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    Plan

    Plan détaillé Texte intégral Revaloriser les emplois à prédominance féminine pour réduire les inégalités salariales Chronique d’une mobilisation en demi-teinte Conclusion Bibliographie Notes de bas de page Auteurs

    Quantifier l'égalité au travail

    Ce livre est recensé par

    • Cléo Chassonnery-Zaïgouche, Sociologie du travail, mis en ligne le 28 août 2023. URL : https://journals.openedition.org/sdt/43881 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.43881
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    Table des matières

    Un salaire égal pour un travail de valeur égale : un principe international qui ne s’impose toujours pas en France

    Séverine Lemière et Rachel Silvera

    p. 167-196

    Texte intégral Revaloriser les emplois à prédominance féminine pour réduire les inégalités salariales Remettre en cause les stéréotypes de genre des emplois très féminisés Saisir la justice : une approche individuelle de la revalorisation des emplois S’appuyer sur des expériences étrangères de « comparaison des emplois » Chronique d’une mobilisation en demi-teinte Deux pas en avant, trois pas en arrière dans la négociation Dénoncer l’apparente neutralité des classifications professionnelles négociées : de nouveaux outils pour la négociation Quand le principe de valeur comparable des emplois est dévoyé Sortir du « tout mixité » porté par les politiques d’égalité La sous-valorisation des emplois féminisés difficile à isoler dans la mesure des écarts salariaux L’occasion manquée de « l’index de l’égalité » Conclusion Bibliographie Notes de bas de page Auteurs

    Texte intégral

    1La mesure des écarts salariaux entre les femmes et les hommes fait l’objet en France de bon nombre d’études, notamment économétriques, de textes juridiques et d’obligations contractuelles. Pour autant, ces écarts sont persistants. Peut-on considérer que tous les leviers d’action ont été épuisés ? Notre approche des inégalités salariales renouvelle et complète ces travaux. Il s’agit, à l’instar d’approches étrangères, d’appliquer le principe juridique « d’un salaire égal pour un travail de valeur égale », préconisé par le Bureau international du travail (BIT). Mais dans le contexte français, notre démarche reste isolée. Si elle est globalement soutenue par les syndicats de salariés, des résistances multiples persistent, notamment des organisations patronales. L’objet de ce texte est de convaincre de l’enjeu de cette démarche d’évaluation comparée des emplois et/ou des postes de travail – appelée job evaluation au niveau international – pour inventer de nouvelles pistes de réduction des inégalités salariales entre femmes et hommes.

    Revaloriser les emplois à prédominance féminine pour réduire les inégalités salariales

    2Les emplois à prédominance féminine sont généralement sous-valorisés au regard de leur moindre reconnaissance en termes de compétences et exigences professionnelles. Pourtant des leviers existent ; le cadre légal et sa jurisprudence sont mobilisables et des expériences étrangères sont sources d’enseignements.

    Remettre en cause les stéréotypes de genre des emplois très féminisés

    3Malgré la lente réduction de la ségrégation professionnelle, principalement parmi les plus diplômés, près de la moitié des femmes en emploi se concentrent dans une dizaine de métiers (Argouarc’h et Calavrezo, 2013). Les aides à domicile et aides-ménagères, les assistantes maternelles, les secrétaires, les employées de maison, les aides-soignantes, les infirmières, les sages-femmes et cadres administratives restent encore des emplois très largement féminisés, pour certains à plus de 90 %.

    4Or, et ce n’est pas récent, les emplois ont été construits à partir de stéréotypes de genre, c’est-à-dire de présupposés sur ce que doit être un emploi pour une femme ou pour un homme (Guilbert 1966 ; Kergoat, 1982 ; Daune-Richard, 2003). Les emplois très féminisés souffrent encore aujourd’hui d’un manque de reconnaissance professionnelle, leurs qualifications étant assimilées à des aptitudes présumées « féminines et naturelles ». D’un côté, les emplois à prédominance masculine, même au bas de l’échelle, sont associés à de vrais « métiers », aux contours bien délimités, avec un vrai rôle dans l’organisation, une « culture de métier » forte, des carrières prédéfinies (ouvrier spécialisé, ouvrier qualifié, technicien, ingénieur), une légitimité technique importante et en adéquation avec les valeurs syndicales et les revendications collectives. De l’autre côté, les emplois à prédominance féminine apparaissent plus flous ; beaucoup d’emplois ont un même intitulé pour une diversité de réalités professionnelles dans la même organisation (notamment les assistantes), et cela génère des compétences invisibles, non reconnues, des emplois « fourre-tout », dont les contenus sont assez personnalisés, avec des prises d’initiatives individuelles au-delà du prescrit (Lemière et Silvera, 2010).

    5Ces réalités ont des conséquences sur les salaires des emplois très féminisés. Soulignons par exemple que 56,6 % des salariés concernés par la hausse du Smic de janvier 2016 sont des femmes (Martinel et Vincent, 2016).

    6Le droit offre un cadre pour comparer la valeur des emplois à prédominance féminine et masculine et justifier leur égale valorisation. Et nombre d’expériences étrangères apportent des outils concrets pour appliquer le principe juridique « un salaire égal pour un travail de valeur égale ».

    Saisir la justice : une approche individuelle de la revalorisation des emplois

    7La loi française relative à l’égalité de rémunération entre les hommes et les femmes de 1972 inscrit dans le Code du travail le principe de l’Organisation internationale du travail (OIT) selon lequel « tout employeur assure, pour un même travail ou un travail de valeur égale, l’égalité de rémunération entre les femmes et les hommes1 ». Les expertes du Comité du travail féminin et les syndicats, CFDT et CGT en tête, l’avaient alors critiquée et proposaient déjà à cette époque des pistes pour mieux intégrer les « spécialités féminines » dans la notion de valeur égale (Ricciardi, 2016). C’est la loi Roudy sur l’égalité professionnelle de 1983 qui définit la notion de valeur égale : « Sont considérés comme ayant une valeur égale, les travaux qui exigent des salariés un ensemble comparable de connaissances professionnelles consacrées par un titre, un diplôme ou une pratique professionnelle, de capacités découlant de l’expérience acquise, de responsabilités et de charge physique ou nerveuse2. » Cependant, ce cadre légal a été peu mobilisé en France et il a du mal à trouver une application concrète dans le champ de l’entreprise.

