Quantifier les écarts salariaux en entreprise : controverses et expertises au cœur de la négociation collective
p. 281-308
Texte intégral
1Depuis 2006, l’Union européenne encourage les pays à adopter des législations plus contraignantes en matière de transparence salariale, à travers la publication de rapports annuels sur les écarts sexués de salaire, en s’inspirant de l’approche proactive développée au Québec et en Suède (Chicha, 2006 ; Commission européenne, 2007)1. Plusieurs pays européens ont récemment adopté des obligations positives en la matière, comme le Royaume-Uni et l’Allemagne en 2017, ou l’Islande en 2018, avec des champs d’application et des mécanismes différents (voir les contributions de Hazel Conley et Susan Milner dans cet ouvrage). Alors que les statistiques sexuées sont l’instrument privilégié pour objectiver et dénoncer les inégalités de salaire et de carrière, les travaux de sociologie de la quantification se sont pour l’instant peu intéressés aux discriminations sexuées, à l’exception d’un article sur les actions des organisations non gouvernementales (ONG) pour les droits des femmes (De Rosa, 2014). Pourtant, ce champ de recherche a révélé combien les chiffres et les indicateurs sont au cœur des luttes de pouvoir, qui peuvent être autant des instruments de gouvernance aux mains des puissants que des outils de contestation et d’émancipation pour les personnes et groupes dominés (Desrosières, 2014 ; Espeland et Stevens, 2008).
2Après avoir justifié les apports de la sociologie de la quantification pour penser à nouveaux frais la négociation collective de l’égalité professionnelle et salariale, nous présentons notre terrain : deux études de cas de grandes entreprises de secteurs techniques à dominante masculine (énergie et informatique), replacées dans une recherche collective sur un échantillon plus vaste (Pochic et al., 2019). La latitude laissée aux employeurs dans le mode de calcul des écarts, les compétences statistiques des acteurs en présence et leurs modes de d’interprétation des écarts salariaux (son niveau et ses causes), les ressources internes et externes (logiciels, guides, experts, formations, tribunaux) qui les inspirent et les soutiennent, sont des facteurs essentiels de notre analyse. L’étude précise des controverses localisées autour de la mesure et de l’interprétation des écarts sexués de rémunération montre combien la technicisation des débats ne signifie pas obligatoirement leur dépolitisation. Mais elle comporte un risque élevé de renforcer le pouvoir managérial sur le dossier de l’égalité de rémunération au détriment des représentants du personnel et des syndicats, et de négliger une partie des sources structurelles des écarts, notamment en bas et au milieu de l’échelle salariale.
Faire l’égalité avec des nombres : les leçons de la sociologie de la quantification
3La sociologie de la quantification, en plein essor depuis une vingtaine d’années (Espeland et Stevens, 2008), est une perspective qui peut être particulièrement heuristique pour analyser les politiques de rémunération et l’égalité salariale. Elle permet de montrer que les mesures numériques et les indicateurs ne peuvent être réduits à des instruments neutres. Ils participent à configurer en profondeur le cadrage (framing) de la problématique des inégalités de genre en entreprise, et les interactions et rapports de force entre les personnes impliquées. La quantification repose tout d’abord sur un principe de « commensuration » (Espeland et Stevens, 1998), soit la traduction de différents objets dans la même métrique. En France, la variable binaire femmes/hommes est toujours présente dans les fichiers du personnel. La fabrique de statistiques sexuées reste néanmoins un exercice complexe par son croisement avec d’autres variables rentrant en jeu dans le travail d’identification des inégalités au travail : la rémunération (principale, variable ou périphérique), la hiérarchie professionnelle, les métiers, les types de contrats, etc. La construction de ces catégories implique un travail d’établissement de « conventions » de classements et de calculs (Desrosières, 2008). Chaque type de conventions retenu repose sur des choix plus ou moins explicites, parfois hérités du passé, qui jouent un rôle dans la représentation finale du phénomène.
4Les mesures quantifiées impliquent également une réflexion spécifique sur leurs usages, pris en tension entre deux principaux rôles : description et preuve dans une démarche analytique versus décision et gouvernement des conduites (Desrosières, 2014). Les militantes et intellectuelles féministes ont plaidé depuis longtemps pour que des statistiques sexuées soient publiées, au niveau de la statistique publique comme des organisations ou des programmes de développement, afin que les inégalités de genre et le travail domestique gratuit soient rendus visibles (Fouquet, 2001 ; De Rosa, 2014 ; Simonet, 2019). Des auteurs, défendant l’idée de « statactivisme » (contraction de « statistique » et d’« activisme »), ont en effet montré comment les nombres peuvent servir à remettre en question l’ordre social et être une ressource pour les mobilisations collectives (Bruno, Didier et Prévieux, 2014). Ils peuvent être utilisés pour dénoncer les inégalités et les injustices, pour contrer des discours dominants, pour évaluer des politiques ou pour modeler une représentation alternative de la réalité. Mais se mobiliser avec des chiffres demande des compétences spécialisées, car le langage statistique est technique et exige une certaine expertise. À l’inverse, inspirés par le concept foucaldien de gouvernementalité, d’autres travaux ont souligné le pouvoir normatif et disciplinant des indicateurs sur les conduites humaines dans différents domaines, y compris les droits humains (Merry, 2016). Le contrôle par des indicateurs des pratiques des entreprises en matière de pollution, de discriminations ou d’exploitation (travail des enfants ou d’esclaves par exemple), dispositif fondé sur l’idéal de « transparence » et de « responsabilité », peut comporter des effets indirects, parfois négatifs : se concentrer sur certains indicateurs faciles à mesurer, ou sur les données aisément accessibles ; faire de la production des indicateurs une performance en soi, et non un outil pour agir sur les phénomènes visés ; modifier les comportements pour améliorer superficiellement les indicateurs, particulièrement si les organisations sont comparées par des classements publics – rankings ou benchmarking (Merry 2016 ; Bruno et Didier, 2013 ; Espeland et Sauder, 2007).
