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    Plan détaillé Texte intégral Suède : le modèle d’équité salariale relancé ? Danemark : des progrès encourageants dans un « modèle volontariste » Conclusion Bibliographie Notes de bas de page Auteur

    Quantifier l'égalité au travail

    Ce livre est recensé par

    • Cléo Chassonnery-Zaïgouche, Sociologie du travail, mis en ligne le 28 août 2023. URL : https://journals.openedition.org/sdt/43881 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.43881
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    Table des matières

    La transparence salariale, outil clé pour que les syndicats puissent lutter contre les inégalités ?

    Leçons des cas suédois et danois

    Susan Milner

    p. 197-225

    Texte intégral Suède : le modèle d’équité salariale relancé ? Des obligations légales fortes (même affaiblies) envers les employeurs suédois Des stratégies syndicales variées, reflet de leur implantation et de leur force La loi de 2015 a repositionné la Suède comme le modèle de l’équité salariale Danemark : des progrès encourageants dans un « modèle volontariste » Des lois récentes, sous forte influence de l’Union européenne Des syndicats danois en difficultés dans l’accès à l’information et à la justice Des négociations en entreprise qui augmentent les inégalités de salaire entre secteurs ? Conclusion Bibliographie Notes de bas de page Auteur

    Texte intégral

    1Le caractère multidimensionnel des inégalités, le temps et les efforts nécessaires pour produire des diagnostics et des rapports fiables, ainsi que la nature parfois conflictuelle des relations professionnelles (notamment en période de crise économique et de restructurations) rendent parfois très difficile le processus d’identification et de résorption des écarts salariaux entre les femmes et les hommes. Les employeurs peuvent avoir du mal à en percevoir les bénéfices potentiels plutôt que les seuls coûts. C’est souvent sous la menace de poursuites judiciaires et dans le contexte de relations tendues entre directions et délégués syndicaux que des initiatives ont été mises en œuvre pour évaluer les différents métiers. Le spectre de la justice continue de pousser les employeurs à s’impliquer dans la mesure, le contrôle et la résolution des inégalités de genre au travail (Chicha, 2006 et 2008). Il ne fait aucun doute qu’il a été le principal moteur du changement au cours des dernières décennies.

    2Au niveau international, deux grands types de solutions se sont imposés pour combattre cette inertie : tout d’abord, le législateur a cherché à susciter le changement en créant des obligations positives et des incitations, tout en faisant respecter le principe de la non-discrimination ; d’autre part, et à la suite de cette première initiative, les employeurs ont cherché à gagner un avantage en termes de réputation sur leurs concurrents ou à redorer une image ternie en adoptant un discours public favorable à l’égalité et à la diversité dans l’entreprise, et, à des degrés divers, des pratiques en accord avec ce discours. En théorie, la combinaison de ces deux évolutions devrait aider à diffuser de nouvelles normes et pratiques mais le résultat dépend beaucoup de la mise en œuvre. Les employeurs s’attaquent-ils aux sources mêmes de la discrimination au travail ou se contentent-ils de « cocher les cases » pour satisfaire à des critères de certification ?

    3Le troisième facteur de changement potentiel qui a été identifié est l’évolution des adhérents et des priorités des syndicats, et le passage à des négociations collectives moins exclusivement consacrées aux salaires et davantage soucieuses de considérations qualitatives (Chicha, 2008). Mais le pouvoir des syndicats peut dans certains contextes amener les employeurs à chercher à éviter les litiges à tout prix, au point de refuser la transparence salariale et de traîner les pieds. Le rôle du contexte national et sectoriel dans l’analyse des liens entre ces trois facteurs est déterminant pour comprendre comment et pourquoi le changement advient (ou pas) [Gerecke, 2013].

    4Dans son rapport de 2006 pour l’Organisation internationale du travail (OIT), Chicha identifie six nations dotées de programmes d’équité salariale ayant fait l’objet d’une évaluation par les chercheurs : la Suède, le Québec, le Royaume-Uni, les Pays-Bas, la France et la Suisse. Le premier modèle, celui de la Suède et du Québec, correspond le mieux à un « modèle d’équité salariale » en vertu duquel les métiers sont évalués à l’aune d’un « travail de valeur égale », le salaire des hommes et des femmes étant calculé pour des emplois de référence considérés comme équivalents, et dans lequel les entreprises disposent d’un certain délai pour agir et réduire les disparités identifiées (voir la contribution de Valérie Tanguay dans cet ouvrage). Le deuxième modèle, celui du Royaume-Uni et des Pays-Bas, définit un cadre pour l’égalité des chances mais laisse une grande marge de manœuvre aux employeurs. Selon Chicha, les modèles français et suisse innovent par certains aspects mais échouent à intégrer pleinement le principe d’un salaire égal pour un travail de valeur comparable (voir la contribution de Séverine Lemière et Rachel Silvera dans cet ouvrage). L’analyse qui sous-tend cette approche comparative repose donc sur trois idées majeures : premièrement, la solution du recours en justice n’est pas suffisante à elle seule, car elle est lente et coûteuse, et exclut la grande majorité des salariées ; deuxièmement, si les employeurs disposent de trop de latitude dans la production de leurs rapports sur les rémunérations, les inégalités sont sous-estimées ; troisièmement, il est important de mettre en place un suivi rigoureux et de s’attacher autant aux résultats qu’aux processus (Chicha et Charest, 2013). Le cadre institutionnel dans lequel s’inscrit la publication des données salariales est, lui aussi, crucial.

    5Lorsqu’elle a défini sa stratégie en faveur de l’égalité de genre, l’Union européenne (UE) a adopté l’approche préconisée par Chicha (2006) et promu, entre autres mesures, l’obligation pour les employeurs de produire des rapports annuels sur les rémunérations, conformément à la directive de 2006 sur l’égalité entre les hommes et les femmes dans le marché du travail. Une recommandation adoptée en 2014 préconisait spécifiquement d’exiger des employeurs la publication d’une synthèse sur les rémunérations des hommes et des femmes, décomposée par catégories salariales/socioprofessionnelles et fondée sur une évaluation des métiers dépourvue de biais sexistes :

    « Une transparence accrue peut révéler un biais sexiste et de la discrimination dans les structures salariales d’une entreprise ou d’une organisation. Elle permet aux salariés, aux employeurs et aux partenaires sociaux de prendre les mesures adaptées pour assurer la mise en œuvre du principe d’égalité de rémunération1. »

    6Malgré les demandes pressantes du Parlement européen, la Commission européenne a jusqu’à présent évité de préconiser d’inscrire dans la loi le principe de publication des rémunérations, même si elle affirme « examiner » de tels outils dans la phase actuelle de sa stratégie en faveur de l’égalité de genre2. L’idée de collecter et de comparer les rémunérations semble avoir gagné du terrain dans l’UE et au-delà, y compris aux États-Unis et en Australie, mais la portée et les modalités exactes d’une telle initiative varient grandement. La nécessité de tirer des enseignements des dispositifs mis en place semble s’imposer, puisque certains pays échelonnent l’instauration des obligations qui pèsent sur les employeurs, et prévoient une évaluation à chaque étape, pour déterminer les obligations prévues à l’étape suivante (Milner, 2015).