    8Quelques plaintes individuelles ont permis toutefois de créer une jurisprudence (voir la contribution de Michel Miné dans cet ouvrage). En 1997, dans une entreprise de champignons3, deux ouvrières manutentionnaires classées au même coefficient que des ouvriers manutentionnaires, mais à des postes différents, se plaignaient d’une différence de rémunération au prétexte qu’elles n’effectuaient pas de travail de force. Attestation médicale à l’appui, la pénibilité de leur activité a été reconnue équivalente à celle des emplois des hommes du fait des gestes répétitifs. Et elles ont obtenu gain de cause. En 2010, une femme cadre, responsable des ressources humaines et des services logistiques4 s’estimait victime d’une discrimination en matière de rémunération, en comparaison du directeur financier et du directeur commercial, au même niveau hiérarchique. La chambre sociale de la Cour de cassation et la Cour d’appel ont reconnu :

    « Entre les fonctions exercées d’une part, par Mme B. et d’autre part, par les collègues masculins, membres comme elle du comité de direction, avec lesquels elle se comparait, une identité de niveau hiérarchique, de classification, de responsabilités, leur importance comparable dans le fonctionnement de l’entreprise, chacune d’elles exigeant en outre des capacités comparables et représentant une charge nerveuse du même ordre. »

    Cet arrêt, très important dans la jurisprudence française, affirme la possibilité de comparer des emplois différents pour établir l’égalité salariale. Mais ce cas reste circonscrit à une plainte individuelle et n’a pas d’impact plus large que le rattrapage salarial au bénéfice de la seule plaignante. Comment dépasser ce cadre individuel et aborder la revalorisation des emplois à prédominance féminine dans une approche collective ? Des expériences étrangères sont riches d’enseignements.

    S’appuyer sur des expériences étrangères de « comparaison des emplois »

    9Les organisations internationales prônent depuis longtemps des démarches de job evaluation afin d’assurer l’égalité salariale. Le BIT, dès les années 1980, publie un guide sur l’évaluation des emplois. En 1994, la Commission européenne adopte un mémorandum sur l’égalité des rémunérations pour un travail de valeur égale. Dans un code de conduite en 1996, la Commission recommande aux partenaires sociaux de procéder à l’analyse des systèmes de classification des emplois, dont « beaucoup présentent des caractéristiques qui contribuent à la sous-évaluation du travail des femmes ». Pour la Commission, « les systèmes de classification peuvent totalement passer sous silence des compétences susceptibles de caractériser les emplois à prédominance féminine, et dès lors ne leur reconnaître aucune valeur ». Le Parlement européen, dans un rapport de mai 2012, adressé à la Commission européenne, demande aux États-membres d’encourager davantage les partenaires sociaux à appliquer des dispositifs d’évaluation professionnelle non influencés par le genre, à mettre en place des systèmes de classification des emplois et à stimuler le concept d’égalité de rémunération dans l’emploi.

    10L’application de ce cadre international et européen s’est déclinée de façon très inégale selon les contextes nationaux. L’expérience la plus aboutie est le modèle québécois d’équité salariale, présenté comme l’exemple à suivre par le BIT et l’Union européenne (UE) [Chicha, 2008 ; voir aussi la contribution de Valérie Tanguay dans cet ouvrage]. Nous nous focaliserons ici sur différentes expériences européennes, souvent moins connues.

    11En Grande-Bretagne5, dès les années 1970, la « bataille pour l’égalité salariale » a été portée par certains syndicats, soutenant des métiers féminisés sous-payés (Guillaume, 2013 et 2017). L’introduction d’une législation en 1970 (Equal Pay Act) est consécutive à la grande grève des ouvrières de l’usine Ford à Dagenham et aux conflits sur les bas salaires féminins. L’amendement de 1984 intégrant la notion de « travail de valeur égale » (equal value) et la jurisprudence qu’il a générée jusqu’en 1992 sur la comparaison des emplois, résultent principalement de l’action judiciaire d’une haute autorité administrative créée en 1976 (Equal Opportunity Commission) qui s’est saisie des juridictions européennes pour faire évoluer le droit national anglais (Alter et Vargas, 2000). Ce n’est qu’au milieu des années 1990 qu’une approche plus stratégique du contentieux portée par les syndicats s’est développée, principalement dans les services publics (Guillaume, 2018a). Ces plaintes représentaient un nombre conséquent de femmes, souvent de métiers peu qualifiés et à bas salaires (cantinières, aides-soignantes), comparés à d’autres emplois à prédominance masculine (jardiniers, brancardiers), en s’appuyant sur des rapports d’experts en job evaluation.

    12Ces recours ont permis la négociation d’accords collectifs révisant de manière équitable les grilles de classification et de salaire6, avec des exercices d’évaluation des emplois, assistés par des consultants en job evaluation (Colling, 2011), et l’obtention d’indemnités élevées pour les femmes discriminées. Pour autant, ce sont ces mêmes accords d’égalité salariale, protégeant certains avantages des métiers à prédominance masculine (leurs primes notamment, représentant parfois un tiers du salaire), qui ont été à l’origine de nouveaux contentieux dans le secteur public et dans certaines grandes entreprises privées à partir de la fin des années 1990. Si la plupart des syndicats anglais semblent aujourd’hui prudents dans l’usage du contentieux individuel en matière de discrimination salariale (Guillaume, 2018b), certains gros syndicats, aujourd’hui relayés par des avocats privés, privilégient parallèlement un « recours stratégique » au tribunal par la sélection de cas exemplaires susceptibles de faire évoluer la jurisprudence. Mais cette stratégie contentieuse de revalorisation des emplois à prédominance féminine bute sur plusieurs limites : difficulté à collectiviser les intérêts des salariées dans un contexte de déstructuration des collectifs de travail ; risque de fragmentation des collectifs militants (entre femmes et hommes, entre métiers et statuts) ; durcissement des positions des négociateurs patronaux, dans un contexte de crise économique et d’austérité et de new public management dans le secteur public (Deakin et al., 2015). En 2010, le Equality Act a imposé aux administrations la publication de rapports chiffrés sur les écarts salariaux, et de fixer des objectifs pour y remédier, mais sans obligation d’actions spécifiques (voir la contribution de Hazel Conley dans cet ouvrage). Quant au secteur privé, la liberté des employeurs prime. En 2011, le gouvernement anglais a proposé d’imposer des audits d’équité salariale, mais seulement aux entreprises condamnées par les tribunaux pour discrimination salariale au regard du genre. En 2017, après un long débat public, une loi impose que les entreprises de plus de 250 salariés rendent public, dans une base de données centralisées, un unique indicateur, leur écart salarial sexué global (Milner, 2018)7.

    13En Suisse, la loi sur l’égalité de 1996 soutient la mise en place d’une méthode d’évaluation analytique des emplois basée sur une appréciation concrète du travail accompli. Elle alerte en particulier sur la pondération des critères qui peut être source de discrimination. Le Bureau fédéral de l’égalité entre les femmes et les hommes a élaboré des outils et des études afin de critiquer les systèmes d’évaluation existants et de proposer de nouvelles méthodes (Lemière et Silvera, 2010). C’est le cas de la méthode Abakaba8 qui, en comparant les emplois dans des grandes administrations et en testant le classement de ces emplois, a révélé d’importantes différences. À la suite de ce travail, des recours ont été menés par certaines professions fortement féminisées. Mais auparavant, dès les années 1970, l’association suisse des infirmières et infirmiers (ASI) avait engagé une bataille pour obtenir la reconnaissance de leur travail sur le Canton de Genève (Beamonte, Chatelian et Giacobino, 1997). L’ASI avait notamment effectué une comparaison d’emploi avec les gendarmes mettant ainsi en évidence que la grille d’analyse des fonctions d’infirmière était discriminatoire9. En 1998, une procédure auprès des tribunaux pour contester l’inégalité de traitement entre femmes et hommes est engagée, avec une avocate. En 2002, les infirmières obtiennent le repositionnement de leur emploi dans la grille (passage de la classe 12 à 14 en moyenne) suite à la décision du Conseil d’État : 3 000 femmes sont concernées, pour un montant de 13,5 millions de francs suisses. Toutefois, lors d’une récente renégociation, l’équité de traitement entre gendarmes et infirmières a failli être remise en cause et finalement maintenue grâce à la vigilance des actrices concernées.

