapports englobent les actions menées dans l’université en lien avec le genre (cours, recherche, conférences, etc.). La production de ces rapports a été complétée par l’animation de focus-groupes et l’analyse de documents.
Fabriquer des indicateurs : enjeux d’accessibilité et de lisibilité
26Dans les deux études de cas, les indicateurs synthétiques chiffrés sont présentés en valeur absolue ou en pourcentage, avec des graphiques et des années de référence différentes selon les situations. Dans les deux organisations, les statistiques démontrent les progrès réalisés. Les données diachroniques permettent de transmettre un message positif en matière d’égalité femmes-hommes pour les salariées. On peut visualiser au travers des graphes et des courbes, les progrès réalisés année après année sur la place des femmes dans les différentes filières d’enseignement et les métiers, aux différents niveaux hiérarchiques. Les données collectées chez Utopia permettent un grand nombre de comparaisons internes (analyse longitudinale sur plusieurs années et comparaison entre facultés et disciplines) et externes (comparaison avec les autres universités francophones).
27Toutefois, ces données chiffrées révèlent aussi la subsistance de la ségrégation horizontale (par métiers, par filières d’étude) et de la ségrégation verticale (carrière journalistique pour Mediacom et carrière académique pour Utopia). Ainsi, chez Mediacom, on voit 81 % de femmes dans les emplois artistiques, 78 % dans la communication et les études mais 47 % au sein du personnel administratif et technique et seulement 37 % dans les équipes de journalistes. Chez Utopia, les femmes sont également représentées dans les carrières scientifiques (47 %), majoritaires dans le personnel administratif et technique (86 %), mais minoritaires dans la carrière académique (31 %) avec d’importantes différences selon les facultés (9 % des académiques en sciences appliquées contre 60 % en psychologie et sciences de l’éducation). Chez Mediacom, les femmes représentent 39 % du comité de direction et 35 % au comité exécutif. Toutefois, si on regarde plus attentivement la situation, aucune femme ne figure parmi les quatorze membres du comité de présidence, les sept directeurs généraux sont des hommes, et on trouve une seule femme parmi les six directeurs des programmes et de l’antenne. Chez Utopia, les femmes sont absentes de l’équipe de direction, il y a une seule femme doyenne (responsable d’une faculté) et elles sont nettement minoritaires dans toutes les instances de décision, à l’exception de l’administration où elles sont majoritaires dans les postes de direction (recherche et développement, enseignement, services juridiques, GRH).
28Chez Utopia, quelques analyses intersectionnelles ont été réalisées, comme le croisement entre sexe et origine nationale des étudiants ou le croisement entre sexe et âge pour le personnel académique (en 2017). Ce dernier tableau permet de montrer que, contrairement aux idées reçues, il n’y a pas plus de femmes dans les catégories d’âge les plus jeunes et qu’il est donc faux de penser qu’il adviendra une féminisation progressive du corps académique par un effet générationnel. Chez Mediacom, l’analyse intersectionnelle rappelle, à l’inverse, l’importance de l’âge et l’ancienneté : les femmes journalistes ont en moyenne quatre ans de moins que leurs homologues masculins et une ancienneté inférieure de deux ans. Ceci amène le Cespra à écrire que « toutes choses égales par ailleurs, l’effet genre semble ne jouer qu’un rôle marginal sur les chances d’appartenir aux carrières de ce que l’on peut qualifier de “réussite” » (Cespra, 2015, p. 278). Or cette interprétation nous semble discutable, car justement, toutes choses ne sont pas égales par ailleurs, et c’est la combinaison de facteurs discrètement discriminants qui pèsent sur les carrières féminines.
29L’analyse des indicateurs de gestion produits par chacune de ces organisations montre clairement les jeux des nomenclatures et des taxinomies professionnelles et des modes de calcul. Ainsi, chez Mediacom, les rémunérations n’ont pas la même structure dans le système d’information avant et après une fusion, les nomenclatures professionnelles ayant changé. L’évolution de la nomenclature en 2013 fait disparaître les journalistes encadrants, catégorie où les femmes étaient le plus faiblement représentées (28 %). Pour sa part, et contrairement à d’autres universités, Utopia n’inclut pas le personnel scientifique dans la population académique, ce qui a pour effet de changer les pourcentages de femmes dans les carrières académiques les plus élevées.