    7L’ambition de cette contribution est de présenter et d’analyser le modèle suédois parallèlement au modèle danois, qui ressemble à maints égards au modèle britannique mais s’est récemment rapproché de l’approche suédoise, qui impose des devoirs statutaires aux employeurs. Fondé sur une étude de la littérature secondaire ainsi que sur des entretiens menés entre septembre 2014 et juin 2015, cette contribution s’intéresse plus particulièrement à la façon dont les syndicats peuvent utiliser la collecte des données salariales sexuées pour promouvoir l’égalité de rémunération dans les négociations collectives et des inititatives connexes.

    8Il faut bien sûr replacer la politique des pays scandinaves, et notamment de la Suède, en matière de transparence et d’équité salariale dans un contexte où la norme sociétale de l’égalité des sexes est très forte, et s’appuie sur une aide relativement généreuse aux parents qui travaillent, sous la forme de crèches publiques, de congé parental et de modulation du temps de travail. Les syndicats y sont une voix puissante dans la vie publique et la vie économique en général ; le nombre de salariés syndiqués y reste élevé (environ 70 %) de même que le nombre d’emplois couverts par les négociations collectives (Morel, 2013). Des travaux comparatifs au niveau international ont montré que cette configuration spécifique offrait un contexte particulièrement favorable aux mesures de réduction de l’écart salarial entre les femmes et les hommes (Mandel et Shalev, 2009) et contribuait à institutionnaliser le pouvoir des salariés et de leurs représentants (Hobson et al., 2011). La spécificité de cette situation limite la portée des leçons que l’on peut tirer de l’expérience suédoise mais montre qu’il est néanmoins possible d’œuvrer en faveur d’un modèle d’équité salariale, et à quelles conditions.

    Suède : le modèle d’équité salariale relancé ?

    Des obligations légales fortes (même affaiblies) envers les employeurs suédois

    9Comme il a été souligné supra, le modèle suédois est exemplaire parce qu’« en vertu de cette approche proactive, les employeurs ont l’obligation de réaliser une étude afin de détecter l’existence de discriminations salariales dans l’entreprise et, par la suite, de corriger toute discrimination salariale qui serait mise au jour » (Chicha, 2006, p. 10). Le devoir général de lutte pour l’égalité de genre incombe à toutes les organisations, indépendamment de leur taille et de leur secteur d’activité. Certaines obligations ne s’imposent toutefois qu’à partir d’un certain effectif. La loi de 1991 stipule que les employeurs de dix salariés ou plus doivent produire un rapport annuel sur les salaires des hommes et des femmes et élaborer un plan d’action, même en l’absence d’écart de rémunération. Le plan doit comprendre trois éléments : des mesures pour éliminer les écarts de salaire ; une estimation des coûts afférents (ce que coûterait un rattrapage des salaires des femmes) ; et un calendrier sur trois ans au plus. Les entreprises d’au moins 50 salariés doivent en outre informer chaque année les délégués syndicaux des résultats de l’étude des rémunérations et du plan d’action.

    10Dans son bilan établi à partir de 900 rapports sur les rémunérations réalisés entre 2001 et 2005, le Défenseur suédois des droits pour l’égalité des chances signalait que les synthèses produites par les entreprises étaient inégales, et que très peu chiffraient précisément les coûts ou les provisions budgétaires3. Il estimait que des rattrapages salariaux étaient effectivement mis en œuvre dans environ 10 % des cas signalés, mais notait que les données étaient insuffisantes pour calculer le nombre de travailleurs concernés, et qu’un tiers environ des entreprises avait des plans d’action. Le Défenseur indiquait aussi que l’obligation de communiquer aux représentants des salariés les données sur les rémunérations en fonction du sexe était respectée seulement dans la moitié des cas. Rebaptisé Défenseur anti-discrimination, il signalait en 2009 que les rapports demeuraient incomplets et que seule la moitié des entreprises communiquait les données salariales aux délégués syndicaux, même si la proportion d’organisations mettant en œuvre des rattrapages avait nettement augmenté, pour atteindre 60 %4.

    11En 2009, dans le contexte de la crise financière et économique, le seuil minimal était remonté à 25 salariés et la périodicité du rapport à trois ans. Ce seuil reste l’un des plus bas de l’UE mais, associé à la moindre fréquence des rapports sur les rémunérations, il a contribué à réduire la place de l’équité salariale parmi les rapports sociaux que doivent produire les employeurs. Dans un entretien mené en 2015, une responsable de l’égalité au sein du syndicat TCO5 (la confédération des employés des secteurs public et privé), depuis longtemps pionnier en matière de promotion de l’égalité de genre dans son propre organigramme, distinguait l’approche « proactive » promue par la loi de 1991 et l’amendement de 2001, et celle « plus faible » de la réforme de 2006 et de la loi sur les discriminations de 2009, poursuivie par des gouvernements libéraux, qui contribuait selon elle à réduire la pression sur les employeurs.

    12Malgré la diminution des obligations légales, la publication de rapports sur les rémunérations des hommes et des femmes continue de servir de catalyseur pour les rattrapages salariaux. Le Défenseur anti-discrimination signalait en 2011 qu’une inspection de 600 entreprises avait constaté des écarts de rémunération injustifiés dans 44 % des cas, et que des ajustements salariaux concernant au moins 5 800 salariés (dont 90 % de femmes) avaient été mis en œuvre à la suite de cette étude. Dans environ un tiers des cas, suite à cette intervention de l’inspection du travail, d’autres initiatives avaient été lancées pour promouvoir l’égalité au travail, y compris des séances de formation professionnelle pour le personnel, des séances de sensibilisation pour les managers, ainsi que des actions pour recruter davantage de femmes à des postes de cadres supérieurs (Johansson, 2011).

    Des stratégies syndicales variées, reflet de leur implantation et de leur force

    13Les syndicats ont en outre réussi à obtenir des progrès grâce aux négociations collectives. Les stratégies choisies par les différentes confédérations, qui sont présentées ici, ne doivent pas être considérées comme concurrentes puisqu’elles reflètent le profil des adhérents et les ressources de chaque confédération, et que la coordination formelle et informelle entre les différentes organisations est très poussée. Le système de négociation suédois est « complet mais pas homogène » (Söderberg, 2015, p. 99), avec 55 associations d’employeurs et 60 syndicats qui concluent environ 670 accords de branche par an. L’une des caractéristiques notables de ce système est la division historique dans la structure de la représentation syndicale entre les « cols bleus » (ouvriers techniciens), les « cols blancs » (employés-professions intermédiaires) et les professions « diplômées » ou hautement qualifiées. Cette division, qui vaut aussi bien pour le secteur public que pour le privé, reflète un marché du travail très segmenté en fonction du genre.