5Les conflits autour de la quantification ne peuvent être réduits à des questions techniques car ils impliquent des dimensions politiques souvent occultées par l’apparente objectivité du calcul numérique. Saisir les enjeux politiques de calcul nécessite cependant une échelle d’observation permettant d’observer ces conflits. Il faut alors s’intéresser, à différents niveaux (politiques publiques, stratégie des organisations, lieux de travail), à la fabrique de ces indicateurs et de ces bases de données, aux logiciels et outils de gestion qui les produisent de manière standardisée (Chiapello et Gilbert, 2013), aux algorithmes de mesure et aux mondes avec lesquels ils entrent en résonance (McKenzie, 2003), aux « centres de calcul » où s’opèrent les comparaisons (Callon et Muniesa, 2005). Dans la première ethnographie d’un exercice de révision des grilles de salaire sur le principe de « valeur égale » (comparable worth) aux États-Unis, dans l’État de l’Oregon, Joan Acker a montré à quel point la technique est toujours politique : les techniques de pesée et de comparaison des emplois (job evaluation) – fournies par des entreprises de conseil comme Hay – sont utilisées par la direction pour ses propres objectifs (élaborer une grille unique fiable et stable dans le temps), tandis que les négociateurs syndicaux résistent à une révision trop radicale des grilles de salaires, potentiellement préjudiciable à certains de leurs membres masculins (Acker, 1989). Même dans des pays nordiques plus égalitaires comme la Finlande, où existent depuis les années 2000 une obligation annuelle de réaliser des plans d’actions égalité et une culture de co-gestion, Milja Saari souligne combien la majorité des délégués syndicaux (notamment les hommes) réfléchissent uniquement en termes de discrimination directe ou de « travail équivalent », ce qui revient à promouvoir l’égalité au travail sans une perspective de genre (Saari, 2013).
6Dans cette contribution, nous proposons de comparer ces batailles de chiffres autour de la négociation salariale à partir de l’exemple de deux grandes entreprises : Power.inc dans le secteur de l’énergie et Info.inc dans le secteur du numérique.
Méthode d’enquête : deux études de cas replacées dans un échantillon large
7Ces deux études de cas font partie d’un panel d’entreprises intégré dans un projet de recherche collective sur la négociation de l’égalité professionnelle en France, réalisée en partenariat avec la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) et le ministère du Travail (Pochic et al., 2019). Cette étude visait à apprécier les effets sur les pratiques de dialogue social et les politiques de gestion des ressources humaines d’un processus de négociation devenu obligatoire depuis 2001 et sous menace de sanction financière depuis 2012 (Laufer, 2014). Nous avons co-construit un échantillon diversifié de 186 textes (accords ou plans d’action égalité professionnelle), élaborés et déposés aux services départementaux des Directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Dirrecte) en 2014 et 2015. L’échantillon de textes, complété par vingt monographies, a été conçu pour être le plus représentatif possible des textes déposés, notamment en termes de secteurs d’activité, de taux de féminisation et de taille de l’entreprise. Chaque texte a été codé qualitativement et soumis à une analyse de contenu avec le logiciel MaxQDA, avec un accent particulier sur la façon dont l’écart de rémunération entre hommes et femmes a été mesuré, interprété et justifié, et sur les dispositifs choisis afin de s’attaquer aux inégalités salariales constatées.
8Alors qu’à cette période, les entreprises françaises étaient en théorie obligées de publier l’écart moyen de salaire, au niveau global et décomposé par catégorie socioprofessionnelle, dans leur rapport de situation comparée (RSC2) et de le mettre en discussion lors d’un comité d’entreprise, l’analyse des textes révèle un usage modéré ou prudent des chiffres (Charpenel, Demilly et Pochic, 2017). Ce diagnostic chiffré élaboré par les services des ressources humaines (RH) des entreprises est souvent partiel et parfois partial ; les objectifs chiffrés portent en général sur les moyens, plus rarement sur les résultats, et les indicateurs de suivi ne permettent pas d’évaluer l’amélioration de la situation relative des femmes à moyen terme. L’analyse des écarts de rémunération s’avère souvent frustre, car elle n’est ni structurelle, ni dynamique et n’interroge jamais les possibles biais discriminants des conventions collectives ou des outils de gestion des ressources humaines (Pochic et al., 2019).
9Le cas de Power.inc est typique d’une majorité d’accords défensifs, où l’existence d’un écart de rémunération entre hommes et femmes est reconnue mais de manière imprécise. Les principales actions envisagées dans l’accord négocié en 2014 et signé par quatre syndicats sur cinq consistent à réaliser des études supplémentaires sur la rémunération − comme 29 % des textes de notre échantillon − et à mieux informer les cadres hiérarchiques et les spécialistes des ressources humaines pour éviter de créer des écarts de rémunération entre hommes et femmes − 12 % (voir tableau 1).
Tableau 1. − Des actions peu coûteuses pour réduire l’écart de rémunération ?
Types d’action | Textes | % |
Suivi des salaires ou réalisation d’une enquête complémentaire | 54 | 29 |
Information sur l’écart de rémunération aux managers et RH | 23 | 12 |
Création d’outils pour aider les managers à distribuer les augmentations | 16 | 8 |
Fixer le niveau de salaire avant la publication du poste vacant | 14 | 7 |
Budget de rattrapage envisagé (si nécessaire, à définir en NAO*) | 19 | 9 |
Budget de rattrapage (montant déjà défini) | 6 | 3 |
Aucune – à part réaliser le RSC | 54 | 29 |
Total | 186 | 100 |

*Négociation annuelle obligatoire, qui porte notamment sur la politique salariale.
Source : échantillon de 186 textes, accords ou plans, élaborés en 2014 et 2015.