    14En Belgique, entre 1996 et 2007, l’Institut d’égalité entre les femmes et les hommes (IEFH) a porté la démarche EVA (ÉVAluation analytique) pour sensibiliser les partenaires sociaux aux biais discriminants dans les classifications de fonctions. Mais en 2005, un bilan d’évaluation a montré que cette démarche n’était pas adoptée par les employeurs belges. Un accord interprofessionnel en 2007-2008 appelait les entreprises et les secteurs à veiller à ce que leur classification ne comporte pas de biais sexiste, mais sans résultat. Depuis, la loi du 22 mars 2012 oblige les comités paritaires sectoriels à soumettre leurs classifications de fonction, lors de chaque révision, à la Direction générale des relations de travail qui doit examiner leur caractère neutre du point de vue du genre. Pour cela, une check-list « Non sexisme dans l’évaluation et la classification des fonctions », élaborée par l’IEFH, est appliquée par les inspectrices et inspecteurs du travail. Cette loi contraint également les entreprises de plus de 50 salariés, à analyser la structure de leurs rémunérations pour veiller à ce que leur politique de rémunérations soit neutre du point du genre.

    15Au Portugal, entre 2005 à 2008, un programme intitulé « Revaloriser le travail pour promouvoir l’égalité des sexes » a été déployé, avec un financement européen EQUAL. Ce programme est fondé sur un partenariat tripartite : une organisation syndicale de salariés, une fédération d’employeurs et la Commission pour l’égalité en matière de travail et d’emploi (sous la supervision du ministère du Travail). Il s’agit de développer et de tester une méthode expérimentale d’évaluation de travail non biaisée du point de vue du genre dans le secteur de la restauration et des débits de boissons. Les femmes y occupent majoritairement les emplois de cuisinière ou d’aide cuisinière, tandis que les hommes sont majoritairement dans les emplois de serveur, pâtissier, chef pâtissier et chef cuisinier. À l’aide de critères d’évaluation pondérés et d’un questionnaire auprès des travailleurs sur les tâches exercées dans leur métier, il a été décidé de revaloriser certains emplois majoritairement occupés par des femmes (par exemple, les aides cuisinières) par rapport à d’autres majoritairement occupés par des hommes et mieux valorisés (par exemple, les serveurs) dans les entreprises de la branche. Cette méthode a depuis été déclinée dans le secteur du textile et de l’habillement.

    16On le voit à travers ces quelques exemples, et selon Marie-Thérèse Chicha (2006), les approches collectives peuvent être mises en place de différentes façons. Elle peuvent être imposées d’en haut, par la loi, et/ou impulsées par l’État (cas du Québec). Elles peuvent passer par la négociation collective au niveau de la branche (cas du Portugal, avec une implication des pouvoirs publics) ou de l’entreprise (cas de la Belgique ou de la Suède, développé dans cet ouvrage par Susan Milner) et/ou enfin s’appuyer sur des mobilisations syndicales et des stratégies contentieuses (cas de l’Angleterre ou de la Suisse).

    17L’impulsion de l’État et/ou des partenaires sociaux favorise donc la construction de nouvelles classifications professionnelles. En France, la valeur des emplois est principalement déterminée par les grilles de classification établies par la négociation collective de branche (les entreprises pouvant aussi établir leur propre grille, celle-ci devant respecter les garanties de la grille de branche).

    18La démarche de revalorisation des emplois féminisés peut donc s’effectuer sur deux niveaux, avec des angles d’entrée différents : la négociation obligatoire des classifications de branche et la négociation obligatoire sur l’égalité en entreprise.

    19Si une mobilisation existe en France, notamment du côté de certaines organisations syndicales, les résistances restent fortes. Les organisations patronales y sont largement opposées et l’attention est focalisée sur la seule question de la mixité des métiers et de la lutte contre le plafond de verre (en orientant les femmes vers les métiers et postes masculins plus rémunérateurs). Enfin, la sous-valorisation des métiers féminisés est bien difficile à isoler dans la mesure statistique des écarts salariaux.

    Chronique d’une mobilisation en demi-teinte

    20Depuis les premières lois sur l’égalité salariale et professionnelle, force est de constater que la mise en œuvre de cette démarche de revalorisation des emplois féminisés reste difficile. Il faut attendre les années 2000 pour voir ce thème commencer à émerger chez les partenaires sociaux et encore une décennie pour que certains engagements soient pris par les pouvoirs publics.

    Deux pas en avant, trois pas en arrière dans la négociation

    21La première prise en compte de cette thématique par les partenaires sociaux remonte à l’accord national interprofessionnel (ANI) sur la mixité et l’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes du 1er mars 2004, signé par toutes les organisations syndicales et patronales. Cet ANI souligne en effet le risque de dévalorisation des emplois à prédominance féminine :

    « Si l’on examine ce qui est souvent invoqué comme étant les aptitudes innées des femmes (méticulosité, dextérité, douceur, capacité d’écoute et de conciliation des contraintes…), on observe qu’elles servent souvent de prétexte pour ne pas ouvrir largement aux femmes l’accès à des métiers dont l’image est plus valorisante en termes de représentation sociale ou ne pas leur reconnaître certaines compétences en particulier dans les professions où l’emploi féminin est largement majoritaire10. »

    Suit un article qui engage au-delà de ce constat :

    « Dans les branches professionnelles, la réalisation de cet objectif passe par une analyse, à l’occasion du réexamen quinquennal des classifications, des critères d’évaluation retenus dans la définition des différents postes de travail afin de repérer, de corriger ceux d’entre eux susceptibles d’induire des discriminations entre les hommes et les femmes et de prendre en compte l’ensemble des compétences mises en œuvre11. »

    Malheureusement, à notre connaissance, ces principes sont restés lettre morte jusque dans les années 2010. Et le contexte de la crise économique et financière après 2008 a rendu les demandes de revalorisation salariale centrée uniquement sur les métiers féminisés, notamment en bas de l’échelle, encore moins audibles.

    22C’est alors que nous avions piloté une recherche dans le cadre d’une convention avec l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires) qui a été publiée ensuite par la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité12 (Halde) [Lemière et Silvera, 2010]. Cette recherche s’est prolongée par une opération de plus grande envergure : la constitution d’un groupe de travail durant plus de deux ans à la Halde, puis au Défenseur des droits, réunissant des chercheurs13, juristes, avocats et consultants, institutions et organisations syndicales. Ce travail a donné lieu en 2013 à la publication d’un guide (Becker, Lemière et Silvera, 2013) [voir infra].