30Par ailleurs, certains indicateurs sont accessibles dans certains contextes et moins dans d’autres. Chez Mediacom, il a été aisé d’obtenir les données sur les salaires différenciées selon le sexe, car il s’agit d’une obligation légale du rapport de situation comparée, depuis 1983, en France (voir la contribution de Vincent-Arnaud Chappe dans cet ouvrage). À type de poste équivalent, les femmes ont des rémunérations inférieures à celles des hommes : en moyenne 1 340 € de moins en tant que cadres supérieures, 620 € de moins en tant que cadres et 590 € de moins en tant que journalistes (chiffres 2013). En revanche, à Utopia, cette donnée reste sensible et n’est encadrée par aucune obligation légale en Belgique ; aucune des universités n’a jusqu’à présent publié une analyse comparative des salaires en regard des postes et des fonctions. La réponse récurrente est que, en tant qu’administration publique, les barèmes sont appliqués de la même façon aux femmes et aux hommes, et donc, que cette information est inutile. Pourtant des études montrent que cette analyse comparative des salaires a toute sa pertinence dans le monde académique (Garibian et Graf, 2016) et dans les hautes sphères de l’administration publique (Marry et al., 2017), notamment en raison des primes liées aux fonctions de pouvoir.
31Le processus de collecte permet d’attirer l’attention des producteurs de statistiques institutionnelles sur l’intérêt d’analyser les données avec le sexe comme variable indépendante. Cela permet de rendre visible des inégalités sexuées jusque-là invisibles. Ainsi, à Utopia, une étude des données sexuées sur une enquête d’insertion (un et cinq ans après le diplôme de master) a permis de mettre clairement en évidence les inégalités salariales déjà existantes en début de vie active : un an après le diplôme, les hommes diplômés de master sont plus nombreux que les femmes des mêmes promotions à gagner de 2 000 à 3 000 € nets par mois (25 % contre 16 %). Ces inégalités de revenus se maintiennent cinq ans après, 14 % des hommes ayant des revenus supérieurs à 3 000 €, contre seulement 6 % des femmes. Pour objectiver l’inégale visibilité des femmes et des hommes dans la presse, une recherche quantitative a été réalisée à partir de l’ensemble des revues de presse journalières, en prenant deux mois comme période de référence. Elle a clairement montré la sous-représentation des femmes dans la presse et l’importance d’inciter les cellules communication à varier les personnes-ressources renseignées aux journalistes. De même, il a été montré que seulement 13 % des 95 centres de recherche sont dirigés par une femme et qu’en 2016, il n’y a que deux femmes directrices de spin-offs (start-up créées à partir des résultats de recherche universitaire) sur 85. Ce déficit d’indicateurs sexués ne semble pas correspondre à une volonté délibérée de l’université de ne pas en produire. L’explication est malheureusement bien plus simple : « On n’y avait pas pensé ! » Cela montre aussi tous les enjeux à travailler sur la visibilité de la position des femmes dans les organisations en construisant ces indicateurs sexués.
32Enfin, il est possible de créer les indicateurs alternatifs en manipulant les données disponibles. À Utopia, l’analyse de la durée entre deux promotions académiques, à partir d’un fichier Excel fournissant les dates d’entrée et de promotion de l’ensemble de la carrière académique4, montre que les femmes attendent plus longtemps que les hommes pour obtenir une promotion : de chargé de cours à professeur, il faut compter cinq ans pour les femmes et quatre pour les hommes ; de professeur à professeur ordinaire, quatre ans pour les femmes et seulement deux pour les hommes. Ce fichier révèle également qu’aucune femme n’a obtenu dès l’entrée le statut de professeure ordinaire, alors que c’est le cas de plusieurs hommes.
Communiquer sur les indicateurs : enjeux de réputation et de conscientisation
33La communication externe de chaque organisation ici étudiée est très importante : l’État, les autorités de gouvernance de chaque organisation (équipe de direction pour Mediacom et rectorat pour Utopia), le personnel, les clients (téléspectateurs, auditeurs et étudiants), mais aussi la société civile constituent des parties prenantes qui attendent des informations en matière d’égalité de genre. Le rapport d’Utopia est ainsi posté chaque année sur un site féministe qui fait de la veille en matière d’égalité à l’université. Pour Utopia, cela s’insère dans le processus de certification Euraxess5, qui labellise les politiques RH des universités à travers l’Europe. Pour Mediacom, la communication s’appuie aussi sur la légitimité que donnent l’obtention du label Diversité français et sa confirmation.
34Enfin, nous voudrions souligner l’importance des représentations graphiques qui marquent les esprits et participent à la prise de conscience des inégalités. Chez Utopia, comme dans de nombreuses organisations, on retrouve le fameux graphique « en ciseaux » qui visualise les inégalités dans la carrière. Ce graphe montre clairement que si les filles sont majoritaires parmi les étudiants, elles sont encore sous-représentées dans les filières académiques : 29 % des chargés de cours, 27 % des professeurs et seulement 17 % des professeurs ordinaires.