    14Les négociations collectives en Suède se déroulent à deux niveaux, branches et entreprises. S’il existe des marges de manœuvre pour les employeurs à l’échelon de chaque entreprise, grâce notamment à des bonus et à des dispositifs de rémunération individualisés, on trouve aussi un degré de coordination relativement élevé entre les syndicats au sein de chaque branche. Il s’agit d’une décentralisation coordonnée, puisqu’en l’absence d’un salaire minimum, ce sont les négociations collectives qui jouent un rôle décisif dans la définition des rémunérations. La plupart des salaires sont fixés au niveau de l’entreprise, mais dans le cadre d’une structure fédérale, si bien que les fédérations syndicales jouent un rôle majeur pour aider les négociateurs dans chaque entreprise et favoriser la coordination au sein d’une branche.

    15La stratégie syndicale la plus commentée en externe est celle de la confédération d’ouvriers LO6, qui rassemble principalement des syndicats de l’industrie, à dominante masculine. Contrairement aux deux confédérations TCO et Saco7 (cette dernière représentant les « diplômés », c’est-à-dire les professions nécessitant un diplôme à l’entrée), LO perd des membres depuis quelques années. La confédération a connu beaucoup de conflits liés aux stratégies à adopter pour promouvoir l’équité entre les hommes et les femmes dans les négociations collectives, en raison de la forte ségrégation horizontale sexuée des métiers de cols bleus, et de la prédominance masculine dans les syndicats.

    « Nos syndicats connaissent une forte ségrégation de genre à LO, beaucoup plus que chez les employés et les diplômés ; nous avons trois grands syndicats majoritairement féminins, ce qui est peu, et le syndicat des personnels de ménage, qui est moitié-moitié, et comprend les services de nettoyage pour l’industrie ; mais le reste est majoritairement masculin8. »

    16LO est le seul syndicat qui, dans les entretiens que j’ai menés, ait spontanément soulevé la question du temps partiel subi comme facteur majeur de l’inégalité salariale entre les « cols bleus » hommes et les femmes ; chez les employés et parmi les ingénieurs et cadres, on estime qu’il est relativement plus facile de trouver du travail à temps plein, tout en bénéficiant de la souplesse temporelle offerte par le système de congé parental.

    17La stratégie consistant à privilégier « l’égalité en bas » via la hausse des bas salaires féminins est née d’une initiative lancée par des femmes employées du secteur public en 1989. Elles avaient obtenu un budget pour l’égalité d’environ 6 millions d’euros9 pour augmenter la rémunération des femmes, en plus de hausses de salaire généralisées. Mais elles choisirent d’investir la somme pour améliorer leurs qualifications – via la formation continue –, au lieu de reverser directement cette somme aux salariées sous forme de rattrapages et de hausses de salaire. Cette initiative couronnée de succès fut suivie d’une revendication nettement plus radicale : augmenter le salaire des femmes de 1 % annuellement, jusqu’à ce que l’écart avec les hommes soit entièrement résorbé. Les syndicalistes et dirigeants syndicaux masculins s’opposèrent massivement à cette revendication, craignant peut-être que la revalorisation des salaires des femmes ne se fasse aux dépens des hommes (Curtin, 1999, p. 134).

    18En 2007, les 14 syndicats de cols bleus affiliés à LO, qui coordonnent leurs stratégies pour les négociations collectives avant les négociations salariales (généralement triennales), se fixèrent comme priorité la résorption des écarts salariaux entre les secteurs employant en majorité des femmes et ceux dominés par les hommes. En plus de hausses de salaire générales, la négociation de 2007 introduisit des « indemnités d’égalité », censées revaloriser les salaires féminins les plus bas, conformément aux normes prévalant dans les secteurs dominés par les hommes, sur la base d’un minimum d’environ 1 900 d’euros bruts10 par mois. Le cycle de négociations de 2007-2010 déboucha ainsi sur des accords en vertu desquels les plus fortes hausses salariales concernaient deux secteurs (le commerce de détail et les employées municipales) employant en majorité des femmes (Pillinger, 2014, p. 76). Selon LO, cette mesure est à l’origine d’une hausse de 2 à 3 % des bas salaires dans des secteurs où les femmes sont majoritaires.

    19Des syndicats majoritairement masculins de LO, tels que la fédération de la métallurgie, ont toutefois fait valoir que cette stratégie sectorielle pénalisait les femmes à bas revenus, minoritaires dans leur branche. L’absence d’unité syndicale a débouché sur un accord de compromis avant le cycle de négociations de 2010, qui fut reconduit lors des cycles ultérieurs (Kullander et Björklund, 2011). Durant le cycle de négociations de 2013, les syndicats de LO ont négocié une allocation d’égalité, en plus d’une augmentation générale des salaires, ciblant les revenus inférieurs à 2 400 euros bruts11 par mois. Les tensions entre hommes et femmes concernant les priorités de l’action syndicale ainsi que celles entre fédérations à majorité masculine et fédérations à dominante féminine ont souvent pour effet de reléguer les revendications des femmes au second plan ; mais elles peuvent aussi, à plus long terme, susciter une mobilisation efficace et des changements de plus grande ampleur.

    20Les syndicats suédois ont longtemps été des pionniers en Europe et dans le monde en ce qui concerne la promotion des femmes à des postes de direction en leur sein (Pillinger, 2014), même si certains chercheurs soulignent que la présence de femmes dans la direction des syndicats ne va pas toujours de pair avec la défense de l’égalité de genre dans les prises de position et les pratiques syndicales (McBride, 2001). Beaucoup de travaux se sont intéressés à LO, une confédération dirigée de longue date par une présidente (Wanja Lundy-Wedin), mais depuis son départ en retraite en 2013, la direction est assumée par des hommes. La confédération des employés, TCO, est dirigée par une femme, Eva Nordmark, depuis 2011. En 2015, les trois principales confédérations ont pour la première fois intégré un organisme de coordination, Union to Union, dont la secrétaire générale est Kristina Henschen.

    21Sous la direction d’Eva Nordmark, TCO et les syndicats d’employés qui lui sont affiliés ont intensifié leurs actions en faveur de l’égalité de genre. Quand l’obligation légale de produire des rapports a été restreinte en 2009, les syndicats ont réalisé leurs propres études sur les rémunérations pour mieux cibler leurs revendications dans les négociations collectives et interpeller les organisations patronales. Le syndicat Finansforbundet (FF), affilié à TCO et représentant les métiers de la finance, a inscrit l’égalité de rémunération parmi ses priorités après l’élection d’une nouvelle présidente, Ulrika Boethius, en 2012. L’une de ses priorités dans les négociations collectives a été de faire en sorte que les hausses de salaires soient concentrées sur les bas salaires, en utilisant les données sur la rémunération par décile recueillies au niveau de la branche et de l’entreprise, et en provisionnant des sommes spécifiques pour aligner les salaires des femmes et des hommes lorsque les études de rémunération identifient des disparités12.