    23En parallèle, les trois principales organisations syndicales de salariés se sont emparées du sujet. La CGT a organisé une journée d’étude confédérale lors du 8 mars 2011 ; des formations syndicales sur l’égalité des rémunérations et la revalorisation des emplois à prédominance féminine sont régulièrement construites avec les Instituts de sciences sociales du travail (ISST) ; des expérimentations dans les secteurs de l’énergie et de la santé ont été entreprises. Une plaquette de communication a été rédigée. À la CFDT, une réunion a été organisée sur ce sujet pour le secteur de l’aide à la personne, un échange autour du guide a été mené en 2015 avec les négociateurs de branche de la métallurgie ; l’approche a été présentée à la Journée confédérale sur l’égalité professionnelle de mars 2015 ; une réunion de travail a été organisée en 2016 à la fédération Île-de-France des services. Force ouvrière (FO) a, quant à elle, dédié sa journée de ses « référents égalité » du 8 mars 2013 à ce thème et une réunion de travail a été menée en 2014 dans la branche des acteurs du lien social et familial. Enfin, les journées intersyndicales – Femmes organisées par la CGT, la FSU et Solidaires, qui regroupent chaque année environ 300 syndicalistes, ont abordé ce thème lors des journées de mars 2015.

    24En revanche, les organisations patronales sont très réticentes à intégrer cette approche, notamment du fait de son impact potentiel sur la masse salariale. Tout au long du groupe de travail du Défenseur des droits, des tentatives de contact avec le Medef sont restées sans succès.

    25Le gouvernement socialiste de François Hollande a tenté, quant à lui, de porter cette question : les feuilles de route des conférences sociales de 2012 et 2013 reprennent cette thématique mais sans engagement précis. L’État propose alors la mise en place d’un groupe de travail au sein du Conseil supérieur à l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes (CSEP) pour examiner les classifications sous l’angle de l’égalité professionnelle et faire des propositions pour la revalorisation des emplois à prédominance féminine. Mais l’intervention du CSEP, instance tripartite, ne fait pas l’unanimité, notamment pour le Medef qui estime que ce thème relève de l’attribution des négociateurs et non de ce Conseil.

    26Sous la pression des syndicats de salariés, le sujet sera abordé dans l’ANI sur la qualité de vie au travail et l’égalité professionnelle du 19 juin 2013, dans la partie consacrée à la négociation de branche :

    « Afin d’aider les branches professionnelles à réaliser un bilan de la mise en œuvre de l’article 13.2 de l’accord national interprofessionnel du 1er mars 2004, les signataires du présent accord proposent d’élaborer, dans le cadre d’un groupe de travail paritaire qui sera constitué à cet effet, une méthodologie permettant d’analyser les critères d’évaluation retenus dans la définition des postes de travail, et ce afin de repérer ceux qui seraient susceptibles d’induire des discriminations entre les femmes et les hommes14. »

    27Il aura fallu un courrier des ministres en charge respectivement des Droits des femmes et du Travail et de la Formation professionnelle, fin 2013, demandant aux partenaires sociaux de conduire ces travaux, pour qu’un groupe technique paritaire (avec toutes les organisations syndicales y compris la CGT et FO qui n’ont pas signé cet ANI) se réunisse de janvier 2014 à janvier 2015. Une note méthodologique y a été rédigée. Si cette note rappelle le cadre juridique et présente les différents types de classification existants et quelques points de vigilance, elle rappelle surtout que la négociation sur les classifications est de la compétence exclusive des négociateurs de branche. De fait, à notre connaissance, cette note méthodologique n’a pas fait l’objet de diffusion et encore moins de valorisation par les partenaires sociaux.

    28En parallèle, la loi sur l’égalité réelle du 4 août 2014 a repris ce thème dans son article 2 :

    « Lorsqu’un écart moyen de rémunération entre les femmes et les hommes est constaté, les organisations liées par une convention de branche ou, à défaut, par des accords professionnels font de sa réduction une priorité […]. À l’occasion de l’examen mentionné au premier alinéa, les critères d’évaluation retenus dans la définition des différents postes de travail sont analysés afin d’identifier et de corriger ceux d’entre eux susceptibles d’induire des discriminations entre les femmes et les hommes et afin de garantir la prise en compte de l’ensemble des compétences des salariés. »

    29Cet extrait de l’ANI de 2004 se trouve ainsi inséré, presque mot à mot, dans le Code du travail. L’article L. 3221-6 a également été modifié par la loi de 2014 :

    « Les catégories et les critères de classification et de promotion professionnelles ainsi que toutes les autres bases de calcul de la rémunération, notamment les modes d’évaluation des emplois, sont établis selon des règles qui assurent l’application du principe fixé à l’article L. 3221-215. »

    30Ainsi, le cadre juridique des grilles de classification et celui de l’égalité salariale pour un même travail ou pour un travail de valeur égale sont certes plus explicitement rapprochés mais restent formels, loin de la loi proactive québécoise.

    31Enfin, en octobre 2015, à la suite de la note méthodologique paritaire présentée en plénière du CSEP, un groupe de travail est finalement lancé au sein de celui-ci afin d’approfondir la démarche commencée par les partenaires sociaux. En 2017, un guide pour la prise en compte de l’égalité dans les classifications (suivi d’un kit en 2018) permettant d’illustrer la démarche à partir d’exemples concrets a été réalisé et mis en ligne16. Mais devant le blocage du Medef contre ce guide17, les projets de formation et de sensibilisation des partenaires sociaux n’ont finalement pas eu lieu. À notre connaissance, ce nouveau guide a été très peu diffusé et valorisé.

    Dénoncer l’apparente neutralité des classifications professionnelles négociées : de nouveaux outils pour la négociation

    32Les classifications professionnelles sont depuis toujours au cœur de la négociation collective : quel prix faut-il payer le travail accompli ? Comment fonder et légitimer les différents niveaux hiérarchiques et salariaux ? Les réponses à ces questions sont autant de compromis sociaux construits pour tenter de fixer un état relativement durable des hiérarchies professionnelles. Ces compromis sont le produit variable des représentations promues et soutenues par les associations et organisations professionnelles, les syndicats de salariés et d’employeurs et l’État, et sont donc traversés par des représentations du travail des femmes (Daune-Richard, 2003 ; Ricciardi, 2016). Le prix du travail, quel que soit le caractère apparemment objectif et neutre de la méthode d’évaluation utilisée, traduit souvent un rapport social inégalitaire. Les méthodes d’évaluation des emplois et de classification professionnelle, utilisées aujourd’hui, sont l’héritage de cette construction ; elles ne sont donc pas neutres du point de vue du genre. L’apparente « scientificité » de ces méthodes (les critères sont découpés en niveaux, auxquels on attribue des points, pouvant ou non être pondérés, puis des classes de scores sont déterminées) leur garantit trop souvent une sorte d’immunité qui freine les actrices et acteurs souhaitant investir le sujet.