Tableau 1. – Part des femmes et des hommes tout au long du parcours à Utopia en 2015-2016.

35Chez Mediacom, la direction a perçu l’intérêt de compléter cette étude chiffrée par une enquête qualitative sur les perceptions des salariées et leur « sentiment de discrimination » (Eckert et Primon, 2011), à partir de douze récits de carrière de journalistes à des postes de direction managériale ou d’édition (neuf femmes et trois hommes). Deux types de facteurs émergent des entretiens pour expliquer le plafond de verre dans les carrières de grand reporter, de responsable d’édition ou de chef de service. D’une part, la culture masculine de Mediacom puisque les femmes ont encore du mal à trouver leur place dans « une boîte qui a été assez longtemps dirigée par des mecs assez machos quand même », soulignant aussi que « partir sur des terrains difficiles, ce n’était juste pas possible. Déjà c’était réseauté par des mecs ». On retrouve la notion d’« homophilie » – forgée par l’association entre homosociality et d’homosocial reproduction –, pour désigner la cooptation entre mâles liée à la confiance dans un groupe homogène (Kanter, 1977). D’autre part, les conditions de travail s’avèrent disqualifiantes pour les femmes dans un contexte où la capacité à gravir les échelons se joue sur la disponibilité et la capacité à « occuper le terrain ». Les journalistes parlent de désynchronisation entre la vie professionnelle et la vie familiale : « Si j’avais accepté, je serais arrivée tous les matins à 8 h 30 et je serais rentrée vers 22 h 15 tous les soirs chez moi. Et je ne veux pas faire ça. »
36Dans les deux études de cas, on dispose enfin d’indicateurs sur le degré d’adhésion aux politiques d’égalité professionnelle. Chez Mediacom, la politique en matière d’égalité femmes-hommes est jugée satisfaisante par 47 % des collaborateurs, selon un baromètre de cohésion sociale réalisé en 2014. Chez Utopia, le degré d’adhésion aux plans d’action a été étudié au travers de l’enquête précitée, via la question : « Selon vous, que faudrait-il faire pour augmenter la représentation des femmes dans la carrière académique ? » Si la plupart des répondants sont très opposés à la promulgation de quotas de femmes, plus de la moitié pensent qu’il faudrait revoir les règles de recrutement et de promotion et proposer des aides financières pour la garde des enfants.
Discussion : multiplicité des indicateurs et complexité de l’interprétation
37Ces deux études de terrain montrent à la fois la multiplicité des indicateurs pouvant être mobilisés pour poser un diagnostic relatif aux inégalités femmes-hommes et la complexité d’un processus qui suppose de pouvoir faire parler des données disponibles dans des bases de données parfois disparates et déconnectées. Elles mettent aussi en lumière le grand intérêt de disposer d’indicateurs quantitatifs, complétés par des études qualitatives ou des recherches-actions.
38Dans ces deux cas, nous avons travaillé sur la « représentativité » des femmes dans l’organisation au sein des différentes métiers et statuts, sur la discrimination subjective (Mediacom), sur le degré de connaissance des inégalités (Utopia) et sur le degré d’adhésion et de satisfaction en regard des politiques d’égalité professionnelle et de GRH (Utopia et Mediacom). Nous n’avons pas fait d’audit concernant les discriminations objectives (respect des lois et règlements), ni d’évaluation quantitative des stéréotypes ou préjugés sexistes (selon des échelles d’attitude de psychologie sociale). La méthode du testing, coûteuse en temps et en ressources, n’a pas non plus été utilisée. Chez Mediacom, nous avons obtenu facilement les données statistiques grâce au rapport de situation comparée. Par contre, pour Utopia, en l’absence d’une telle obligation légale en Belgique ou Wallonie, nous avons dû travailler en collaboration avec le service statistiques pour disposer des données identifiées comme pertinentes à partir du cahier des charges interuniversitaire.
39Nos analyses montrent que la production de statistiques sexuées nécessite tout un travail préparatoire en amont, la qualité des indicateurs disponibles et utilisables étant dépendante du type de données collectées dans l’organisation ou l’entreprise, de la fiabilité de ces données et de leur exhaustivité. Certaines données sont assez simples à collecter, alors que pour d’autres cela suppose tout un travail de construction qui doit permettre de débusquer les discriminations directes mais aussi indirectes. Il y a également lieu d’être attentif à l’évolution des catégories et à la manière dont elles sont définies.