    22La grande confédération Unionen, elle aussi affiliée à TCO, représente des employés occupant des postes administratifs dans l’industrie et les centres d’appels (secteur privé) ; elle compte un demi-million de membres et ses effectifs sont en hausse. Elle publie chaque année une grande étude sur l’écart de rémunération entre les hommes et les femmes, fondée sur un sondage réalisé par téléphone auprès de 1 000 délégués syndicaux. Ce sondage effectué auprès des adhérents a été instauré en 2009, en réponse à la réduction de l’obligation légale de produire des rapports sur les rémunérations. Les données collectées chaque année sont analysées et les résultats utilisés lors des négociations collectives annuelles. Certains syndicats au sein de la fédération disposent de budgets dédiés.

    23Selon le sondage réalisé par Unionen en 2014, environ un tiers environ des délégués syndicaux interrogés affirment que leur entreprise produit un rapport annuel ; un autre tiers des entreprises réaliserait cette étude au moins tous les trois ans, tandis que le dernier tiers échouerait à satisfaire aux obligations légales13. Les grandes entreprises sont plus susceptibles de conduire des études sexuées sur les salaires, mais même les petites entreprises en produiraient au moins tous les trois ans dans un peu plus de la moitié des cas. Les données fournies par Unionen incitent donc à penser que la norme de la transparence salariale est relativement bien intégrée dans la pratique des entreprises suédoises, même si l’on sait par d’autres sources (notamment d’anciens rapports de JO/DO) que la qualité de ces études varie considérablement et que trop d’entreprises se dérobent à leurs obligations.

    La loi de 2015 a repositionné la Suède comme le modèle de l’équité salariale

    24À la suite d’une longue enquête parlementaire et du lobbying des principales fédérations et confédérations syndicales, un projet de loi a été présenté à l’automne 2015 pour rétablir le seuil inférieur et l’annualisation des rapports. Dans le budget de l’automne 2015, le gouvernement annonçait son intention de réinstaurer les rapports annuels. En mars 2016, le gouvernement publiait un projet de loi visant à réformer le chapitre iii de la loi contre les discriminations, entrée en vigueur en janvier 2017.

    25La nouvelle loi oblige les employeurs à fournir annuellement par écrit des données sur la situation comparée des hommes et des femmes concernant les salaires, le recrutement et la promotion, la formation et le développement des compétences, les conditions de travail, les dispositifs favorisant l’équilibre entre vie professionnelle et vie familiale, ainsi que des plans d’action précis pour progresser dans tous ces domaines, et des rapports de suivi. Pour parvenir à une rémunération égale pour un travail de valeur égale, il est nécessaire d’identifier des éléments de comparaison pertinents grâce à des critères d’évaluation standard des métiers, incluant la pénibilité, les conditions de travail ainsi que les compétences. Les professions à prédominance féminine doivent être impérativement comparées à d’autres métiers (mixtes ou à dominante masculine) exigeant un travail d’égale valeur, selon les critères d’évaluation des métiers. Les employeurs sont obligés de communiquer l’information aux représentants du personnel. Le projet de loi souligne qu’il est du devoir des employeurs et des syndicats de collaborer pour combler les écarts de salaire entre les femmes et les hommes, même s’il s’abstient de mentionner des obligations spécifiques pour la négociation collective, contrairement à ce que préconisaient Unionen et d’autres syndicats. Le raisonnement exposé dans le projet de loi exprime clairement que même s’il incombe aux deux parties de combattre l’inégalité salariale entre les sexes, c’est à l’employeur qu’incombe en dernier ressort la responsabilité de trouver des solutions.

    26Les organisations employant au moins 25 personnes doivent concevoir et rédiger un plan pour égaliser les rémunérations et les conditions offertes aux hommes et aux femmes, qui tienne compte des coûts afférents, et produire un rapport sur les progrès effectués dans un délai de trois ans. Les organisations employant 10 à 24 personnes sont également tenues de fournir un rapport détaillé sur les rémunérations et de spécifier les mesures envisagées pour combler les écarts, mais aucun calendrier ne leur est imposé.

    27Avec cet amendement, la Suède a réaffirmé son statut d’exemple à suivre en ce qui concerne les politiques d’équité salariale. Les principales caractéristiques du modèle suédois sont :

    • l’obligation générale pour les employeurs de fournir des données sur les rémunérations mais aussi de mettre en œuvre des mesures pour atteindre l’égalité de rémunération pour un travail de valeur égale dans un délai de trois ans ;

    • l’obligation de rédiger un rapport annuel, même si l’écart de salaire entre les femmes et les hommes a été résorbé et/ou si des progrès ont été constatés ;

    • de puissants organismes chargés de faire appliquer la loi, comme en témoignent les « raids-éclairs14 » menés par le Défenseur anti-discrimination en 2011 et 2013, dont le pouvoir est renforcé par le contrôle institutionnalisé des négociations collectives au niveau national ;

    • l’accent mis sur la coopération entre employeurs et syndicats, qui passe par la communication des données nécessaires. Comme l’affirme Peter Tai Christiansen d’Unionen (2015), cette approche ne règle pas tous les problèmes, mais elle fournit à n’en pas douter un cadre plus efficace pour atteindre l’équité salariale que le recours en justice.

    28Le problème du manquement des employeurs à leurs obligations n’a pas été entièrement réglé, même si la situation s’est améliorée au cours des dix dernières années. La réforme de 2016 modifiant la loi de 2009 ne suffira donc pas à elle seule à relancer le modèle d’équité salariale suédois, si les contrôles et les dispositifs coercitifs ne sont pas fortement renforcés. L’écart salarial entre les hommes et les femmes s’est réduit, petit à petit : selon le Medlingsinstitutet15, l’écart salarial non corrigé dans le secteur privé en Suède a baissé de 3,1 % entre 2005 et 2014 (pour atteindre 12,2 %) et l’écart corrigé a baissé de 1,8 % (pour atteindre 6,2 %) ; pour le secteur public, les chiffres de 2014 sont respectivement de 13,2 % et 2,2 %16. Au total, l’écart salarial non corrigé atteint 13,2 % et l’écart ajusté 4,2 %.

    29La persistance d’un écart de rémunération entre les hommes et les femmes dans le secteur public est en décalage avec la place centrale de l’égalité femmes-hommes dans les institutions publiques suédoises (Borchost et Siim, 2008). Cette contradiction n’est pas insignifiante, puisque la Suède affiche le taux de féminisation du secteur public le plus élevé de tous les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE, 2015). Les syndicats suédois ont d’ailleurs beaucoup critiqué l’incapacité du secteur public, et notamment de l’État comme employeur, à davantage réduire l’écart salarial qui y persiste et à produire les rapports exigés par la loi. Les actions en justice demeurent une solution de dernier recours. Le syndicat Vision, affilié à TCO, qui représente les employées des administrations locales, a déposé deux grandes revendications d’ajustement salarial. Les syndicats ont aussi demandé l’instauration d’une obligation d’égalité dans le secteur public, sur le modèle britannique (voir la contribution de Hazel Conley dans cet ouvrage).