10Info.inc, en revanche, est atypique dans notre échantillon, car il a planifié l’un des budgets de rattrapage les plus conséquents, d’un montant de 1,2 million d’euros sur trois ans, à la suite de négociations houleuses étalées sur neuf mois avec les quatre syndicats présents dans la société. Seules 25 sociétés (12 %) de notre échantillon, concentrées dans les secteurs lucratifs des banques-assurances et de l’informatique, incluent le principe d’une augmentation salariale pour les salariées victimes de discrimination salariale. Le montant précis de cette enveloppe est généralement renvoyé à la la négociation annuelle obligatoire (NAO), seulement six sociétés dans notre panel (3 %), dont Info. Inc, ayant précisé lors de la négociation sur l’égalité le montant précis du budget affecté à ce dossier – de 1 500 à 1,5 million d’euros sur trois ans (voir tableau 1).
11Pour retracer la dynamique de la négociation collective dans ces deux entreprises, nous avons réalisé en 2015 et 2016 des entretiens avec les principaux négociateurs : 10 à Power.inc (quatre délégués de quatre syndicats différents, trois managers et trois référentes égalité de fédérations syndicales du secteur) et huit à Info.inc (quatre délégués de quatre syndicats différents, trois managers et un consultant externe). En 2014, l’entreprise Power.inc négocie pour la quatrième fois sur le thème de l’égalité professionnelle, après un premier accord adopté en 2004, même si le périmètre juridique de l’entreprise a beaucoup changé à la suite d’une fusion-acquisition et des filialisations-restructurations. Ce n’est en revanche que la deuxième négociation sur ce thème à Info.inc, après un premier accord égalité signé en 2010 ; son périmètre juridique n’est pas modifié, même si le nombre de salariés diminue progressivement depuis dix ans avec des plans sociaux successifs, particulièrement marqués dans la filiale française de cette multinationale.
12Ces études de cas s’appuient aussi sur de l’analyse documentaire : RSC, documents supports produits par la direction de l’entreprise (diaporamas, matériel de communication), par les syndicats présents (sites web, documents internes de la section syndicale ou de sa fédération syndicale) ou les consultants (rapports réalisés), et procès-verbaux des réunions du comité d’entreprise de Power.inc en 2014 et 2015. Plus important encore, nous avons eu accès à la base de données du personnel, y compris les données salariales confidentielles et pu observer certains moments de la négociation. Ces deux entreprises nous ont en effet demandé de fournir un avis d’expert en amont du processus de négociation3. Cette approche de type ethnographique permet d’accéder aux coulisses et documents intermédiaires de la négociation collective, à ses processus et aux rapports de force dans la durée, à l’image de Joan Acker (1989), et de ne pas s’en tenir aux déclarations officielles de la direction ou des syndicats à l’issue de la négociation.
Calculer des indicateurs alternatifs pour contrer le prisme managérial de la « mixité » : le cas de Power.inc
13Power.inc fait partie d’un groupe mondial spécialisé dans le secteur de l’énergie (électricité et gaz, services énergétiques), un conglomérat financier de plus de 150 000 salariés dans 70 pays. C’est la société-mère française, qui comporte les fonctions corporate4 et support du groupe tandis que les fonctions opérationnelles et techniques sont réalisées dans de nombreuses filiales spécialisées. En octobre 2014, à l’ouverture de la négociation sur l’égalité professionnelle, la société-mère compte sur le territoire français 6 000 salariés, dont la moitié de cadres et 52 % de femmes, un taux de féminisation très supérieur au taux national du secteur (24 %). Le syndicat CFE-CGC est récemment devenu majoritaire au siège aux élections professionnelles de 2012, suivi de près par la CFDT. La CGT (Confédération générale du travail) a perdu sa position dominante, qui était caractéristique des entreprises publiques d’énergie avant leurs privatisations dans les années 2000. L’organisation syndicale ne reste majoritaire que dans certaines filiales de métiers manuels. Chacun des cinq syndicats représentatifs a désigné une femme élue au comité d’entreprise pour négocier sur le dossier égalité qui les « concernerait davantage », à part pour la CGT (en raison de l’absence de femmes sur les trois élus CGT).
14Au début de cette renégociation, dans un contexte de résultats économiques moroses, la direction de Power.inc souhaite parvenir à un accord rapide et à bas coûts et attire l’attention des négociateurs et négociatrices sur un indicateur qui semble montrer que l’égalité de rémunération est presque atteinte. La négociation collective est subordonnée à la politique diversité, décidée par la directrice de la communication au niveau du groupe, à la suite d’un benchmarking des entreprises concurrentes du secteur, qui met l’accent sur la « mixité » dans l’accès aux postes de direction et la féminisation de l’encadrement. Mais sous la pression de la CGT et grâce au soutien de l’inspection du travail, l’équipe RH est finalement contrainte d’approfondir le diagnostic chiffré et de se pencher sur les salaires plafonnés des « cols roses », des métiers à prédominance féminine.
Rien de neuf ? Un copié-collé du précédent accord
15La négociation de cet accord en 2014 a été réalisée de manière éclair, avec seulement trois réunions en deux mois, ce dont le négociateur CGT et la négociatrice CFDT se sont plaints. Quasiment aucune de leurs trente propositions n’a été acceptée. Le projet d’accord sur l’égalité pour 2015-2017 reprend la même structure que l’accord précédent (2012-2014) et définit cinq domaines d’action, dans l’ordre : la lutte contre les stéréotypes de genre (via la sensibilisation des managers) ; la mixité dans le recrutement (notamment des cadres) ; l’accès des femmes au plus haut niveau (par un réseau de femmes cadres supérieures, du mentorat et du coaching, une formation sélective au « leadership au féminin ») ; l’amélioration de l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée (en encourageant les pères à prendre leur congé de paternité) ; et enfin, « assurer l’équité salariale ».