40On voit aussi tout l’intérêt d’une approche temporelle en série, qui permet de montrer les progressions, mais aussi les reculs. Ces données sont aussi mobilisées dans l’étude sur Utopia puisqu’elles ont été collectées sur 2002-2008-2012 et 2016. La comparaison de type benchmarking permet également de se situer en regard d’institutions similaires. Cela permet de voir les indicateurs pour lesquels Utopia est dans la moyenne, ceux pour lesquels elle apparaît comme un « bon élève » et ceux pour lesquels elle est en recul et nécessite donc des actions prioritaires.
41Cependant, l’interprétation des inégalités constatées à partir d’indicateurs statistiques reste délicate car les différences de pourcentages ne sont pas nécessairement le résultat d’un processus de discrimination, directe ou indirecte, à l’égard d’un groupe-cible. Cela peut être aussi le résultat de choix personnels, dictés ou non par des normes genrées et sexuées.
42La représentation graphique des indicateurs est aussi loin d’être anecdotique. Pour le cas français (Mediacom), la DRH a un canevas relativement standardisé qui structure fortement les échanges autour du bilan social et du rapport de situation comparée, cadre légal ayant toutefois ses limites en regard de la mauvaise qualité de nombre de données produites (Charpenel, Demilly et Pochic, 2017). Dans le cas Utopia, le choix des indicateurs a fait l’objet de longues discussions réunissant les référents « genre » des différentes universités francophones. C’est, par exemple, ce groupe qui a décidé de faire pour chaque université le graphique « en ciseaux », afin de visualiser, de manière simple et comparative, les inégalités dans les différentes universités.
43Le recueil d’indicateurs qualitatifs permet de sortir de l’ombre des réalités qui peuvent disparaître suite à des changements de nomenclature, d’attirer l’attention sur des facteurs sous-estimés, d’identifier les freins objectifs et subjectifs. L’étude réalisée à Utopia montre enfin l’intérêt d’interroger les représentations que les acteurs ont des inégalités et de leurs causes, ainsi que leur degré d’adhésion aux pistes d’action.
Conclusion
44Notre objectif était d’investiguer, à partir de l’étude d’une entreprise du secteur des médias (Mediacom) et d’une université (Utopia), les enjeux techniques, symboliques, sociaux et politiques autour de la construction des indicateurs d’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes. Mesurer les inégalités femmes-hommes constitue une étape à la fois centrale et malaisée dans l’élaboration d’une politique d’égalité. Certaines données sont assez simples à collecter car il suffit de réaliser des tableaux croisés avec le sexe comme variable indépendante. Pour d’autres, cela suppose un travail de fabrication de données inédites qui doit permettre de débusquer, notamment, les discriminations directes et indirectes et d’élaborer des analyses intersectionnelles (en croisant, par exemple, le sexe avec l’âge et la nationalité).
45Outre l’analyse des bases de données RH déjà existantes, il est utile de faire des enquêtes par questionnaire sur le sentiment de discrimination et de sexisme des salariés, ou des enquêtes sur le degré d’adhésion à certains types d’actions (comme des quotas au recrutement ou à la promotion). Ces indicateurs multiples permettent de poser un diagnostic, de fixer des objectifs, d’assurer un pilotage et un suivi des actions et, enfin, d’évaluer et de mesurer la performance des politiques. Mais le processus de collecte de données n’est pas seulement technique. Ce travail de diagnostic est un processus de construction sociale mais aussi un jeu politique qui mobilise les relations de pouvoir des parties prenantes impliquées dans les enjeux de l’égalité.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1Unia, 2015, Monitoring socio-économique. Marché du travail et origine, Bruxelles, Unia/Service fédéral Emploi et Concertation sociale.
2Défenseur des droits, 2017, Enquête sur l’accès au droit, vol. 3 : 10e baromètre de la perception des discriminations dans l’emploi, Paris, Défenseur des droits.
3Cette étude a été réalisée par Janine Rannou, Ionela Roharik et Vincent Cardon. Pour cette contribution, nous ne reprenons que les informations concernant les salariés permanents de l’entreprise.
4En Belgique, il existe trois statuts académiques dans le corps professoral : chargé de cours (équivalent de maître de conférences en France), professeur et professeur ordinaire (équivalent de professeur des universités).
5Après examen approfondi de la stratégie des ressources humaines, la Commission européenne via Euraxess peut octroyer le label Human Resources Excellence in Research
Auteurs
-
Hédia Zannad
Professeure associée en management, Neoma Business School
-
Annie Cornet
Professeure ordinaire en gestion des ressources humaines, HEC-Liège (Liège université-Belgique), Études sur le genre et la diversité en gestion (EGiD)

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