    30Si des avancées ont incontestablement permis de renforcer le dispositif national de transparence pour l’équité salariale et de mettre en place des dispositifs pour égaliser les rémunérations par le biais des négociations collectives de branche, la mise en œuvre de l’égalité au moyen d’une évaluation des métiers qui soit indépendante du genre et de mesures correctives au niveau local stagne, dans le secteur public comme dans le privé (Salminen-Karlsson et Fogelberg, 2016). La prochaine phase des politiques d’équité salariale doit donc se pencher plus concrètement sur le fonctionnement réel des systèmes de rémunération dans les organisations, notamment sur les biais de genre produits par l’individualisation des rémunérations à la « performance » (Koskinen Sandberg, 2017).

    Danemark : des progrès encourageants dans un « modèle volontariste »

    Des lois récentes, sous forte influence de l’Union européenne

    31Le Danemark partage avec la Suède une forme de régulation du marché du travail privilégiant des négociations collectives libres et des syndicats forts (Kristiansen, 2015, p. 11). Le dispositif en faveur de l’équité salariale y est plus récent qu’en Suède et inspiré de ce modèle ; dans ce domaine comme dans d’autres, les pays scandinaves s’inspirent mutuellement. Mais plus généralement, les politiques d’égalité de genre y sont souvent perçues comme résultant de la nécessité de se plier à la législation européenne au lieu d’être reprises à leur compte par les acteurs politiques nationaux (Borchorst et Siim, 2008 ; Kirkegaard, 2014). Le passage récent, et impulsé de l’extérieur, à un modèle d’équité salariale signifie que les normes gouvernant les rapports sur les rémunérations sont moins bien intégrées au Danemark. On entend aussi dire que l’égalité femmes-hommes n’est pas une priorité au Danemark puisque la norme prévalente y est d’atteindre l’égalité grâce à l’emploi : le pays possède en effet le taux d’activité féminin le plus élevé de l’UE, ainsi que la plus grande proportion de femmes dans les postes à hauts revenus (Kirkegaard, 2014). Cet apparent succès masque un écart de salaire entre les hommes et les femmes relativement élevé sur des postes similaires. Le volontarisme qui prévaut actuellement tend donc à perpétuer les inégalités salariales sexuées (Preisler, 2015 ; Weibull, 2013).

    32L’évolution des négociations collectives a néanmoins favorisé une approche plus proactive dans certains secteurs. Les confédérations nationales17 n’ont pas pour vocation de s’engager dans la négociation collective mais plutôt de coordonner l’action des fédérations (Jørgensen et Bühring, 2018). La densité syndicale reste élevée en comparaison internationale (67 % en 2017), mais a décru depuis les années 1990 notamment parmi les ouvriers et les employés du secteur privé. Les syndicats traditionnels sont concurrencés par de nouveaux syndicats « jaunes » qui représentent les salariés sur le plan individuel, moyennant des cotisations faibles et qui ne participent pas à la négociation collective.

    33À la fin des années 1990, la décentralisation des négociations salariales de la branche vers l’entreprise a été assortie d’une extension du périmètre des négociations collectives, de sorte qu’elles incluent l’égalité de genre. Les négociations collectives obéissent à une volonté partagée de favoriser la flexibilité au niveau local : « Si les parties s’accordent, les choses peuvent se décider localement18. » Le système danois de définition des salaires est donc « extrêmement flexible » (Vartiainen, 2011, p. 348). Alors que le secteur public servait autrefois de leader ou modèle pour les négociations salariales dans le secteur privé, cette fonction centralisatrice s’est érodée. Cela permet l’innovation et l’expérimentation mais tend à renforcer les inégalités entre secteurs.

    34L’obligation pour les entreprises de publier les données sur les rémunérations en fonction du sexe est apparue avec la loi sur l’égalité salariale de 2006, qui fixe un seuil minimum de 35 salariés, dont au moins dix hommes et dix femmes, occupant des postes comparables, pour pouvoir comparer les rémunérations. Cette obligation concerne à la fois le secteur public et le secteur privé. Selon le Bureau central des statistiques, 13 % des entreprises danoises (couvrant 38 % des salariés) étaient concernées par la loi en 2010, soit 11 % des entreprises privées et 43 % des organisations du secteur public (Holt et Larsen, 2011). La loi de 2006 aurait été adoptée pour répondre aux demandes de la Commission européenne en matière de réduction de l’écart salarial entre les hommes et les femmes et notamment la directive de 2006. Toutefois, comme le note une responsable syndicale de 3F19 lors d’un entretien en 2015, le Danemark a été critiqué à maintes reprises par la Commission pour l’absence de critères clairs dans l’élaboration des rapports20.

    35Un amendement voté en 2014 sous le précédent gouvernement social-démocrate, est entré en vigueur sous un gouvernement libéral en janvier 2015 et a pris effet en septembre 2016 : il abaisse le seuil minimal pour effectuer des comparaisons à 10 salariés, dont au moins trois hommes et trois femmes. Selon un responsable syndical en charge de l’égalité au sein de la fédération du commerce HK21 rencontré en 2015, cela devrait « faire une grande différence » car le seuil de dix employés de chaque sexe avait suscité « beaucoup de frustration » parmi les représentants syndicaux souhaitant s’attaquer à la question de l’égalité salariale dans les petites entreprises ayant une proportion inégale d’hommes et de femmes. La nouvelle loi répond également à la principale critique faite à la précédente (voir infra), à savoir l’absence de publication des données au sein de l’entreprise, puisqu’elle inclut l’obligation de divulguer annuellement au sein de l’entreprise les statistiques ventilées par sexe.

    36Une autre loi de 2008 oblige en outre les grandes entreprises à inclure ce qui relève de leur responsabilité sociale en tant qu’entreprises dans leurs rapports annuels. Une étude de l’École de commerce de Copenhague montre que dès la première année le respect de cette obligation était élevé (97 %), l’environnement et le climat ainsi que les affaires sociales et l’emploi étant les principaux domaines mentionnés. En 2012, la législation a été amendée pour privilégier l’environnement et les droits humains – comprenant le genre –, tels qu’ils sont définis dans les programmes des Nations unies.

    37Parallèlement, dans le secteur public, la loi de 2000 sur l’égalité entre les femmes et les hommes exige que le genre soit un aspect pris en compte dans l’ensemble des politiques et des marchés publics, mais son application est restée très inégale, voire a été négligée, selon certaines études (Kirkegaard, 2014). Les administrations locales et centrales sont censées produire des rapports bisannuels mais la plupart des employeurs publics se soustraient à cette obligation.