16L’accord de Power.inc présente comme principale mesure pour « viser l’égalité salariale » d’informer chaque année les managers responsables de l’évaluation annuelle des salariés sur le fait que la rémunération doit respecter le principe d’égalité de traitement : « Être fondé uniquement sur le professionnalisme, la performance et les compétences. » Cette formulation reflète combien une politique d’égalité salariale peut être rédigée, même avec ici une directrice des ressources humaines (DRH) femme, sans interroger les biais de genre intégrés aux outils d’évaluation (voir la contribution de Pierre Lescoat et Claire Dambrin dans cet ouvrage). L’accord présente comme une mesure volontariste de réaliser un RSC (ce qui est une obligation légale) et de faire des études complémentaires pour expliquer les éventuels écarts sexués, notamment sur les primes fonctionnelles. Sur la rémunération, l’accord définit une action restreinte : ne pas discriminer les salariés à temps partiel dans les augmentations annuelles de la rémunération de base, seuls « écarts persistants » que l’accord reconnaît, mais sans en donner l’ampleur. Alors que l’accord de 2012 n’édictait aucun objectif chiffré sur le domaine de l’égalité salariale, l’accord de 2015, se mettant en conformité avec les évolutions du Code du travail, pose un objectif chiffré minimal : que l’écart de temps de passage moyen dans un niveau de rémunération supérieur soit réduit, entre les personnes à temps partiel et celles à temps plein, de 15 % en 2015 à 5 % en 2017 (sans indiquer l’écart de départ, qui est de 20 % en 2013).
Des écarts de rémunération « expliqués » ou « niés » par la direction
17Pourtant, les syndicalistes, notamment de la CFDT et de la CGT s’appuient sur d’autres données du RSC pour estimer que le problème de l’inégalité de rémunération à Power.inc est loin d’être réglé. Ils refont des calculs qui donnent cette fois-ci un écart de rémunération moyen « brut » sur la rémunération de base estimé à – 17 % fin 2014 : – 20 % pour les temps complets et – 10 % pour les temps partiels. Sur la population des cadres et ingénieurs, l’écart moyen de rémunération à la performance est de – 8 %, et sur diverses primes liées à la fonction (pénibilité liée à un emploi avec astreinte le soir et le week-end), l’écart monte même à – 30 %. Mais depuis 2008, au niveau de la négociation de branche, les organisations patronales, dirigées par les DRH des plus grandes entreprises, dont Power.inc, s’appuient sur d’autres indicateurs ou des méthodes d’analyse pour « justifier » ces écarts moyens constatés. Ces calculs sont des « bricolages » (MacKenzie, 2003), reposant sur des méthodes plus ou moins fondées théoriquement et ici développées et appropriées par des praticiens d’entreprise.
18En premier lieu, l’écart moyen de rémunération de base n’est plus utilisé par la direction de Power.inc comme un « indicateur prégnant » (Boussard, 2001) car malgré différentes actions positives, il a tendance à se détériorer. Les DRH des entreprises et filiales du groupe ont progressivement constaté que l’écart moyen de rémunération est très influencé par les réorganisations, les modifications de la composition sociodémographique et du périmètre juridique de chaque entité. Alors que cet écart moyen était de – 4,5 % avant la privatisation et dislocation de la grande entreprise publique (environ 50 000 salariés), il est estimé à – 17 % en 2014 au niveau de la maison-mère (6 000 salariés). Le périmètre de la maison-mère s’est en effet fortement réduit et concentré sur des activités stratégiques et support du groupe, tandis que les activités peu ou pas qualifiées ont été sorties par externalisation et filialisation. Or comme les salaires de cadres sont plus dispersés, avec une forte influence des rémunérations les plus élevées de dirigeants (où les femmes sont moins présentes), cet écart moyen augmente tendanciellement chaque année. Si l’écart moyen de – 17 % est publié dans le RSC, il n’est pas commenté à l’oral par la direction lors des réunions du comité d’entreprise et n’est même pas mentionné dans le texte final de l’accord.
19De plus, la direction justifie l’écart observé sur les rémunérations de base par des différences d’âge et d’ancienneté entre les populations masculines et féminines. Puisque les femmes ont en moyenne quatre ans d’ancienneté de moins que leurs collègues masculins (notamment parmi le « top management », où cet écart d’ancienneté monte à presque six ans), leur salaire inférieur à catégorie égale serait expliqué mécaniquement par leur recrutement plus tardif. Cette explication est mise en formule mathématique afin « d’effacer les effets d’ancienneté », avec le postulat implicite que les augmentations annuelles sont neutres et uniquement liées à l’ancienneté. Cette méthode de comparaison d’un salaire théorique, ajusté « à ancienneté égale », tend à convaincre une partie des négociateurs syndicaux par son raisonnement mathématique implacable et par la difficulté technique à la remettre en question. Les négociateurs CGT et Force ouvrière (FO) plaident toutefois pour l’usage d’autres méthodes de calcul et de représentation (études de cohorte ou nuage de points), recommandées par les responsables égalité de leurs fédérations, mais en vain.
20Enfin, le mode de calcul des écarts de rémunération complémentaire est une convention ad hoc qui semble montrer que l’égalité est réalisée : la base n’est pas le montant réel des rémunérations variables (primes fonctionnelles ou aux résultats), mais le ratio que ces primes représentent sur le salaire de base. C’est la manière conventionnelle avec laquelle les managers estiment leur propre salaire, et ceux de leurs subordonnés (les primes représentent x % du salaire de base). Ce ratio est quasiment équivalent entre les femmes et les hommes de même catégorie : 7 % pour les salariés en exécution et maîtrise, 14 % pour les cadres et 25 % pour les cadres supérieurs (où se situerait le seul écart, – 3,5 % en défaveur des femmes). La différence de rémunérations complémentaires suivant les métiers, très favorable aux métiers à prédominance masculine de la filière technique, est invisibilisée par cette méthode. Cela arrange les négociateurs masculins côté direction comme syndicats qui estiment que ces primes ne sont qu’une juste compensation de la pénibilité du travail (heures supplémentaires, postes avec astreinte, exposition physique à des risques). En outre, cette présentation de l’écart salarial par grande catégorie socioprofessionnelle, méthode pourtant préconisée par le Code du travail, risque de consolider la hiérarchie sociale. Ce mode de calcul tend en effet à invisibiliser les problèmes de l’inégalité salariale en bas de l’échelle, du dirty floor (plancher sale) pour reprendre l’expression de Ellen Berrey (Berrey, 2014). Les femmes majoritaires en exécution et maîtrise sont en effet concentrées et coincées dans les bas salaires, où les primes sont faibles voire inexistantes, alors que les primes et bonus des cadres supérieurs, notamment de certains services financiers ou des expatriés – catégories très masculines –, s’envolent depuis la privatisation.