    33C’est ce à quoi s’attaque le guide « Pour une évaluation non discriminante des emplois à prédominance féminine » publié en mars 2013 par le Défenseur des droits18 (Becker, Lemière et Silvera, 2013) que nous avons évoqué précédemment. Ce guide met en évidence différents biais discriminatoires venant sous-valoriser les emplois occupés majoritairement par les femmes et propose des pistes pour les revaloriser et ainsi établir des classifications équitables. Il précise les points sur lesquels le processus d’évaluation doit être particulièrement vigilant (définition des emplois, composition du comité d’évaluation, définition de la rémunération, définition de la prédominance féminine et masculine, etc.) et avance des critères d’évaluation complémentaires à ceux habituellement utilisés. Sans entrer dans tous les sous-critères, citons quelques points de vigilance détaillés dans le guide :

    • veiller à la valorisation égale entre les spécialités de diplômes féminisées et masculinisées ;

    • valoriser le caractère multidimensionnel des emplois très féminisés (diversité des interlocuteurs, situations d’interface, fréquence des interruptions, nécessité d’accomplir plusieurs tâches simultanément et de passer fréquemment d’une tâche à une autre, etc.) ;

    • reconnaître la technicité de compétences aujourd’hui trop souvent ignorées ou assimilées à des « qualités féminines » comme le relationnel.

    34On peut comprendre que les négociateurs – employeurs et salariés – soient réticents à questionner les classifications. Intégrer l’enjeu de la valorisation non discriminante des emplois peut remettre en cause les hiérarchies existantes, impose de mieux maîtriser les contenus d’emplois dont les emplois « support », très féminisés, et implique d’anticiper d’éventuelles revalorisations salariales des emplois féminisés. Tout cela dans le cadre d’un compromis social inhérent à la négociation collective des classifications de branche et compte tenu des enjeux de maîtrise de la masse salariale.

    35À cela s’ajoute une contradiction entre cette revalorisation collective et l’individualisation de la gestion des ressources humaines reposant sur l’évaluation des compétences individuelles, des potentiels et « talents ». Si les références à l’emploi, aux postes de travail et aux classifications professionnelles restent une revendication forte des syndicats, bon nombre de pratiques de gestion des ressources humaines s’en éloignent désormais.

    36À ce jour, à notre connaissance, aucune branche n’a réellement intégré la démarche préconisée dans ce guide. L’État, en tant qu’employeur, ne se l’est pas appliqué à lui-même, alors qu’en Suisse ou au Québec, les exercices d’équité ont été particulièrement bien suivis par le gouvernement et les services publics d’éducation et de santé, sous le contrôle d’une agence indépendante (Coté, 2009). Pourtant, depuis le protocole d’accord sur l’égalité dans la fonction publique du 8 mars 2013 et l’accord sur les parcours professionnels, les carrières et rémunérations de 2016, cette démarche est reconnue, mais sans mécanisme de mise en œuvre, ni de sanctions :

    « Une analyse approfondie, basée notamment sur les travaux de recherche, sera menée sur les causes structurelles des écarts entre les filières majoritairement féminines et celles majoritairement masculines, en comparant, notamment, à niveaux de qualification égaux, les différences de rémunération […]. Une action sera conduite sur cette base afin de corriger les écarts constatés19. »

    L’accord relatif à l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes dans la fonction publique de 2018 rappelle que « des écarts de rémunération à qualification et situation juridique égales entre les filières à prédominance féminine et masculine persistent ». Il souligne alors que « le gouvernement et les parties signataires entendent aller plus loin que le protocole d’accord du 8 mars 2013 […] dans le respect du principe de “salaire égal pour un travail de valeur égale” ». Pour ce faire, l’accord cite directement le guide référence en la matière : « Une attention toute particulière devra être réservée à la situation des corps, cadres d’emploi ou filières à prédominance féminine ou masculine, sur la base notamment des travaux du Défenseur des droits dans le cadre du Guide pour une évaluation non discriminante des emplois à prédominance féminine. » Néanmoins, aucun des outils proposés ne semble concrétiser cette ambition.

    * * *

    37La lourdeur administrative et la difficulté des négociateurs et négociatrices à s’emparer des systèmes de classifications, à étudier de près les méthodes d’évaluation des emplois (parfois élaborées par des cabinets de consultants financés par les employeurs) limitent l’implication des syndicalistes en la matière. De plus, il y a un fort cloisonnement entre les négociateurs des classifications d’une part, et les négociateurs de l’égalité professionnelle, d’autre part. Il ne s’agit pas des mêmes approches, ni des mêmes compétences. Comprendre les risques de sous-valorisation des emplois très féminisés demande de questionner l’apparente neutralité des méthodes existantes pourtant validées par le compromis social. Sans une formation et sensibilisation active des négociateurs et négociatrices de branche, cette démarche n’avancera pas. Développer des comparaisons entre emplois à prédominance féminine et à prédominance masculine permettrait aussi d’outiller les responsables de la négociation collective de branche pour mieux comprendre les enjeux des classifications en matière d’égalité et mieux évaluer les risques de biais sexistes.

    Quand le principe de valeur comparable des emplois est dévoyé

    38Si la lutte pour l’égalité salariale n’a jamais été aussi médiatique, un de ses premiers principes « un salaire égal pour un travail de valeur comparable » est en réalité dévoyé. En effet, l’égalité salariale est assimilée à la seule question de l’absence de mixité des emplois et du plafond de verre. Ce qui peut s’expliquer en partie par les difficultés de mesure de la discrimination et l’impossibilité à rendre visible la sous-valorisation des emplois féminisés. D’ailleurs, la dernière politique publique lancée par le gouvernement en 2018 – « l’index de l’égalité professionnelle » – a renoncé à l’ambition de revalorisation des emplois féminisés.

    Sortir du « tout mixité » porté par les politiques d’égalité

    39Les politiques d’égalité professionnelle portées par les gouvernements successifs ainsi que la plupart des accords collectifs signés en entreprise (et plans unilatéraux) associent systématiquement l’égalité professionnelle et salariale à la mixité des métiers (Pochic et al., 2019). Pourtant, la mixité n’est qu’un outil parmi d’autres pour chercher à atteindre l’objectif de l’égalité au travail. Dans ce contexte du « tout mixité », la revalorisation des emplois à prédominance féminine est parfois perçue en France – à tort – comme une approche essentialiste, consistant à défendre l’idée de « compétences féminines » spécifiques. Dit autrement, cette démarche de revalorisation supposerait de mettre fin aux actions de mixité professionnelle (interprétée généralement par le fait que les femmes s’insèrent ou se reconvertissent vers les emplois à prédominance masculine), en les condamnant à rester « prisonnières de la ségrégation professionnelle ». L’objectif serait seulement qu’elles obtiennent une meilleure compensation salariale et symbolique, tout en restant dans ces emplois.