    Des syndicats danois en difficultés dans l’accès à l’information et à la justice

    38Plus encore que dans le cas suédois, les syndicats danois font état de la difficulté à accéder à l’information au sein de l’entreprise, dans plus de la moitié des cas. Deux chercheurs ont réalisé une évaluation à la demande de Statistiques Danemark, sur un échantillon parmi les 2 497 entreprises sujettes à la loi (Holt et Larsen, 2011). Sur les 845 retenues, avec un taux de réponse de 61 % (n = 740), ils ont trouvé que les représentants des salariés souhaitaient évoquer avec la direction les données salariales en fonction du sexe mais que seuls 42 % en avaient la possibilité. L’étude a par ailleurs permis de constater que la grande majorité des entreprises qui produisaient des rapports sur le sujet y trouvaient des avantages, et notamment une connaissance plus approfondie de la situation. Seules trois entreprises disaient avoir rencontré des difficultés pour produire leur rapport et utiliser la classification standardisée des professions.

    39Une autre étude a révélé que la législation en vigueur sur l’équité salariale était largement méconnue et que la peur de la stigmatisation était répandue (Warming et Precht, 2014). Les auteurs recommandent de renforcer la loi, afin qu’elle intègre le droit d’exiger la communication des salaires au niveau des entreprises ou du lieu de travail, et une protection contre toute discrimination liée à une telle demande. Le rapport pointe aussi la difficulté du recours en justice dans un contexte de méconnaissance des droits, et souligne le nombre réduit de litiges. Les représentants syndicaux rencontrés ont confirmé qu’il était difficile de résoudre les cas de discrimination salariale par la voie judiciaire, et estiment que si par le passé cette stratégie a pu être fréquemment couronnée de succès, elle est devenue moins fiable, a fortiori dans un contexte de crise économique.

    40Surtout, les changements de législation successifs ont généré de la confusion, jusqu’à récemment, et compliqué l’aptitude des représentants syndicaux à défendre l’équité salariale : « Les dernières années ont été très difficiles pour les syndicats et les délégués syndicaux, ils ne savent pas comment s’y prendre »22. Ce responsable syndical de HK s’attendait à ce que l’abaissement du seuil change la donne dans les négociations collectives du secteur du commerce, d’autant que la loi spécifie que les rapports sur les rémunérations doivent renvoyer à des codes de classification des professions « neutres en termes de genre », ce qui n’était pas le cas auparavant. Les syndicalistes de terrain devraient en théorie tous recevoir les données salariales sous la même forme, ce qui facilite les comparaisons inter-entreprises et intersectorielles. Ils et elles « reçoivent désormais une copie complète des statistiques salariales du bureau central, ce qui constitue un grand progrès23 ».

    Des négociations en entreprise qui augmentent les inégalités de salaire entre secteurs ?

    41Le syndicat considéré comme le plus en pointe dans la lutte pour l’équité salariale est FF, la fédération des métiers de la finance24. Structurellement, l’explication avancée, comme dans le cas suédois, est que les entreprises du secteur financier tendent à être plus grandes, et plus mixtes, avec un rapport femmes-hommes équilibré25. Des discussions entre délégués syndicaux et direction sur l’équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle ainsi que sur l’équité salariale sont en effet plus susceptibles de se produire dans les organisations mixtes (Larsen, 2012). Les banques et assurances sont également des entreprises profitables, avec des hauts salaires, où l’écart salarial est manifeste. Selon le responsable syndical chargé de l’égalité à FF, rencontré en 2015, les statistiques sur les salaires respectifs des femmes et des hommes sont relativement bonnes et le secteur « progresse chaque année » dans la réduction de l’écart salarial, d’environ 0,5 point par an. Cela signifie que, comme dans le cas suédois, le représentant fédéral en charge de l’égalité reçoit un bilan des salaires moyens des hommes et des femmes tels qu’ils ont été déclarés par les entreprises de la branche, ainsi qu’une moyenne pour toute la branche, décomposée par classifications standard des métiers. Chaque année, cette fédération et celle des employeurs se réunissent pour discuter des données recueillies et définir les priorités concernant les négociations collectives annuelles ainsi que diverses mesures, même si les négociations ont ensuite lieu au niveau local. Le représentant de FF explique que, quand on leur signale des écarts de salaire, « les employeurs agissent généralement en conséquence ».

    42En 2015, lors de ma visite, la fédération FF venait d’écrire à tous ses membres pour les informer du salaire moyen pour leur poste et leur demander de transmettre leurs revendications concernant l’équité salariale à leur représentant local. Cette initiative visait en partie à inciter la base à faire pression sur leurs délégués en entreprise pour qu’ils et elles s’attaquent à la discrimination salariale.

    43Le syndicat FOA26, affilié à LO, syndicat des métiers de l’aide à la personne, un secteur d’emplois majoritairement publics, a aussi joué un rôle décisif dans la lutte pour l’équité salariale. Il a organisé des campagnes largement diffusées invitant les femmes à cesser de travailler au mois de novembre, pour attirer l’attention sur leur manque à gagner pour le reste de l’année, par rapport à leurs collègues masculins : « Ça ne change évidemment rien. Mais c’est juste un moyen de faire passer le message27. » Ce syndicat cherche avant tout à obtenir des hausses de salaire supérieures à la moyenne pour les femmes recevant de bas salaires :

    « Nous avons tellement de femmes qui travaillent dans des secteurs où elles n’obtiennent jamais l’égalité salariale, alors que d’autres secteurs en bénéficient depuis les années 1970. 88 % de nos adhérents sont des femmes. Elles travaillent dans les secteurs de l’aide à la personne, du ménage, des métiers de l’alimentation. Des secteurs traditionnellement féminins28. »

    44Ce survol montre que certains syndicats sont bien placés pour profiter du changement de législation, qui pourrait aider à pallier le manque d’information et l’absence de suivi dans le dispositif actuel. Les structures d’opportunité se sont elles-mêmes renforcées grâce à la féminisation rapide des postes de direction dans les sphères économique et politique au Danemark. En 2015, une femme a pour la première fois été élue présidente d’une centrale syndicale (Lisette Rizgaard à LO), rapprochant le pays de la Suède et le faisant progresser dans les classements internationaux sur l’égalité de genre. Les syndicats danois ont par ailleurs tenté de combler leur retard en développant des formations et des réseaux de soutien pour leurs militantes mais ces tentatives ont rencontré des résistances tant il est difficile de faire évoluer les styles de leadership et les priorités syndicales (Hansen, 2013).

    45Au lieu de progresser sous la seule influence de facteurs extérieurs, l’égalité de genre est dorénavant défendue au Danemark par des acteurs nationaux influents. Mais le modèle danois, qui s’en remet aux négociations collectives pour compenser les faiblesses du cadre législatif, est critiqué car il exacerberait les inégalités entre secteurs, l’équité salariale n’échappant pas à la règle. En outre, même dans les fédérations qui ont le plus lutté pour l’équité salariale, les syndicalistes en entreprise ont mis du temps à inclure le genre dans les négociations salariales, alors que d’autres sujets concernant les mères et les pères, tels que l’articulation entre vie professionnelle et vie familiale, semblent plus faciles à soulever. Les données d’un sondage réalisé auprès de délégués locaux indiquent que seuls 10 % d’entre eux environ étaient engagés dans des discussions avec leur direction sur l’égalité salariale alors que ce chiffre atteignait 40 % pour l’articulation entre vie professionnelle et familiale (Larsen, 2012). Au cours des entretiens, les responsables de l’égalité au niveau fédéral ont confirmé cela, en soulignant la lenteur du changement générationnel. Ils et elles ont aussi souligné à quel point la conjoncture n’aidait pas ; il est difficile de défendre des mesures engendrant des coûts supplémentaires en période de crise économique depuis 2008.