Un consensus sur des objectifs favorables à la « mixité » ?
21De plus, depuis 2011, le groupe Power.inc investit dans son image de marque d’un employeur women-friendly puisqu’il a fortement féminisé son conseil d’administration, avec 60 % d’administratrices en 2014, ce qui lui a également permis d’internationaliser cette instance. Il communique aussi fortement dans la presse féminine et économique sur ses objectifs « mixité » imposés par le top management en 2012 au niveau groupe, chiffres orientés sur la féminisation de l’encadrement dirigeant (un dirigeant nommé sur trois doit être une femme), de la catégorie cadres et du recrutement (25 % de femmes recrutées à l’horizon 2015, contre 22 % en 2012). Ces indicateurs « mixité » décidés par la direction, sans concertation, sont intégrés à une politique de responsabilité sociale des entreprises (RSE) visant principalement les agences de notation sociale et investisseurs institutionnels, afin d’attirer des capitaux cherchant des entreprises « socialement responsables » et d’attirer les meilleurs « talents » issus des formations d’élite.
22Dans ce contexte, les cadres masculins et féminins de la DRH de Power.inc sont souvent convaincus que « l’égalité est déjà là » et que les femmes ne font plus l’objet de discrimination directe. Ils acceptent par contre de reconnaître qu’en raison du critère prégnant du « présentéisme », dans un contexte d’intensification du travail et de réduction des effectifs, les salariés à temps partiel, hommes comme femmes, sont moins bien évalués par leur hiérarchie. Le responsable diversité côté direction, chargé du suivi de l’accord de 2012, s’exprime ainsi en entretien : « Les études de cohorte m’ont convaincu qu’on se trompe de problème : on est sur un problème de temps, et pas une question de genre. » En 2014, l’indicateur du temps moyen passé dans un niveau de rémunération, montre en effet que la minorité des hommes à temps partiel (2 % des hommes) sont encore plus ralentis dans leurs avancements que les femmes à temps partiel (16 % des femmes). L’accord prévoit alors une action de rattrapage salarial ciblée sur les temps partiels, en cas de réclamation individuelle ; cette mesure reçoit l’assentiment des syndicalistes hommes, car elle est « ouverte aux hommes » et peut dès lors même les concerner.
23Les différents négociateurs essayent en 2014 d’obtenir des mesures qui soient soutenues par leurs adhérents, et acceptables par la direction, dans un contexte de plans successifs de réduction des effectifs et des moyens sur un marché de l’énergie moins profitable depuis 2008. La déléguée de la CFE-CGC, syndicat majoritaire, est plutôt satisfaite des actions centrées sur la promotion des femmes cadres et la parentalité. Le négociateur CGT est à l’inverse très critique sur le contenu de l’accord. Ce syndicat très implanté chez les ouvriers et techniciens au sein des filiales, a construit, en lien avec sa fédération et confédération, une stratégie offensive sur l’égalité femmes-hommes, afin de syndiquer davantage les femmes cadres et ingénieures, population en croissance dans les recrutements. Leur stratégie syndicale au niveau de la fédération est claire : réaliser des études de cohorte systématiques, réévaluer les emplois à prédominance féminine (notamment les bas salaires) et réétudier les critères d’attribution des primes et bonus. Ce négociateur ne signe donc pas l’accord, comme en 2012, et, chose rare, il saisit l’inspectrice du travail. Cette dernière confirme que l’accord n’est pas conforme au niveau procédural, et doit être renégocié sous menace de sanctions financières pouvant aller jusqu’à 1 % de la masse salariale.
24La DRH se met alors en conformité, en présentant comme une décision volontaire « d’enrichir son RSC par un diagnostic complémentaire », dont des études de cohorte. Les modes de calculs antérieurs ne sont pas remis en question, mais un nouveau tableau va permettre d’intégrer une demande syndicale récurrente de la CFDT et de la CGT. Le taux de promotion annuel des hautes maîtrises en cadres est en effet de 44 % pour les femmes et 55 % pour les hommes, ce qui est un biais de sélection fort, car les femmes sont 62 % en haute maîtrise contre seulement 38 % d’hommes. Alors que l’attention de la direction se portait uniquement sur la « mixité » parmi les cadres supérieurs et dirigeants, appréhendée par le taux de féminisation, ce tableau leur « démontre » avec des chiffres indiscutables qu’un autre plafond de verre existe plus bas dans l’organigramme, lié aux carrières bloquées dans des métiers administratifs à prédominance féminine. L’intégration de ce nouvel indicateur, associé à un objectif chiffré, est considérée comme une petite victoire par la CGT, dans un contexte de réduction de son pouvoir d’influence et de son audience électorale dans la société-mère comme en filiales.
Une négociation conflictuelle centrée sur les techniques statistiques : le cas d’Info.inc
25Info.inc est un groupe mondial spécialisé dans les produits informatiques, dont la filiale française fait face à des plans sociaux réguliers. En 2014, au moment de la renégociation de l’accord d’égalité professionnelle, il compte sur le territoire français environ 4 400 salariés répartis sur deux entités juridiquement séparées, pour une population féminine d’environ 30 %, taux légèrement supérieur au secteur. Au sein d’Info.inc1, qui compte 700 salariés, majoritairement des cadres commerciaux, le syndicat CFE-CGC est majoritaire. Dans l’autre entité, Info.inc2, qui compte 3 600 personnes, principalement des ingénieurs et informaticiens, mais aussi les fonctions supports, la CFTC (Confédération française des travailleurs chrétiens) est majoritaire à la suite des élections professionnelles de 2012. Dans ces deux entités, la CGT a une faible représentativité avec moins de 10 % des votes.