    40Cet argument est fallacieux : en aucun cas l’objectif de revalorisation des emplois à prédominance féminine ne s’oppose à la mixité. Rien n’empêche de poursuivre les deux types d’actions de manière complémentaire. Reconnaître les compétences professionnelles réellement mises en œuvre dans les métiers féminisés permet de sortir des stéréotypes sexués. Au contraire, la revalorisation des emplois à prédominance féminine aura pour effet indirect d’inciter des hommes à s’orienter vers ces emplois enfin reconsidérés et mieux payés. C’est à notre sens la seule façon de permettre aux hommes de choisir ces carrières et par là même de décloisonner le genre des emplois, de s’attaquer à des compétences jugées innées, « féminines par nature ». De même, en occupant des emplois aux compétences professionnelles mieux reconnues, la mobilité des femmes pourrait être facilitée, moyen de lutter contre la concentration des femmes dans une poignée d’emplois réservés « pour elles ».

    41Alors que la mixité des emplois est au cœur de la mesure des écarts salariaux, dans les travaux d’économétrie et les statistiques publiques, il n’en est pas de même de la sous-valorisation des emplois féminisés.

    La sous-valorisation des emplois féminisés difficile à isoler dans la mesure des écarts salariaux

    42Selon les données publiées par la Dares, à partir des déclarations annuelles de données sociales (DADS)20, « en 2012, la rémunération annuelle nette d’un poste de travail occupé par une femme était inférieure de 25,7 % à celle d’un poste occupé par un homme » (Chamkhi et Toutlemonde, 2015). Cet écart salarial moyen compare la rémunération moyenne annuelle des femmes et celle des hommes, il intègre l’ensemble des inégalités existantes entre femmes et hommes en emploi : temps de travail, ségrégation professionnelle (horizontale et verticale), écart de progression de carrière, différence de formation initiale et continue, écart d’attribution de compléments salariaux, etc. C’est donc la partie visible, émergée, de l’iceberg des inégalités professionnelles entre femmes et hommes, elle est à cet égard riche de sens.

    43Afin d’isoler l’effet propre de chaque caractéristique sur l’écart salarial moyen, les techniques économétriques le « décomposent », notamment par la méthode de Oaxaca-Ransom et Blinder-Oaxaca21. Cela permet d’isoler l’effet propre du temps de travail, qui est le principal facteur explicatif, avec 9,4 % de l’écart en 2012. La ségrégation sexuée horizontale par métiers, ou inégalités interprofessionnelles, est un second facteur, pour 3,5 % de l’écart. Enfin, des effets de structure au sein des métiers, du fait de caractéristiques individuelles ou des entreprises, peuvent également expliquer l’écart de salaire constaté au sein de chaque métier (pour 2,3 %) [Chamkhi et Toutlemonde, 2015]. Ainsi, les différences de situations professionnelles entre femmes et hommes ne permettent d’expliquer que 15,2 % des 25,7 % d’écarts de salaire moyen au niveau national.

    44La partie restant inexpliquée par ces différences de situations et caractéristiques professionnelles, l’écart dit « toutes choses égales par ailleurs », s’établit à 10,5 %, selon ces mêmes données. Ce résidu est alors en partie assimilé à la « discrimination salariale pure » entre femmes et hommes ; en partie seulement car toutes ces méthodes avouent leurs limites.

    45D’une part, toutes les caractéristiques influençant les salaires ne peuvent être observées dans les enquêtes nationales, et donc le résidu « inexpliqué » ou l’écart « injustifié » peut en partie être le fait de facteurs non présents dans le modèle – mais bien réels – comme le pouvoir de négociation salariale individuelle ou, selon la finesse des modèles économétriques et des données utilisées, les interruptions de carrières, l’ancienneté dans le poste, le diplôme, etc. Certains économistes essayent de complexifier leurs modèles, en intégrant notamment les caractéristiques des firmes, leur taille, leur politique salariale, les pratiques de négociation collective et la présence syndicale, les politiques d’égalité ou de parentalité, ou encore les interruptions d’activité (Meng et Meurs, 2004 ; Duguet et Petit, 2009 ; Meurs, Pailhé et Ponthieux, 2010 ; Pailhé et Solaz, 2019). De même, les méthodes de décomposition des écarts ont pu être appliquées au niveau de la branche et sur différents éléments de rémunérations, comme un équivalent monétaire du coefficient hiérarchique, le salaire de base et la rémunération (Fakhfakh, Lemière, Merlateau et Meurs, 2004) ou différents types de primes (Lemière, 2002).

    46D’autre part, « les différences individuelles et la répartition inégale des hommes et des femmes dans les emplois peuvent aussi résulter pour partie de pratiques discriminatoires à l’embauche ou en matière de promotions. Ces phénomènes dits “de sélection” ne sont pas pris en compte » (Chamkhi et Toutlemonde, 2015).

    47Compte tenu de ces limites, des données et enquêtes utilisées et du choix des variables du modèle, les résultats varient ; Dominique Meurs et Sophie Ponthieux (2000) concluaient sur des données de 1997 à seulement 4,2 % d’écart « inexpliqué » (alors que la dernière étude citée l’établit à 10,5 % en 2012).

    48Mais dans tous ces modèles économétriques, la représentation sexuée des emplois et la sous-valorisation des compétences et des métiers à prédominance féminine n’est pas intégrée, c’est une limite récurrente à tous ces modèles bien rarement reconnue comme telle, en dehors de Chamkhi et Toutlemonde (2015). La discussion des limites de ces modèles, et leur non-prise en compte des facteurs organisationnels ou institutionnels, est plus forte dans les pays anglo-saxons où l’économie féministe est plus développée et plus légitime (Rubery, Grimshaw et Figueiredo, 2005).

    49Ainsi, si la sous-valorisation des emplois à prédominance féminine fait bien partie des facteurs explicatifs de l’écart salarial entre femmes et hommes, l’isoler reste encore absent des statistiques officielles en France. Car mesurer la sous-valorisation salariale des emplois à prédominance féminine par rapport à ceux à prédominance masculine suppose de ne pas calculer les écarts salariaux entre des individus – femmes et hommes – mais entre des emplois selon leur taux de féminisation, corrigés des caractéristiques comme l’ancienneté dans l’emploi et le niveau de diplôme par exemple. Ces mesures permettraient alors d’identifier non pas les écarts salariaux « à travail égal, salaire égal » mais d’ouvrir l’analyse économique au principe juridique spécifique de l’égalité salariale entre femmes et hommes « un salaire égal pour un travail de valeur égale ».

    50Une telle démarche permettrait de sortir de l’écueil « ce qui n’est pas compté, ne compte pas » dénoncé par Alain Desrosières (2014), même si nous partageons aussi les conclusions de Stéphane Jugnot (2019) : « Les inégalités se mesurent, les discriminations se constatent. » Conclusion d’ailleurs bien loin du dernier dispositif mis en place par le gouvernement, « l’index de l’égalité ».