    46L’une des particularités de l’exemple danois parmi les différents modèles d’équité salariale est que le cadre législatif y est beaucoup moins robuste qu’en Suède. La législation a beau astreindre les employeurs à produire des rapports sur l’équité salariale fondés sur les classifications internationales des professions et à comparer la situation des hommes et des femmes dans des professions de valeur égale, elle ne les oblige pas pour autant à budgéter les ajustements salariaux nécessaires ni à mettre en œuvre un plan pour l’égalité (hormis dans le secteur public, où ce devoir existe déjà mais n’est pas respecté).

    47De même, à la différence de la Suède, mais comme en France, il n’existe au Danemark aucune autorité centrale chargée de collecter et de publier les données sur l’équité salariale, ou bien de faire appliquer la loi, même s’il existe plusieurs agences dotées de cette compétence, notamment l’Institute for Human Rights, un organisme de contrôle indépendant qui diffuse les bonnes pratiques, et le Conseil pour l’égalité de traitement, qui reçoit les plaintes individuelles et conseille les plaignantes. L’écart salarial non ajusté entre les femmes et les hommes stagne autour de 17 %.

    Conclusion

    48Il n’existe bien sûr pas de modèle parfait d’égalité salariale, et les mesures qui la renforcent ne suffisent à régler tous les aspects de ce problème multidimensionnel (Gerecke, 2013). Les manquements aux obligations observés par Chicha en 2006, notamment dans le cas de la Suède, n’ont pas disparu mais ont diminué depuis que le Défenseur veille davantage à l’application de la loi et depuis que cette question fait l’objet d’un suivi dans les négociations collectives, lui-même facilité par la hausse du nombre de femmes dans les syndicats. En outre, il est établi que la production de rapports sur les rémunérations conduit à de légères améliorations, qui peuvent, dans la durée être synonymes de progrès. Dans le cas suédois, l’écart salarial s’est réduit, et cette amélioration est due aux obligations relativement fortes imposées aux employeurs, qui s’inscrivent elles-mêmes dans une norme sociétale plus générale favorisant l’égalité entre les hommes et les femmes, et à la permission accordée aux acteurs concernés d’utiliser les données recueillies pour lancer des initiatives. Le Danemark fournit l’exemple d’avancées similaires dans les secteurs où les rapports de synthèse sur les salaires des hommes et des femmes sont réguliers et bien établis. Il ne demeure pas impossible que les progrès apparents soient un effet d’optique engendré par des rapports sélectifs, mais il n’existe aucune preuve de cela, tandis qu’il existe un consensus sur le fait que des ajustements salariaux sont mis en œuvre (Eurostat, 2016). Dans les deux pays, l’expertise technique sur le calcul des écarts salariaux (des représentants des syndicats comme des employeurs) semble déterminer la volonté des personnes dans les entreprises de prendre des actions concrètes ; l’obligation légale dans le cas suédois incite les employeurs à s’engager dans les connaissances techniques davantage que dans le cas danois, où la responsabilité d’agir reste aux mains des employeurs, sans impulsion légale (Eurofound, 2018).

    49La question de savoir s’il faut inclure les petites entreprises dans les rapports sur les rémunérations respectives des hommes et des femmes reste entière. L’outil en ligne EqualPacE, financé par l’Union européenne et qui s’appuie sur le logiciel allemand Logib-D, recommande un seuil minimum de dix femmes et de dix hommes pour que la comparaison soit pertinente29. Mais en Suède comme au Danemark, l’exclusion des petites entreprises a été une source de frustration pour les syndicats, notamment dans les secteurs très fragmentés. Cela ne signifie pas pour autant qu’il faille nécessairement inclure les petites entreprises dans les systèmes d’équité salariale ni que cette inclusion soit un élément indispensable pour les pays dotés de structures économiques différentes, mais cela s’inscrit dans une approche plus large, qui vise à instaurer des normes de conformité et des obligations positives. Les syndicats suédois et danois font aussi valoir que toute exemption affaiblit l’impact normatif de l’obligation de produire des rapports sur les salaires.

    50Les éléments-clés pour un système d’équité salariale sont :

    • l’obligation positive d’identifier dans des rapports annuels les écarts de rémunération mais aussi de les exploiter pour identifier les causes de l’inégalité, afin d’y remédier ;

    • un degré de cohérence et de transparence de ces rapports qui permette de faire des analyses comparatives crédibles (au niveau national, branche et entreprise) ;

    • des acteurs collectifs ou institutionnels qui utilisent les informations fournies pour susciter le changement ;

    • et des dispositifs pour que la loi soit effectivement appliquée (sanctions, inspections, organisme de contrôle).

    51Tout système omettant l’un de ces éléments verra un décalage entre les règles et leur application et/ou de l’inertie, comme en témoigne le cas français.

    52Cette rapide comparaison des avancées récentes en Suède et au Danemark montre l’importance du cadre réglementaire, mais aussi la vulnérabilité de celui-ci aux pressions économiques et politiques. Elle met également en évidence l’importance de négociations collectives robustes au niveau des branches ou d’autres dispositifs de coordination permettant d’atténuer la ségrégation sur le marché du travail. Mais elle révèle aussi les limites de ces dispositifs de régulation, le fait qu’ils dépendent de mobilisations individuelles (principalement des femmes) et combien il est difficile de les utiliser pour lutter contre « des inégalités entremêlées au niveau local, au sein des organisations » (Koskinen Sandberg, 2017). Les systèmes d’équité salariale demeurent donc un chantier inachevé.

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    Notes de bas de page

    1Commission européenne, 2014, Recommendation (2014) 1405 final on strengthening the principle of equal pay between men and women through transparency, Luxembourg, Union européenne, p. 4.

    2Commission européenne, 2016, Strategic engagement for gender equality 2016-2019, Luxembourg, Union européenne.

    3Jämställdhetsombudsmannen (JO), 2005, Survey, analysis and action plan for equal pay, Stockholm, JO.

    4Diskriminierungsombudsmannen (DO), 2009, Pay surveys. Provisions and outcomes, Stockholm, DO.

    5Tjänstemännens Centralorganisation : Confédération suédoise des employés.

    6Landsorganisationen i Sverige : Confédération syndicale de Suède.

    7Sveriges Akademikers Centralorganisation : Confédération suédoise des associations professionnelles.

    8Entretien avec une responsable syndicale LO, 2014.

    9Soit 60 millions de couronnes suédoises.

    10Soit 20 000 couronnes suédoises.

    11Soit 25 000 couronnes suédoises.

    12Entretien avec une responsable syndicale FF, 2015.