26Malgré la présence de syndicats réformistes et une pratique régulière du dialogue social sur de multiples sujets, la négociation de cet accord en 2014 a été longue et laborieuse. Les conflits se sont cristallisés autour de questions de méthode : comment faire une bonne estimation des écarts de rémunération entre femmes et hommes ? La direction souhaitait recourir à la méthode statistique dite de « régression multilinéaire ». Cette méthode économétrique permet d’estimer une équation salariale mettant en relation le salaire avec différentes variables « explicatives » (âge, ancienneté, diplôme), et ce faisant d’isoler la part jouée par la variable du sexe « toutes choses égales par ailleurs » (Meurs et Ponthieux, 2006). La direction présentait cette technique comme un moyen d’obtenir une analyse objective et scientifique de la situation et d’arriver à un consensus sur les moyens à mettre en œuvre. L’usage de cet instrument sophistiqué n’a pourtant pas empêché des débats virulents au sein du comité d’entreprise concernant son application.
Comment utiliser une régression pour établir un diagnostic « objectif » ?
27L’accord précédant avait été signé en 2010 et intégrait déjà un budget de 2 millions d’euros pour une enveloppe de rattrapage salarial. Ce budget avait été négocié par les syndicats, avec l’aide d’un cabinet d’expertise – Cab – spécialisé en plans de restructuration. Deux consultants, hommes, non spécialistes des questions d’égalité, ont fait accepter l’usage d’une méthode « pragmatique », s’appuyant sur le mode de calcul ad hoc de la rémunération. Cette filiale française d’un groupe informatique américain utilise en effet des grilles de rémunération de facture anglosaxonne, fondées sur le « salaire de marché » par groupe de métier (job family) et une évaluation chiffrée de la performance du salarié, établie après entretien par le manager (rating). Ces grilles sont détachées de la convention collective du secteur de la métallurgie dont elle dépend et qui devrait pourtant s’appliquer en théorie sur l’entité française. Sollicité comme médiateur, Cab réussit à imposer une méthode de calcul dite des « compa-ratio » pour analyser les salaires à « travail équivalent ». Elle s’appuie sur la typologie interne des métiers à l’entreprise (job family, job function, job level) pour constituer des sous-groupes de métiers d’au minimum 30 personnes, puis comparer les rémunérations des femmes et des hommes au sein de ces sous-groupes.
28Au moment où s’ouvrent les négociations de renouvellement de l’accord en juin 2013, les responsables syndicaux sont globalement critiques par rapport à l’application d’une méthode qu’ils soutiennent pourtant en principe. Ils reprochent à la direction la façon dont elle a mené les calculs, estimant que ceux-ci ont été surtout profitables aux femmes cadres les mieux rémunérées. Surtout, ils estiment que ces augmentations n’ont de fait rien changé aux écarts effectifs, car le RSC de 2012 révèle un écart moyen de 15,8 %, presque similaire à celui de 2009 (16 %). En effet, différentes tendances ont neutralisé l’effet de cette action positive. Les managers ont repris aux femmes d’une main ce qu’ils leur rendaient de l’autre, en privilégiant largement les hommes dans les procédures d’augmentation individuelle, au nom de leur « performance » et du salaire « au mérite » (Rubery, 1995). En période de tensions sur le marché de l’informatique et de contexte local de plans sociaux successifs, les salaires ont eu tendance à augmenter sur certains « métiers en tensions », notamment les experts informatiques et les commerciaux (majoritairement des hommes), afin de les retenir ou les attirer. Enfin, la méthode des « compa-ratio » excluait du rattrapage des personnes trop éloignées du salaire de marché de leur sous-groupe de métiers, des « étoiles noires » selon la CGT, dont beaucoup d’assistantes de direction. Jusqu’à la fin de l’année 2013, les négociations avancent douloureusement dans l’entreprise.
29Les négociations reprennent en avril 2014, avec la proposition d’utiliser la méthode de calcul de la régression multilinéaire. L’idée vient du directeur des rémunérations et avantages sociaux sur la France et l’Italie. Il s’inspire d’une méthode qui a été utilisée par l’Association paritaire pour l’emploi des cadres (Apec), qui est intervenue comme expert dans la négociation égalité de la branche de la métallurgie. Selon ses mots : « Mon but était d’objectiver le processus. » Cette « solution exemplaire » (McKenzie, 2003) n’a pas été créée par un universitaire en économie, ni une spécialiste en égalité ou études de genre, mais par un consultant en statistiques RH de l’Apec. Le directeur d’Info.inc propose un modèle de régression adapté aux informations disponibles dans leur base de données du personnel. Pour la direction, ce nouvel outil statistique est un moyen de sortir du sillon de l’ancienne méthode de calcul. La régression multinéaire a pour elle l’avantage de la légitimité scientifique pour calculer un écart salarial « ajusté », même si les variables de contrôle intégrées au modèle – variables individuelles seulement ou facteurs institutionnels et organisationnels – influencent fortement les résultats (Rubery, Grimshaw et Figueiredo, 2005). Elle permet de trouver des facteurs individuels explicatifs aux écarts de rémunération moyens bruts estimés à – 15,8 % sur l’ensemble des effectifs, – 12 % sur la population « technique-mainstream » de Info.inc2 et – 19 % sur la population des commerciaux de Info.inc2 selon le RSC de 2014. Pour la direction, elle a aussi l’avantage de fonctionner comme une boîte noire dont les algorithmes de calcul peuvent difficilement être remis en cause.
Des tensions sur la finalité de l’instrument statistique : analytique ou correctif ?