    L’occasion manquée de « l’index de l’égalité »

    51En 2018-2019, le cadre légal introduit un nouvel « index de l’égalité » qui semblait a priori prometteur : il vise à passer d’une obligation de moyens (négocier l’égalité) à une obligation de résultats (réduire voire supprimer les écarts de rémunération). Cet index s’appuie sur cinq indicateurs : l’écart salarial moyen par catégories, la part des femmes promues, la part de celles ayant eu une augmentation individuelle, la part des femmes augmentées de retour de congé maternité et enfin la part des femmes dans les dix plus hautes rémunérations. Au total, les entreprises obtiennent une note qui ne doit pas être inférieure à 75 sur 100, sous peine de sanction.

    52Mais cette démarche, une fois de plus, n’intègre pas l’approche de « valeur égale ». On compare ici les salaires des hommes et des femmes au sein d’une même catégorie professionnelle ou d’un même coefficient. Qui plus est, du fait du mode de calcul très restrictif, il s’avère que les index synthétiques publiés sont en grande majorité au-dessus des 75/100 (y compris dans les petites et moyennes entreprises [PME]), ce qui signifie que les véritables écarts salariaux sont invisibilisés. Seuls les deux derniers indicateurs, c’est-à-dire le nombre de femmes ayant reçu une augmentation de retour de congé maternité et la présence de femmes dans les plus hautes rémunérations, semblent être aujourd’hui préoccupants pour le ministère, qui considère que « l’égalité salariale est plutôt respectée dans notre pays » mais, qu’en revanche, il y a un problème de « plafond de verre, qui empêche les femmes d’accéder aux plus hautes fonctions ». Une fois encore, les politiques d’égalité assimilent, à tort, l’égalité à la mixité. Encore donc une occasion manquée d’aborder les vrais enjeux de l’égalité salariale, notamment pour les femmes au bas de l’échelle salariale et de réfléchir à la pleine reconnaissance de la valeur du travail des femmes dans une société où cette reconnaissance repose encore sur des référentiels masculins-neutres.

    Conclusion

    53L’analyse des différentes expériences étrangères, dans leur diversité, révèle l’existence de trois conditions favorables à une « culture de l’égalité » et à la revalorisation des emplois à prédominance féminine, plus ou moins développées, selon les contextes nationaux : en premier lieu, une volonté politique forte, puis, l’existence de recherches en économie du genre et enfin une mobilisation sociale et syndicale, dans un contexte de véritable dialogue social. Il semble que ces trois conditions soient loin d’être réunies en France.

    54Certes, la conscience politique progresse, mais sans engagement réel ni indication de méthodologie précise – comme en Suisse ou au Québec –, au-delà d’un rappel de principes généraux qui consistent, comme dans bien d’autres domaines, à renvoyer la balle du côté de la négociation collective. L’État en tant qu’employeur est particulièrement défaillant en la matière, alors même que la majorité des emplois à prédominance féminine est concentrée dans les trois versants de la fonction publique.

    55Quant aux travaux de recherche en économie du genre, ils se développent progressivement mais restent encore peu légitimes aux yeux des décideurs politiques ou patronaux français. Et rares sont ceux qui intègrent cette démarche d’évaluation des emplois non discriminante.

    56Enfin et surtout, si certains syndicats de salariés s’engagent, les employeurs du secteur privé, et leurs organisations patronales, affirment quant à eux leur désaccord à la revalorisation des emplois féminisés, dans un contexte où l’égalité professionnelle est pourtant un thème de négociation obligatoire. Selon la Direction générale du travail, seulement 39 % des entreprises ont signé un accord égalité en 2017 et rares sont les accords égalité abordant la question des classifications. Par ailleurs, la question de la revalorisation des emplois à prédominance féminine engage les acteurs et actrices, bien au-delà du seul cadre des accords en matière d’égalité professionnelle, car elle remet en cause le noyau dur de la négociation de branche que sont les classifications.

    57On le comprend, développer une approche « genrée » de l’évaluation et de la classification des emplois, et donc revaloriser les emplois à prédominance féminine, modifie la hiérarchie des emplois. Et les conséquences dépassent bien largement l’enjeu de l’égalité salariale entre les femmes et les hommes. Il s’agit concrètement de permettre la comparaison d’emplois très différents, d’augmenter les salaires des emplois à prédominance féminine et de reconnaître comme compétences professionnelles des qualités considérées comme naturelles et exclusivement féminines. Plus largement, il s’agit de remettre en cause le compromis social issu de la négociation collective et les fondements de la division sexuée du travail. Par ailleurs, la difficulté des modèles économétriques mainstream, fondés sur des données individuelles (et non d’emplois) de mesurer précisément la part des inégalités salariales causée par la sous-valorisation des emplois féminisés n’incite pas les acteurs à utiliser ce levier.

    58À contre-courant des mesures « toutes choses égales par ailleurs », de la résistance patronale et des politiques publiques fondées sur la seule approche quantitative de la mixité, une nouvelle page de l’histoire du genre au travail a bien du mal à s’écrire ici…

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    Notes de bas de page

    1Article L. 3221-2 du Code du travail.

    2Article L. 3221-4 du Code du travail.

    3Cass. soc. 12 février 1997, Usai Champignons

    4Cass. soc. 6 juillet 2010, TMS Contact

    5Sur la proposition des coordinatrices de l’ouvrage, Cécile Guillaume a très largement rédigé le paragraphe consacré à la Grande-Bretagne. Nous tenons à la remercier vivement pour la richesse de son apport.

    6Notamment l’accord « Single Status » (1997-2007) pour les collectivités locales et « Agenda for change » (2004-2014) pour les hôpitaux publics (NHS).

    7Mais sans obligation de décomposer cet écart par catégories socioprofessionnelles, ce qui le rend peu opératoire.

    8Analytische Bewertung von Arbeitstätigkeiten nach Katz and Baitsch : évaluation analytique du travail d’après Katz et Baisch.

    9Compte tenu des critères de formation, d’expérience, de responsabilités, d’efforts intellectuels et physiques, les infirmières ont 118 points et sont toutes classées en niveau 12, alors que les gendarmes arrivent à 103 points et peuvent être classés entre les niveaux 12 et 14 et bénéficier de certains avantages (retraite anticipée, prise en charge d’une partie de la cotisation maladie et de frais médicaux).

    10« Titre I – Évolution des mentalités », art. 1, ANI Mixité-Égalité, 2004.

    11« Titre VI – Égalité salariale », art. 13.2, ANI Mixité-Égalité, 2004.

    12La Halde a été intégrée dans le Défenseur des droits en 2011.

    13Y participaient, outre Séverine Lemière et Rachel Silvera, Marie Becker, Anne-Françoise Bender, Emmanuelle Boussard-Verrecchia, Florence Chappert, Martin Clément, Ghislaine Doniol-Shaw, Sophie Latraverse, Jacqueline Laufer, Martine Lurol, Michel Miné, Frédérique Pigeyre, Patrick Rozenblatt et Djaouida Sehili.