    13Unionen, 2015, Lönekartläggning lönar sig 2015, Stockholm, Unionen.

    14Il s’agit de visites entreprises par l’inspection du travail, sans avertissement et menées sur le plan national pour comparer les salaires réellement versés et ceux des conventions collectives.

    15Medlingsinstitutet, 2015, Kvinnors och mäns löner 2014, Stockholm, Medlingsinstitutet.

    16Le Medlingsinstitutet, qui analyse les données annuelles sur les rémunérations, se fonde désormais sur 429 métiers (contre 355 auparavant), selon la classification actualisée des professions. Cela explique en partie pourquoi l’écart corrigé est devenu très faible. Cette diminution des écarts de salaire est aussi due au fait que la ségrégation professionnelle qui avait longtemps caractérisé le marché du travail suédois s’est réduite : davantage d’hommes exercent des métiers à majorité féminine, et vice versa.

    17Il y en a trois : LO (Landesorganisationen i Danmark) [806 500 membres] est la confédération « générale » qui regroupe les fédérations industrielles et commerciales et représente principalement les ouvriers et employées des secteurs publics et privés ; FTF (Funktionærernes og Tjenestemændenes Fællesråd) [345 400 membres] est une confédération de syndicats de « professionnels » qualifiés ou de professions intermédiaires ; Akademikerne (226 000 membres) regroupe les syndicats d’enseignants et de professionnels de la santé.

    18Entretien avec une responsable syndicale DLO, 2014.

    193F, plus grande fédération affiliée à LO, regroupe les syndicats de l’industrie, des transports, de la construction, et de l’hôtellerie et de la restauration, soit environ 250 000 membres au total, et signe la plupart des conventions collectives.

    20Institute for Human Rights, 2015, Human rights in Denmark. Status 2014-15. A summary, Copenhague, Danish Institute for Human Rights.

    21HK (Handels-og Kontorfunktionærernes Forbund), affiliée à LO, compte 187 000 membres.

    22Entretien avec un responsable syndical HK, 2015.

    23Ibid.

    24FF (Finansforbundet) n’est pas affiliée à la confédération LO mais à FTF, la confédération des « professionnels », ce qui limite les possibilités de coordination avec les fédérations d’ouvriers et d’employés.

    25Entretien avec une responsable syndicale LO, 2014.

    26FOA (Forbundet af Offenligt Ansatte), affiliée à LO, représente 15 800 membres.

    27Entretien avec une responsable syndicale FOA, 2015.

    28Ibid.

    29[www.equal-pace.eu/the-equal-pace-web-tool], consulté le 10 janvier 2020.

    Auteur

    • Susan Milner

      Professeure en politiques et sociétés européennes, University of Bath

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    1Commission européenne, 2014, Recommendation (2014) 1405 final on strengthening the principle of equal pay between men and women through transparency, Luxembourg, Union européenne, p. 4.

    2Commission européenne, 2016, Strategic engagement for gender equality 2016-2019, Luxembourg, Union européenne.

    3Jämställdhetsombudsmannen (JO), 2005, Survey, analysis and action plan for equal pay, Stockholm, JO.

    4Diskriminierungsombudsmannen (DO), 2009, Pay surveys. Provisions and outcomes, Stockholm, DO.

    5Tjänstemännens Centralorganisation : Confédération suédoise des employés.

    6Landsorganisationen i Sverige : Confédération syndicale de Suède.

    7Sveriges Akademikers Centralorganisation : Confédération suédoise des associations professionnelles.

    8Entretien avec une responsable syndicale LO, 2014.

    9Soit 60 millions de couronnes suédoises.

    10Soit 20 000 couronnes suédoises.

    11Soit 25 000 couronnes suédoises.

    12Entretien avec une responsable syndicale FF, 2015.

    13Unionen, 2015, Lönekartläggning lönar sig 2015, Stockholm, Unionen.

    14Il s’agit de visites entreprises par l’inspection du travail, sans avertissement et menées sur le plan national pour comparer les salaires réellement versés et ceux des conventions collectives.

    15Medlingsinstitutet, 2015, Kvinnors och mäns löner 2014, Stockholm, Medlingsinstitutet.

    16Le Medlingsinstitutet, qui analyse les données annuelles sur les rémunérations, se fonde désormais sur 429 métiers (contre 355 auparavant), selon la classification actualisée des professions. Cela explique en partie pourquoi l’écart corrigé est devenu très faible. Cette diminution des écarts de salaire est aussi due au fait que la ségrégation professionnelle qui avait longtemps caractérisé le marché du travail suédois s’est réduite : davantage d’hommes exercent des métiers à majorité féminine, et vice versa.

    17Il y en a trois : LO (Landesorganisationen i Danmark) [806 500 membres] est la confédération « générale » qui regroupe les fédérations industrielles et commerciales et représente principalement les ouvriers et employées des secteurs publics et privés ; FTF (Funktionærernes og Tjenestemændenes Fællesråd) [345 400 membres] est une confédération de syndicats de « professionnels » qualifiés ou de professions intermédiaires ; Akademikerne (226 000 membres) regroupe les syndicats d’enseignants et de professionnels de la santé.

    18Entretien avec une responsable syndicale DLO, 2014.

    193F, plus grande fédération affiliée à LO, regroupe les syndicats de l’industrie, des transports, de la construction, et de l’hôtellerie et de la restauration, soit environ 250 000 membres au total, et signe la plupart des conventions collectives.

    20Institute for Human Rights, 2015, Human rights in Denmark. Status 2014-15. A summary, Copenhague, Danish Institute for Human Rights.

    21HK (Handels-og Kontorfunktionærernes Forbund), affiliée à LO, compte 187 000 membres.

    22Entretien avec un responsable syndical HK, 2015.

    23Ibid.

    24FF (Finansforbundet) n’est pas affiliée à la confédération LO mais à FTF, la confédération des « professionnels », ce qui limite les possibilités de coordination avec les fédérations d’ouvriers et d’employés.

    25Entretien avec une responsable syndicale LO, 2014.

    26FOA (Forbundet af Offenligt Ansatte), affiliée à LO, représente 15 800 membres.

    27Entretien avec une responsable syndicale FOA, 2015.

    28Ibid.

    29[www.equal-pace.eu/the-equal-pace-web-tool], consulté le 10 janvier 2020.

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    Milner, S. (2021). La transparence salariale, outil clé pour que les syndicats puissent lutter contre les inégalités ?. In S. Blanchard & S. Pochic (éds.), Quantifier l’égalité au travail (1‑). Presses universitaires de Rennes. https://doi.org/10.4000/13mbd
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    Blanchard, S., & Pochic, S. (éds.). (2021). Quantifier l’égalité au travail (1‑). Presses universitaires de Rennes. https://doi.org/10.4000/13men
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    Blanchard, Soline, et Sophie Pochic, éditeurs. Quantifier l’égalité au travail. Presses universitaires de Rennes, 2021, https://doi.org/10.4000/13men.
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