30Les syndicats ne sont pas du tout convaincus par la méthode proposée et obtiennent de pouvoir à nouveau solliciter l’expertise de Cab. Eux-mêmes vont faire appel à deux sociologues – les deux auteurs de la contribution – afin d’expliciter les enjeux scientifiques et politiques liés à la régression multilinéaire et procéder à leurs propres calculs. Rédigé en collaboration avec les experts du cabinet, le rapport présente tout d’abord une analyse critique de la méthode économétrique en elle-même, soulignant son incapacité à saisir le caractère dynamique et systémique des inégalités sexuées, notamment la sous-évaluation des métiers à prédominance féminine (Silvera, 2014). La critique porte également sur ce que nous estimons alors être une confusion entre deux usages : un usage analytique (pour saisir la source des écarts) et un usage correctif (pour déterminer le mode de distribution des augmentations salariales). Le rapport plaide pour une utilisation de la méthode de régression afin d’estimer l’enveloppe globale de rattrapage, et une réutilisation de l’ancienne méthode des « compa-ratio » pour déterminer la distribution de cette enveloppe par groupes de métiers. L’évaluation alternative réalisée par le cabinet-conseil estime l’enveloppe globale nécessaire au rattrapage des situations à 1,2 million d’euros. La proposition de la direction est bien moins élevée – 70 000 € –, cette dernière justifiant ce maigre budget au nom du risque d’un « sur-rattrapage » des salaires féminins aux dépens des hommes.
31À la suite de cette intervention, les négociations vont reprendre à partir de septembre 2014 pour rapidement s’enliser. Les deux syndicats réformistes majoritaires (CFE-CGC et CFTC), dirigés par des hommes, acceptent le principe du calcul d’un écart salarial « ajusté » (par l’ancienneté, le niveau de diplôme et le type de métier), mais restent sceptiques quant à son utilisation comme outil correcteur. Ils s’opposent notamment au projet avancé par la direction d’un rattrapage uniforme de 68 € pour chaque salariée. Ils réussissent à obtenir le principe d’une individualisation des revalorisations, ainsi que l’abandon de la variable « notation de la performance » (ranking) par le manager dans l’équation de régression, mais continuent à reprocher la grande opacité de la direction dans son application de la méthode. La direction annonce en septembre qu’en l’absence d’accord avec les syndicats, elle opérera des rattrapages de façon unilatérale pour le mois d’octobre, ce qu’elle fera effectivement pour 48 % de la population féminine. À la suite de cette décision unilatérale, une déclaration intersyndicale est publiée, dénonçant le comportement de la direction et annonçant l’interruption de la négociation.
32Les discussions reprennent sur des bases plus apaisées à partir de la fin octobre, la direction acceptant de coopérer à nouveau avec le cabinet Cab. Les négociations permettent aux syndicats d’obtenir un certain nombre de concessions en apparence technique mais dont les conséquences sont importantes en termes de budget alloué au rattrapage salarial. Les partenaires sociaux s’entendent notamment sur la proposition inscrite dans l’accord de cinq modes différents de correction des écarts, le choix étant effectué annuellement au cours de la commission de suivi de l’accord égalité. Une place centrale est donnée dans l’accord à « l’expert » – en l’occurrence Cab – dont l’avis sera déterminant en cas de désaccord sur la méthode de rattrapage à appliquer. La CFE-CGC, la CFTC et l’UNSA (Union nationale des syndicats autonomes) acceptent de signer finalement en mars 2015, les autres syndicats refusant d’approuver un accord construit autour d’une méthode qu’ils désapprouvent. Les élues CGT, majoritairement des femmes ingénieures, qui veulent une revalorisation sur le principe d’un « travail de valeur égale » et des études de cohorte, en accord avec leur fédération et confédération, sont marginalisées.
Quand la technicisation ne clôt pas les disputes sur la mise en œuvre
33La signature de l’accord égalité fin 2014 ne parvient pas à clore le débat. Un conflit d’interprétation se fait très vite jour concernant l’évaluation du rattrapage pour la première année, les syndicats estimant l’enveloppe budgétaire nécessaire à 1,2 million d’euros et la direction à 400 000 €. Du côté de la direction, on estime que les syndicats cherchent à détourner le principe « scientifique » de la méthode en jouant sur l’ambiguïté des termes de l’accord. Du côté des syndicats, on accuse au contraire la direction de revenir sur les termes de l’accord, en modifiant les paramètres de la régression (le niveau de la p-value, l’application d’un coefficient de correction) à leur avantage pour minimiser le budget. La CFE-CGC menace alors de saisir les tribunaux pour faire constater le non-respect par l’entreprise de l’accord signé.
− Devant ces menaces réitérées, un accord est finalement trouvé pour une enveloppe de 900 000 € distribuée sur deux ans (600 000 € la première année et 300 000 € la deuxième), la détermination de la somme à la troisième année d’exercice de l’accord étant renvoyée à un nouveau calcul. Les partenaires sociaux s’entendent également sur le choix de la méthode de fixation des rattrapages : suivant la demande syndicale, elle favorise les « petits salaires » la première année sur la plus grosse partie de l’enveloppe ; pour la deuxième année, c’est la méthode privilégiée par la direction, plus favorable aux cadres et aux métiers qualifiés, qui est retenue.
34L’introduction d’un outil de régression multilinéaire comme outil de preuve et d’action a abouti à une intense technicisation de la négociation. Cette technicisation a entraîné une forte hausse du coût d’entrée en termes de compétences nécessaires pour prendre part au débat. De fait, la négociation a été extrêmement personnalisée, entre deux hommes, un ingénieur syndicaliste CFE-CGC d’un côté et le directeur du service rémunération, titulaire d’un master d’économie de l’autre. Peu d’autres personnes semblaient maîtriser tous les enjeux techniques liés à l’outil. La méthode de régression utilisée comme stratégie défensive par la direction a eu en partie les effets contraires à ceux escomptés : bien loin de permettre l’établissement d’un diagnostic partagé, elle a provoqué au contraire des tensions élevées, aussi bien en amont qu’en aval de la discussion.