    14Article 19, ANI Qualité de vie au travail-Égalité professionnelle, 2013.

    15C’est-à-dire l’égalité de rémunération entre les femmes et les hommes pour un même travail ou pour un travail de valeur égale.

    16[https://www.egalite-femmes-hommes.gouv.fr/wp-content/uploads/2016/11/GUIDE_EGALITE_SYSTEMES_DE_CLASSIFICATIONS-V2-bat-Vfinale.pdf], consulté le 1er février 2021.

    17Voir sa position en annexe du guide.

    18Ce guide est issu du groupe de travail évoqué plus haut et initié dès 2010 au sein de la (ex) Halde à la suite des travaux des auteures de cette contribution (Lemière et Silvera, 2010).

    19Accord de 2016 relatif à l’avenir de la fonction publique : La modernisation des parcours professionnels, des carrières et des rémunérations.

    20Cette base de données d’informations transmise à l’administration par les entreprises est plus fiable concernant les données de salaire que les enquêtes Emploi de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), mais n’intègre pas les agents des trois fonctions publiques, ni les salariés des particuliers, ni le secteur agricole.

    21Les méthodes de décomposition des écarts de salaire utilisent l’estimation d’équations de gains issues des travaux de Mincer. Décomposer l’écart salarial entre femmes et hommes consiste à séparer ce qui relève dans cet écart, d’une part, des différences entre les caractéristiques individuelles des femmes et des hommes (temps de travail, « capital humain », type d’emploi occupé, etc.), que l’on peut donc isoler, et considérées comme la part expliquée de l’écart salarial et, d’autre part, ce qui relève d’une différence de valorisation entre femmes et hommes des mêmes caractéristiques, cette part « non expliquée » étant ainsi seule associée à la « discrimination salariale » (Meurs et Ponthieux, 2004).

    Auteurs

    Séverine Lemière

    Maîtresse de conférences en gestion des ressources humaines, IUT de Paris – université de Paris, Membre du réseau de recherche Marché du travail et genre (Mage)

    Rachel Silvera

    Maîtresse de conférences en économie, université Paris Ouest Nanterre La Défense, Centre de recherche sur les liens sociaux (Cerlis, CNRS), co-directrice du réseau de recherche Marché du travail et genre (Mage)

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    1Article L. 3221-2 du Code du travail.

    2Article L. 3221-4 du Code du travail.

    3Cass. soc. 12 février 1997, Usai Champignons

    4Cass. soc. 6 juillet 2010, TMS Contact

    5Sur la proposition des coordinatrices de l’ouvrage, Cécile Guillaume a très largement rédigé le paragraphe consacré à la Grande-Bretagne. Nous tenons à la remercier vivement pour la richesse de son apport.

    6Notamment l’accord « Single Status » (1997-2007) pour les collectivités locales et « Agenda for change » (2004-2014) pour les hôpitaux publics (NHS).

    7Mais sans obligation de décomposer cet écart par catégories socioprofessionnelles, ce qui le rend peu opératoire.

    8Analytische Bewertung von Arbeitstätigkeiten nach Katz and Baitsch : évaluation analytique du travail d’après Katz et Baisch.

    9Compte tenu des critères de formation, d’expérience, de responsabilités, d’efforts intellectuels et physiques, les infirmières ont 118 points et sont toutes classées en niveau 12, alors que les gendarmes arrivent à 103 points et peuvent être classés entre les niveaux 12 et 14 et bénéficier de certains avantages (retraite anticipée, prise en charge d’une partie de la cotisation maladie et de frais médicaux).

    10« Titre I – Évolution des mentalités », art. 1, ANI Mixité-Égalité, 2004.

    11« Titre VI – Égalité salariale », art. 13.2, ANI Mixité-Égalité, 2004.

    12La Halde a été intégrée dans le Défenseur des droits en 2011.

    13Y participaient, outre Séverine Lemière et Rachel Silvera, Marie Becker, Anne-Françoise Bender, Emmanuelle Boussard-Verrecchia, Florence Chappert, Martin Clément, Ghislaine Doniol-Shaw, Sophie Latraverse, Jacqueline Laufer, Martine Lurol, Michel Miné, Frédérique Pigeyre, Patrick Rozenblatt et Djaouida Sehili.

    14Article 19, ANI Qualité de vie au travail-Égalité professionnelle, 2013.

    15C’est-à-dire l’égalité de rémunération entre les femmes et les hommes pour un même travail ou pour un travail de valeur égale.

    16[https://www.egalite-femmes-hommes.gouv.fr/wp-content/uploads/2016/11/GUIDE_EGALITE_SYSTEMES_DE_CLASSIFICATIONS-V2-bat-Vfinale.pdf], consulté le 1er février 2021.

    17Voir sa position en annexe du guide.

    18Ce guide est issu du groupe de travail évoqué plus haut et initié dès 2010 au sein de la (ex) Halde à la suite des travaux des auteures de cette contribution (Lemière et Silvera, 2010).

    19Accord de 2016 relatif à l’avenir de la fonction publique : La modernisation des parcours professionnels, des carrières et des rémunérations.

    20Cette base de données d’informations transmise à l’administration par les entreprises est plus fiable concernant les données de salaire que les enquêtes Emploi de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), mais n’intègre pas les agents des trois fonctions publiques, ni les salariés des particuliers, ni le secteur agricole.

    21Les méthodes de décomposition des écarts de salaire utilisent l’estimation d’équations de gains issues des travaux de Mincer. Décomposer l’écart salarial entre femmes et hommes consiste à séparer ce qui relève dans cet écart, d’une part, des différences entre les caractéristiques individuelles des femmes et des hommes (temps de travail, « capital humain », type d’emploi occupé, etc.), que l’on peut donc isoler, et considérées comme la part expliquée de l’écart salarial et, d’autre part, ce qui relève d’une différence de valorisation entre femmes et hommes des mêmes caractéristiques, cette part « non expliquée » étant ainsi seule associée à la « discrimination salariale » (Meurs et Ponthieux, 2004).

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    Lemière, S., & Silvera, R. (2021). Un salaire égal pour un travail de valeur égale : un principe international qui ne s’impose toujours pas en France. In S. Blanchard & S. Pochic (éds.), Quantifier l’égalité au travail (1‑). Presses universitaires de Rennes. https://doi.org/10.4000/13mal
    Lemière, Séverine, et Rachel Silvera. « Un salaire égal pour un travail de valeur égale : un principe international qui ne s’impose toujours pas en France ». In Quantifier l’égalité au travail, édité par Soline Blanchard et Sophie Pochic. Rennes: Presses universitaires de Rennes, 2021. https://doi.org/10.4000/13mal.
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    Blanchard, S., & Pochic, S. (éds.). (2021). Quantifier l’égalité au travail (1‑). Presses universitaires de Rennes. https://doi.org/10.4000/13men
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    Blanchard, Soline, et Sophie Pochic, éditeurs. Quantifier l’égalité au travail. Presses universitaires de Rennes, 2021, https://doi.org/10.4000/13men.
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