35De façon corollaire, cette technicisation a rendu le recours à une expertise externe indispensable. Elle a également eu pour effet une entrée des sciences sociales dans l’arène. Ont pu ainsi s’affronter de façon plus ou moins explicite deux modèles d’analyse, l’un « toute chose égale par ailleurs », principalement utilisé en économétrie ; l’autre adoptant une approche plus systémique et dynamique des inégalités sexuées au travail (Silvera, 2014). Cette technicisation a eu également comme conséquence de faire de la régression le point focal de la discussion. Les questions n’ayant pas trait aux inégalités salariales, comme l’articulation travail-famille, la promotion ou l’impact genré des restructurations, domaines pourtant intégrés à l’accord, ont été traitées de façon très accessoire. Plus encore, la discussion est restée focalisée sur des augmentations individuelles de salaire, sans aucune intervention sur les principes même des politiques de rémunération – « salaire de marché » et rémunération variable à la « performance » (Rubery, 2005).
Conclusion
36Notre contribution montre la pertinence d’intégrer, à travers la notion de statictivisme, les conflits liés à la mesure quantitative des inégalités entre femmes et hommes dans l’analyse de la négociation de l’égalité professionnelle. L’objectivation par des statistiques ne suffit pas en soi à créer du consensus. Ces négociations en matière d’égalité salariale s’avèrent particulièrement conflictuelles en période de difficultés économiques, de restructurations et d’austérité, ce qui est le cas pour nombre d’entreprises depuis 2008. Ces conflits ne doivent pas être minimisés ou appréhendés comme des simples reflets des rapports de force : s’ils sont influencés par les stratégies des personnes et leurs ressources, ils participent également à modeler la situation et ses opportunités, en produisant un certain cadrage des inégalités et une certaine définition de la situation. Il faut étudier la « géopologique changeante du pouvoir calculateur » et les efforts des différents acteurs en présence pour acquérir ces instruments de calcul (Callon et Muniesa, 2005).
37Un raisonnement par indicateurs chiffrés peut entraîner la technicisation de la négociation collective qui pèse ici sur l’exercice d’un « statactivisme institutionnel » (Chappe, 2019). Cette technicisation ne signifie pas forcément une dépolitisation, mais plutôt une retraduction des enjeux politiques dans des débats techniques soutenus par l’argument de l’objectivité attaché aux nombres (Porter, 1996). Les enjeux politiques ne disparaissent pas, mais ils sont euphémisés et maquillés dans des discussions techniques portant sur les bonnes conventions de mesure, les bons algorithmes et leur interprétation. Cette technicisation a un effet direct sur la nature des acteurs et des savoirs introduits dans l’espace de discussion : la négociation nécessite souvent des formes d’expertise issues des sciences économiques et sociales et des mathématiques, et peut élever le niveau de compétences nécessaires pour avoir une capacité d’agir dans les débats. Cette négociation s’appuyant sur des chiffres accentue également les enjeux d’accès aux informations dans le cadre d’une relation de pouvoir, souvent aux dépens des salariées et de leurs représentants, à l’image des procès pour discrimination en raison du sexe et/ou de l’activité syndicale (Coron, 2018 ; Chappe et al., 2019).
38Faire ce constat implique deux enjeux importants pour la poursuite de l’égalité entre les femmes et les hommes en entreprise. Participer à cette négociation nécessite des compétences pour ne pas subir aveuglément les nombres, être capable d’éprouver leur solidité et éventuellement de proposer des méthodes de calcul ou conventions de mesure alternatives. Sans devenir des spécialistes, les syndicalistes doivent être capables de saisir les enjeux des controverses statistiques et de discuter les analyses des experts mandatés. Mais cela n’est utile que si les acteurs sociaux ont une voix et une capacité d’intervention et de contrôle à chaque étape de la chaîne des données : établissement des conventions, production des nombres, choix des logiciels, travail d’interprétation et intégration dans des processus décisionnels. Notre enquête rappelle qu’un outil de calcul sophistiqué contrôlé uniquement par la direction risque de générer de la défiance dans des relations sociales déjà tendues en France.
39Ensuite, il faut également éviter que la quantification ne détourne l’attention des acteurs sociaux des véritables enjeux – c’est-à-dire la modification du « régime d’inégalités » (Acker, 2006) au sein des entreprises. Un pilotage centré uniquement sur les nombres comporte le risque d’actions purement superficielles comme l’ont montré les nombreux travaux sur les techniques de benchmarking (Bruno et Didier, 2013). Faire avec la quantification nécessite l’adoption d’une certaine distance aux chiffres, un regard critique sur leur sens et leur construction. Dans la continuité des travaux de Wendy Espeland et Michael Stevens (2008), cette démarche plaide pour l’adoption d’une « perspective éthique » sur la quantification : prendre au sérieux ses capacités à apporter davantage de justice sociale, tout en ayant conscience de ses limites pour décrire de façon exhaustive et incontestable les injustices liées au genre.
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Notes de bas de page
1Cette contribution est une version raccourcie et remaniée d’un article publié en anglais dans la revue Gender, Work & Organization (Pochic et Chappe, 2019).
2Le RSC a disparu en tant que document autonome à partir de janvier 2016, sous l’effet de la loi Rebsamen de simplification de la négociation collective (voir les contributions de Sophie Binet et de Vincent-Arnaud Chappe dans cet ouvrage).
3Pour la partie patronale en 2007 et pour la partie syndicale (CFDT [Confédération française démocratique du travail]) en 2014 à Power.inc pour Sophie Pochic ; en 2015 pour le cabinet d’expertise Cab sollicité par le comité d’entreprise (présidé par la CFE-CGC [Confédération française de l’encadrement-Confédération générale des cadres]) de Info.inc pour Vincent-Arnaud Chappe.
4Stratégie, finances, juridique, lobbying, communication, marketing, gestion des expatriés, etc.
Auteurs
-
Vincent-Arnaud Chappe
Chargé de recherche en sociologie au CNRS, Centre d’étude des mouvements sociaux (CEMS, CNRS/EHESS/Inserm)
-
Sophie Pochic
Directrice de recherche en sociologie au CNRS, Centre Maurice Halbwachs (CMH, CNRS/ENS/EHESS), membre du réseau de recherche Marché du travail et genre (Mage)

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